Dire la « nature » dans quelques réécritures fictionnelles de la Genèse du tournant des Lumières
1Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Les premiers mots de la Genèse introduisant le récit de la création du monde et celui du premier couple humain, placé par Dieu dans un jardin luxuriant pour qu’il en prenne soin, sont bien connus. Récit fondateur de la culture judéo-chrétienne, la Genèse nourrit l’imaginaire de notre civilisation depuis près de deux millénaires et a longtemps influencé la manière d’aborder la nature en tant que création divine, confiée à la gestion de l’humanité. Par ailleurs, irriguant productions textuelles, picturales ou plastiques, ce récit se trouve mobilisé de manière régulière par des artistes devenant, à leur tour, créateurs. Cela a notamment été le cas entre les prémices de la Révolution française et les décennies qui ont suivi, période durant laquelle un certain nombre d’auteurs se sont inspiré de ces trois premiers chapitres pour les réécrire en les fictionnalisant1.
2Dans les pages qui vont suivre, nous souhaitons interroger la vision de la nature qui transparaît dans quelques-unes de ces réécritures produites à un moment où, d’une part, l’on questionne frontalement le statut des Écritures et où certains auteurs s’arrogent le droit de les réécrire non plus dans un seul but apologétique ou, au contraire, profanateur, mais avant tout pour leur valeur esthétique et évocatrice. D’autre part, ces textes sont rédigés durant les années qu’un certain nombre de scientifiques actuels considèrent en tant qu’entrée dans l’anthropocène, symbolisées notamment par l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784 (Engelibert, 2019, p. 30). Or, comme le rappelle très justement Jean Ehrard : « Pas plus au 18e siècle qu’à aucune autre époque, la Nature n’est une réalité extérieure à l’homme : c’est d’abord une idée qu’il porte dans sa tête » (Ehrard, 2013, p. 365)2 . La perception de la nature est en effet toujours relative à une subjectivité s’exprimant au sein d’un cadre culturel donné. En nous intéressant à ces réécritures fictionnelles de la Genèse au tournant des Lumières, nous nous demanderons donc comment la nature se présente dans des productions littéraires élaborées par des hommes traversant une période de profonds changements tant politiques que sociétaux, dont les effets se mesurent encore aujourd’hui. Nous observerons aussi de quelle manière certains versets considérés actuellement comme étant à l’origine d’une gestion débridée des ressources naturelles ont été abordés dans ces écrits. La conscience de l’influence des hommes sur la nature se manifeste-t-elle déjà chez certains de ces auteurs de la fin du 18e siècle ?
La nature dans différentes réécritures du récit de la création du monde du tournant des Lumières
3Il est tout d’abord nécessaire d’interroger la notion de nature telle qu’elle est reçue au xviiie siècle. Ce terme est en réalité discuté tout au long du siècle des Lumières, et son omniprésence dans les débats implique, selon Colas Duflo, qu’une seule définition soit impossible à donner :
Le 18e siècle est […] marqué par la concurrence de plusieurs idées de nature, et les débats qui en témoignent, qu’ils soient dans les champs épistémologique, métaphysique, moral, politique ou esthétique, montrent que sous la complexité de la notion, de sa définition, des valeurs et des significations qu’on lui accorde, se joue un ensemble de luttes idéologiques et philosophiques3. (Duflo, 2013, p. 14-15)
4La notion très polysémique de nature employée au xviiie siècle est ainsi à manipuler avec précaution. Une rapide recherche dans les dictionnaires et encyclopédies de la deuxième moitié du siècle confirme ce foisonnement de sens teintés de philosophie, de théologie ou encore d’esthétique, sans qu’aucune définition pouvant se rapprocher d’une appréhension contemporaine de ce terme ne ressorte4. C’est pourtant dans une perspective actualisante que des images de la nature renvoyées par ces quelques réécritures fictionnelles du récit de la Genèse seront abordées.
5Il faut ensuite souligner que les productions sur lesquelles nous allons nous arrêter contiennent toutes l’idée d’un acte créateur, même lorsqu’elles n’éliminent pas l’hypothèse de l’éternité de la matière. En effet, même dans les textes où la connotation matérialiste est plus marquée, réécrire la Genèse signifie prendre note, y compris de manière ironique, d’une action divine originelle. Or, ceci n’est pas une évidence, car le xviiie siècle a vu se multiplier les traités, d’abord des manuscrits clandestins, puis, progressivement, des ouvrages publiés – bien que souvent anonymes –, argumentant en faveur de l’éternité de la matière. De manière paradoxale, cette hypothèse est parfois soutenue en partant d’une lecture de la Genèse et d’une réflexion sur l’emploi du terme bara, que les traducteurs ont rendu par « créer »5. À la fin du siècle, l’idée d’une création originelle n’est donc pas la seule manière d’interpréter l’origine de la nature.
6Dans ces réécritures, la nature est présente au moment où certains auteurs rappellent, sur le modèle de Genèse 1, les étapes de la création du monde, en racontant la Terre rendue progressivement féconde et se remplissant de végétaux, puis d’animaux. Elle est également convoquée dans le cas où les auteurs se réapproprient le récit d’Adam et Ève que l’on trouve en Genèse 2 et 3 et que Robert Couffignal nomme « drame de l’Éden » (Couffignal, 1980). Le premier couple est en effet installé par Dieu dans le jardin d’Éden, lieu d’abondance dans lequel les animaux vivent en harmonie avec des humains que l’on envisage végétariens. Cette image de relations harmonieuses entre bêtes et êtres humains est typique de tout un imaginaire lié à l’âge d’or, ce mythe païen rapportant l’existence heureuse des hommes dans des temps passés et à jamais perdus (Neyton, 1984, p. 13). Dans ce mythe, dont des échos sont perceptibles au sein du récit génésiaque, la nature est abondante et généreuse, et l’homme y trouve tout ce dont il a besoin.
7Au xviiie siècle, cette vision d’une nature pourvoyeuse se retrouve dans la grille de lecture d’un monde béni par la Providence. Si l’idée d’un Dieu horloger, qui aurait donné une première impulsion au monde et se serait ensuite retiré, est admise par beaucoup depuis les hypothèses cartésiennes, celle d’une divinité providentielle, qui reprend du Dieu chrétien la puissance créatrice tout en laissant de côté l’aspect vengeur et redoutable souvent associé à la figure divine telle qu’on la perçoit dans l’Ancien Testament, est également très présente6. L’exemple le plus explicite d’une nature créée pour combler les besoins humains se trouve dans l’œuvre du Genevois François Vernes. Tant dans La Franciade, long poème pastoral-épique publié en 1789, que dans le poème en vers La Création (1804), une reprise de l’épisode de la création du monde déjà présent dans La Franciade qu’il publie quinze ans plus tard, la nature rappelle l’œuvre de Dieu en faveur des humains :
C’est pour tous les hommes que l’Etre-suprême a fécondé la nature, et l’a peinte de couleurs si douces et si brillantes ; c’est pour tous les hommes qu’il semble, chaque année, chaque saison, à chaque retour de l’aurore, créer un nouvel Univers, et l’avertir de sa présence par des miracles qui n’étonnent plus ; parce qu’ils sont reproduits sans cesse […]. (Vernes, 1790 [1789], 1789], p. 13)
8Bien que Vernes soit fils d’un pasteur calviniste, sa relecture de la Genèse prend de grandes libertés avec le texte biblique, notamment sur le plan de la création de la nature. Chez cet auteur, en effet, Dieu crée l’homme avant toute autre chose. Ce premier homme, appelé Omen, aperçoit un jour son reflet dans l’eau. Il invoque alors l’Être suprême afin de donner vie à cette image de lui-même, ce qui conduit à la création de la première femme, Ali. Et c’est par amour pour Ali qu’Omen va peu à peu peupler la Terre de végétation, d’animaux et même de phénomènes naturels :
« O terre ! » s’écrie Omen « Couronne-toi, aux yeux d’Ali, de fleurs et de verdure ! Redeviens digne d’elle ! Pares toi [sic] de tous les charmes qui t’ont attiré notre amour ! Que les chantres des airs, que tous les êtres qui avaient été créés, renaissent et se réjouissent sur ta robe éclatante ! » A mesure qu’Omen parlait, ses désirs fleurissaient la terre ; elle reproduisait les merveilles de la création, à ses yeux enchantés ; lui-même et Ali croyaient renaître à une nouvelle vie. (Vernes, 1790 [1789], p. 75-76)
9Cette vision que l’on qualifie de finaliste est ici manifeste : tout est fait pour le plaisir et la convenance des hommes. Mais il ne faut pas oublier que ces beautés de la nature ont aussi comme but de rappeler leur Auteur. En cela, la nature participe d’une entreprise d’apologétique bien présente au xviiie siècle – pensons à l’un des best-sellers du milieu du siècle, Le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche –, tant chez les catholiques que chez les protestants qui, en certaines circonstances, s’allient pour s’opposer aux thèses matérialistes d’ouvrages aussi ravageurs que l’est par exemple le Système de la Nature (1770) du baron d’Holbach (Albertan, 2005, p. 166).
10Le même principe se trouve chez Chateaubriand, dans le Génie du christianisme (1802). S’inspirant en grande partie du Paradis perdu de Milton, qu’il traduit en parallèle, Chateaubriand s’appuie sur le récit de la Genèse et l’image qu’en a donnée Milton pour démontrer que les beautés de la nature, issues de Dieu, conduisent à une esthétique inspirée. Mais l’hypotexte miltonien, que Chateaubriand met particulièrement bien en évidence, irrigue en réalité toutes les réécritures de la Genèse du tournant du siècle, en particulier celles des années 1800, au moment de la parution du Génie et du retour des exilés d’Angleterre (Gillet, 1975, p. 483). La nature décrite dans ces réécritures du récit génésiaque fait ainsi souvent écho au jardin d’Éden de Milton. Touffu et luxuriant, comportant une alcôve invitant à l’amour du premier couple, il est en tout cas bien loin des jardins à la française tirés au cordeau7.
11On retrouve notamment des accents miltoniens dans le poème en prose Le Dernier Homme (1805), où son auteur, Jean-Baptiste Cousin de Grainville, rapporte des visions paradisiaques que reçoit son personnage principal proches des descriptions du poète anglais :
Après avoir erré longtemps par des chemins que j’ignorais, j’entrai dans un vallon délicieux semblable à ces jardins où l’opulence rassemblait les créations les plus belles de la nature. Je me crus transporté dans les cieux ; à chaque pas je restais dans une extase nouvelle ; on eût dit que ces lieux étaient le séjour de la volupté ; les oiseaux l’inspiraient par des chants célestes, les ruisseaux par leur doux murmure8. (Cousin de Grainville, 2010 [1805], p. 131)
12Tout concourt, dans cette description de la nature, à en souligner la beauté et la sensualité, promesse de fertilité et d’abondance. Dans ces mêmes années, Mosneron de Launay (1810) fait lui aussi explicitement écho à Milton dans son roman utopique Le Vallon aérien, au moment de décrire le cadre idyllique où vit une petite communauté cachée au cœur des Pyrénées :
Tout ce que je voyois m’annonçoit qu’en effet le bonheur de ce peuple n’étoit point comme le nôtre, un éclair rapide qui brille et s’éteint presqu’aussitôt au milieu d’épaisses et longues ténèbres ; ici, il commence avec la vie et ne finit qu’avec elle. Le travail, loin de l’interrompre, est un nouveau plaisir. Ce travail, entremêlé de sourires, de propos agréables, de chants joyeux, est une image vivante de celui dont s’occupoient nos premiers pères dans leur magnifique jardin, suivant la belle description de Milton. (Mosneron de Launay, 1810, p. 36-37)
13Cette tutelle revendiquée du poète anglais n’étonne pas lorsque l’on sait que Mosneron a traduit le Paradis perdu à quatre reprises (entre 1784 et 1811) (voir Gillet, 1975, p. 531 sq). Toutefois, il n’est pas anodin que chez ces deux auteurs, les visions édéniques que reçoivent leurs protagonistes soient le fait d’une plongée en utopie (Mosneron) ou d’un souvenir teinté d’onirisme (Grainville). La nature telle qu’elle est décrite ne semble plus appartenir à la réalité contemporaine, elle est une image d’un temps définitivement passé, d’un paradis perdu. À la fin d’un siècle qui a pourtant remis en cause avec force l’idée du péché originel, l’humanité aurait-elle tout de même croqué dans une pomme avant d’être chassée d’un jardin paradisiaque ?
Quelques réinterprétations de Genèse 1, 28 et Genèse 3, 17-19
14Un autre texte inspiré directement de Milton précise cette conscience de perte d’un paradis originel, tout en reconfigurant certains versets bibliques considérés actuellement comme ayant favorisé l’emprise de l’humanité sur la nature. Le verset 28 de Genèse 1, appelant l’être humain à peine créé à « croître » et « multiplier », tout comme la condamnation de l’homme à cultiver la terre à la sueur de son front en Genèse 3, 17-19, conséquence de son irrespect des commandements divins, sont en effet jugés par certain·e·s en tant que justification à tous les excès que l’on déplore en lien avec la dégradation des ressources naturelles9.
15Au tournant des 18e et 19e siècles, Jacques Delille écrit un poème intitulé très à propos Le Départ d’Éden en parallèle à sa traduction du Paradis perdu (1805). Parce que le premier couple a mangé du fruit défendu, il est chassé du jardin par l’archange Michel, qui les escorte jusqu’à la porte désormais infranchissable. L’effet du péché entré dans le monde est palpable, et la femme voit la nature se flétrir sous ses pas : « Le sang d’Ève à ces mots se glace dans ses veines. / Cependant, au milieu du bataillon sacré, / Soumise, mais pensive, et le cœur déchiré, / Elle foule en passant les plantes défleuries, / Les arbrisseaux mourants, et les roses flétries » (Delille, 1816, p. 20).
16Il y a donc bien un effet direct entre l’état béni d’avant le péché et celui, plus difficile et imparfait, que l’humanité doit assumer une fois qu’elle se retrouve condamnée. Pour autant, le poème de Delille ne se termine pas sans espoir. Adam et Ève voient en effet le vaste monde devant eux, et l’archange les encourage fortement à y recréer leur jardin, malgré les peines que cela leur coûtera désormais : « Du bonheur à la peine endurez le passage ; / Des arts consolateurs faites l’apprentissage ; / Que la terre pour vous soit un nouveau jardin, / Et dans ce lieu d’exil refaites votre Éden » (Idem.). Transparaît ici une réécriture adoucie des versets 17 à 19 de Genèse 3. Or, rappelons que Le Départ d’Éden est écrit par le même homme qui publie Les trois Règnes de la nature en 1808, grand poème dans lequel il loue l’homme dans ses rapports à la nature et, notamment, dans la connaissance qu’il en a et qui lui permet d’en tirer avantage.
17Un texte plus tardif, publié en 1831 propose lui aussi une relecture de la Genèse, et de ces versets en particulier. Il s’agit d’un récit écrit par Pierre-Simon Ballanche, intitulé La Vision d’Hébal. Cette vision se présente en tant qu’épopée de l’histoire humaine et se fonde sur une Genèse relue par le prisme de théories illuministes très en vogue au début du 19e siècle, voyant dans la matière la réalisation d’une chute primordiale qui aurait eu lieu avant les débuts du temps. Le travail, imposé en Genèse 3, 17-19, est dès lors appréhendé en tant que conséquence de cette incarnation :
Et l’homme arrivé sur la terre qui lui est donnée comme un héritage, mais un héritage temporaire, se met aussitôt à s’approprier la surface de la terre, par les travaux qui doivent changer cette surface. Et il la couvre tout entière dès ses premières générations, pour lutter par-tout, d’un effort unanime, contre toutes les puissances végétatives exubérantes, contre toutes les puissances animales qui fuient devant lui, ou qu’il apprend à asservir au joug de la domesticité, contre les éléments qu’il doit assouplir ou dompter. Et il est dit que l’homme achève la terre ; et il est dit de plus, par analogie, qu’il lui est donné de contribuer à la création de la terre. Tel est le labeur continu qui est loin d’être achevé. (Ballanches, 1969, p. 135-136)
18L’homme doit travailler la terre afin d’œuvrer à l’évolution conjointe de la matière et de l’humanité. Ainsi, ces travaux, qui contribuent à la transformation de l’homme, conduisent ce dernier à « spiritualiser la matière » (Ballanches, 1969, p. 136), jusqu’à revenir à l’unité primordiale. Dans les reprises de Genèse 3, 17-19 par Delille autant que par Ballanche, l’homme, bien que condamné au travail, reste donc l’élément central par lequel une vie épanouie malgré la Chute est possible.
19Mais cette vision valorisant l’activité humaine sur la nature n’est pas sans nuances. D’autres auteurs relèvent en effet que l’ingéniosité développée par l’homme pour survivre dans une nature devenue hostile, que ce soit par la faute du péché originel ou par la perte mystérieuse de « l’état de nature » – comme Rousseau le postulait dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, hypotexte d’une grande partie de ces réécritures –, a conduit à des abus10. Senancour regrette ainsi, dans son tout premier ouvrage, Les Premiers Âges (1792), publié au lendemain de la Révolution, que les êtres humains soient insatiables et que l’exemple des Européens, à cause desquels « des contrées nourrissaient dans l’Antiquité des nations déjà savantes ; épuisées par des usages abusifs, devinrent désertes, arides, et vieillirent avant le globe11 » (Senancour, 2019 [1792], p. 96-97), se répande chez d’autres peuples. Dans la réécriture naturaliste qu’il propose de la Genèse en fin d’ouvrage et qu’il fait dialoguer avec le texte biblique sous la forme de deux colonnes parallèles, Senancour oppose l’état de félicité des premiers temps à celui qui suit la sortie de « l’état de nature », ainsi qu’il se représente la Chute que l’on trouve dans la Genèse12.
20C’est surtout Le Dernier Homme de Grainville qui met en avant l’idée d’une surexploitation des ressources naturelles. Dans ce poème en prose, on suit Omégare, dernier homme à pouvoir donner une descendance humaine avec sa compagne Sydérie, au sein d’un monde futur stérile et desséché :
Semblable à tous les ouvrages créés, la terre ne pouvait pas être immortelle, la nature calcula l’instant de sa décadence, et comme une tendre mère, elle avait préparé les moyens de la régénérer ; mais la terre a devancé les temps marqués par la nature, et ce sont les hommes qu’elle nourrissait de son sein, ce sont ses propres enfants, qui, tout chargés de ses bienfaits, ont été ses parricides. Les fruits abondants qu’ils recevaient de ses mains libérales n’ont point assouvi leurs désirs. Ils se sont hâtés d’exprimer de ses entrailles jusqu’aux derniers principes de sa vie. Les hommes eux-mêmes, pour trop jouir, prodiguèrent leur force, et la perdirent. Il ne reste plus qu’un remède à de si grands maux, l’hymen d’Omégare avec la seule femme qui peut, comme lui, propager la vie et perpétuer les hommes. (Cousin de Grainville, 2010 [1805], p. 71-72)
21Or, Adam, le père de l’humanité, fait tout pour l’en dissuader et hâter ainsi la fin du monde. Tout comme le dernier homme, Omégare – Oméga – est la figure inversée du premier homme, Adam – Alpha –, le verset de Genèse 1, 28 : « croissez et multipliez » est inversé : il faut décroître pour que le génie de la Terre, la force qui maintient la Terre en vie, soit anéanti et que surgisse « l’aurore de l’éternité ». (Cousin de Grainville, 2010 [1805], p. 187)
22Dans son ouvrage Fabuler la fin du monde, Jean-Paul Engélibert démontre comment Grainville prend appui sur son expérience directe de l’effondrement des Lumières suite à la Révolution française pour indiquer que l’homme, ayant évacué toute transcendance pour ne compter que sur son esprit au moment d’organiser le monde, se retrouve perdu. À travers la destruction progressive de la Terre rapportée en partie par le prisme de la Genèse, Le Dernier Homme semble indiquer que la Révolution et les années troublées qui ont suivi, malgré les idéaux qui les ont portées, ont contribué à ébranler l’image d’une progression sans fin de l’humanité que beaucoup appelaient de leurs vœux. Ce récit peut ainsi également être abordé en tant que « mythe de l’entrée dans l’anthropocène13 ». En effet, la nature, tout comme les hommes et leurs sociétés, sont victimes d’une forme de perte de repères venant brouiller ce qui semblait être une réponse humaine forte au problème initial de la Chute.
23De manière générale, pour la plupart de ces auteurs dont la sensibilité est plutôt contrerévolutionnaire, le paradis perdu symbolise la perte de la vie menée sous l’Ancien Régime et la nostalgie d’un temps qui ne reviendra plus. Dans ces réécritures, la nature intacte et généreuse qui y est décrite est donc avant tout le décor d’un monde passé fortement idéalisé. À la suite d’une Chute qui peut être due à la désobéissance aux commandements divins autant qu’à une forme d’hubris détachée de toute transcendance, l’homme jouit encore d’une place prépondérante telle que la lui propose le texte biblique, mais celle-ci commence à être discutée. La notion de progrès souvent associée à l’héritage idéologique des Lumières apparaît ainsi remise en question, ce qui démontre que le début du 19e siècle n’est pas uniformément acquis à l’idée d’une évolution ascensionnelle. Au mythe de Prométhée tel qu’il se reconfigure à cette période, passant d’un voleur de feu rappelant l’Adam de la Genèse à un être s’élevant jusqu’au ciel pour s’approprier les connaissances et en faire bénéficier les humains (Trousson, 1976, p. 312-313), s’oppose le récit du jardin d’Éden, dont la perte est toujours due à l’action humaine, même s’il n’est plus question de pomme ou de serpent. Ces textes peuvent donc être abordés en tant qu’« altermodernités des Lumières », selon ce que dit Yves Citton de ces littératures représentant les Lumières et portant en elles des visions plurielles de la modernité en train d’émerger (Citton, 2022, p. 32-33).
*
24Dès la fin du 18e siècle, il apparaît que l’Éden sauvage et luxuriant est de plus en plus une image relevant du mythe et non plus une peinture de la réalité, en tout cas dans une Europe qui s’industrialise et où les villes s’agrandissent. À la suite des quelques textes sur lesquels nous nous sommes attardés, les poètes romantiques aborderont la nature sous cet angle, ce qui contribuera à ancrer cette dichotomie dans la pensée collective (Buekens, 2020, p. 16 ; Peyrache-Leborgne, 2022, p. 22). Mais cette opposition entre une nature préservée dans l’imaginaire et les effets concrets des actions des hommes sur le vivant est aujourd’hui fortement décriée pour l’aveuglement qu’elle induit14. Et comme en réaction à cela, l’apocalypse et la fin du monde sont de plus en plus présentes dans les productions culturelles contemporaines (voir Engelibert, 2019), au risque de suggérer qu’à la Genèse a succédé directement l’Apocalypse. Pourtant, le mythe du jardin d’Éden et l’idée d’une perte d’un état naturel harmonieux restent présents dans notre psyché au moment de nous figurer la crise écologique actuelle. Il est par exemple intéressant de voir Christian Chelebourg, dans son ouvrage Les écofictions : mythologies de la fin du monde, souligner la thématique centrale de la culpabilité de l’homme envers l’environnement dont il devait prendre soin (Chelebourg, 2012). D’ailleurs la première partie de cet ouvrage, intitulée « La pollution ou la souillure », est introduite de manière très explicite par le chapitre « Un nouveau péché » (Chelebourg, 2012, p. 13). Dans les textes plus récents que Ch. Chelebourg étudie, l’humanité demeure coupable, bien qu’il ne soit plus question de transcendance mais plutôt de l’immanence d’une nature qui se rebiffe face aux excès des hommes.
25Au cœur de notre actualité, il apparaît donc que le recours à certains mythes et récits fondateurs comme celui de la Genèse contribue à donner une certaine lisibilité à des événements dont l’ampleur nous dépasse. C’était déjà le cas au tournant des Lumières, suite à l’instabilité politique et sociétale qui a découlé de la Révolution française, ainsi qu’à la prise de conscience d’une influence grandissante de l’homme sur son environnement. Face au changement climatique avéré et aux preuves de détérioration de la planète qui s’accumulent, c’est aussi ce l’humanité exprime aujourd’hui en mobilisant indirectement le schéma génésiaque, elle dont la mémoire est tissée de récits et d’images que les temps de crise invitent à réactualiser.