Réception classique et pédagogie : la matière antique dans la classe
Journée d’étude, 22 octobre 2020
(CPAF-TDMAM – CIELAM, Aix Marseille Université)
Quel professeur de Lettres (classiques ou modernes) n’a jamais évoqué en classe le film Gladiator (2008), la bande dessinée Astérix (1959-en cours) ou le dessin animé Hercule de Disney (1997) ? Grâce aux productions de la culture contemporaine, les ressources pédagogiques sur l’Antiquité gréco-latine ne cessent de se multiplier et permettent aux enseignants de varier les sources et de proposer aux élèves un matériau séduisant, parfois tiré de leurs propres références culturelles. Parallèlement, l’éclatement des usages et des matériaux pédagogiques ébranle l’image traditionnelle d’une culture classique homogène.
Enseigner la culture antique, son histoire et ses littératures, étudier comment ses références irriguent le monde contemporain ou suivre le devenir de cette matière antique à travers les siècles, c’est à chaque fois mettre en tension le présent et le passé, la connaissance de la source et sa réinterprétation, l’histoire et la fiction. Or, ces différents objectifs ne sont pas aisément superposables dans la pratique pédagogique.
Ainsi, relever les erreurs factuelles (problèmes historiques dans Gladiator ou Astérix, incongruités mythographiques dans Hercule) peut s’avérer insuffisant pour aborder la diversité contemporaine des créations culturelles ayant trait à l’Antiquité. Une démarche strictement historiciste, qui déconstruit les œuvres de notre époque pour s’en tenir, en corrigeant les effets de l’anachronisme culturel, aux faits des civilisations antiques, instrumentalise mais ne problématise pas l’usage de ces ressources. Dans cette perspective, elles servent uniquement de support d’illustration ou d’entrée en matière à une mise au point historique ou culturelle. Si cette déconstruction est parfois nécessaire, elle ne permet pas de comprendre les enjeux idéologiques et artistiques qui déterminent les usages du passé.
Une autre démarche est pourtant possible. Certains chercheurs en sciences de l’Antiquité se proposent en effet d’étudier non pas l’histoire mais le devenir de l’Antiquité des Grecs et des Romains : « l’Antiquité après l’Antiquité », comme la revue Anabases depuis 2005, ou le carnet de recherche Antiquipop depuis 2015, consacré à l’étude de l’Antiquité dans la culture pop et ses supports. Ces travaux visent moins à établir ou à critiquer la fidélité d’une production à l’égard de ses sources antiques qu’à montrer leur intégration et leur actualisation dans un présent vivant, ouvert et multiple qui noue intimement les enjeux esthétiques, culturels, sociaux et idéologiques.
Si cette approche prend désormais de l’ampleur en France, elle a d’abord été théorisée au Royaume-Uni dans les années 1990, sous l’impulsion du classiciste et comparatiste Charles Martindale, sous le nom de « réception classique » (Classical Reception Studies) (1). La théorie de la réception postule que le sens des textes et des cultures de l’Antiquité évolue en fonction de chaque contexte et support de réception, d’où un phénomène de traduction et de transformation permanent. Dans cette perspective, il ne s’agit plus de confronter les objets de la culture contemporaine à la vérité immuable d’une Antiquité historique, mais de chercher à comprendre comment notre culture elle-même façonne la « matière antique », selon l’expression de Véronique Gély (2009).
La réception, qui permet d’accueillir au sein d’un enseignement classique les œuvres contemporaines, légitime du même coup une démarche inverse et complémentaire : réformer notre utilisation des sources antiques dans l’enseignement contemporain. Ainsi, après les récentes propositions pour enseigner les Langues et Cultures de l’Antiquité à travers les ressources fournies par le théâtre antique, d’autres chercheurs ont proposé de puiser dans les pratiques pédagogiques anciennes, comme les progymnasmata (exercices préparatoires à la rhétorique), pour rénover la formation littéraire moderne.
Même si les apports théoriques de la réception classique restent moins répandus en France que dans le monde anglo-saxon, les enseignants français sont constamment invités à entrer dans une lecture dialogique de l’Antiquité, entre mondes anciens et monde contemporain, comme le suggérait encore le récent Rapport Charvet-Bauduin (2018) (2). Du reste, bien d’autres disciplines que les sciences de l’Antiquité sont concernées : en histoire de l’art, lettres modernes, philosophie, droit, sciences politiques, études filmiques, etc., nombreux sont les enseignants qui recourent à la matière antique.
Ces nouvelles pratiques pédagogiques justifient la nécessité d’une journée d’étude consacrée au renouvellement de la didactique des LCA grâce à l’approche de la réception. Cette journée s’adresse donc à tous les enseignants qui intègrent à leur enseignement un médium de réception contemporain (films, série, jeu-vidéo, discours politique) pour étudier la culture antique ou bien une source antique réactualisée dans l’enseignement contemporain (art oratoire, discours philosophique, théâtre, etc.). Entre les travaux théoriques du monde académique (3) et l’empirisme des initiatives individuelles dans l’enseignement (4), il reste à montrer l’apport pédagogique de la réception classique, comme discipline à part entière au même titre que l’histoire, les lettres ou l’archéologie, avec ses propres paradigmes, ressources et méthodes pour étudier l’Antiquité.
Le but de cette journée sera ainsi de réduire la distance entre théorie de la réception et pratiques de terrain. Il ne s’agira pas de partir abstraitement de principes pour en chercher des applications, mais, au contraire, d’interroger les pratiques nombreuses et concrètes des enseignants, issus de disciplines variées, pour construire ensemble les modalités d’une réception classique rigoureuse et adaptée aux pédagogies actuelles. En s’éloignant d’un usage purement instrumental des supports qu’offre la réception (livres, films, théâtre, séries télévisées, jeu-vidéo, etc.), il s’agira ainsi d’explorer les normes théoriques et les outils pratiques les plus adaptés à la réception classique, en partant de ce seul principe fondamental : considérer les ressources de la réception non pas en tant que support utilitaire mais comme enjeu d’enseignement.
Chercheurs et enseignants de toutes disciplines, dans l’enseignement supérieur ou secondaire, nous vous invitons, pour cette journée d’étude qui aura lieu le 22 octobre 2020, à présenter un projet pédagogique, sous quelque forme que ce soit – atelier, séquence, séance, séminaire – qui soit le support d’une réflexion sur vos usages de la « matière antique ». De la conception du projet et de la définition de ses objectifs pédagogiques à sa mise en œuvre concrète, il s’agit d’expliciter votre démarche d’enseignement en insistant sur ses enjeux, questionnements, difficultés et résultats.
Nous terminerons la journée par une table ronde qui portera sur la réception classique comme approche de l’Antiquité, à côté des lectures strictement historiques ou philologiques. Voici les axes qui dirigeront la discussion :
- Avons-nous un « droit d’inventaire » sur les ressources culturelles de l’Antiquité ?
- Quelle place la philologie classique et ses méthodes peuvent-elles trouver dans le champ de la réception classique ?
- En quoi la réception classique peut-elle participer, en théorie et en pratique, au dynamisme de l’enseignement des Langues et cultures de l’Antiquité ?
Le but final de cette journée sera de créer un carnet scientifique disponible en accès libre, qui agrégerait toutes les ressources théoriques et pratiques (nombreuses mais parfois éparpillées) susceptibles de fonder, de légitimer et de nourrir une didactique de la réception classique.
*
Les propositions d’intervention (titre + résumé de 300 à 500 mots), accompagnées d’une courte notice de présentation, sont à envoyer au comité d’organisation avant le 30 juin 2020 :
Clara Daniel (clara.daniel@univ-amu.fr) et Benjamin Sevestre-Giraud (benjamin.sevestre.giraud@gmail.com).
Notes
(1) En 1993, Charles Martindale, classiciste et comparatiste britannique, publie un ouvrage consacré à l’herméneutique de la réception du texte antique, grec et latin. En s’appuyant sur la Rezeptionsästhetik (« poétique de la réception ») théorisée par Hans Robert Jauss en Allemagne dans les années 1970, il démontre le rôle du lecteur dans l’interprétation du texte ancien.
(2) « Les études classiques peuvent constituer aujourd’hui un portail méthodologique pour cette meilleure intelligence du monde que visent aussi les sciences humaines. Dans l’enseignement scolaire, elles peuvent assumer plus largement ce rôle d’initiation aux enjeux de société, par le traitement dans une certaine durée des discours, des conflits, des théories, des interprétations, et des expériences portées par les sociétés anciennes. Elles donnent accès à des modèles, non pas au sens moral mais au sens en quelque sorte « expérimental » de modèles de laboratoire, pour comprendre les phénomènes et les mécanismes sociaux ou individuels. » (p. 100).
(3) Par exemple : Chiron et Sans (2020) ; Bastin-Hammou, Fonio, Paré-Rey (2019) ; Bost-Fievet et Provini (2014).
(4) Voir la qualité et la diversité des ressources pédagogiques mises en ligne et partagées sur le site de l’association Arrête ton char : https://www.arretetonchar.fr/.
Bibliographie sélective
Anabases (revue) : P. Payen (éd.), Anabases, Traditions et réceptions de l’Antiquité, vol. 1 (2005) – en cours, http://journals.openedition.org/anabases/
Antiquipop (carnet scientifique) : F. Bièvre-Perrin (responsable), Antiquipop : l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine, http://antiquipop.hypotheses.org/
Arrête ton char (association de professeurs de LCA) : https://www.arretetonchar.fr/
M. Bastin-Hammou, F. Fonio, P. Paré-Rey (dir.), Fabula agitur. Pratiques théâtrales, oralisation et didactique des langues et cultures de l’Antiquité, Grenoble, UGA éditions, 2019.
M. Bost-Fievet et S. Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique, Paris, Classiques Garnier, 2014.
W. Brockliss, P. Chaudhuri, A. H. Lushkov, K. Wasdin (éd.), Reception and the Classics: an Interdisciplinary Approach to the Classical Tradition, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2012.
P. Chiron et B. Sans (dir.), Les progymnasmata en pratique de l’Antiquité à nos jours, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2020 (à paraître).
V. Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2, p. 19-40.
L. Hardwick, Reception Studies, Oxford, New York, Oxford University Press, 2003.
C. Martindale, Redeeming the text: Latin poetry and the hermeneutics of reception, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1993.