Une nouvelle collection aux éditions Ithaque :"Theoria incognita". Entretien avec Jérôme David
THEORIA INCOGNITA
Littérature, esthétique, sciences sociales
Collection dirigée par Jérôme David
Premiers titres parus (Extraits disponibles sur le site des éd. Ithaque)
La littérature au laboratoire, sous la direction de Franco Moretti
L’Animal ensorcelé d’Hélène Merlin-Kajman
Site web :
http://www.ithaque-editions.fr/tin-theoria-incognita
Vidéo de présentation:
https://www.youtube.com/watch?v=TA4pAOKJD0M&feature=em-upload_owner
Contacts :
contact@ithaque-editions.fr
jerome.david@unige.ch
Diffusion, distribution :
Les Belles Lettres
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Entretien avec Jérôme David (novembre 2016)
Jérôme David, vous êtes le directeur de la nouvelle collection « Theoria incognita ». Pourquoi lancer une telle collection aujourd’hui ?
Jérôme David : La première raison, qui vaut pour toutes les collections éditoriales, tient à ce qu’un tel projet s’inscrit d’emblée dans la durée. Lorsqu’on lance une collection, on espère qu’elle durera dix ou vingt ans. La temporalité longue de la pensée est de plus en plus rare dans le monde intellectuel. Mais elle est cruciale et doit en quelque sorte être « provoquée ».
Une collection a également une dimension collective très particulière : on y rassemble des auteurs avec lesquels on se sent des affinités, sans pour autant être toujours d’accord avec eux ou proche de leurs terrains de réflexion. Dans le cas de « Theoria incognita », la patience et le courage sont des vertus cardinales : prendre soin d’enquêter, d’expérimenter ; ne pas juger précipitamment ; accepter d’avoir tort et ne pas hésiter à le reconnaître ; avancer résolument, mais sans effet d’annonce ni arrogance, dans des directions entièrement nouvelles.
Cette collection est avant tout guidée par une exigence qui ne trouve pas toujours de lieu où se déployer à son aise.
Le nom de la collection est presque un programme à lui tout seul. Un peu énigmatique, même.
JD : Ce nom joue avec une expression latine tombée dans le langage courant : la « terra incognita », ou terre inconnue. Sur les cartes géographiques anciennes, on désignait ainsi un territoire pressenti mais encore inexploré. Des témoignages indirects en suggéraient l’existence, mais aucun explorateur n’en était revenu avec des indications précises. C’était, sur les globes de nos ancêtres, un espace vide en attente d’expéditions.
Notre époque contemporaine comporte de nombreuses zones aussi mystérieuses. Faute de les avoir arpentées, toutefois, nous les peuplons nous aussi de dragons et de légendes. Jour après jour, nous suivons nos routes et nos routines avec ce pressentiment souvent inconfortable qu’il existe autour de nous des mondes inconnus.
Mais c’est la théorie qui semble « inconnue » dans votre collection.
JD : Effectivement. Je suis convaincu qu’on ne peut comprendre le monde qu’à la lumière d’hypothèses générales sur son fonctionnement (appelons cela la théorie) et que, surtout, chaque époque doit forger ses propres hypothèses pour se comprendre elle-même, sous peine de se penser à travers des idées passées et obsolètes.
Nous en sommes là. La théorie critique des années 1960-1980 est encore une référence pour nombre d’entre nous, mais elle ne permet pas de comprendre les nouveaux enjeux de l’éducation scolaire, les formes non politiques de l’attachement, les défis de la démocratie participative, le retour problématique de l’humanisme ou la révolution numérique.
Vous proposez de faire table rase du passé ?
JD : Absolument pas ! Ce que signale cette collection, à sa très humble échelle, c’est l’urgence de faire pour ce début de XXIe siècle ce que Foucault, Bourdieu, Derrida, Lacan, Deleuze, Barthes, Genette, Godelier, et tant d’autres, en France ou ailleurs, ont fait pour la seconde moitié du XXe siècle. Mais cela implique précisément de ne pas faire la même chose qu’eux !
Les sciences sociales œuvrent depuis près de deux siècles à une meilleure compréhension des conduites humaines et de la vie en société. Leurs méthodes changent au gré des révolutions scientifiques, mais leur ambition demeure inchangée : éclairer le présent dans toute la complexité de ses héritages parfois contradictoires — discerner de possibles futurs.
Ce que je désigne par théorie, dans cette collection, c’est l’effort sans cesse renouvelé de coller à cette ambition. L’analyse des mythologies, l’archéologie du savoir, sinon la biopolitique, les champs et l’habitus, la schizo-analyse, l’inconscient social, le scriptible, l’idée même de récit ou de narrateur — cette batterie de concepts a éclairé les institutions, les mouvements et certaines aspirations des années 1960. La tâche nous incombe aujourd’hui de penser nous-mêmes notre époque, pour y agir conformément à nos convictions.
Mais qu’est-ce qui a tant changé dans le domaine de la critique en un demi-siècle ?
JD : Deux choses. Au nom de quoi, d’abord, éclairer le présent ? Par quel enthousiasme la théorie est-elle portée ? Il y a une soixantaine d’années, le rêve de la théorie était la Révolution. Non pas l’instauration d’une société définie à l’avance, mais une révolution sans plan, sans programme. Il fallait ouvrir dans le présent, qu’on disait dominé par l’hégémonie bourgeoise, la possibilité d’un événement radical qui bouleverserait l’ordre économique, social, culturel et symbolique. La traque aux « illusions » de toutes sortes était le préalable de cette émancipation à venir. Ne pas se méfier de soi-même, c’était trahir cet idéal. La critique était souvent une passion triste ; la haine de soi, un gage de lucidité.
Aujourd’hui, la Révolution ne fait plus rêver. Mai 68, la glasnost, la chute du Mur de Berlin, la fin de l’apartheid, les printemps arabes nous ont rappelé qu’on ne se défait pas si facilement du passé. Une révolution n’instaure pas dans l’histoire humaine un avant et un après, une coupure nette et définitive entre ce qu’on ne veut plus et ce qu’on espère. Surtout, cette persistance du passé ne peut pas être imputée à des « masses » encore pétries d’illusions, et qu’il faudrait désaliéner davantage. Le précepte de la « rupture épistémologique » n’est plus défendable. On ne peut pas transformer la société à la fois au nom des acteurs sociaux et contre eux, c’est-à-dire contre le sens supposément illusoire qu’ils donnent eux-mêmes à leurs propres existences.
Le présent n’avance pas vers l’avenir sur un seul front, voilà tout : la Révolution, entendue comme le renversement total de l’ordre établi, ne touchera jamais qu’une partie de nos conditions de vie et qu’une partie de nos contemporains. L’histoire n’est pas la marche du temps, mais, pour reprendre une expression de Sigfried Kracauer, la marche des temps, la coexistence d’une multiplicité de traditions, de récits et d’espoirs rarement accordés.
Quel est alors, désormais, le mot d’ordre de la théorie ?
JD : La théorie devrait aujourd’hui se faire au nom de la démocratie. La démocratie : une disposition éthico-politique, une méthode et une exigence radicale d’égalité, plutôt qu’un système politique représentatif ou direct. Éclairer le présent, donc, pour y discerner non pas les germes indistincts d’une révolution, mais cette diversité des temps en marche — et les moyens de les impliquer de façon pacifiée dans la délibération de notre avenir commun.
La démocratie plutôt que la Révolution. Quelle est l’autre chose qui a changé pour la théorie ?
JD : La seconde chose qui a changé en un demi-siècle, c’est la science, ou l’idée que l’on se fait de la rationalité scientifique. Dans le domaine des sciences sociales — qui, outre la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, l’économie, inclut aussi bien la psychologie que l’esthétique ou le droit, parce qu’il y est question de ce qui me constitue en tant qu’être socialisé — ce changement s’est marqué dans le renouvellement des disciplines de référence. La linguistique, la psychanalyse freudienne et la théorie mathématique des ensembles, par exemple, ont cédé leur place à l’ethnographie, la philosophie analytique ou la logique computationnelle. Faire de la théorie, ce n’est plus chercher des lois, mais produire des cas dont on interroge la généralisation possible. La théorie n’est plus la somme des lois générales du psychisme, de la société ou de l’histoire, mais la montée en généralité d’hypothèses susceptibles de rencontrer un assentiment collectif rationnel et argumenté. Le geste même du théoricien n’en est que plus humble ; il accompagne, explicite et enrichit la signification que nous donnons à nos expériences ordinaires.
La théorie serait-elle de nouveau à explorer ?
JD : Il s’agit de comprendre sur quel continent nous avons mis le pied au XXIe siècle. Et il nous faudra des repères communs pour mettre en rapport ce que chacun d’entre nous est en mesure de raconter et de penser — à partir de ce qu’il vit, observe et découvre autour de lui. Si la théorie pouvait, au plan des expériences vécues, contribuer à tisser un nouvel arrière-plan partagé — en compliquant notamment certaines questions sujettes à simplifications, raccourcis et conclusions hâtives — elle serait alors un garde-fou de plus contre la privatisation exponentielle des liens sociaux et la menace d’une guerre civile.
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Parlez-nous des ouvrages qui inaugurent votre collection.
JD : Le premier, publié sous la direction de Franco Moretti, professeur à l’université de Stanford et à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, s’intitule La Littérature au laboratoire. Il réunit pour la première fois en recueil des « pamphlets » (des plaquettes, en français) du Stanford Literary Lab, qui s’attachent chacune à explorer les possibilités ouvertes aux études littéraires par les nouvelles technologies. Depuis 2010, environ deux pamphlets ont paru tous les ans. L’ouvrage en présente une sélection destinée à éclairer la trajectoire intellectuelle suivie par l’équipe sur un peu moins de dix ans : une aventure passionnante faite de déceptions, de surprises et de défis inattendus ! L’introduction a été écrite spécialement pour cette édition française.
Ce premier ouvrage s’inscrit-il dans le champ des humanités numériques ?
JD : Tout dépend de ce qu’on désigne par ce terme. La définition en est très mouvante, au point qu’on a pu dire qu’il suffit de se proclamer Digital Humanist pour le devenir. Pourquoi pas ? Il n’en va pas autrement des « intellectuels ». Le mot importe moins que la chose. Dans le cas de La Littérature au laboratoire, la prise à partie polémique de certaines pratiques usuelles dans les humanités numériques est un dommage collatéral, si l’on veut bien, la conséquence stricte d’un projet d’histoire littéraire et de stylistique qui a vu dans le traitement computationnel de grands corpus de romans le développement logique de son ambition initiale : qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Qu’est-ce que le style ? Que trouve-t-on au juste dans une phrase ou dans un paragraphe ? Le tout traité, grâce aux logiciels, en mode distant reading (pour reprendre le concept très controversé de Moretti).
Les objets qu’inventent les auteurs de ce livre n’ont pas grand-chose à voir avec ceux que l’on produit généralement dans les Digital Humanities. Ils y ressemblent peut-être, mais le soin apporté à la sélection des données, la méticulosité de l’analyse des graphes et des visualisations produites par les ordinateurs, le refus de déléguer à la technique la résolution de problèmes qui sont avant tout théoriques et, last but not least, l’humour de cette confrontation avec l’intelligence de la machine – tout cela fait de ce livre un modèle de ce que devraient être, s’il faut user de ce terme, les « humanités numériques ».
Et L’Animal ensorcelé ?
C’est l’autre livre inaugural. Là aussi, le geste théorique est d’une audace et d’une rigueur époustouflantes. Hélène Merlin-Kajman a fondé le mouvement Transition, qui réunit des chercheurs de spécialités très diverses au sein des études littéraires, mais aussi des enseignants du secondaire, et des scientifiques de tous horizons (astrophysique, biologie, etc.) pour discuter conceptualisation de la littérature et transmission par la littérature. L’Animal ensorcelé est riche de tous ces échanges dont on retrouve des échos au fil des pages.
Le raisonnement y progresse en trois temps. D’abord, Hélène Merlin-Kajman s’interroge sur les liens que le formalisme littéraire et critique de l’après-Seconde Guerre mondiale entretient avec la Shoah — et elle avance l’idée que le formalisme a « encapsulé » un traumatisme collectif en le sublimant trop vite, c’est-à-dire sans l’affronter. À partir d’une lecture très minutieuse de Duras et de Mascolo, elle montre ce retrait du signe loin de la souffrance et de la culpabilité. C’est notre début du XXIe siècle qui est ainsi ausculté, dans la mesure où cette idée-là de la littérature est encore notre horizon tacite.
Ensuite, l’auteure remonte le temps — comme un ressort — jusqu’au XVIIe siècle dont elle est une spécialiste internationalement reconnue. Quelques années après les guerres de religion et la peste, un nouveau régime du sacré émerge, nous dit-elle, où la sorcellerie n’a plus de fonction sociale. Conjurer, réparer les traumatismes collectifs devient alors une fonction possible de la littérature.
Une conception de la littérature (très éloignée de celle de Duras et de Mascolo) naît à cette époque. Et le livre en fait la théorie en s’appuyant pour finir sur les travaux psychanalytiques de Winnicott. La littérature permet aux lecteurs de négocier leur rapport à la réalité dans le jeu sérieux de l’expérience esthétique. Une nouvelle théorie de la littérature, en somme, qui esquisse sa généalogie sur quatre siècles.
Le livre fait près de 500 pages. On ne fait plus guère d’ouvrages aussi longs et aussi denses de nos jours…
JD : Les nouveaux modes de lecture et le marché éditorial semblent imposer des formats courts et lisibles sans efforts, c’est vrai. Peut-être notre concentration s’émousse-t-elle au bout de six minutes ? Peut-être les « sommes » nous intimident-elles ou nous fatiguent-elles d’avance ? Peut-être les courts moments d’attente qui ponctuent nos journées, et durant lesquels on aimerait s’informer plutôt que réfléchir, ou réfléchir sans se couper de l’activité qui se prépare, sont-ils peu propices à la réflexion soutenue ?
Toujours est-il que certaines questions ne sont tout simplement pas pensables dans ces formats courts et simples. Comment articuler, comme le fait Hélène Merlin-Kajman, une réflexion historique sur ce que la culture, au fil des siècles, soustrait à la capacité pourtant humaine de symboliser le monde ? Comment décrire en détail la forme que cette soustraction a pu prendre pour nous et le rôle que la littérature et la critique littéraire jouent aujourd’hui dans sa relance ou son dépassement ? Il faut se donner le temps de le faire. Je ne vois pas d’autre moyen.
Puisant aussi bien dans une connaissance intime du XVIIe siècle que dans les controverses contemporaines (Sarkozy et la Princesse de Clèves, par exemple), mêlant aperçus conceptuels et anecdotes vécues, panoramas théoriques et microlectures de quelques vers de Corneille, le style de cet ouvrage est néanmoins très haletant. Cela se lit « comme un roman » : l’enquête y est à la fois palpitante (comment le formalisme a-t-il sublimé les camps ? comment la littérature a-t-elle remplacé la sorcellerie ? que vient faire le doudou dans une théorie de la littérature ?) et très bien mise en récit.
La « theoria incognita » serait-elle un continent exclusivement littéraire ?
JD : Les deux premiers ouvrages le suggèrent sans doute, mais ce n’est pas le cas. Le prochain titre sera consacré à la photographie. Signé Pauline Martin, commissaire d’expositions au Musée de l’Élysée à Lausanne et curatrice indépendante sur des projets qu’elle mène en parallèle, L’évidence, le vide, la vie dialogue avec des photographes contemporains et des théoriciens de la photographie.
Ces derniers ont longtemps envisagé la photographie comme la saisie d’un instant aussitôt passé, dont la trace ouvre sur un deuil sans nom. Ils ont souligné la force d’évidence du médium, et la mélancolie que suscite l’image d’une présence jadis atteignable.
Les pratiques de certains artistes contemporains engagent cependant une autre pensée de la photographie. En évidant pour partie ou entièrement les tirages de leurs référents, en effaçant et en trouant le papier, en signalant la concrétude du numérique, de telles œuvres font de la matérialité de l’image le moyen de sa réinscription dans la vie : non pas seulement celle « qui-a-été », si chère à Roland Barthes, mais notre vie à nous de spectateurs endeuillés, surveillés, et susceptibles pourtant aussi de nous émouvoir et d’agir.
La libido theoriae n’est pas la prérogative des spécialistes de la littérature. Et la collection accueillera également à leurs côtés des historiens de l’art, des sociologues ou des anthropologues.