Colloques en ligne

Hélène Cordier

Le Moyen Âge vert des enfants : un patrimoine littéraire et environnemental

Children’s Green Middle Ages: a literary and environmental heritage

1À travers le temps, l’imaginaire médiéval se teinte de diverses nuances : noir, dépeignant une époque obscurantiste, sale et violente ; rose, mettant en avant l’apogée de la chevalerie et de la courtoisie ; ou doré, se centrant sur le faste de la royauté. Ces nuances retracent des constructions et des représentations du Moyen Âge qui se manifestent notamment dans les fictions médiévalistes1. Aujourd’hui, la palette de couleurs s’élargit encore, car l’on assiste à l’émergence d’un Moyen Âge vert. Dans l’imaginaire moderne, le Moyen Âge est, en effet, fréquemment présenté comme une période vierge de la dégradation environnementale commise par l’humanité. Il devient un puissant argument pour éveiller une conscience climatique : il serait ainsi le berceau de la permaculture (Slate, 2016) et aurait vu naître François d’Assise, le premier saint écologiste (White, 1967, p. 1207 ; France Culture, 2018). Cette utilisation idéalisée et quelque peu naïve du Moyen Âge attire tout de même l’attention sur son fort pouvoir évocateur qui le relie fermement à la nature et l’oppose à la civilisation industrielle. Ces manifestations amènent alors à envisager les productions médiévalistes sous un angle écopoétique2.

2Le présent article se concentre sur cinq ouvrages pour enfants dans lesquels le Moyen Âge et sa culture littéraire, plus particulièrement la légende arthurienne, sont explicitement utilisés pour sensibiliser un très jeune public à la problématique environnementale. Le corpus se compose de quatre livres illustrés – Les Chevaliers de l’île de la Table ronde (Janvier et Giroire, 2011), Le Cœur rouge de Brocéliande (Manic et Languille, 2013), Le Retour de Merlin et de la licorne d’or (Colonna-Cessari et Césarine, 2016), Adrian, Gwylane et l’arbre d’or : à la recherche de Merlin en forêt de Brocéliande (Le Gall et Forné, 2017) – et d’un livre-jeu, Les Mystères de Brocéliande (Thiébaut, 2019). Il s’agit d’observer la manière dont la littérature médiévale invite à repenser les rapports entre l’homme et la nature. Comment des récits qui n’appellent pas une vision écologiste du monde sont-ils réinvestis dans des réécritures et des imaginaires modernes pour parler du réel ?

Manifestations médiévales et environnement

3Pour commencer, il convient de s’arrêter sur la manière dont sont médiés Moyen Âge et écologie au sein d’un même récit. Un ressort narratif très commun consiste en l’intrusion du Moyen Âge à l’époque moderne dans la fiction. Cette interférence est en soi intéressante si on la met en relation avec un échantillonnage large de romans médiévalistes pour la jeunesse, car lorsqu’il y a interaction entre la contemporanéité et le passé, on observe plutôt la dynamique contraire : le héros moderne est transporté dans le passé3. Dans ce cas, le Moyen Âge est souvent présenté comme une terre étrangère, exaltant le désir d’aventure, propice à l’évasion ou à l’introspection. Dans la thématique qui nous occupe, le voyage spatio-temporel vers le passé n’est, à ma connaissance, jamais utilisé, car cela risquerait de dévier sur une tonalité passéiste. L’actualité de la problématique écologique empêche de revenir en arrière. Partant, c’est le Moyen Âge qui surgit à notre époque et non le contraire.

4Personnage bien connu tant de la littérature médiévale que de celle de jeunesse, Merlin se profile comme la manifestation écopoétique la plus récurrente. Son apparition dans le monde moderne ne s’oppose pas à la tradition littéraire, puisque sa présumée immortalité n’exclut pas un possible retour. Selon le grand cycle en prose du xiie siècle, l’enchanteur ne meurt jamais : il est enfermé dans une prison d’air qui ne laisse filtrer que sa voix4. Il se libèrerait donc de ses chaînes et reviendrait aujourd’hui pour une nouvelle mission centrée sur l’environnement qu’il aurait vu se dégrader siècle après siècle.

5Le destinataire moderne associe facilement le Merlin médiéval à des thématiques liées à la nature, notamment en raison de son passif littéraire. Déjà dans les récits gallois, dans les pseudo-chroniques latines du XIe siècle ainsi que dans les textes français du XIIIe siècle, Merlin et ses avatars entretiennent un rapport étroit avec l’environnement non civilisé qu’il soit végétal, minéral ou animal5. Ses fréquents séjours silvestres, ses métamorphoses en cerf ou en bûcheron, personnage en marge de la société, n’en constituent que des exemples. Le médiéviste Francis Dubost indique en outre qu’il existe deux traditions parallèles concernant Merlin (Dubost, 1991, p. 710-740) : une tradition de fantastique noir, la plus commune, où il incarne le fils du diable et une tradition de fantastique vert où il est dit fils d’un homme sauvage. Si aujourd’hui, grâce à Disney, l’on connaît surtout Merlin l’Enchanteur avec des attributs de magicien, la figure du druide ou de l’homme sauvage, provenant du folklore celtique puis renforcé par la vague New Age tend à se développer. Dans Le Cœur rouge de Brocéliande, l’auteur décrit le personnage en ces termes :

Il peut à volonté prendre la forme d’un animal, en particulier d’un cerf, d’un papillon et parfois l’apparence d’un homme sauvage ou d’un gardien des bois, mi-homme, mi-animal. (Manic et Languille, 2013, np.)

6Cette renaissance silvestre me paraît symptomatique du besoin ressenti par la société moderne de tendre son attention vers un personnage qui, d’une part, évoque l’harmonie avec la nature et, d’autre part, ravit et rassure les destinataires en raison de sa popularité. En ce sens, l’historien William Blanc constate que « [s]i la figure de Merlin est désormais bien plus présente qu’au Moyen Âge, c’est qu’elle répond à l’angoisse de la modernité confrontée à sa possible autodestruction. » (Blanc, 2016, p. 328). En conséquence, la forte connexion de Merlin avec la nature dans les textes médiévaux se déploie sous une nouvelle forme, conférant un rôle singulier au magicien. Ce dernier devient porte-parole de l’écologie et siège de la mémoire collective qui a vu les écosystèmes se dégrader siècle après siècle. Ainsi, son rôle symbolique initial évolue. S’il demeure une figure de la sagacité, doué du pouvoir de clairvoyance, il n’agit désormais plus pour le compte de la cour arthurienne. Sa vue du passé, du présent et de l’avenir sert maintenant une cause universelle : la protection de l’environnement. Cette triple perspective est la même que celle portée par le Moyen Âge vert littéraire, puisant ses racines dans le passé, s’ancrant dans l’actualité et se projetant vers le futur6.

7Les pouvoirs merliniens et leur portée s’amoindrissent tout de même considérablement, comme si le magicien n’était plus qu’un spectre qui transcende les âges. Les véritables intervenants dans cette lutte écologique ne sont ni les enchanteurs ni les chevaliers, mais les enfants. Ces petits héros, sensibilisés à la beauté et à la fragilité de la nature, se sentent impuissants en raison de leur âge. Merlin apparaît alors comme un mentor. Il tente de balayer les craintes et les interrogations en s’adressant directement aux jeunes protagonistes, tel que dans cet extrait d’Adrian, Gwylane et l’Arbre d’or :

C’est à vous de trouver comment protéger la terre. C’est à vous de trouver la magie qui est en vous. […] Nous avons tous des pouvoirs magiques. Pas forcément le pouvoir de réduire des objets pour les ranger dans un sac, ou de se transformer en oiseau, en poisson ou en écureuil. Mais nous avons le pouvoir de protéger la nature, la terre, nous avons le pouvoir du cœur, celui d’offrir la vie et c’est peut-être bien cela la vraie magie. Le pouvoir de choisir comment nous allons vivre tous ensemble. (Le Gall et Forné, 2017, p. 41-42)

8Le discours écopoétique des livres médiévalistes rationalise la merveille médiévale. Celle-ci n’est plus incarnée par Merlin et ses pouvoirs, mais par l’espoir insufflé dans les nouvelles générations. La confrontation entre les figures traditionnelles et les nouveaux héros modernes semble justement cristalliser le message écopoétique et repenser ce qu’est la magie actuellement dans les relations entre passé, présent et futur. Le passé est représenté par les lieux et les personnages merveilleux médiévaux ; le présent par les adultes, leur détachement, leurs fautes et responsabilités climatiques ; l’avenir est incarné par les enfants à qui il est demandé de réenchanter le monde.

9Outre le jeune âge des protagonistes, l’accent porte aussi (et surtout) sur l’environnement physique dans lequel se déroule l’histoire, pas uniquement dans une optique cosmétique, mais également comme motif narratif à part entière. Dans le corpus étudié, la Bretagne est notamment mise à l’honneur ainsi que la forêt dite de Brocéliande, refuge présumé de Merlin dans les textes médiévaux. En conséquence, la superposition entre patrimoine littéraire et culturel ainsi que patrimoine naturel et physique constituent un point d’intérêt particulier du livre médiévaliste écopoétique. Plutôt que de découvrir des curiosités culturelles sur fond décoratif naturel, les destinataires découvrent la nature sur fond culturel. Les protagonistes parcourent des lieux mythiques qui font l’objet des légendes médiévales, mais qui pourraient réellement être visités tels que les formations rocheuses de l’Hotié de Viviane ou de la fontaine de Barenton. Une cohabitation entre ancien et moderne existe et la forêt semble matérialiser l’espace privilégié de cette rencontre entre les âges.

10L’imaginaire sylvestre occupe déjà une place importante dans la littérature médiévale. Dans le roman arthurien, la forêt symbolise le lieu de l’aventure chevaleresque tout comme l’espace opposé à la civilisation. Francis Dubost la décrit en ces termes :

La forêt est perçue dans son immensité, mais aussi dans son antiquité. En elle survivent quelques vestiges du temps ancienor, et l’imaginaire de l’espace croise ainsi l’imaginaire du temps. Elle offre alors à l’aventure fantastique un cadre préparé par des siècles de confrontation souvent difficile entre la nature et l’homme […]. La forêt imaginaire apparaît comme un lieu chargé de mémoire où se prolonge encore la lutte qui opposa la pensée sauvage à la civilisation chrétienne […]. (Dubost, 1991, p. 316, italique d’origine)

11Dans les livres pour enfants, la forêt croise, elle aussi, l’imaginaire de l’espace (comme lieu de l’aventure) et l’imaginaire du temps (comme zone de rencontre entre les époques). Cependant, on observe un renversement de paradigme : de sauvage et désordonnée, la forêt devient fragile et non hostile. Elle représente le siège de l’apprentissage et de la prise de conscience pour rattraper les dégâts commis précisément par ce qui était considéré comme civilisé, désormais montré comme barbare7. Les divers récits montrent qu’il faut retrouver un équilibre : Culture et Nature ne sont plus à opposer, mais à réconcilier. La réécriture écopoétique récupère par conséquent des éléments du Moyen Âge littéraire, s’appuie sur leur symbolique, les utilise et les transcende. L’objectif s’avère principalement pédagogique, à savoir sensibiliser le lecteur, voire l’encourager à l’action.

Le Moyen Âge pour médier les discours écologistes

12Le message véhiculé assume néanmoins diverses formes. Le premier type de discours identifié peut être qualifié de réflexif. Il s’agit de rendre attentif le protagoniste (tout comme le lecteur) à la beauté de la nature, en le faisant raisonner par des moyens détournés. Dans Le Cœur rouge de Brocéliande, deux enfants qui se promènent à travers la forêt rencontrent Merlin sous la forme d’un papillon, lequel explique la mauvaise habitude des gens de déposer un cadeau sur sa tombe (Manic et Languille, 2013, np). L’image qui accompagne le texte montre une montagne de déchets (frigidaire, pneu, tabouret, etc.) qui jonche le tombeau. Cet exemple formule clairement une critique de la société de consommation. À travers le sujet des donations à Merlin, le lecteur est invité à réfléchir à son rapport aux biens matériels et à la manière dont il les utilise ou les abandonne. Les deux protagonistes de l’histoire sont chargés de donner une impulsion pour le changement. Aucune solution n’est proposée. C’est en se détachant des biens de consommation et en allant à la rencontre de la nature qu’ils trouveront les réponses. En ce sens, le don recherché proviendra des alentours : le chant d’un oiseau, l’odeur du sol humide, la couleur des fleurs ou la délicatesse de la coquille d’un escargot. Toutes ces impressions immatérielles qui rapprochent l’homme de la terre et des sens seront mises en mémoire, puis offertes à Merlin comme présents infiniment plus inestimables que des objets à l’obsolescence rapide et à l’élimination laborieuse.

13Sur le modèle du récit de formation, on note une évolution dans l’attitude des protagonistes. Au début de la narration, les enfants ne prêtent pas attention au lieu en soi comme on le perçoit dans cet extrait : « Tomis insiste pour mettre mille babioles superflues dans son sac. On lui explique que les trésors seront autour de lui, dans la nature. Rien n’y fait. Tomis est entêté » (Manic et Languille, 2013, np). Ce comportement sourd aux conseils rappelle celui de l’ingénu Perceval, chevalier de la Table Ronde, qui, épreuve après épreuve, comprend que son devoir n’est pas de s’imposer, mais de donner de l’attention aux gens qu’il rencontre. Dans la transposition moderne, on observe, page après page, la même maturation psychologique qui ouvre le héros, sorte de chevalier en devenir, à une nouvelle relation avec ce qui l’entourent : dans ce cas, les êtres vivants comme l’environnement physique8.

14Un second type de discours est celui plus clairement engagé où, comme dans les exemples suivants, une conscience écologique existe déjà et est assortie d’un vocabulaire spécifique :

Tu sais, on parle de la destruction des forêts tropicales, mais les nôtres aussi ont besoin qu’on les protège de la destruction et de l’exploitation. (Le Gall et Forné, 2017, p. 12).

Patrick souffrait en silence, à cause des grands oiseaux de mer qu’il chérissait, et qu’il voyait pétrifiés pour toujours dans leur linceul de mazout. Le cœur plein de colère, il se répétait : « Plus jamais çà ! » [sic] Il était encore trop jeune pour savoir comment il ferait, mais sa détermination n’en était pas moins grande. (Colonna-Cesari et Césarine, 2016, p. 10)

15Même si elle développe peu de dystopies ou de fictions de fin du monde, la littérature pour très jeunes lecteurs ne s’avère pas un domaine édulcoré. Elle évoque sans fard la destruction des forêts, l’exploitation des sols ou encore les catastrophes pétrolières. Le discours engagé prend également des accents alarmistes pour signifier plus intensément le caractère précaire de l’écosystème qui nous entoure. En témoigne cette vision de Merlin dans Le Retour de la licorne d’or :

À chaque instant d’immenses forêts nécessaires à la respiration de la planète étaient détruites ; des espèces animales et végétales disparaissaient pour toujours ; la Terre se réchauffait et les barrières de corail diminuaient. (Colonna-Cesari et Césarine, 2016, p. 13)

16Si la forêt demeure l’une des thématiques principales de l’écolittérature médiévaliste, l’on voit surgir ici un autre élément important. Le sentiment d’urgence est déclenché par la mise en péril d’une forme de vie, ressentie comme plus proche de celle humaine : l’animal. Il existe une longue tradition des figures animales dans les histoires pour enfants. Ce développement est dû au fait que les bêtes, souvent anthropomorphisées, deviennent des miroirs de la vie humaine et touchent donc aisément la sensibilité enfantine (Bertrand et Durand, 1975, p. 166-180). Nadja Maillard et Dominique Ulma observent que lorsqu’il « est question d’extinction de races animales en raison de l’intervention humaine, le message écologique est alarmiste, et propre à marquer les jeunes esprits » (Maillard et Ulma, 2018, p. 148). La mise à distance entre récit et réalité grâce au masque animal favorise la discussion de questions graves sans heurter trop frontalement les émotions de l’enfant. La configuration du discours sous un angle médiévalisant contourne parfaitement l’écueil de la suraffectivité. Ainsi, certains auteurs récupèrent des ressources dans le folklore ou dans les bestiaires merveilleux médiévaux. Dans la réécriture médiévaliste, on retrouve par conséquent des créatures imaginaires (licornes, fées ou lutins) qui sensibilisent les jeunes lecteurs aux problématiques écologiques et aux menaces qui pèsent sur la biodiversité. À la fois autres et familiers, les éléments médiévaux deviennent un miroir de la réalité tout en opérant une distanciation pseudo-temporelle ou imaginaire qui permet de prendre du recul sur ses actions et sa situation personnelle. Ce n’est pas la valeur documentaire qui prévaut ici, mais celle symbolique qui véhicule un enseignement. Une discontinuité suffisante est créée pour une prise de conscience qui conduit les protagonistes à changer au niveau comportemental, puis à agir pour améliorer la situation.

17Cette idée d’action et d’implication est également développée dans le genre littéraire particulier du livre-jeu. Le lecteur incarne le personnage et décide, par ses choix, la façon dont l’histoire progresse. Le destinataire n’écrit pas l’histoire à proprement parler, mais détermine sa trajectoire parmi diverses propositions d’actualisations possibles. Dans Les Mystères de Brocéliande (Thiébaut, 2019), les lieux emblématiques sont non seulement réutilisés, mais la fonction martiale et aventureuse du chevalier arthurien est aussi réinvestie dans un combat qui fait sens aujourd’hui. La quatrième de couverture l’annonce : « Dans ce livre, c’est toi le héros. Pour sauver la forêt en danger, une seule solution : relever le défi de Merlin ! » Le livre-jeu est particulièrement intéressant pour le thème vert, car il suppose une immersion participative de la part du lecteur. Celui-ci, par ces choix, actualise les potentialités de la narration et, par voie de conséquence, le développement et le dénouement de l’histoire :

Soudain, tu comprends : le miroir aux Fées te montre le futur. La forêt va dépérir à cause de la sécheresse !
Tu décides d’ignorer ce que tu viens de voir (§14) ou tu en parles au reste du groupe (§19) ?
(Thiébaut, 2019, §1)

18Grâce à l’esthétique de ce genre, un sens de la responsabilité est instillé : le lecteur devient un acteur. L’action est donc la clé pour terminer l’histoire et la mission reçue, mais devient également une clé à transposer dans la vie réelle. Selon les mots de Nathalie Prince, « [l]ire équivaut à faire. Lire, c’est être éco-citoyen » (Prince, 2018, p. 11).

19Un dernier type de discours pourrait se discerner dans celui plus proprement moralisateur. Dans ce cas, le récit change de forme par rapport aux exemples passés en revue jusqu’à présent : les protagonistes ne sont plus des enfants, mais des personnages anonymes. Si l’identification entre le lecteur et les héros semble moins forte, la forme littéraire, se rapprochant de la parabole, dispense tout de même un enseignement. La légende des Chevaliers de l’île de la Table Ronde raconte qu’il y a très longtemps, une lutte acharnée a eu lieu entre deux villages qui se disputent le monopole d’une ressource naturelle : l’eau du Rhône (Janvier et Giroire, 2011, p. 6-7). Après les thématiques concernant la protection de la nature et la lutte contre les pollutions, la guerre pour les ressources est également abordée sous l’angle chevaleresque9. Outre le détachement opéré par le saut temporel, une autre distance se produit par la combinaison des registres entre texte et images. En effet, si la narration opte pour une tonalité sérieuse, les belles illustrations relèvent de l’absurde : les chevaliers sont des bonshommes qui chevauchent des bouées de sauvetage colorées en forme de cheval. L’équipement de bric et de broc atténue largement le sujet épique de l’aventure chevaleresque, conférant des accents héroï-comiques au récit. Le lecteur, oscillant entre données textuelles et visuelles, prend alors conscience de l’aberration et la dangerosité de la bataille pour l’eau.

20Le Rhône, mu par une volonté propre, finit par tout submerger en guise de punition. Il décide néanmoins de sauver douze personnes (à l’instar des douze chevaliers qui siègent à la Table d’Arthur). Les rescapés abandonneront finalement les armes pour se réunir autour, justement, d’une table ronde et discuter. Si l’auteur s’inspire des contes médiévaux, on observe toutefois une rupture dans la symbolique courtoise ou épique. Les chevaliers, puissants guerriers, deviennent dans ce cas de vulgaires mercenaires n’ayant plus la volonté de protéger le royaume. Ils n’incarnent, dans ces conditions, plus un modèle de vertu. La nature ne doit pas être conquise, mais protégée, comme dans cet extrait où chacun promet une action spécifique :

-Tu as raison l’ami. Si c’était à refaire, je prendrais même des engagements.
-Ah oui ? Et lesquels ?
-J’interdirais de verser des déchets dans le Rhône.
-Moi, je protègerais les animaux.
-Et moi, je planterais des arbres.
-C’est ensemble que nous gagnerons notre prochain combat !
-Oui, c’est main dans la main que nous sauverons notre terre.
(Janvier et Giroire, 2011, p. 28)

21En ce sens, la mécanique des aventures arthuriennes médiévales, où les actions chevaleresques servent à asseoir une réputation personnelle et à faire rayonner le renom de la cour, est modernisée. Dans ce cas, chaque geste proposé par les survivants constitue un geste important en soi, mais c’est surtout par le cumul des efforts que ces actes participent au bien commun. Alain Suberchicot indique qu’il y a, dans le didactisme écolittéraire, « un aspect supra-individuel […] recherchant l’accès à la généralité du sens, car ce qui est inscrit ici et maintenant dans le lieu où l’on se trouve a une portée générale conforme au slogan bien connu : agissez localement, pensez globalement » (Suberchicot, 2012, p. 207). La réécriture procède donc à un mouvement de décentralisation : le récit focalisé sur l’individu et la notoriété s’élargit à la communauté et aux interrelations entre tous les organismes vivants.

22En conclusion, l’on constate que la malléabilité constitutive de la littérature médiévale, en particulier de l’univers arthurien, favorise la déformation de ses éléments fictionnels pour s’adapter aux problématiques les plus diverses. Elle semble déjà contenir en creux des éléments propices au développement de l’approche écopoétique actuelle. Ainsi, le Moyen Âge possède plusieurs fonctions : il porte un intérêt thématique et symbolique intrinsèque ; il est un levier pour introduire les questions environnementales ; et il a un pouvoir de distanciation qui permet d’aborder des sujets sensibles. Merlin, les chevaliers de la Table Ronde, les licornes ou même la forêt de Brocéliande deviennent en quelque sorte des prétextes pour développer de nouveaux arguments. D’un point de vue marketing, la célébrité du nom attire l’attention du consommateur sur un livre, en développant des types de discours tout à fait différents de ceux que l’on trouve dans les romans arthuriens, en conservant en même temps certains éléments fondamentaux. Par conséquent, nous avons affaire à une double perspective : celle d’une tradition littéraire et celle d’une éducation à la responsabilité citoyenne. Le patrimoine découvert par le jeune lecteur n’est pas seulement culturel, mais aussi environnemental et physique. Dans le corpus, ces deux versant sont montrés comme fortement liés, devant être protégés comme un héritage pour les générations futures.