Colloques en ligne

Anne Roche, université de Provence

Démolir Chevillard ?

1Il ne vous a pas échappé que ce titre décalquait un titre récent d’Eric Chevillard : Démolir Nisard. Mais vous ne pouviez savoir que mon titre à moi, contrairement au sien, était antiphrastique. En effet, Chevillard se propose bien de démolir Nisard, et je ne me propose pas de démolir Chevillard. Mais c’est ici qu’entre en jeu la compétence de l’interprète (vous), compétence dont je ne doute pas, et les hypothèses qu’il peut formuler sur les intentions de l’auteur (moi), hypothèses dont personnellement je ne sais rien mais j’ai toutes les raisons de penser que vous pouvez me prêter de mauvaises intentions à l’égard de Chevillard, et il ne servirait à rien de protester de ma bonne foi car ce pourrait être une ruse, bref la preuve qu’il peut y avoir malentendu c’est que Volodine soi-même m’a reproché ce titre, disant qu’il ne fallait pas démolir Chevillard, or Volodine comme peut-être certains d’entre vous le savent, c’est quelqu’un qui a une certaine influence sur moi, alors je lui avais promis de changer le titre, et je vais même le faire devant vous. Ma communication ne s’appelle pas «  Démolir Chevillard », même avec un point d’interrogation. Elle ne s’appelle pas encore. Ce sera peut-être «  Tropes et tropismes dans l’œuvre des frères Grimm1» . Insistons sur le fait que, « s’il existe une impulsion fugace à croire que la phrase entendue a été voulue littéralement, il a dû exister à un moment donné une impulsion ou une tendance similaire chez celui qui parle2. »

2Pour tenter de décrire l’omniprésence de l’ironie dans les romans de Chevillard, j’ai choisi de tirer un fil autour d’une double construction : construction de la figure de l’auteur, et de celle du lecteur, selon les dispositifs différents mis en jeu dans quelques romans, à partir essentiellement des derniers parus : surtout Démolir Nisard 3, et aussi, secondairement,  Le vaillant petit tailleur4 ou  Les Absences du capitaine Cook 5.  Plan forcément déséquilibré, car l’auteur, c’est naturel, se donne beaucoup plus de place qu’au lecteur, même s’il fait semblant de s’intéresser à ce dernier pour des raisons probablement mercantiles. Mais dans le cas de mon étude, il y est doublement obligé, car, comme vous le savez, l’ironie implique une étroite collaboration des deux personnages.

3Je ne sais rien d’Eric Chevillard. Je ne sais pas, par exemple, si sa femme s’appelle Métilde, comme il l’affirme dans Démolir Nisard.  Je ne sais même pas s’il est marié.  Je vais donc prendre pour argent comptant ce qu’il nous dit de lui, mais surtout la figure d’auteur qu’il construit à notre intention.

4Abrégeons le suspense : mon hypothèse est que la figure d’auteur de Chevillard, c’est une figure d’auteur du XIXème siècle retournée. Or le retournement, comme vous le savez, est un des ressorts fondamentaux de l’ironie. Et retourner une figure du XIXème siècle, déplorable facilité je vous l’accorde, quoi de mieux pour entrer dans le XXème siècle, voire dans le XXIème ? Chevillard y invite explicitement, en utilisant de façon caricaturale ce qu’il appelle le « (bon vieux) romancier » :

5« il se prétend souvent préoccupé par la recherche de la vérité ; simultanément il échafaude une illusion de plus à laquelle il est sans doute plaisant de se laisser prendre durant le temps de la lecture mais qui excite toujours un peu ma mauvaise ironie. La réflexivité est une manière de démontage de cette illusion romanesque : l’auteur et le lecteur sont précipités tête la première dans la fiction. Ils en deviennent de fait les principaux acteurs. En cela, je suis le plus réaliste des écrivains6… »

6La figure à retourner, figure de l’écrivain tel que l’aime Nisard, aurait comme traits distinctifs :

7Soucieux du bien public.

8Erudit.

9Soucieux de moralité.

10Impartial, objectif.

11Peu enclin aux jeux formels.

12On est là bien sûr en plein stéréotype, car s’il y a des dix-neuviémistes parmi vous, et il y en a, ils pourraient aussitôt m’apporter trente contre-exemples. (Mais peut-être que les dix-neuviémistes n’oseront pas se manifester, trop conscients du portrait accablant que Chevillard trace d’eux dans Démolir Nisard 7).  Mais stéréotype ou non, Chevillard s’emploie d’abord à remplir le rôle :

13Soucieux du bien public. Dans Démolir Nisard, Chevillard est un pamphlétaire rigoureux qui veut dénoncer et réduire à néant un ennemi redoutable.

14Erudit. Il l’a prouvé avec, par exemple, son étude sur L’œuvre posthume de Thomas Pilaster 8 : préface, apparat critique, qui va de l’analyse matérielle des manuscrits (support de papier, encres…) à l’interprétation la plus biaisée. (On peut se demander s’il n’y a pas là un clin d’œil au Pale fire de Nabokov, « commentaire » délirant d’un poème dont le sujet est tout autre : Nabokov fait partie des auteurs qui l’ont, dit-il, influencé.)

15Soucieux de moralité : « tout grand livre étant un miroir réformant pour les choses et les êtres 9» : pas un miroir fidèle, encore moins un miroir formant, mais bien un miroir qui sert à réformer.

16Impartial, objectif : il le proclame haut et fort, « La stricte neutralité que je me suis promis d’observer tout au long de cet ouvrage10. »

17Peu enclin aux jeux formels. Ce dernier point est délicat. En effet, Chevillard pratique toutes sortes de jeux formels, et il y a peu d’exemples où il dise le contraire. Alors que, jusqu’ici, notre auteur semble s’être appliqué à remplir (ironiquement) le programme qu’il prête à son auteur-Nisard, se séparerait-il tout à coup du modèle ? En fait la contradiction ne réside pas entre un programme et une pratique, mais plutôt dans la tension entre les traits qui précèdent (érudition, souci du bien public…), qui eux sont affirmés, et la pratique formelle qui les accompagne.

18Dans tous ses textes, avec des modalités différentes, Chevillard dessine des couples auteur-lecteur où le rapport de forces n’est généralement pas favorable au dernier. Le couple le plus « typique » est sans doute celui que nous trouvons dans

19L’œuvre  posthume de Thomas Pilaster. Chevillard écrit à ce propos :

20« La réception de ce livre fut assez réjouissante, car tantôt les critiques prenaient fait et cause pour Pilaster, l’écrivain, et tantôt pour Marson, l’éditeur. Le lecteur ne peut savoir de quel côté je me situe, moi, dans quel camp je suis, si je revendique les textes de Pilaster ou les gloses assassines de Marson, et il doit par conséquent se prononcer sans connaître mon opinion En réalité, je conçois Pilaster et Marson comme les deux faces antinomiques du même écrivain divisé entre satisfaction et insatisfaction et dont le livre sous cette forme dramatise le conflit intérieur11. »

21Dans ce roman, c’est le dispositif même qui est ironique. En effet, au début, on peut croire être confronté à la situation classique : un écrivain (imaginaire, mais dont l’auteur va accréditer l’existence) est mort, un ami ou un disciple va recueillir son œuvre, établir sa biographie, etc.

22« Le sort de ses inédits est entre les mains de ses héritiers, famille ou amis proches, déjà terriblement éprouvés par la perte qu’ils ont subie et qui se trouvent promus bien malgré eux à la tête d’une œuvre secrète, qu’ils ont la possibilité de léguer à la postérité ou de détruite à jamais, pouvoir exorbitant qu’ils doivent cependant assumer12. »

23Le lecteur pense donc d’abord que le narrateur, lui aussi «  terriblement éprouvé », va faire œuvre de piété. Mais il s’avère très vite que le narrateur se propose au contraire de procéder à un règlement de compte qui s’enracine dans une haine entretenue depuis l’enfance. Portrait fielleux d’un enfant chétif et cafard, puis d’un écrivain médiocre, au succès inexplicable :  son premier livre, Mots confits mots contus, est publié à compte d’auteur, le second est le plagiat d’un manuscrit qu’il a chipé au narrateur…

24Il s’agit donc bien de « permettre à Pilaster d’occuper enfin la place qui lui revient dans notre littérature », dernières lignes de la préface, mais cet excipit convenu doit être retourné : la place en question n’est pas honorifique, il s’agit bien plutôt de « remettre à sa place » le malheureux Pilaster qui jouit d’une gloire usurpée. Du moins d’après son biographe, dont nous apprenons le nom en fin de préface : Marc-Antoine Marson.

25Ce sont les notes de Marson, l’ensemble de son discours d’escorte, qui nous révèlent la relation conflictuelle entre lui et Pilaster . Avant chaque « inédit », Marson s’interroge sur l’opportunité de le publier, il en souligne les faiblesses. Ainsi, avant Conférence avec projection, il parle du drame de la stérilité, du désespoir de l’écrivain vieillissant qui voit son public disparaître, etc. Paradoxalement, le texte en question est un des meilleurs textes de « Pilaster » : après un début érudit et conventionnel, la magie du verbe opère, puisque le sujet de la conférence (le désert) déborde des papiers du conférencier, le sable peu à peu envahit la scène, engloutit le conférencier et le public, après qu’une diapositive mal classée a montré inopinément au public le visage de l’épouse perdue, autre signification du désert … Pour finir, on peut supposer que c’est Marson qui a assassiné Pilaster, puisque auprès de son cadavre on ne retrouve « nulle empreinte, hormis les siennes et celles de rares intimes13. »

26Marson est donc une figure de lecteur « idéale », sinon modèle. Certes, il opère une réduction dévalorisante du texte de « Pilaster », il se l’approprie, ce qu’on peut regretter d’un point de vue éthique : reste qu’il a LU, effectivement. Mais il n’a pas lu n’importe comment, il a lu en ayant constamment recours à un « hors-texte » tout aussi fictionnel que le reste du livre, donc à la problématique de « l’homme-et-l’œuvre ». Ici pointe déjà Nisard.

27Cette problématique antique est généralement doublée d’une recherche des « intentions d’auteur ». Le lecteur-interprète d’un énoncé ironique doit, selon les classiques,  s’appuyer sur les intentions de l’auteur pour décider de l’ironie ou non d’un texte14.  Or, le lecteur construit par Chevillard ne semble pas avoir la sagacité requise pour y procéder. Du moins en apparence. Car ce lecteur construit est en fait double : il existe en version bête (l’explicite de ses apparitions et réactions dans le texte) et en version sagace (c’est vous, c’est moi, qui pouvons nous gausser de la bêtise de ce frère inférieur.)

28« Tout ironiste vise un lecteur prétentieux où il se mire15. »

29De nombreux exemplaires d’insuffisant lecteur  hantent les romans de Chevillard. J’en retiens deux. Le héros de Démolir Nisard est à la recherche d’un texte disparu de son ennemi, il le piste en vain dans toutes les bibliothèques. Un beau jour, il reçoit un courrier d’une bibliothécaire qui lui annonce qu’elle possède les œuvres complètes de son homme. Ravi, il s’y précipite, et est confronté aux œuvres de… Ponsard16.  Or, qui est Ponsard ? Le roman ne nous l’apprend pas. Mais il y a la Lucrèce de Ponsard. On dit toujours « la Lucrèce de Ponsard. » Du moins on le disait de mon temps dans les manuels scolaires, je n’ai pas vérifié aujourd’hui, mais je pense que les jeunes générations ignorent la Lucrèce  de Ponsard. Moi aussi je ne l’ai pas lu (ceci n’est pas une faute, c’est une hardiesse) , mais je sais que c’est une pièce néo-classique qui a eu du succès l’année où Hugo s’est planté avec Les Burgraves. La confusion n’en est pas moins inexcusable de la part d’une bibliothécaire, une des rares professions où on apprenne encore à lire et où les dyslexiques sont implacablement éliminés notamment dans la formation « Métiers du Livre » que dirige Joëlle Gleize. Et voici un exemple du bénéfice recueilli par le lecteur averti : il se moque de son double inférieur (la bibliothécaire dyslexique), il est donc conforté dans son statut de lecteur sagace, et il peut glaner en outre des informations sur Ponsard, mais pour cela il lui faudra chercher sur Google ou ailleurs.

30Cet exemple est certes caricatural. Le deuxième le sera un peu moins, car il désigne une attitude de lecteur assez répandue :  celle du lecteur lettré, qui peut avoir des exigences, quand il constate avec colère ou désespoir que l’auteur lui retire tous les repères auxquels il pense avoir droit. C’est le cas lorsque disparaissent les personnages, par exemple dans l’implacable destin dont ils sont tous victimes dans Les Absences du capitaine Cook :

31« Il va falloir être très courageux…Un accident terrible. Tous, oui. Mieux vaut ne pas entrer dans les détails. Oui, mais ne peut-on dire alors que le personnage principal de ce livre, en fait, c’est l’Océan ? Non plus non. Ou la ville, d’une certaine façon ? Non. Ou la vieille maison familiale dont Mémé si longtemps fut l’âme ? Non. Ou la locomotive ? Ou l’hiver, ou la nuit ? NON17. »

32Tout lecteur, quelle que soit sa compétence, va sentir ou repérer, de façon plus ou moins intuitive, les présences intertextuelles. Les modalités de ces insertions sont multiples, et leurs effets divers. Chez Chevillard, les dispositifs intertextuels sont évidemment une pièce du dispositif ironique. Il s’agit souvent d’une citation à peine masquée, suffisamment célèbre pour être identifiée du premier coup, comme par exemple : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, la vermine s’éveilla transformée en son trou en un véritable être humain18… »

33ou l’épisode  recopié de la madeleine de Proust, dont seule la fin est modifiée. J’examinerai plus en détail  Les Absences du capitaine Cook.

34Le titre est tout à fait honnête : en effet, il ne sera pas question du capitaine Cook. Le fonctionnement global est de l’ordre du pastiche, mais d’un pastiche généralisé à la fois à la totalité du texte, et à l’ensemble des genres du récit en prose. On peut certes en distinguer les objets, mais ils se télescopent et empêchent la formation, la coagulation, du moindre sens, de la moindre histoire. Pour les genres, on trouve tout d’abord un pastiche du roman à l’ancienne, ce que Chevillard appelle le « bon vieux roman », notamment dans le système des titres. Chaque chapitre est précédé d’un titre, canonique dans sa forme :

  1.      Qui ne s’embarrasse pas de détails.

35III.     Où le drame brutalement se noue.

  1.      Qui jette une lumière nouvelle sur les événements

  1. Dans lequel le mystère s’épaissit. Etc.

36Ce « titre » est initié chaque fois par un pronom relatif (qui, où…), dont l’antécédent, on peut le supposer, est « chapitre ». Après cette première proposition, cinq à dix lignes qui se donnent pour un résumé de ce qui va suivre. Or, à première vue,  il n’y a aucun rapport entre ces « résumés » et le chapitre afférent. Le premier effet donc est comique, par l’usage d’une forme en soi désuète (par là, plutôt agréable à l’œil, si on aime le kitsch), mais évidée de sa fonction (l’annonce) et procurant un contraste cocasse entre les deux plans narratifs, le résumé et l’expansé. Mais c’est aussi une forme de métatextuel : « L’art fait référence à sa propre machinerie, il exhibe ses procédés plutôt que de les dissimuler, il se met aussi lui-même en scène et s’affirme comme artifice19. »

37La deuxième modalité de pastiche générique porte sur les différentes formes descriptives, didactiques, scientifiques, philosophiques…, comme la description du naufrage de La Pérouse20, avec force lexique nautique,  la description du pétale de tulipe considéré comme potentielle cuiller à soupe, ou la démonstration de l’identité entre une jeune fille qui coupe des concombres et un ours brun dans la neige. La troisième revisite différentes formes narratives en les détournant diversement. C’est le cas du conte, ou le détournement peut être à double détente :  on croit que c’est le vilain chevalier chauve qui va conquérir la princesse, non, elle épouse un beau chevalier chevelu. Dans le conte du dragon, le détournement procède par substitution, le chevalier tue bien le dragon, mais celui-ci n’était autre que la princesse. Plus tard, dans Le vaillant petit tailleur, Chevillard  soulignera les combinaisons limitées du conte, procédant ainsi à un pastiche sous-jacent de la Morphologie du conte de Vladimir Propp21. Mais c’est aussi le cas du roman d’aventures, de la saga familiale, etc.

38Tous ces pastiches sont ponctués de parabases, soit, comme on sait, une intervention d’auteur, qui suspend le cours de l’action, le prototype se trouvant dans Jacques le Fataliste , ou chez Sterne auquel Chevillard se réfère explicitement. L’ennui pour le critique, c’est que dans ces textes il n’y a pratiquement que de la parabase, ce qui rend la tâche quelque peu superflue.

39Mais le pastiche intertextuel est particulièrement flagrant dans le cas du Vaillant petit tailleur.

40Le Vaillant petit tailleur, c’est – comme le lecteur sagace l’aura remarqué avant moi – la version 2003 de Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Qu’annonce en effet la quatrième de couverture ?  «  Voici qu’un écrivain prétend soudain devenir l’auteur conscient et responsable qui fait défaut à celle-ci l’histoire recueillie par les frères Grimm .»  On pourrait certes arguer que les frères Grimm ont bien signé les contes qu’ils ont collectés, et qu’ils en sont donc les auteurs, mais l’argument n’arrête pas le nôtre, d’auteur : l’histoire du petit tailleur, étant de tradition orale « pâtit en somme depuis l’origine de n’avoir pas d’auteur : il n’est pas trop tard pour lui en donner un.

41Ce sera moi.22 »

42Le rapprochement avec le Don Quichotte est d’autant moins arbitraire qu’il s’explicite vers le dernier tiers du volume : « Combien de retouches et de corrections faudrait-il apporter à leur texte des frères Grimm pour changer Le Vaillant petit tailleur en Don Quichotte ? Quel travail ! 23» Ce ne devrait pourtant pas être insurmontable pour quelqu’un qui a déjà réussi la transmutation d’un mouton en coccinelle24. On peut penser également aux transmutations oulipiennes :  Oulipo a entre autres transformé une phrase du Manifeste communiste en une phrase du Mystère de la chambre jaune, et réciproquement25.

43L’intertexte du conte de Grimm est connu – ce qui provoque d’ailleurs un drame chez certains lecteurs, qui ont acheté le roman de Chevillard en croyant y retrouver le conte que leur lisait leur maman26 . Mais Chevillard ne s’y limite pas, et truffe son texte de quantité d’autres intertextes, qu’il souligne :

44 « En dépit d’une référence explicite à tel chef-d’œuvre espagnol du XVIIème siècle, tout ce passage évoque plutôt le roman anglais du XVIIIème siècle, ce qui constitue une façon bien originale de piller la littérature germanique du XIXème siècle pour un écrivain français du XXIème siècle, convenons-en27. »  Cette abondance de références et de lectures n’est d’ailleurs nullement le privilège des intellectuels, des romanciers : « L’imagination populaire a des lectures. La source vive qui jaillit depuis la préhistoire, sauvage et torrentielle, renouvelle chaque année en septembre sa carte de bibliothèque28. »

45Ces mécanismes intertextuels, massivement présents dans Le Vaillant petit tailleur -  mais aussi dans les autres romans de Chevillard - coexistent avec d’autres modalités dont je ne sais pas trop si elles relèvent de l’humour ou de l’ironie.   Je retiendrai deux figures, l’une qui consiste à décrire le réel et le décrire comme s’il était absurde ou monstrueux, comme dans l’exemple du destin des moutons. Les bergers excédés par la réintroduction du loup et de l’ours dans les montagnes ( et on envisage de réintroduire aussi les géants ) protestent :

46« Pourquoi ne pas tondre nos bêtes et les débiter pour vendre leurs gigots ? Si l’on continue sur cette voie, rien bientôt ne paraîtra plus normal que l’extermination des troupeaux, on verra nos moutons écorchés aux étals des bouchers et les cervelles de nos agneaux finiront dans vos assiettes29 ! »

47La figure inverse, qui consiste à décrire des objets ou des formes absurdes, impossibles,  est tellement répandue dans l’œuvre que je me borne à la mentionner, mais elle mériterait aussi une analyse. Dans Mourir m’enrhume, le premier livre publié, le ressort du rire est plutôt de l’ordre de l’absurde, et notamment s’apparente au langage «chimérique»30 d’un Tardieu :  syntaxe plus ou moins intacte, et sèmes incongrus, comme « Elle sème du plancton toxique sous l’armoire pour empoisonner les squales31 », « J’admets avoir dérobé des parpaings dans la salive d’un bigorneau32 », « J’avais d’abord pensé à un boomerang mais, à nos âges, on se met plus facilement au caniche33 .» Le ressort narratif serait, lui, de l’ordre du pastiche générique, articulé en particulier sur le genre du roman policier : si Mourir m’enrhume ne comporte que peu ou pas d’intrigue, le projet de crime occupe bien la fonction du roman policier décrite par Kracauer, à savoir que chacun de nous se rêve criminel dans les temps ordinaires. « Où étais-je tout ce temps ? j’ai pu commettre tous les meurtres. En vérité, je ne peux être mis hors de cause que dans de rares affaires. Le 8 avril 1933, je dînai chez les Plock34. »

48La deuxième figure, également classique, est la métalepse. On connaît l’exemple canonique de Continuité des parcs, de Cortazar : un personnage de la nouvelle qui porte ce titre lit un livre, nous lisons avec lui le début d’une histoire, un couple de conspirateurs ou de guérilleros dans la jungle, ils complotent un assassinat, et l’homme entre dans une maison où précisément la victime lit ce livre… Chevillard va beaucoup plus loin dans l’utilisation de ce changement de niveau de récit : à la page 145 du Vaillant petit tailleur, lors de l’épisode de la bataille des deux géants qui déracinent tous les arbres de la forêt pour se massacrer, ces arbres, réduits en pâte à papier, servent à fabriquer le livre que nous sommes en train de lire depuis 144 pages, ce qui est à la fois une prouesse technique, une faille dans le continuum espace- temps et une arnaque narrative.

49Toutes ces figures, toute cette virtuosité, seraient-elle gratuites ? NON ! (comme dirait l’auteur lui-même). Elles sont au service d’un projet grandiose, qui était certes sous-jacent dès les premiers romans, mais qui va s’épanouir dans Démolir Nisard.

50« Mon personnage, contemporain, nourrit l’ambition d’anéantir un critique littéraire du XIXème siècle, non seulement ses livres et son souvenir mais jusqu’à l’évidence de son incarnation et de son existence, afin d’enrouler sur sa bobine la longue chaîne de causes et d’effets que ce fastidieux Nisard a générée par ses écrits et ses actes. Je reproche depuis longtemps au roman de s’inscrire dans l’espace idéal du songe en se conformant pourtant au principe de réalité, alors que nous tenons avec la littérature l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences, d’éprouver de nouvelles façons d’être35. »

51La quatrième de couverture fait appel directement à l’ironie socratique :

52« Pour se connaître enfin soi-même, il n’est pas de meilleur moyen que de connaître bien son ennemi. ».

53Mais la nature même de l’ennemi crée un paradoxe : le livre se présente comme un courageux pamphlet destiné à démolir… qui au juste ? En général, un pamphlet s’attaque à quelqu’un de connu, de célèbre, d’actuel, dont la gloire est mal acquise, et que le pamphlétaire, au péril de sa vie ou presque, va délégitimer. Or, l’individu que Chevillard prend pour cible est « mort en 1888 et oublié presque aussitôt » : il va donc falloir lui redonner vie avant de l’assassiner. Le mérite-t-il ? Oui : «  il a pesé de tout son poids sur la trame légère des jours comptés à l’humanité. Il a contribué au malheur de celle-ci, aujourd’hui encore accru par les fatales conséquences de ses moindres opinions et petits gestes mesquins. » On nous révèle ainsi que nous ployons sous l’hégémonie, non de l’ironie, mais de Nisard.

54La contradiction est donc inscrite dans le projet même du texte : « démolir » quelqu’un que le temps et l’oubli ont déjà anéanti. Mais ne s’agit-il que de Nisard ? « Ce vieux critique oublié devient ainsi le guignol sur la tête de bois duquel mon personnage assène les coups qu’il voudrait porter au monde. Toutes ses allergies et ses irritations se trouvent par commodité une cause unique contre laquelle il peut alors lutter36. »  Le nom « Désiré Nisard » va se trouver ainsi désigner successivement toute une série de tristes individus, retenons celui qui estime que le SMIC est trop élevé en France et qu’il y a trop de fonctionnaires37, ou celui qui défend sa décision d’entrer en guerre malgré l’absence d’armes de destruction massive38. Il est vrai que, si le Nisard historique a, selon Larousse, proposé de distinguer entre une morale étroite, qui régit les actions des simples particuliers, et une morale large, « seule applicable aux princes qui violent leurs serments et prennent des millions à la Banque39 », on pourrait en suggérer encore d’autres incarnations. Mais « Nisard » n’est pas seulement un être humain, il est l’auteur des tremblements de terre, des raz-de-marée, etc. etc. En somme, Chevillard fait de son allergie une allégorie (le jeu de mots est de lui), « Nisard » incarne tout ce qu’il déteste.

55Il s’agit alors de «  rêver d’un livre sans Nisard »40 . La fin du livre effectue, toujours sous un mode ironique, le projet de se débarrasser de Nisard. Vers la fin du livre en effet, alors que le narrateur vient de prendre à partie un adolescent bruyant,  sa compagne le met en garde : «  tu es en train de devenir aussi odieux que Nisard41. » Le «  devenir-Nisard » serait-il le sort commun de l’être vieillissant ? Le narrateur, qui se sent envahi par la stérilité, se décide : après s’être affublé de l’habit d’académicien de Nisard, il va se noyer42.

56Mais la mise à mort du narrateur ainsi déguisé en « Nisard » suffit-elle à éliminer le « monstre » ? Rien n’est moins sûr, car les livres « avec Nisard » restent nombreux,  ce sont tous les livres qui comportent « des éternelles histoires toujours recommencées l’éternelle histoire repartie, la mort à l’œuvre 43», « une école de résignation 44». Certes,  « le livre sans Nisard ne sera possible que dans un monde sans Nisard45 ». Mais ce monde enfin délivré, c’est bien la littérature qui peut l’instaurer : «  ce livre sans Nisard se voudrait mieux qu’un manifeste pour un monde sans Nisard : le projet détaillé du monde sans Nisard, non point une utopie de plus, mais la promesse du monde sans Nisard énoncée et simultanément tenue46.» Le rêve même ne peut nous montrer un tel monde, car le rêve n’est que « recyclage, amalgame, récupération, analogie47 ». Mais la littérature le peut, car elle fait ce qu’elle dit :

57« Tout roman met en œuvre dès les premiers mots les conditions de sa fin. C’est un processus d’autodestruction, de catastrophe. Mes romans voudraient plutôt instaurer un temps hors de l’Histoire, propice à une méditation poétique et à toutes sortes de spéculations48. »

58Pour cela, il s’agit de transformer précisément l’usage de la langue, dans la mesure où celle-ci »structure notre rapport au monde et le fige. Il faut donc, d’une certaine manière, parvenir à la retourner comme on retourne l’agent d’une puissance ennemie et la faire servir des fins en partie contraires à celles pour lesquelles elle fut forgée49. »

59Or,  ce retournement, Chevillard ne le cherche pas du côté de l’infraction linguistique ou de la déconstruction, au contraire il joue la correction, voire l’hyper-correction,  mais dans une perspective pourtant destructrice : « mes personnages, Crab ou Palafox, par exemple, sont plutôt des figures de rhétorique incongrues ou des pronoms personnels nouveaux qui viennent parasiter la langue et profitent de son efficacité terrible pour se développer selon leur loi propre50. »

60« Ecrire, c’est toujours écrire contre. C’est une position de combat51. » Affirmation un peu curieuse de la part d’un auteur qui ne semble pas être un écrivain engagé, au sens sartrien ou en des sens plus contemporains. Pourtant, elle se justifie dans la mesure où Chevillard, avec constance, refuse « une littérature qui se contente de redoubler le réel52 », et propose de forger des bifurcations, des hypothèses, des mondes parallèles. Sans du tout revenir au fantôme de l’inspiration, Chevillard admet ce qu’on pourrait appeler la collaboration de l’inconscient au cœur même d’une œuvre extrêmement concertée : « On dirait que se fait jour une réalité viable, où tout se tient, et qui n’a pourtant presque plus aucun rapport avec la nôtre. Jamais la seule imagination ne parvient à cela, qui ne sait que recycler, combiner ; il faut que se produise dans la langue même une sorte de réaction qu’on dira chimique, faute de mieux, entre les mots53. »

61Et il s’avère que Chevillard se fait une haute idée des pouvoirs de la littérature. Elle ne peut certes changer le monde, mais elle a  bien une mission : il s’agit, en modifiant la littérature antérieure, de former des lecteurs libres :

62« Il suffirait peut-être de saboter imperceptiblement leur des contes machinerie implacable, d’en tordre un peu les rails et les axes, de voiler quelques-uns de ces engrenages pour former plutôt que de dociles exécutants des hommes libres et fiers et des foules révolutionnaires54. »

63J’espère vous avoir démontré la pertinence des figures d’auteur et de lecteur élaborées par Chevillard. Pour ma part j’ai tenté de mon mieux d’occuper la figure du commentateur sérieux, ce qui était évidemment une tentative ironique.