Colloques en ligne

Zoé Schweitzer

Horace, un poéticien français du xviie siècle ?

Horace, a French poetician of the 17th century?

1La lecture de l’Épître aux Pisons d’Horace comme une théorie prescriptrice et moralisatrice, qui a conduit la critique contemporaine à une forme de dédain pour cette poétique, toujours ancillarisée par rapport à sa prédécesseure grecque, ne serait-elle que l’effet d’un préjugé, pourtant terriblement tenace ? Cette perception, en effet, paraît peu congruente avec le reste de l’œuvre du poète : l’auteur des Satires est-il si favorable à la norme, sinon à la conformité ? le vers des Odes est-il si simple à saisir et l’ouvrage si didactique ? L’isolement de « la lettre aux Pisons » du reste du corpus horatien n’autorise-t-il pas une forme de décontextualisation, outre une évidente dépoétisation ? En somme, la perception du poème d’Horace comme Art poétique ne résulte-t-elle pas d’un biais interprétatif1 ?

2Notre hypothèse est qu’un double prisme entrave la lecture de cette œuvre. Nous transformons une épître en art poétique et croyons lire un ars poetica tandis que nous ne lisons que des Arts poétiques. L’œuvre latine ne saurait (évidemment) pas être soluble dans ses traductions et interprétations françaises du Grand Siècle, or sa réception critique est filtrée et motivée par les traductions et les commentaires successifs qui en sont donnés au xviie siècle et qui en ont progressivement résorbé les complexités pour l’adapter à la poétique française. Acclimaté au goût du temps, Horace se retrouve prescripteur d’un art dramatique conforme aux idées classiques dont il devient l’une des figures d’autorité. Les traductions procéderaient ainsi à une forme d’appropriation, théorique aussi bien que culturelle, nécessaire à son assimilation. Pour le démontrer, on souhaiterait, à l’inverse, procurer une sorte d’histoire inversée de ses traductions en forme d’archéologie qui restituerait l’histoire des infléchissements successifs de l’épître en parangon de l’art poétique pour les Français.

3Cette idée est explorée à l’aide d’un sondage composé par les différentes traductions publiées au xviisiècle des vers 333-346 et, dans une moindre mesure, des vers 148-152. Ceux-ci ont été choisis parce qu’ils contiennent les deux seules occurrences de verum substantif utilisé ici au pluriel avec une valeur générale et constituent des passages clés pour la pensée de la notion de vraisemblance, paradigmatique pour la théorie classique. Les vers 333-346, en particulier, s’avèrent essentiels pour les poéticiens français de cette époque, qui les citent ad libitum pour motiver le lien de l’utile et de l’agréable et penser la relation du vrai à la fiction du point de vue de sa réception. Il s’agit ainsi d’utiliser les traductions comme des révélateurs de l’archéologie d’une notion, la vraisemblance, afin de comprendre comment celle-ci s’élabore au cœur d’un texte où pourtant le terme (latin) qui lui correspondrait ne figure pas.

4À toutes fins utiles, voici les vers latins 333-346, assortis d’une traduction française moderne savante2 :

Aut prodesse volunt aut delectare poetae
Aut simul et jucunde et idonea dicere vitae.
Quicquid praecipies, esto brevis, ut cito dicta
Percipiant animi dociles teneantque fideles.
Omne supervacuum pleno de pectore manat.
Ficta voluptatis causa sint proxima veris,
Ne quodcumque volet poscat sibi fabula credi,
Neu pransae Lamiae vivum puerum extrahat alvo.
Centuriae seniorum agitant expertia frugis,
Celsi pratereunt austera poemata Ramnes.
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci,
Lectorem delectando pariterque monendo ;
Hic meret aera liber Sosiis, hic et mare transit
Et longum noto scriptori prorogat aevum.

Ou être utile ou charmer, tel est le désir des poètes, ou encore dire tout ensemble des choses qui puissent à la fois avoir de l’agrément et servir à la vie.
Donne-t-on un précepte ? quel qu’il soit, on doit être bref pour qu’une formule concise trouve des esprits qui la saisissent docilement et la gardent avec fidélité.
Tout ce qui est surabondant est un trop-plein pour l’intelligence et s’en échappe.
Que les fictions créées pour plaire demeurent tout près de la vérité ;
que la fable ne réclame point le privilège d’être crue en tout ce qu’elle voudra
et ne tire pas tout vivant, du ventre d’une Lamie, l’enfant dont celle-ci a déjeuné.
Les centuries d’anciens rejettent les œuvres qui n’apportent aucun profit ;
devant les poèmes sérieux, les Ramnes passent avec une hauteur dédaigneuse ;
mais il enlève tous les suffrages celui qui mêle l’agréable à l’utile, sachant à la fois charmer le lecteur et l’instruire ;
son livre rapporte de l’argent aux Sosies, son livre passe la mer et fait vivre pour une longue durée le renom de l’écrivain. (p. 219-220)

5Citons les vers 148-152 :

semper ad eventum festinat et in medias res
non secus ac notas auditorem rapit, et quae
desperat tractata nitescere posse relinquit
atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Il se hâte toujours vers le dénouement,
il emporte l’auditeur au milieu des faits, comme s’ils étaient connus ;
les incidents qu’il désespère de traiter brillamment, il les laisse ;
et il sait feindre de telle manière, mêler si bien le mensonge et la vérité
que le milieu est en harmonie avec le commencement et la fin avec le milieu. (p. 210)

6Pour mener à bien cette enquête, un premier temps est consacré aux traductions françaises des vers cités qui met en lumière la normativisation progressive dont ils sont l’objet, puis un deuxième temps analyse l’usage que font de ces mêmes vers quelques poétiques françaises de la seconde moitié du xviie siècle afin de saisir l’interprétation synthétique qui en est proposée et de mesurer l’emprise des traductions, ce qui permet également d’appréhender la porosité entre traductions du latin et poétiques originales.

L’Horace des traducteurs. Des translations aux transformations, une entreprise de normativisation

7Les vers 333-346 portent sur les attentes du destinataire de l’œuvre telles que les conçoit le poète qui, en les décrivant, se trouve amené à réfléchir, de façon récursive et inductive, à la nature de l’œuvre et au travail du poète, dont l’action est envisagée sous le double aspect de l’inventio et de la dispositio. Procédant en quelque sorte à une généalogie inversée, Horace fait donc du destinataire le point de départ de son raisonnement et de la satisfaction de celui-ci le but de l’entreprise d’écriture. La tâche, en l’espèce, se trouve complexifiée par la dualité des destinataires : aux uns le plaisir du savoir, aux autres celui du divertissement, de sorte que le poète doit procéder à une conciliation délicate s’il veut séduire le plus large auditoire.

8L’étude du texte latin et de ses traductions dans la seconde moitié du xviie siècle, par Marolles (1652), Martignac (1678), Tarteron (1685) et Dacier (1689), révèle trois nœuds traductologiques qui correspondent à trois enjeux herméneutiques.

9Le premier de ces nœuds réside dans la traduction de plusieurs balancements de sémantisme ressemblant : « prodesse […] aut delectare » (v. 333), « jucunda et idonea » (v. 334), « utile dulci » (v. 343), « delectando pariterque monendo » (v. 344). L’enjeu traductologique est manifeste : répétition, synonymes et binômes appellent des choix linguistiques et syntaxiques de la part des traducteurs, désireux de conserver la variété de l’original, y compris dans ses redites, ou bien au contraire d’harmoniser, voire de lisser, les expressions.

10Martignac résout la tension par une homogénéisation du vocabulaire qui contribue par là même à transformer ces vers en une définition des visées de l’œuvre :

Ou les Poëtes nous veulent instruire [prodesse], ou nous divertir [delectare], ou bien faire l’un & l’autre. Quoy que ce puisse estre soyez court, si vous voulez qu’on apprenne facilement vos ouvrages, & qu’on les retienne exactement. Car tout ce qui est superflu échappe de la mémoire, lorsqu’elle est remplie. Les fictions qui n’ont pour objet que le divertissement [voluptatis], doivent estre vray-semblables. Qu’un Poëte ne s’attende pas de persuader dans sa piece tout ce qui lui viendra dans l’esprit, & qu’il n’introduise point une Lamie qui tire un enfant tout vif de son ventre. Nous voyons que les Senateurs rejettent les bagatelles, & que la poësie austere ne plaist nullement aux Chevaliers. Quiconque sçait bien mesler l’utile avec l’agreable [dulci], & qui sçait instruire [monendo] & divertir [delectando], est au goust de tout le monde. Semblables Livres font gagner beaucoup d’argent aux Libraires, passent au delà des mers, & rendent l’Auteur immortel. (Martignac, 1678, p. 473, nous soulignons)

11« Prodesse » et « monendo » sont traduits par l’infinitif « instruire », soit le même mot employé à la même forme grammaticale, de sorte qu’est souligné le parallèle avec « delectare », dont les deux occurrences sont logiquement traduites par le même terme « divertir ». Si cette traduction favorise la mémorisation du texte d’Horace, elle constitue aussi une forme de clarification qui voisine avec la réduction. On observe également que le « doux » cède à l’« agréable », de sens plus abstrait si l’on se fie aux dictionnaires contemporains. Discrètement, la traduction de Martignac procède à une simplification conceptuelle du texte latin qui engage aussi à une édulcoration des effets sensibles du poème. Cette homogénéisation simplificatrice est encore accrue par Tarteron qui traduit non seulement la plupart des expressions du plaisir (« delectare », « jucunda », « dulci », « voluptatis ») par le même sème (« plaire ») mais aussi les locutions verbales « pratereunt » et « tulit punctum » au risque de la tautologie : « Qui sçait mesler le plaisant & l’utile, ne peut manquer de plaire à tout le monde » (Tarteron, 1685, p. 495-496)3. Aussi lorsque, quelques années plus tard, Dacier traduit « delectando pariterque monendo » par « & qu’ils ne se quittent jamais » (Dacier, 1689, p. 60)4, il paraît éviter une répétition peu au goût français et corriger pour l’améliorer la traduction de Tarteron. Ce n’est pas le seul avantage de cette version : elle régit également la relation entre plaisir (delectare) et utilité (monere), présentés ici comme inséparables, et donne une prescription au poète, toutes choses dont Horace se gardait. La traduction s’apparente à un travestissement dont le style, loin d’être un enjeu superficiel, constitue un puissant adjuvant théorique.

12Le deuxième enjeu traductologique concerne les couples « ficta » / « proxima veris » (v. 338) et « veris » / « falsa » (v. 151) qui définissent, avec nuances, la relation de la fiction au vrai. À la faveur d’un glissement sémantique progressif, qui est une forme d’approximation théorique, le syntagme « proxima veris » est traduit par l’idée de vraisemblance, matrice de la poétique classique et dont Horace se trouve ainsi présenté comme le thuriféraire. En 1652, Marolles conserve l’idée de proximité avec le vrai5 mais en 1678, chez Martignac, le syntagme est résolu en un adjectif : vraisemblable6. Ce changement s’explique-t-il par la parution de théories poétiques en langue originale qui théorisent ce concept, ne serait-ce que La Pratique du théâtre de d’Aubignac ? Il s’avère en tout cas s’avère durable : Tarteron et Dacier ne traduiront pas autrement7. L’idée de vraisemblance paraît ainsi pleinement horatienne. Ce choix de traduction s’accompagne d’un escamotage du travail de fictionnalisation mené par le poète, autrement dit de l’inventio : « mentitur » (v. 151) disparaît des versions de Martignac et Tarteron8. Dacier procède un peu différemment en déplaçant le mensonge sur terrain de la dispositio : « Enfin il dresse de manière le plan de son sujet, qui n’est qu’un ingenieux mensonge ; [& il y mêle par tout ensuite avec tant d’adresse la verité, que le milieu répond au commencement, & la fin au milieu] » (Dacier, 1689, p. 29 9). Au demeurant, ce vers se trouve largement réécrit car Dacier emprunte le vocabulaire rhétorique (« sujet », « plan ») et fond les termes « mentitur » et « falsa » en un syntagme nominal (« ingénieux mensonge »), écartant ainsi totalement la notion de faux porté par falsa, placée en binôme avec veris dans le second hémistiche latin : « sic veris falsa remiscet ». Ainsi traduit, le propos s’avère nettement plus pragmatique et plus concret, donnant au discours d’Horace une couleur prescriptrice et matérielle, loin de toute invention créatrice.

13Alors qu’Horace distinguait les œuvres en raison de la différence des destinataires, ses traducteurs procèdent à une forme d’unification de la fiction toute entière soumise à l’exigence de vraisemblance. L’approche chronologique s’avère là encore éclairante. Comme Le Chevallier en 1588, Marolles en 1652 et Martignac en 1678 conservent la détermination de ficta par voluptatis : « choses qui se feignent pour le plaisir » traduit le premier (Marolles, [1652] 1660, p. 215), « fictions qui n’ont pour objet que le divertissement » propose le second (Martignac, 1678, p. 473). En 1685, a lieu une première modification sous la plume de Tarteron : « fictions » est employée sans plus de précision (1685, p. 495 : « que vos fictions soient vraisemblables »). Dacier va plus loin en 1689 en renforçant l’extension du précepte par l’adjonction de l’adverbe « toujours » : l’exigence de vraisemblance ne souffre désormais plus aucune exception.

14Le troisième nœud traductologique réside dans les formes verbales et les adresses au poète, qui induisent, de façon discrète mais déterminante, la relation du poète à la poétique. En effet, la démarche intellectuelle d’Horace dans ce passage est contrariée, sinon invalidée par les traductions de la seconde moitié du xviie siècle qui érigent l’énonciateur de l’épître en prescripteur, loin de l’approche inductive faite d’expérience de réceptions et d’observation des publics que montrait le texte original. Ce déplacement, très remarquable au fil des traductions, nous paraît essentiel tant il engage à la fois l’ethos d’Horace mais aussi la relation entre le Latin et les poéticiens français, entre les théories et les poètes. On observe une multiplication des marques de l’adresse et des verbes prescriptifs ce qui modifie non seulement la tonalité du discours, mais aussi la relation entre les différents protagonistes.

15Le rôle et la responsabilité du poète se trouvent renforcés. Martignac, par exemple, ajoute le syntagme « si vous voulez », fait du « Poëte » le sujet de « poscat » [« s’attende »] à la place de « fabula » et surtout renforce la dimension injonctive en traduisant « sint » par « doivent » et en multipliant les injonctions adressées à son destinataire qui se trouve ainsi, de facto, tributaire d’un ouvrage toujours plus prescripteur. Marolles en donne un autre exemple. Le recours à des verbes adressés place l’énonciateur de l’épître dans une nette position de supériorité : « Mais quelque enseignement que vous donniez pour profiter, efforcez vous d’estre bref, afin que les Ames dociles comprennent bien-tost ce que vous dittes, & qu’elles en conservent la mémoire fidele. » (Marolles, [1652] 1660, p. 214, v. 335-336, nous soulignons). Tarteron procède de même : « Si vous ne travaillez que pour plaire : que vos fictions soient vraisemblables : n’obligez pas l’auditeur à croire […]. » (1685, p. 495, v. 338-339, nous soulignons10). Le propos récuse par anticipation toute tentative de discussion : discuter ce texte prescriptif ne saurait signifier que s’y opposer ou témoigner d’une erreur de jugement. Dacier s’inscrit dans la continuité des traducteurs précédents en multipliant les formes de l’adresse, il ajoute même le syntagme « je vous avertis » (1689, p. 59) qui place explicitement le poète dans une position inférieure. Ces traductions qui érigent l’énonciateur en sachant et rapprochent le poète d’un élève induisent des relations d’autorité successives : entre Horace et le dramaturge, et par conséquent entre le théoricien et le praticien, mais aussi entre la théorie et la fiction comme entre l’Antiquité et le présent. Le traducteur français est certes invisible mais il s’agit bien d’un tiers co-auteur qui transforme l’épître en Art Poëtique11, titre qui s’est au demeurant imposé durablement en français au cours de la même période.

16Cette tendance des traducteurs s’expliquerait-elle par un souci d’harmonisation avec d’autres passages du même ouvrage dans lesquels Horace adopterait cette position d’autorité ? Si l’on songe, par exemple, aux vers 185-188, il ne nous semble pas que ce soit le cas : « Ne pueros coram populo Medea trucidet, / aut humana palam coquat exta nefarius Atreus, / aut in auem Procne uertatur, Cadmus in anguem. / Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. » Il est d’usage de désigner ce passage comme l’interdit l’horatien et la critique l’analyse comme une prescription, mais, là encore, on peut se demander si ce n’est pas un effet des traductions. D’une part, du point de vue de la langue latine, le sémantisme globalisant du pronom complément (« quodcumque ») se trouve contrebalancé par l’usage de la première personne (le verbe « odi » et le pronom « mihi ») de sorte que la prescription est adossée à une expérience singulière dans laquelle elle s’enracine ; l’énoncé construit l’exemplarité de l’énonciateur tout en affirmant que c’est pour un je que le spectacle est incroyable. D’autre part, du point de vue de l’interprétation, ces vers 185-188 ont fait l’objet de discussions nombreuses, et parfois pointilleuses, au xvie siècle et encore au début du xviie siècle, preuve qu’Horace ne s’est pas exprimé de façon assez univoque pour que son propos soit une évidence pour ses lecteurs ni suffisamment directive pour n’être pas discuté.

17Les choix des traducteurs de la seconde moitié du xviie siècle ont une incidence sur l’ethos d’Horace : l’auteur de l’Art poétique est renvoyé à une forme d’isolement énonciatif et de supériorité théorique, qui semble à bien des égards une trahison de la position du poète de l’Épître aux Pisons. Les traductions citées montrent une transformation substantielle du texte latin mais par petites touches successives. Elles procèdent ainsi à une forme de naturalisation du texte latin dont le propos paraît, dans les années 1670, en pleine harmonie avec la doctrine classique. Il reste toutefois à se demander si l’Horace des traducteurs est conforme à celui des poéticiens de la même époque, ce qui contribue également à renseigner sur une éventuelle perméabilité entre traductions et théories. Pour mener à bien ce second temps de l’enquête, il nous a semblé fécond d’analyser la présence et les usages de ces mêmes vers latins dans trois poétiques majeures de la même seconde moitié du xviie siècle : La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac publiée en 1657, les Discours de Corneille (1660) et, naturellement, l’Art poétique de Boileau (1674).

L’Horace des poéticiens. L’autorité conférée au Latin et les interprétations concurrentes de ses vers

18Les théoriciens, plus encore que les traducteurs, sont engagés dans une entreprise de sécularisation de l’Épître aux Pisons : le recours à cette œuvre antique s’inscrit dans une visée démonstrative et concourt à l’autorité des idées avancées. Alors que les traductions dessinent un ensemble de plus en plus homogène convergeant vers une lecture très normative des vers 333-346, les poétiques montrent bien davantage la diversité des lectures auxquelles se prêtent le texte d’Horace et cette séquence.

19Dans La Pratique du théâtre (1657) de d’Aubignac, on observe une disparité remarquable entre les références à Aristote et à Horace12, qui laisse penser que l’autorité du Latin est inférieure à celle du Stagirite, par-delà ce constat, ce sont les modalités mêmes de cette présence qui sont intéressantes. Mentions marginales, citations, réécritures et traductions : l’abbé d’Aubignac recourt à différents procédés qui visent non seulement à s’approprier le texte d’Horace mais aussi à l’invisibiliser.

20Un premier ensemble est composé de références fragmentaires et lacunaires : soit l’œuvre latine est citée en marge et en latin ([1657] 2001, p. 75, 267, 291, 323, 396), soit Horace est nommé mais sans citation à l’appui. Dans le premier cas, le texte est convoqué mais par petits bouts et sans traduction, dans le second le nom du poéticien est mentionné mais dépourvu de son travail13 ; dans les deux cas, l’Art poétique d’Horace est donné comme preuve et vaut autorité, mais le propos s’avère peu vérifiable et les références cosmétiques.

21D’Aubignac recourt également à des citations dans le cours de son propos, sans toutefois rendre justice à l’œuvre originale, la citation latine étant fautive (p. 291) ou bien le texte coupé de telle sorte que la référence à Horace a disparu (p. 395). Il peut s’agir aussi – solution plus originale – d’une citation médiatisée par une traduction tiers : le passage est présenté comme s’il s’agissait d’une citation d’Horace (p. 114, où le texte attribué à Horace est mis en valeur par l’italique) mais la référence marginale indique que c’est le commentaire qu’en a donné Vossius14. Cachée dans et par le discours d’un autre ou simplement tronquée, la pensée d’Horace demeure inaccessible de première main.

22On peut se demander si cette multiplication des mentions sans contenu est l’indice d’un changement de paradigme consistant dans le passage d’un régime des sources (auctores) à une logique d’autorité (auctor). Est-ce aussi le signe d’un manque d’intérêt pour l’Épître aux Pisons d’Horace, référence attendue mais secondaire, à une époque où il n’y a guère d’actualité en France autour de ce texte latin, sinon la traduction publiée en 1652 par Marolles, traducteur prolifique et peu estimé, qui, si l’on en juge par sa traduction, ne fait pas d’Horace le penseur de la vraisemblance ni le précurseur de la pensée classique, dont lui-même n’est peut-être pas le thuriféraire à lire son admiration pour les tragédies de Sénèque15 ?

23La dernière façon de se référer à l’épître horatienne nous semble aussi plus signifiante d’une forme d’instrumentalisation de celle-ci. Le texte est cité à une seule reprise en corps de texte, et l’est en traduction, afin d’accréditer le discours du théoricien français16 et sans qu’il soit possible de vérifier la teneur du propos original. Or par l’usage de « convenable », d’Aubignac impose une lecture du poéticien latin comme partisan de la convenance, alors que ce passage se situe plutôt sur le terrain de la seule cohérence logique17. Cette traduction s’avère toutefois pleinement conforme à l’esprit du temps car, quelques vingt ans plus tard, Martignac utilise le verbe « convenir » dans ce même passage : « Que le chœur [tienne la place d’un Acteur : qu’il fasse bien son devoir ; que] dans l’intermede il ne dise rien qui se serve à son sujet, & ne luy convienne proprement. » (1678, p. 457, nous soulignons). La proximité sémantique apparaît comme un indice et une illustration de la porosité entre les poétiques en traduction et les théories originales.

24Ces différentes formes de citations dans La Pratique montrent clairement une instrumentalisation de l’épître d’Horace.

25Bien plus présent dans les Discours qu’il ne l’était dans La Pratique, le texte d’Horace constitue une référence et une autorité pour le dramaturge, et adversaire de l’abbé, qui le cite directement, soit en version originale soit en traduction, ou bien nomme son auteur, souvent à proximité du Stagirite18.

26Lecteur attentif, Corneille utilise deux passages tirés de la séquence formée par les vers 333-346 pour nuancer ou contrer les pensées de son temps et justifier sa propre poétique. Les notions d’utilité et de plaisir, envisagées de façon dialectique, contribuent à déterminer la finalité du poème dramatique. Convaincu de la nécessité de s’adresser au plus large public, y compris donc les « vieillards, les amateurs de la vertu », et de l’exigence d’utilité (v. 341), il considère que l’enjeu n’est pas de contester l’exigence d’utilité du poème dramatique mais de s’interroger sur les modalités de sa présence, substituant ainsi à une question théorique une approche pratique (Corneille, [1660] 1987, p. 119-120). Cependant, ce faisant, Corneille en vient à proposer une interprétation personnelle du vers 341 d’Horace : « quoique l’utile n’y [dans le poème] entre que sous la forme du délectable, il ne laisse pas d’y être nécessaire » (p. 119). Primauté est donnée au plaisir, comme jadis dans la dédicace de Médée en 1635, tout en concédant qu’il soit mêlé (« miscuit », v. 343). Corneille exploite ainsi doublement ces vers pour contrer les adversaires de la tragédie ainsi que les adversaires du « délectable » et érige dans le même geste le Latin en référence pour la poétique moderne.

27Corneille recourt à la même séquence lorsqu’il réfléchit à la vraisemblance du sujet, citant le vers 337 relatif aux « fictions d’ornement ». Le propos d’Horace concernant la proximité avec le vrai signifie, pour Corneille, que « tout ce qu’on y [dans le poème] ajoute à l’histoire, et tous les changements qu’on y apporte, ne [sont] jamais plus incroyables que ce qu’on en conserve dans le même poème » (p. 172-173). Corneille se place ici du strict point de vue de la vraisemblance interne et restreint la portée de la recommandation d’Horace à un certain type de sujets, écartant ceux dont on peut trouver « quelque exemple dans l’histoire, ou dans la fable » (p. 173) et pour lesquels il n’est par conséquent point besoin de modification. À nouveau, l’usage argumentatif est double : la vraisemblance autorise et cautionne l’invention mais ne s’applique ni à l’histoire ni à la fable qui sont dédouanées de cette exigence. Citant fréquemment Horace ou son épître et se présentant comme son interprète attentif, Corneille fait ainsi un usage du texte antique très différent de celui l’abbé d’Aubignac, comme s’il s’agissait aussi de poursuivre par source interposée la discussion.

28L’Horace de Corneille se différencie de celui des traducteurs contemporains : il n’apparaît pas comme le prescripteur d’une stricte vraisemblance, interne et externe, mais, tout à l’inverse, comme le garant d’un sage équilibre laissé à l’appréciation du dramaturge entre utilité et plaisir et entre invention et fidélité, attentif à la cohérence interne aussi bien qu’à l’histoire et à la fable. Cette interprétation de l’Épître aux Pisons nous paraît avoir fait long feu : c’est bien plutôt l’Horace de l’Art poétique qui s’est imposé dans la tradition française, preuve de l’autorité de la doctrine classique et indice du rôle décisif des traductions pour la diffusion des idées.

29Pour mener cette enquête sur l’interprétation des vers horatiens, il est nécessaire de s’intéresser à leur situation et à leur lecture dans cet autre art poétique, essentiel pour la pensée classique, qu’écrit Boileau. Il ne s’agit pas de revenir sur la relation complexe de Boileau à Horace (Reguig, 2016 et 2019), mais, beaucoup plus modestement, de se pencher sur deux reprises de la séquence 333-346 parmi les quatre que propose l’Art poétique d’après l’édition établie par de Castres et Klautzsch en 187419. « Ficta voluptatis causa sint proxima veris » (v. 338) est repris et réécrit par ces vers fameux :

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. (Boileau [1674, 1969] 1998, III, 47-50)

30Il n’est plus question des « ficta voluptatis » mais de toutes les ficta. Ce passage qui exige la vraisemblance pour toutes les fictions peut être lu comme une réponse et une contestation de la fin du Discours de la tragédie où Corneille en bridait l’obligation à un certain type de fictions.

31L’articulation du plaisir à l’utilité est écrite et pensée ainsi :

Auteurs, prêtez l’oreille à mes instructions.
Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
Qu’en savantes leçons votre Muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile.
Un lecteur sage fuit un vain amusement
Et veut mettre profit à son divertissement. (Boileau [1674, 1969] 1998, IV, 85-90)

32Les « chevaliers » amateurs de divertissement (v. 342) ont disparu et la distinction entre les publics (v. 341 et 342) a été écartée au profit d’un seul destinataire – le « lecteur sage » – à l’exemplarité duquel il serait difficile de s’opposer. Forte d’un destinataire unique, la fiction n’est plus traversée d’exigences contradictoires et se trouve logiquement homogénéisable, sinon homogénéisée. Le binôme « utile dulci », déjà glosé au premier chant par quatre adjectifs : « du grave au doux, du plaisant au sévère » (v. 76), se trouve à nouveau réécrit ici mais dans un syntagme déséquilibré (« joigne au plaisant le solide et l’utile »). La secondarisation du plaisir semble, à nouveau, une réponse implicite en forme de critique à ce que recommandait Corneille dans sa lecture de ces mêmes vers ([1660] 1987, p. 119-120).

33Les différences entre les interprétations que donnent Corneille et Boileau de la séquence 333-346 mettent en lumière la complexité du texte latin, à rebours de bien des préjugés ; leurs lectures montrent aussi combien la référence horatienne et sa traduction sont les moyens d’une prise de position qui est aussi une prise de pouvoir dans le champ de la poétique. La lecture de Boileau, qui l’emporte, consonne avec la poétique des œuvres de son temps ainsi qu’avec les traductions contemporaines de l’Art poétique. Ne peut-on, par exemple, comprendre la traduction de « ficta » par « vos fictions » chez Tarteron et Dacier comme un discret écho au syntagme « vos riches fictions » (Art poétique, IV, 86) ?

34Cette convergence entre l’Horace des traducteurs et du poéticien est-elle l’effet de la lecture de l’un par les autres20 ou bien d’un contexte global, la même formulation et la même pensée apparaissant en différents lieux textuels parce qu’elles sont dans l’air du temps ? Dans ce cas, il serait intéressant de réévaluer la pensée de Boileau à l’aune de ces translations d’Horace afin de souligner moins son originalité théorique que sa puissance poétique, qui est le gage de son efficacité : l’Art poétique de Boileau « tulit punctum [enlève tous les suffrages] » (Épître aux Pisons, v. 343), au point de faire oublier aux lecteurs la source latine elle-même21.

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35Ce sondage au fil des traductions françaises, bien que portant sur une séquence très brève, permet de saisir comment se construit pas à pas l’interprétation française de l’Épître aux Pisons, devenue significativement Art poétique, progressivement acclimatée au goût français jusqu’à la convergence avec l’Art poétique de Boileau22. Simplifié, prescripteur, cet Art poétique antique traduit, qui ancillarise le dramaturge, fait ainsi l’objet d’une lecture facilior et réductrice. L’entreprise de redécouverte d’Horace à la lumière de ses traducteurs et interprètes, initiée grâce à Nathalie Dauvois, et menée en particulier pour le xvie siècle et pour l’Épître aux Pisons, pourrait opportunément être poursuivie au xviie siècle ainsi que dans une diachronie étendue en montrant le rôle majeur joué par les traductions françaises pour la fossilisation de l’Épître en Art poétique après avoir contribué en leur temps à sa diffusion et à sa valorisation. En d’autres termes, l’hypothèse proposée est que la contemporanéisation d’Horace au xviie siècle, obtenue grâce à une torsion normative, précipite ensuite la disparition de son essai, au profit d’autres poétiques, à commencer par celle de Boileau dont l’efficacité littéraire l’emporte naturellement en français.