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Gérald Hess

Esthétique environnementale : jalons, enjeux et perspective

Environmental Aesthetics: milestones, challenges and outlook

1L’esthétique a redécouvert la nature et, plus spécifiquement, la question environnementale dans les années 1960. Cette redécouverte a d’abord été empirique avec des études quantitatives sur les préférences du public, avant qu’elle n’intéresse à nouveau les philosophes à la fin des années 1970. Mais il n’en n’a pas toujours été ainsi. Au 19ème et dans la première moitié du 20ème siècle, l’esthétique philosophique portait essentiellement sur la relation aux œuvres d’art. Une réflexion sur un rapport esthétique à la nature, telle que l’avait envisagée Kant dans sa troisième critique, La critique de la faculté de juger à la fin du 18ème siècle, avait à cette époque pratiquement disparu du débat philosophique.

2Aujourd’hui l’esthétique environnementale est devenue un champ de recherche à part entière des humanités environnementales et de la pensée écologique. Dans la suite de ma présentation, je propose des éléments de réflexion en m’intéressant d’abord à quelques jalons importants de ce champ. Puis j’évoquerai brièvement trois enjeux de l’esthétique environnementale avant de proposer une extension des critères de l’appréciation esthétique de l’environnement par l’introduction de la notion du mystère.

1. Jalons

3Un jalon important dans le renouveau de l’esthétique environnementale est l’apport décisif apporté par le philosophe canadien Allen Carlson dès la fin des années 1970. Le modèle qu’il développe s’appuie surtout sur la connaissance scientifique. Deux questions sont au centre de la réflexion de Carlson : peut-on apprécier l’environnement naturel de façon correcte, sans biais subjectif ? Et, le cas échéant, comment procède-t-on ? (Carlson, [1998] 2015, p. 58). Carlson constate en effet que dans le domaine de l’art, le jugement de la valeur esthétique d’un objet d’art (beau ou laid) n’est pas arbitraire. Il se fait en circonscrivant d’abord l’objet de l’appréciation – un bâtiment, une toile, une sculpture. Il s’appuie ensuite sur la connaissance des historiens de l’art et des critiques d’art qui ont identifiés des genres artistiques.

4La situation est bien plus compliquée s’agissant de l’environnement. Car, ici, aucune délimitation ne permet a priori de circonscrire ce qu’il y a à apprécier esthétiquement, ni non plus de « foyer » sur lequel porter son attention. Contrairement aux artefacts produits par le génie humain, les choses de la nature ne sont produites par personne, de sorte que tout dans la nature pourrait potentiellement devenir source de satisfaction esthétique, tout autant que rien ne pourrait l’être non plus.

5Carlson estime toutefois que, de manière analogue à l’esthétique de l’art, l’esthétique environnementale n’est pas totalement démunie. La connaissance scientifique (le savoir des géologues, des naturalistes, des écologues) et le sens commun fournissent une base solide pour apprécier correctement l’environnement (Carlson, [1998] 2015, p. 74 et 77). Par exemple, une appréciation esthétique du Cervin ne se limite pas à considérer sa forme pyramidale particulière au sein d’un massif au sein duquel il émerge comme une pointe solitaire. Il s’agit de tenir compte de l’histoire géologique de la chaîne de montagnes dont il fait partie, de sa structure géomorphologique particulière, de la place qu’il occupe dans l’écosystème des Alpes centrales, etc. Et ces aspects du jugement esthétique du Cervin passent par des actes appropriés : avoir une vue d’ensemble du massif, toucher des doigts la structure particulière du gneiss, sentir le vent glacial ou l’entendre siffler entre deux parois rocheuses. Tous ces actes peuvent s’appuyer sur des connaissances géologiques, géomorphologiques, climatiques, écologiques, etc. et sur le sens commun.

6Ce modèle – dit « cognitif » – de l’esthétique environnementale a été abondamment commenté. Il relève encore d’une esthétique du désintéressement, au sens où, tout comme chez Kant (Kant, [1890] 1985, p. 958-960), il s’agit de valoriser l’objet esthétique intrinsèquement, c’est-à-dire indépendamment des intérêts personnels, économiques, etc. Dans l’appréciation esthétique, l’objet est envisagé comme une fin pour lui-même et non comme un moyen pour une autre fin. En revanche, à l’inverse de Kant, le jugement esthétique est objectif, car il s’appuie sur le savoir scientifique et le sens commun. Quoi qu’il en soit, le modèle de Carlson semble passer à côté d’un aspect important de l’appréciation esthétique de la nature, à savoir l’impression que nous avons – dans l’expérience que nous en faisons charnellement – de ne pas être séparé de l’environnement. Il a du reste suscité des modèles alternatifs fondé sur l’imagination (Brady, [1998] 2015, p. 239-255), sur l’affectivité (Caroll, [1993] 2015, p. 141-144), sur l’expérience vécue (Berleant, [1993] 2015, p. 97-106). Tous ces modèles alternatifs prétendent fournir une base pour une appréciation correcte de l’environnement, sans recourir toutefois à la connaissance scientifique.

7Prenons à titre d’exemple le modèle du philosophe Arnold Berleant. Selon lui, le rapport esthétique à l’environnement naturel n’est pas un rapport « désintéressé » à un objet, comme peut l’être l’appréciation d’une œuvre d’art. L’expérience esthétique de la nature est une expérience « de la continuité, de l’enveloppement et de l’engagement » (Berleant, [1993] 2015, p. 100). Nous ne sommes pas face à la nature, mais nous participons à sa réalité de l’intérieur en étant présent en elle, à travers notre propre corps. Dans ce modèle, il ne convient pas d’abord d’objectiver le corrélat de l’expérience esthétique, mais de porter l’attention à l’expérience esthétique elle-même : aux sensations provoquées par la pluie sur la peau du visage, aux reflets des arbres dans l’eau de la rivière, à l’odeur pénétrante des lilas au printemps, à la texture lisse et veloutée des galets érodés par l’eau au bord de la mer, etc. Ce qui est déterminant dans ces cas-là, c’est l’immersion sensorielle dans le monde naturel qui définit l’expérience esthétique de la nature comme une expérience de l’« union ».

8Ce modèle qui insiste sur l’expérience vécue de – ou plutôt dans – la nature relève d’une esthétique de l’engagement et non du désintéressement. Il rend compte de cette non-séparation que nous ressentons dans l’appréciation esthétique de l’environnement. Mais il semble reconduire à la subjectivité du jugement esthétique qui va à l’encontre de l’idée qu’il nous faut apprendre à apprécier correctement l’environnement, afin de pouvoir le protéger efficacement. Cette dernière remarque me conduit à aborder trois enjeux de l’esthétique environnementale.

2. Enjeux

2.1 Enjeu épistémique

9L’esthétique environnementale permet de prolonger le débat sur le caractère subjectif ou objectif de l’appréciation esthétique. On se souvient que chez Kant, le jugement esthétique est un jugement réfléchissant et non un jugement déterminant. Le jugement de connaissance qualifie un objet à partir du concept sous lequel il peut être subsumé. Il peut être vrai ou faux en affirmant ou en niant quelque chose de cet objet. Le jugement de goût ou le jugement esthétique, en revanche, est un jugement réfléchissant (Kant, [1890] 1985, p. 957-958). Un tel jugement dit quelque chose du sujet, il communique un Gemütszustand, un état d’esprit du sujet. Il ne dit rien de l’objet, mais porte sur le sentiment de plaisir ou de déplaisir à propos d’un objet. Dans ce cas, en effet, il n’existe pas de concept sous lequel subsumer un objet. Par exemple, si je parle de la légèreté de la brise qui souffle sur mon visage, je ne fais qu’exprimer mon sentiment dans cette situation particulière où le vent souffle sur mon visage, sans pouvoir rapporter le vent à un concept existant, car il n’y en a pas pour qualifier la situation. Il en va ainsi avec ce que nous jugeons beau : selon Kant nous ne disposons d’aucun moyen conceptuel, d’aucune règle pour nous assurer de la vérité d’un jugement de goût.

10C’est ce point que réfute Carlson en soutenant que, dans le domaine de l’art, affirmer qu’il n’y a pas de règle pour juger de la qualité esthétique d’une œuvre d’art est inexact. Du fait que les œuvres d’art sont des artefacts humains, ils s’inscrivent dans une histoire et résultent d’une intention. En art, on sait ainsi ce que l’on doit apprécier et comment le faire, parce que nous pouvons nous appuyer sur la connaissance des historiens et des critiques d’art. En art, une appréciation peut donc être correcte ou incorrecte. Carlson soutient qu’il en va de même lorsqu’il s’agit d’apprécier esthétiquement le monde naturel. Il est vrai que la nature n’est pas un artefact. Il n’empêche que de manière analogue au savoir historique et critique de l’art, ce sont alors la connaissance des écologues, des naturalistes ou des géologues qui permettent de savoir ce qui, dans la nature, doit être esthétiquement apprécié et comment il doit l’être. C’est précisément ce savoir sur lequel se fonde le jugement esthétique d’un environnement naturel et qui permet de le considérer comme correct ou inadéquat, approprié ou décalé.

11L’objectivité acquise dans l’appréciation esthétique se fait néanmoins au détriment de ce que défend une esthétique de l’engagement, à savoir ce sentiment d’appartenir à la nature et de vivre une sorte d’unité avec elle. Car l’objectivité se fonde sur un dualisme épistémologique entre le sujet et l’objet. C’est pourquoi, la question se pose de savoir s’il est possible d’assurer une forme d’objectivité de l’appréciation esthétique tout en renonçant au modèle sujet/objet.

2.2 Enjeu ontologique

12Pour répondre très brièvement à cette question, je suggère d’élargir le point de vue et d’aborder le problème à partir de la notion fondamentale de l’habiter. Exister, pour un être humain, c’est habiter l’espace et habiter l’espace, c’est constituer une écoumène, c’est transformer le monde physique en un milieu qui a du sens pour celles et ceux qui y vivent. Or, il y a deux manières d’envisager cette habitabilité humaine. L’une consiste à l’objectiver à travers toute une série d’indicateurs d’ordre quantitatif : la qualité de l’air, de l’eau, la pollution des sols, la météorologie, etc. L’autre manière d’appréhender l’habitabilité de l’espace est qualitative. Elle consiste à éprouver somatiquement un milieu, à faire l’expérience sensorielle du sens d’un milieu physique, biologique et écologique, bref à vivre l’habitabilité : sentir l’eau de la pluie ruisseler sur le visage, humer l’odeur annonciatrice d’un orage d’été, plonger ces doigts dans la terre humide d’un jardin potager, écouter l’eau s’écouler dans un ruisseau de montagne, etc. (Hess, 2018, p. 6).

13On est alors à même de comprendre qu’une telle esthétique n’a rien de subjectif. Car les significations qu’elle porte au jour sont certes relatives à une expérience subjective. Il s’agit de valeurs esthétiques qui traduisent l’expérience de l’union entre l’homme et la nature. Néanmoins, celles-ci dépassent cette expérience subjective elle-même en direction de l’objet, pour le qualifier esthétiquement. Or, cette qualification du corrélat intentionnel de l’appréciation esthétique se fonde sur une structure sous-jacente à cette habitabilité vécue. Une telle structure peut être décrite par une analyse phénoménologique (Hess, 2018, p. 7 ; 2023, chap. 4). Elle est propre à tout individu et on la retrouve, consolidée, dans toute société humaine. Elle peut être définie par un mode de participation que je qualifie de « trajectif », en référence à la notion de trajectivité introduite par le géographe Augustin Berque. Par l’usage de ce terme, Berque souhaite pointer le mode d’être des choses constitutives de l’écoumène, du monde habité par les hommes (Berque, [2000] 2009 p. 141-150, 203-208 ; 2014, p. 40-43, 89-93). Ce mode d’être n’est ni subjectif ni objectif. Il résulte, d’une part, de l’extériorisation de notre corps animal dans l’environnement par la technique (pensons à la construction d’une maison, à la fabrication de vêtements, etc.). D’autre part, il résulte de l’intériorisation de cet environnement par le symbole (dire les choses de notre environnement extérieur par la parole). Ce processus trajectif est inhérent à l’expérience humaine et en définit une strate importante en-deçà de l’objectivation de la nature comme objet indépendant de la conscience, comme objet physique. Il peut donc être décrit comme une forme de participation ou d’identification phénoménologique, des notions toutes censées désigner l’aspect fondamentalement relationnel du mode d’être de l’écoumène, de cette réalité médiale que forme l’environnement au sein même de l’expérience vécue (Hess, 2010, p. 275-278 ; 2023, p. 237-242).

2.3 Enjeu éthique

14Il existe finalement un troisième enjeu de l’esthétique environnementale : la protection des environnements que nous apprécions esthétiquement. Autrement dit, à côté de raisons éthiques issues de postures bio- ou écocentrées, on peut invoquer des raisons esthétiques. Et on peut, sur le plan éthique, recourir à la dimension esthétique de la nature de plusieurs manières. D’abord, on peut faire valoir le sentiment esthétique de la nature comme un aspect de l’épanouissement humain, dans une perspective anthropocentrée (Seel, 1991). On peut ensuite se prévaloir de la réalité esthétique de la nature dans une perspective écocentrée. L’esthétique environnementale, comme celle de Carlson, permet justement de revendiquer le caractère objectif de la beauté naturelle : la beauté n’est pas seulement dans l’œil du spectateur, elle est inhérente aux choses naturelles. On estime alors que la nature est intrinsèquement belle. La valeur esthétique d’un environnement peut faire ainsi l’objet d’un consensus intersubjectif en dépassant l’aléa d’une appréciation subjective. Dans ces deux cas, le sentiment esthétique relève davantage de la motivation que d’une raison. D’une certaine manière, il est un moyen puissant à disposition des politiques de protection de la nature.

15Une troisième manière de faire le lien entre l’esthétique et l’éthique est de faire appel, comme le font les éthiciens, à des arguments esthétiques. En effet, on peut contester non seulement la subjectivité et l’arbitraire du jugement esthétique comme le fait Carlson en se fiant à la science écologique, à l’histoire naturelle ou à la géologie. Celles-ci permettent de corriger une appréciation esthétique inappropriée. Mais on peut également contester, contrairement à ce que défendent les partisans du subjectivisme esthétique, la liberté dans les modalités de l’appréciation esthétique de la nature (Hettinger, [2008] 2015, p. 330-348). Il y a des modalités naturelles d’appréciation, comme l’écoulement de l’eau d’un ruisseau, la lumière du soleil levant ou couchant, etc. qui dépendent de notre constitution corporelle d’être humain, de notre morphologie, de notre échelle de perception temporelle et spatiale (Caroll, [1993] 2015, p. 142, 155-156). Celle-ci signifie, par exemple, que nous ne pouvons pas considérer belle une coupe à blanc dans une forêt au prétexte que sur le long terme, elle favorise la diversité biologique ; ou bien admirer la force tellurique de la nature dans un tremblement de terre qui dévaste toute une région.

16De telles situations ne peuvent pas être belles ou sublimes. Et c’est pour des raisons d’ordre éthique qu’elles ne semblent pas pouvoir l’être, parce qu’elles sont destructrices de la vie. Tout au plus peuvent elles se rattacher à l’ordre du mystère : la coupe à blanc dans la forêt peut me faire apparaître la forêt comme mystérieuse dans le contraste entre deux espaces et deux temporalités, celle du temps court et du temps long ; au-delà de l’horreur et de l’effroi d’un tremblement de terre, celui-ci peut susciter un sentiment de mystère dans le contraste entre la force de vie qui anime la Terre et sa force destructrice. Mais quel type d’attitude est donc requise pour qu’on puisse apprécier esthétiquement de telles situations comme relevant du mystère ?

17J’en viens donc au dernier aspect de mon développement d’une esthétique de l’environnement.

3. Vers une esthétique du détachement : le mystère

18Berleant considère que c’est la catégorie esthétique du sublime (et non celle du beau) qui traduit le mieux l’expérience de l’union qu’il relève dans l’appréciation esthétique de la nature, c’est-à-dire de l’appartenance, de la continuité, de l’enveloppement et de l’engagement dans l’environnement (Berleant, [1993] 2015, p. 100-104). Toutefois, je soupçonne qu’en se référant au sublime, Berleant ne se soit pas totalement affranchi d’une certaine subjectivité de l’appréciation esthétique de la nature. Certes, il critique la position de Kant qui place le sublime dans l’esprit du sujet esthétique et dans ses capacités de compréhension qui permettent de rétablir l’ordre (l’ordre de grandeur dans le cas du sublime mathématique, l’ordre de sécurité dans le cas du sublime dynamique), un ordre qui vient entériner la séparation de l’homme d’avec la nature. Avec l’écologie ou l’histoire de l’évolution du vivant, cette position n’est plus tenable. Berleant conserve néanmoins de Kant l’idée que le sublime est produit par l’esprit d’un sujet. Un tel sujet n’est évidemment plus celui à même de rétablir de l’ordre face aux déchaînements de la nature (une tempête déchaînée) ou face à son immensité (le ciel étoilé). Mais il est encore un sujet – vulnérable, soucieux de sa survie et de sa sécurité. C’est pourquoi, je pense que l’expérience esthétique de l’union avec la nature ne peut pas se déployer pleinement dans le cadre d’une esthétique de l’engagement qui s’appuie sur la notion du sublime. L’engagement est une attitude nécessaire pour ce déploiement mais insuffisante (même si elle est étroitement associée à l’humilité). De l’engagement, il faut passer à une attitude de détachement et en venir à se sentir insignifiant par rapport à la nature. La catégorie esthétique adéquate dans ce cas-là n’est pas le sublime mais le mystère.

19Une esthétique du détachement et de l’insignifiance a été proposée par le philosophe Stan Godlovitch. Une telle esthétique – acentrée – suppose que le point de vue objectif auquel prétend la science demeure fondamentalement anthropocentré. Pour apprécier esthétiquement la nature, telle qu’elle est, il convient donc de se détacher de toute perspective « centrée » sur la nature, de sorte à la saisir selon une infinité de points de vue depuis lesquels l’observateur s’avère n’avoir plus aucune importance (Godlovitch, [1994], 2015, p. 185-191). Car en raison de la constitution de notre appareil sensoriel et perceptif, nous sommes inévitablement soumis à un biais anthropocentré. « Si nous étions des géants, écrit Godlovitch, il ne serait pas plus choquant sur le plan esthétique d’écraser du pied une montagne de grès, ou même un météorite tombé du ciel, que de piétiner un château de sable. Si nos vies se mesuraient en secondes, briser des blocs de glace nous paraîtrait constituer un gâchis aussi lamentable que de se servir du parc de Bryce Canyon comme d’une décharge à ciel ouvert pour nos déchets. » (Godlovitch, [1994] 2015, p. 172)

20Par conséquent, la juste attitude esthétique, selon Godlovitch, consiste à se décentrer radicalement de soi, mais aussi, curieusement, de la nature elle-même, afin de pouvoir l’apprécier correctement, telle qu’elle est. L’attitude de détachement (aloofness) et de l’insignifiance (insignificance) nous invite donc à nous sentir étranger et différent de la nature. C’est alors que la nature nous apparaît dans son mystère (Godlovitch, [1994] 2015, p. 184-186).

21À première vue, nous nous sommes éloignés, ici, de la position de Berleant et de l’expérience de l’union dont j’ai parlé tout à l’heure. La question que la thèse de Godlovitch soulève est celle-ci : pouvons-nous apprécier le mystère de la nature qu’en nous sentant et en nous vivant comme extérieur à elle ? À la réflexion, ce serait une issue bien étrange de notre tentative pour dépasser une esthétique de l’engagement. Nous renoncerions alors à ce qui, précisément, fait sa force. Je pense que pour ne pas perdre l’apport d’une esthétique de l’engagement par rapport à une esthétique du désintéressement, il convient de ne pas interpréter l’attitude de détachement et de l’insignifiance comme le fait Godlovitch, à savoir comme celle d’un retrait de la nature. Car c’est alors précisément retrouver le dualisme homme-esprit/nature qu’une esthétique de l’engagement s’est efforcée de dépasser. L’attitude de détachement et de l’insignifiance doit être comprise de l’intérieur de la nature, à partir de notre propre corporéité, comme l’expriment très bien, à mon sens, les vers de Walt Whitman), extraits de Feuilles d’herbe :

Je crois qu’une feuille d’herbe est à la hauteur du labeur des étoiles,
Que ne sont pas moins parfaits la fourmi, le grain de sable, l’œuf du roitelet,
Que la rainette est un chef d’œuvre des plus consommés,
Que la ronce des mûres serait digne de couvrir les corridors du ciel,
Que le plus infime rouage de ma main est une mécanique incomparable,
Que la vache qui rumine l’herbe tête humblement baissée est une statue sans rivale,
Qu’une souris est miracle propre à ébranler des sextillions d’infidèles.
(Whitman, [1885] 2002, p. 101-102

22Une esthétique de la nature qui veut apprécier l’environnement dans son mystère, comme un tout, doit dépasser la représentation (Fel, 2009, chap. 3). Et elle ne peut véritablement le faire que dans une attitude de détachement et d’insignifiance par rapport à soi. Mais ce dépassement ne peut en aucun cas s’effectuer « par le haut » si je puis dire, que ce soit par le sublime (Berleant) ou par le sentiment d’être extérieur à la nature (Godlovitch). Il doit s’effectuer « par le bas »1 en venant à apprécier ce qui semble le moins digne d’attention, ce qui, à première vue, est le plus ordinaire, le plus « naturel » qui soit, ou le plus répugnant : une feuille d’herbe, une fourmi, un ver de terre, … ou la mort (un cadavre ou un asticot) (Afeissa, 2018, p. 581-603). C’est seulement dans une attitude de détachement et d’insignifiance que nous pouvons apprécier toutes ces choses non pas dans leur beauté – ce qui s’apparenterait plutôt à une erreur de catégorie – mais dans leur mystère.

23L’esthétique environnementale doit son renouveau à la vigueur d’une réflexion philosophique qui s’est imprégnée du développement de la pensée écologique depuis la fin du 19ème siècle. Ce faisant, elle a réussi à affranchir l’esthétique du joug d’une philosophie de l’art pour définir la spécificité et l’originalité d’une expérience qui porte non plus sur les objets d’art mais sur l’environnement. Ce qui me paraît ressortir de la réflexion que nous venons de mener, c’est qu’il n’est pas nécessaire de se déterminer pour l’un des trois modèles esquissés : esthétique du désintéressement, esthétique de l’engagement ou esthétique du détachement. Chaque modèle a sa légitimité en fonction de la catégorie esthétique qui lui revient : le pittoresque et le beau pour une esthétique du désintéressement, le sublime pour une esthétique de l’engagement et le mystère pour une esthétique du détachement. Ces trois modèles constituent ensemble une esthétique intégrale (Hess, 2018) laquelle, selon les cas, met l’accent sur l’aspect subjectif ou objectif de l’expérience et sur l’infinie variété des qualités esthétiques de la nature qu’on est conduit à découvrir en fonction de l’attitude qu’on est disposé à adopter à son égard.