Colloques en ligne

Stéphanie Loubère (Paris 4 Sorbonne)

De la grammaire des plaisirs à la rhétorique des corps : métamorphoses licencieuses de l’art d’aimer et de l’art poétique

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1L’Art d’aimer d’Ovide n’est pas la première tentative littéraire pour donner des leçons d’amour sous une forme mêlant ambition théorique et visées pratiques (double sens de l’ars). Avant lui, par exemple, Tibulle s’est présenté comme magister et a retranscrit dans ses élégies les leçons de Vénus (praecepta Veneris) et de Priape1.

2L’œuvre d’Ovide est cependant unique et fondatrice dans la forme qu’elle inaugure, et doit en grande partie son succès à la double tradition parodique dans laquelle elle s’inscrit :

  • parodie des poèmes didactiques (les artes qui fleurissent à l’époque impériale et qui ont pour objet la teinture des étoffes, la poterie, les potions à base de venin, les jeux ou les festins…)

  • et parodie des traités rhétoriques, auxquels son titre renvoie directement. Le titre latin est Ars amatoria : il sonne comme l’Ars oratoria ou l’Ars grammatica des traités de rhétorique, et il évoque bien sûr l’Ars poetica d’Horace2.

3Depuis l’Antiquité, toute parole destinée à convaincre, séduire, émouvoir ou instruire est codifiée par un “art”, c'est-à-dire par une technique, reposant sur des règles précises et pouvant faire l’objet d’un apprentissage : la rhétorique. Jusqu'à l’âge classique, cette matière reste parmi les plus nobles qui soient enseignées. Le discours amoureux partage l’ambition de la rhétorique : comme elle, il veut convaincre, séduire et émouvoir.

4Au-delà du simple jeu parodique, on conçoit que faire une Ars amatoria sur le modèle de l’Ars rhetorica est une façon de donner suite à cette connivence.

5Ovide exploite les ressources de cette connivence de façon plus ou moins lâche :

  • En se prétendant magister, il assimile l’amour à un savoir transmissible

  • Dans le premier livre de son Art d’aimer, il prétend enseigner à l’amant les lieux (loci) où trouver une jeune fille à aimer : ces “lieux” renvoient bien sûr aux loci communes de l’inventio, la première des trois parties de la rhétorique classique.

  • Dans le détail de l’argumentation, le rapport entre art d'aimer et art poétique peut se faire plus subtil, et notamment inviter à concevoir un possible langage des corps. Ex. des passages consacrés à l’usage des postures (livre II, v. 679-681 et fin du Livre III, v. 771-786) – figurae en latin, mot qui désigne aussi les figures de style :

Utque velis, venerem jungunt per mille figuras

Invenit plures nulla tabella modos.

Suivant ta fantaisie, elles [les femmes mûres] se prêteront, pour l’amour, à mille attitudes. Nul recueil de peinture n’a imaginé plus de poses diverses.

Nota sibi sint quaeque ; modos a corpore certos

Sumite ; non omnis una figura decet.

Que chaque femme se connaisse bien ; d’après votre physique, choisissez telle ou telle attitude ; la même posture ne convient pas à toutes.

6Les termes employés par Ovide : figura, modus, invenire, Venerem jungere (faire l’amour, mais on dit aussi verba jungere : lier les mots d’une phrase) sont également proches du vocabulaire de la rhétorique qu’il parodie. Ce parallèle entre arts rhétorique et érotique rend possible l’idée d’une grammaire des sens et la possibilité de décrire, de façon qualitative et quantitative, le discours des corps et les figures du plaisir.

7Comme rhétorique des corps, la posture s’élabore en codes, elle normalise le savoir de l’érotique sensuelle, elle affirme le droit de l’Art d’aimer à se revendiquer comme technè, à user d’artifices pour trouver, prolonger et renouveler le plaisir.

8À travers la posture, comprise ainsi comme une poétique érotique, on accède en fin de compte à un art de jouir : par elle on rentre véritablement en possession du savoir érotique, on peut jouir des avantages de la théorie en la mettant en pratique. La posture amoureuse est le moment où le savoir érotique prétend à une efficacité tangible, et où la maîtrise théorique s’investit dans un pouvoir pratique.

9L’âge d’or du libertinage coïncide avec un phénomène de reviviscence de l’Ars amatoria : traduit, imité, parodié, adapté, le poème d’Ovide se prête particulièrement bien à l’exploration du désir de maîtrise à la fois discursive et physique de l’Eros libertin.

10Jamais peut-être la logique qui sous-tend le travestissement technique du discours amoureux n’a été poussée si loin : la codification du plaisir exploite toutes les ressources prescriptives et descriptives de l’art poétique, pour fixer une langue, en transposant le modèle grammatical et rhétorique dans la sphère des corps.

11Dans les romans licencieux et dans diverses publications qui recensent inlassablement les combinaisons infinies offertes aux corps désirants on voit se diffuser la “Science pratique de l’amour” – titre du recueil publié P. Wald-Lasowski (Picquier, 1998), comprenant :

  • L’Art de foutre en 40 manières, ou la science pratique des filles du monde, 1789

  • Les 40 manières de foutre, dédiées au clergé de France, 1790

  • Les Travaux d’Hercule ou la rocambole de la fouterie, 1793.

12Ces différents “arts de foutre” des libertins proposent un ultime avatar de la parodie ovidienne.

13Derrière ce travail de classement des jouissances se joue l’invention d’une langue. La surenchère quantitative des listes de postures peut étourdir : des douze travaux d’un Hercule foutromane aux mille figures de Vénus, la multiplication vertigineuse des possibilités laisse transparaître ce qui anime le travail de décompte, c'est-à-dire l’affirmation d’un progrès et d’un renouvellement toujours possible.

14Le “bonheur du nombre”3 renvoie au bonheur des noms, et à celui de la langue. L’invention de nouvelles postures passe par une onomastique intarissable, à la fois drôle, imagée, décalée… poétique ! C’est ainsi que la version française de la Putain errante (imitation de l’Arétin, 1791) nous renseigne sur quelques “figures” de style érotiques, comme

  • “l’enfant qui dort”,

  • “la botte badine”,

  • “le clystère de barbarie”,

  • “la confession des jésuites”,

  • “la nage dans la rivière”

15L’Art de foutre en quarante manière expose quant à lui les secrets de

  • “la valse de Cythère”,

  • du “goût de Saint Ignace”,

  • de “l’éducation d’un enfant de choeur ou le carillon de Cythère”,

  • du “cours de botanique”, etc.

16Malgré les apparences, cette nomenclature savoureuse ne recherche pas l’exhaustivité mais suggère un fonds de créativité inépuisable, à l’image de la langue qui le décrit. La combinatoire des corps équivaut à une grammaire des plaisirs, qui a sa syntaxe et ses règles. Le député vigoureux mis en scène dans l’un des récits des Décrets des sens sanctionnés par la volupté (1793) maîtrise ainsi ces deux arts si proches que sont l’érotique et la rhétorique lorsqu'il se montre “libertin par goût, passionné par tempérament et aussi bon rhétoricien dans la pratique des plaisirs secrets de Vénus que dans la connaissance des lois nouvellement nationales.”4

17Les arts de foutre ont ainsi la prétention d’élaborer une rhétorique précise, qui respecte les règles de l’exposition et de l’invention, et qui apprend à utiliser lieux communs et figures de styles. Deux exemples parmi d’autres témoignent de la richesse et de la pertinence de cette transposition :

181) La Rhétorique des putains ou La Fameuse Maquerelle. Ouvrage imité de l’italien, aux dépens du Saint Père, 1771 : s’inscrit dans la veine des “Académies voluptueuses”, dialogues érotico-didactiques dans la lignée des Ragionamenti de l’Arétin. Ce petit roman se détache cependant du modèle arétinien, et se rapproche des origines parodiques de l’Ars amatoria, en imitant autre texte italien, La Rettorica delle puttane, attribué à Ferrante Pallavicino5, mais cette imitation est très différente du texte italien qu’elle ne rejoint qu’en de rares passages. La structure didactique y est particulièrement bien marquée, puisque le texte, au lieu d'être découpé en “journées” ou “dialogues” comme chez l’Arétin, est constitué de quinze “leçons” délivrées par la maquerelle Marthe qui “parle mieux que nos docteurs en Sorbonne” (p. 111) à la jeune Angélique. Chaque leçon aborde un chapitre différent du métier de courtisane, donne des conseils et propose des modèles (discours types, vocabulaire, contes édifiants, allégories et leurs interprétations, etc.). La leçon d’amour prend véritablement la forme d’une leçon de langue et de style, et la rhétorique du titre renvoie tout autant à la maîtrise oratoire de la langue putanesque qu’à la maîtrise des figures de l’amour – l’une servant réciproquement de modèle à l’autre.

192) L’Art priapique (1761). Un petit régal de verve parodique finit de nous convaincre de la justesse de la métaphore rhétorique pour décrire le langage des corps : dans la Confédération de la nature (1761), Alexandre Du Coudray donne sa version de L’Art poétique : ce sera “L’Art de se reproduire”, aussi connu sous le titre plus délectable d’“Art priapique”6.

20L’auteur se propose de révéler le sens caché de L’Art poétique de Boileau : il n’imite pas Ovide, mais reste au plus près de ce modèle cependant, en adoptant une démarche parallèle à la sienne. Ovide imitait les maîtres de rhétorique de son temps, du Coudray imite Boileau. Justification du projet dans la préface :

Il m’a paru d’ailleurs qu’une foule de gens préféraient la lecture d’Aloysia ou de la comtesse d’Olonne à celle de l’art poétique. Ce n’est, hélas ! que parce qu'ils ne voient dans ce dernier ouvrage que des préceptes de poésie. […] Les malheureux ! le sens apparent de Boileau, le seul que découvre leur esprit obtus, sert d’enveloppe à un sens bien autrement curieux, et je le donne au public comme une trouvaille. (p. iii-iv)

21L’intention est de rendre explicite ce qui n’était qu’implicite chez Ovide : l’art d’aimer est véritablement inscrit dans l’art poétique – tout l’effort de l’auteur sera de “décrypter”, de dégager le sens caché derrière le sens apparent.

22La fouterie y gagne une histoire et les fouteurs leurs modèles illustres. Boileau n’avait sans doute pas imaginé le sort qui serait réservé à la “juste cadence” introduite par Malherbe :

Enfin Vit-roide vint, et le premier en France

Fit sentir en foutant, une mâle cadence ;

D’un vit mis à propos enseigna le pouvoir

Et réduisit les reins à faire leur devoir :

Par ce sage fouteur la foutaise vengée

Se vit d’un pôle à l’autre en déesse érigée :

Les couilles avec grâce apprirent à danser,

Et le vit dans le con sut bien mieux se placer.

Tout reconnut ses lois, et ce guide fidèle

Aux fouteurs de ce temps sert encor de modèle.

Enfin, Malherbe vint, et le premier en France

Fit sentir dans les vers une juste cadence

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,

Et réduisit la muse aux règles du devoir

Par ce sage écrivain la langue réparée

N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.

Les stances avec grâce apprirent à tomber,

Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle

Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.

23Du Coudray n’oublie pas d’enseigner à ses fouteurs-poètes l’art subtil des gradations et de la variation (cf. Ovide, Art d’aimer, II, 717 : Crede mihi, non est Veneris properanda voluptas…) :

Voulez-vous d’un tendron mériter les amours ?

Il faut le foutre roide et deux fois tous les jours.

Mais dans vos procédés gardez d'être uniforme ;

Évitez en foutant, qu’un con baille et s’endorme

[…]

Bien heureux qui pour foutre a plus d’une manière !

Sa marche tour à tour vive, lente, légère […]

Voulez-vous du public mériter les amours ?

Sans cesse en écrivant variez vos discours.

Un style trop égal et toujours uniforme

En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.

Heureux qui dans ses vers, sait, d’une voix légère

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

24et l’art plus polisson du polissage :

Besognez longuement, et sans perdre courage

Après l’avoir fini reprenez votre ouvrage.

Caressez votre belle, et la recaressez

Après six coups pourtant posez-vous, c’est assez

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage.

Polissez-le sans cesse, et le repolissez ;

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

25L’Art priapique et la Rhétorique des putains produisent une grammaire “en belle humeur” qui n’aurait pas déplu au malicieux Ovide. L’érotique n’imite pas la rhétorique – elle est une rhétorique, identité de nature qui surgit souvent au détour des récits pornographiques, comme dans cette description d’un “fouteur de bon aloi” qui sait “faire naître la volupté par degrés” :

Sa verve féconde lui fournissait des vers, et pendant la soirée il employait sa verge masculine à foutre et à faire des enfants.7

26Les calembours ont parfois la vertu de révéler d’insondables vérités, ou du moins des similitudes parlantes !

27L’alphabet des plaisirs permet de composer les poèmes que sont les postures ad libitum. Telle est la grande règle qui régit la rhétorique des amants comme celle des poètes : il leur faut savoir inventer, varier, faire jouer l’imagination “dans les règles de l’art”. L’Art de foutre en quarante manières ne cesse de le répéter : l’imagination est “la cheville ouvrière de la fouterie” (se rappeler le sens extrêmement précis que peut avoir le terme, à inscrire dans le vaste champ métaphorique du “bricolage”), c’est elle “qu’il faut ranimer, raviver, remonter, régénérer”. Et d’apostropher les apprentis amants : “Il y a quarante manières de foutre […] si cela ne vous suffit pas, inventez-en de nouvelles”8.

28L’art d’aimer présenté comme art poétique invite à cette liberté essentielle : créer. On comprend mieux le sens du titre originel choisi par du Coudray : l’art de se reproduire souligne la fonction créatrice de l’acte amoureux. Dans l’édition de 1790, on voit d’ailleurs 2 personnages semer des vits et des cons qui se transforment en bambins, lesquels se mettent illico à forniquer… image qui renvoie de façon troublante à l’étymologie souvent alléguée pour le vers poétique (le retour en bout de sillon du laboureur), qui confirme l’identité de nature et de fonction entre art d’aimer et art poétique.

29La liberté du poète comme de l’amant se déploie très exactement dans ce “champ” métaphorique de l’ars qui le guide et lui propose des modèles sans le contraindre. La licence poétique est dont à l’horizon de la licence érotique : toutes deux se présentent comme un mode de transgression de règles qui appellent à être dépassées. Foutromanie et métromanie seraient alors deux modes que prendrait l’invention de sa liberté par l’homme des Lumières.