L’(anti)-féminisme des écrits théoriques sur la femme de Valentine de Saint-Point
1Même si, depuis les années 2000, une nouvelle attention critique est portée à son travail1, Valentine de Saint-Point reste encore largement méconnue. Elle est pourtant une figure hors du commun du début du XXème siècle, par sa personnalité libre et affranchie des conventions, par son parcours de vie qui ressemble à un roman et s’étend largement au-delà de ce que l’on appelle communément « Belle Epoque »2, par la diversité de son œuvre qui inclut poésie, roman, théâtre, peinture, danse, chorégraphie, et par l’importance de ses textes théoriques à une époque où « rares sont les femmes qui ont […] explicitement théorisé leurs écrits »3. Les écrits théoriques de Valentine de Saint-Point datent des années 1912-1914 : ils ont tous en commun d’avoir été produits dans la période futuriste de Saint-Point, de chercher à théoriser une spécificité « féminine », c’est-à-dire une spécificité ayant partie liée avec les femmes, voire plutôt avec « la femme », et d’avoir été d’abord présentés oralement sous forme de conférences publiques. Ils concernent directement « les questions féminines »4 (Le « Manifeste de la femme futuriste », lancé sous forme de tract en mars 1912 puis le « Manifeste de la luxure », également diffusé sous forme de tract, en janvier 1913), les femmes et le théâtre (« Le théâtre de la Femme » publié en février 1913 dans Les Tendances nouvelles) et la danse (« La métachorie », publié en janvier 1914 dans Montjoie).
2L’intérêt de ces écrits théoriques tient au fait qu’ils mettent en lumière de façon quasiment exemplaire et exacerbée certaines des contradictions d’une partie de l’avant-garde et du modernisme du premier vingtième siècle et de la « Belle Epoque ». Saint-Point est résolument novatrice dans nombre de ses formulations et de ses modes d’intervention, mais certains de ses présupposés sont traditionnels, voire réactionnaires, y compris dans le contexte de l’époque. Sans doute est-ce là ce qui explique, en partie tout du moins, qu’elle n’ait pas été placée au Panthéon des figures féministes et qu’elle n’occupe qu’une place secondaire dans les canons de réhabilitation féministes. Ce sont ces tensions dans les écrits théoriques de Valentine de Saint-Point que je voudrais mettre en relief, tant dans le positionnement énonciatif que dans le contenu même de la théorie.
Ambivalence de la posture d’énonciation
3Tous les écrits théoriques de Saint-Point ont d’abord fait l’objet de conférences publiques. Le « Manifeste de la femme futuriste » fut ainsi donné en lecture à la galerie Giroux de Bruxelles le 3 juin 1912, puis à la Salle Gaveau de Paris le 27 juin de la même année. La soirée parisienne donna lieu à une bagarre, rapportée bien plus tard par Gino Severini dans ses mémoires (Severini, 1946). En cela, la lecture du manifeste au cours d’une telle serata s’inscrit dans une stratégie qui était déjà devenue une tradition futuriste : créer, par l’agitation et le remous pouvant aller jusqu’à l’altercation violente, de la publicité autour de soirées au cours desquelles étaient proférés des textes théoriques provocateurs. Que la provocation publique soit ainsi portée sur le plan théorique par une femme constitue une première au sein du mouvement futuriste. Au-delà du mouvement, à une époque où l’espace de la vie publique reste très largement dominé par la présence masculine, l’intervention publique polémique d’une femme comme Saint-Point fait figure d’exception.
4Bagarre et polémique résultent du positionnement discursif provocateur affiché de Saint-Point : ses différents écrits théoriques se présentent comme des prises de position contradictoires. Saint-Point théorise contre : contre l’anti-féminisme de Marinetti, contre la morale, contre la production théâtrale de son temps, contre les pratiques chorégraphiques contemporaines. De fait, le « Manifeste de la femme futuriste » s’affiche, dans son sous-titre même, contre Marinetti : « Manifeste de la femme futuriste. Réponse à F.T. Marinetti » (je souligne). Plus précisément, le texte se positionne contre la valorisation du « mépris de la femme » revendiquée dans le « Manifeste de fondation du futurisme », que Saint-Point cite en exergue : « Nous voulons glorifier […] le mépris de la femme » (« Manifeste de la femme futuriste », p. 7). Le positionnement contre Marinetti est apparemment d’autant plus fort et osé que le texte est prononcé et diffusé à l’époque où Saint-Point est un membre actif du futurisme italien5, et que Marinetti est le chef incontesté du mouvement dont elle fait partie. Quelques mois plus tard, le « Manifeste de la luxure » se positionne, lui, tout aussi fermement contre la morale chrétienne qui fait de la luxure l’un des sept péchés capitaux, pour la concevoir « en-dehors de tout concept moral » et soutenir que « la luxure n’est [pas] un péché capital » (p. 17). De même, dans « Le théâtre de la Femme », Saint-Point commence par une critique virulente de la place faite aux personnages de femmes dans le théâtre contemporain. Tout le texte est une prise de position contre la production théâtrale de son époque, et contre un théâtre écrit par des hommes. Même positionnement enfin dans « La Métachorie », contre « la danse telle qu’on la comprend aujourd’hui » (p. 51) : la danse, pratique féminine, ne serait qu’un « art plastique, une matérialisation exotérique, un rythme charnel, instinctif ou conventionnel, de la musique » (p. 51). C’est contre cette conception de la danse que Saint-Point élabore ce qu’elle appelle « la métachorie ». Si, « au XIXe siècle les femmes écrivains, se conformant apparemment à la modestie de rigueur recommandée à leur sexe, semblent s’être souvent peu souciées de querelles d’école, abstenues de déclarations fracassantes, de proclamations théoriques et de manifestes » (Planté, 2003, p. 666), on mesure à quel point le cas de Saint-Point s’inscrit en faux contre ce constat de Christine Planté et combien elle occupe une place singulière dans le contexte du premier vingtième siècle.
5Qui plus est, la force des positionnements de Saint-Point tient non seulement au fait qu’elle s’inscrit, de façon « fracassante », contre des idées et courants dominants mais aussi à la nature provocatrice de ce qu’elle revendique, ce pour quoi elle « théorise ». C’est ainsi que si elle réfute la revendication marinettienne, elle-même provocatrice, d’un « mépris de la femme », c’est pour affirmer dès le début du manifeste, un « mépris de l’Humanité » :
L’Humanité est médiocre. La majorité des femmes n’est ni supérieure ni inférieure à la majorité des hommes. Toutes deux sont égales. Toutes deux méritent le même mépris. (p. 7)
6Il s’agit donc de contester l’affirmation de Marinetti par la surenchère dans la provocation, en élargissant le mépris à l’humanité entière. On retrouve cette surenchère de l’affirmation provocatrice dans le « Manifeste de la luxure », qui répète à quatre reprises que « la luxure est une force » ; c’est « un élément essentiel du dynamisme de vie », « une vertu incitatrice, un foyer où s’alimentent les énergies » (p. 17), une force vitale. La recherche de la provocation est soulignée par le choix du terme « luxure », avec toutes ses connotations de péché condamné par l’Eglise, plutôt que celui de « désir » ou de « relations sexuelles ». Et la provocation est orchestrée dans les présentations publiques du texte (Contarini, 2006, ch. IV). Moins violents dans la provocation, « Le théâtre de la Femme » et « La Métachorie » se présentent toutefois comme la revendication d’un renouvellement radical du théâtre et de la danse. Dans le domaine du théâtre, il s’agit de « songer », de « rêver » et de penser un nouveau théâtre :
La femme qu’il faut réaliser à la scène sera la fille moderne d’Ellen, de Morgane, de Sarah, de Villiers de l’Isle-Adam, qui, dans de sublimes gestes et en divines paroles l’ont annoncée. […] Jusqu’ici l’auteur dramatique n’a guère réalisé que le Théâtre de l’Homme. De la femme, il faut attendre le Théâtre de la Femme. (p. 42)
7Ce nouveau théâtre, qui non seulement renouvellera la représentation de la femme mais qui de plus sera écrit par des femmes, Saint-Point dit avoir commencé à le réaliser avec son drame Le Déchu, représenté au Théâtre des Arts le 28 mai 1909 et publié un mois après environ dans La Nouvelle Revue. De même, dans le domaine de la danse, Saint-Point revendique une « danse d’essence cérébrale » (p. 51), une « danse idéiste » (p. 53), qui est création de l’esprit et non création plastique corporelle. Pour marquer la radicalité de sa novation et « éviter toute confusion » elle dit avoir dû « lui trouver un nom, qui, tout d’abord, la différenciât de ce qu’on appelle aujourd’hui la danse » (p. 52). Le terme de « métachorie » désigne donc une pratique de la danse qui constitue un renouvèlement tel qu’il faut la désigner autrement que par le mot « danse ».
8Affirmer de façon aussi provocante de tels positionnements est, dans les années 1910, hors du commun pour une femme. Signer, de sa seule signature, un manifeste artistique est en soi exceptionnel pour une femme dans le contexte du futurisme. Elles sont extrêmement peu nombreuses à l’avoir fait : Mina Loy écrit un « Feminist Manifesto » en 1914, mais il reste inédit ; Benedetta signe trois manifestes mais ils sont bien plus tardifs (1929, 1934 et 1941) et elle a un statut particulier dans le mouvement puisqu’elle est la femme de Marinetti. Sur des sujets réputés « féminins » comme la mode ou la cuisine, ce sont encore des hommes qui, dans les années 1910, écrivent des manifestes. Les femmes sont certes un peu plus nombreuses à avoir écrit des articles théoriques (Rosa Rosà et Enif Robert, par exemple, s’engagent dans le débat sur « les questions féminines » dans L’Italia Futurista en 1916-1917). Mais le « Manifeste de la femme futuriste » est le premier manifeste signé par une femme dans le mouvement futuriste et il est antérieur au débat de L’Italia futurista. Qui plus est, c’est un texte qui semble s’opposer au chef du futurisme, leader incontesté, tapageur, absolument immodeste qui s’impose par sa fougue, sa vigueur et son charisme.
9Il faut toutefois relativiser la radicalité de la prise de position de Saint-Point. En fait, l’hypothèse émise par Giovanni Lista, selon laquelle le manifeste serait moins une réponse contradictoire que le résultat d’un accord préalable entre Saint-Point et Marinetti, permet d’une part d’expliquer le décalage temporel entre les propos de Marinetti et la « réponse » de Saint-Point et d’autre part d’éclairer la stratégie du chef incontesté du mouvement. Le « Manifeste de la Femme futuriste », daté du 25 mars 1912, fut précédé par une conférence sur « La Femme et les lettres » à la Maison des Étudiants, le 8 mars. Marinetti était présent : il dirigea les débats et déclama des vers de la conférencière. Si, comme le suppose Giovanni Lista, le manifeste fut rédigé tout de suite après la conférence et s’il naquit donc d’un accord entre Saint-Point et Marinetti (Lista, 1973, p. 54), son caractère de « réponse » aux affirmations du chef du futurisme relèverait de l’artifice rhétorique. Il s’inscrirait en cela dans la stratégie de Marinetti consistant à susciter des réactions et en même temps à les contrer : ne voulant pas s’aliéner la sympathie des femmes, mais ne voulant pas non plus renoncer à la polémique, Marinetti aurait saisi combien il était avantageux de confier le soin de provoquer les débats à une femme du monde, belle et scandaleuse, affranchie des liens familiaux et sociaux, française de surcroît. Il s’agirait de jouer de la provocation et de la mettre en scène, et le manifeste de Saint-Point s’inscrirait en cela complètement dans le projet de Marinetti lui-même. Le grand maître d’œuvre de cette radicalité énonciative resterait le chef incontesté du mouvement.
10En ce sens, si le positionnement énonciatif du « Manifeste de la luxure » comme celui du « Théâtre de la femme » est effectivement provocateur tant à l’égard du dogme catholique qu’à l’égard de la production théâtrale ou chorégraphique de l’époque, la provocation s’inscrit dans (et non pas contre) la stratégie du futurisme italien incarné par Marinetti dont Saint-Point peut alors apparaître, dans une certaine mesure, comme l’instrument. Il en va toutefois un peu différemment avec « La métachorie » qui constitue, même si c’est de façon moins affichée et moins fracassante que le « Manifeste de la femme futuriste », une prise de distance réelle par rapport à Marinetti qui désavoue à la fois le texte et la pratique de la danse de Saint Point dans son « Manifeste de la danse futuriste » de 19176.
11Au-delà de la posture d’énonciation, le contenu du féminisme que théorise et défend Saint-Point est lui aussi pétri d’ambivalences et de tensions.
Entre la mise à mal des clichés sur « la femme » et le « féminin » et leur reconduction
12Par son parcours de vie, Saint-Point pourrait, en cette fin de XIXème siècle, illustrer bon nombre de revendications féministes à l’indépendance financière, familiale et sociale, et à l’affranchissement des conventions. Née en 1875, arrière-petite-nièce de Lamartine, aristocrate, elle a très tôt transgressé les conventions de son monde, en épousant à 18 ans un professeur de lycée d’une quinzaine d’années son aîné. Après la mort de ce premier mari, elle se remarie avec un ancien collègue de ce dernier qui avait été son amant alors qu’elle était mariée et dont elle divorce un an plus tard, à ses torts, à la suite de ses relations avec Mucha et Rodin. Divorcée, affranchie des liens sociaux et familiaux, anticonformiste, on lui prête de nombreux amants. Elle vit officiellement en union libre avec Ricciotto Canudo à partir de 1904 et se consacre à l’art et à la littérature. Elle écrit – des poèmes, des romans, du théâtre, des manifestes –, elle développe une pratique picturale, organise des soirées mondaines, et scandalise les bienpensants en affichant son indépendance et sa liberté de pensée et de mœurs.
13Un tel mode de vie est conforme à sa revendication, réitérée dans ses écrits théoriques, de la liberté pour la femme d’affirmer sa volonté propre – qu’il s’agisse d’une volonté de création, d’une volonté dans le désir, dans le mode de vie ou la pensée : il faut qu’« elle [la femme] affirme librement sa volonté de domination, […] son orgueil d’inspiratrice, d’éducatrice et parfois même de créatrice : elle proclame sa conscience » (« Le théâtre de la Femme », p. 31). Certes, la femme doit affirmer « librement sa volonté de domination », mais une différence est syntaxiquement marquée entre des domaines de prédilection qui restent assez traditionnellement ceux associés aux femmes – inspiration et éduction – et le champ de la création, marqué par la modalisation dans la revendication, « parfois même ». En matière de désir et de relations amoureuses et sexuelles, refusant toute soumission amoureuse, récusant l’idée d’une fragilité et d’une faiblesse amoureuses supposément féminines, Saint-Point dit la nécessité pour la femme d’être libre de ses choix et d’affirmer son désir au même titre que l’homme. Elle revendique la même liberté pour les deux sexes dans le désir (c’est tout l’enjeu de sa valorisation de la « luxure » comme force vitale) : « qu’on cesse de bafouer le désir, cette attirance […] de deux chairs quels que soient leurs sexes » (« Manifeste futuriste de la luxure », p. 20). Ce qui importe, pour elle, c’est l’affirmation de son désir : « Il faut être conscient devant la luxure. […] Jouer l’inconscience, l’affolement, pour expliquer un geste d’amour, c’est de l’hypocrisie, de la faiblesse ou de la sottise. Il faut vouloir consciemment une chair comme toutes choses » (p. 21). Son positionnement est anti-sentimentaliste et met ainsi en avant la nécessité pour la femme d’affirmer son désir au même titre que l’homme.
14Libre d’affirmer son désir et sa volonté, la femme, pour Saint-Point, est « égale » à l’homme. Dans sa contestation, dès le début du « Manifeste de la femme futuriste », de l’affirmation de Marinetti du « mépris de la femme », elle réfute l’idée d’une hiérarchie entre l’homme et la femme et revendique celle d’une égalité entre les sexes – égalité qui ne signifie ni la similarité ni la similitude. On retrouve l’affirmation d’égalité des sexes, articulée à celle de différence, dans « Le théâtre de la Femme » : « la femme [est] si égale, mais si différente de l’homme » (p. 35). Dans ce contexte, Saint-Point considère qu’il faut qu’« aucune révolution ne reste étrangère » à la femme (« Manifeste de la femme futuriste », p. 11). Elle se réjouit d’ailleurs de ce qu’elle présente comme certaines évolutions positives. Dans « Le théâtre de la Femme », elle observe que celle qu’elle appelle « la jeune femme d’aujourd’hui » est « plus libre », qu’elle ne se contente plus d’être « une ménagère complaisante et silencieuse », « un charmant objet de luxe » de plaisir pour l’homme. Au contraire, les femmes ont « acquis une plus grande indépendance d’esprit et de vie, un goût […] qui les libère de toute tutelle et de toute nécessité d’association » (p. 30). Refus d’une infériorité de la femme, affirmation d’une égalité hommes-femmes et revendication d’une égalité dans l’affirmation du désir ; injonction pour la femme à se libérer de toute soumission, de toute dépendance, de toute tutelle et de toute sentimentalité : les propositions de Saint-Point sonnent comme des revendications féministes.
15Pourtant, parallèlement à ces formulations, Saint-Point rejette catégoriquement et violemment le féminisme :
Mais pas de Féminisme. Le Féminisme est une erreur politique. Le Féminisme est une erreur cérébrale de la femme, erreur que reconnaîtra son instinct.
Il ne faut donner à la femme aucun des droits réclamés par les féministes. Les lui accorder n’amènerait aucun des désordres souhaités par les Futuristes mais, au contraire, un excès d’ordre (p. 12).
16De fait, quand Saint-Point parle d’une évolution de la femme contemporaine vers plus de liberté et d’affirmation de sa volonté, elle ne parle pas d’un mouvement historique, lié à l’acquisition par les femmes de droits sociaux et politiques et aux revendications féministes. Elle ne se place pas sur le terrain social et politique mais sur celui de comportements, de la psychologie et de l’expression de l’individu … dont on va voir qu’elle tend à les considérer comme anhistoriques.
17L’ambivalence entre revendication de liberté pour la femme et refus de se placer sur le plan social et politique est renforcée par une autre ambivalence dans la façon de penser l’égalité des sexes. De fait, dans le « Manifeste de la femme futuriste », l’affirmation d’égalité des sexes dans le même mépris repose sur la substitution, à l’opposition hommes (supérieurs)- femmes (inférieures) présupposée par le mépris de la femme de Marinetti, d’une opposition entre féminité et masculinité :
Il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en hommes. Elle n’est composée que de féminité et de masculinité. Tout surhomme, tout héros, […] est composé à la fois d’éléments féminins et d’éléments masculins, de féminité et de masculinité : c’est-à-dire qu’il est un être complet. / Un individu exclusivement viril, n’est qu’une brute ; un individu, exclusivement féminin, n’est qu’une femelle (p. 8).
18Féminité et masculinité composent tout « être complet ». Implicitement, Saint-Point introduit donc, même si ce n’est pas dans ces termes, dont elle ne dispose pas, une dissociation entre la dichotomie de sexe (« femelle » ou « brute » mâle) et la dichotomie de genre (« féminité » ou « masculinité »). En déplaçant l’opposition homme / femme vers une opposition féminité / masculinité, dont les deux termes seraient présents en tout « être complet » quel que soit son sexe, Saint-Point souligne que la distinction de sexe (« femelle » ou « brute ») ne recouvre pas la distinction entre féminité et masculinité. D’ailleurs, dans une logique qui lui permet de ne pas contredire Marinetti et de s’inscrire dans la droite ligne de la valorisation futuriste de la force et de l’énergie, elle affirme que ce qui fait défaut aux deux sexes c’est la masculinité, la « virilité » : « ce qui manque le plus aux femmes, aussi bien qu’aux hommes, c’est la virilité » (p. 9). Saint-Point peut ainsi réaffirmer la valorisation futuriste de la force contre la faiblesse sans pour autant dévaloriser « la femme » et valoriser « l’homme ». Elle s’inscrit ainsi tout autant que Marinetti dans un héritage nietzschéen et vitaliste de valorisation de la force et de l’énergie vitale.
19Or, dans l’opposition entre masculinité et féminité, toutes les caractéristiques connotées positivement (force, brutalité, violence) sont du côté de la masculinité et toutes les caractéristiques connotées négativement (faiblesse, sagesse, pacifisme) sont du côté de la féminité. S’il n’y a pas « mépris de la femme » dans le propos de Saint-Point, il y a en tout cas dévalorisation de la « féminité ». Certes les caractéristiques de cette « féminité » relèvent de l’éducation, de la culture puisque, selon Saint-Point, « par instinct, la femme n’est pas sage, n'est pas pacifiste, n’est pas bonne » (p. 11) ; c’est un long processus historique qui « depuis des siècles » conduit à « ne prise[r] que son charme et sa tendresse » (p. 2). Le théâtre contemporain, dont la critique est au centre du « Théâtre de la Femme », est une illustration de ce long processus historique, dans la mesure où il se plaît à mettre en scène « la femme de chaise-longue, ou d’outrance factice, aux caprices enfantins, qui n’use de son influence sur l’homme que pour l’abaisser ou l’avilir, poupée jaboteuse, sentimentale ou perverse, mais d’une sentimentalité ou d’une perversité à fleur de peau » (« Théâtre de la femme », p. 31). Par « instinct », affirme Saint-Point, la femme n’est ni fragile ni faible ni douce. Cependant, si elle conteste un naturel féminin doux, sage et faible, Saint-Point ne remet pas en question la notion même d’instinct de la femme. Il y a un « instinct de la femme », et cet « instinct » est du côté de la violence et de la cruauté : « Femmes, […] retournez à votre sublime instinct, à la violence, à la cruauté », scande-t-elle dans le « Manifeste de la femme futuriste » (p. 14). De même, dans le « Théâtre de la Femme », Saint-Point souhaite que le théâtre de son temps donne à voir « la femme avec son instinct » (p. 35). Et cet « instinct » de la femme, dans le « Théâtre de la femme » tout comme dans le « Manifeste de la femme futuriste », c’est l’orgueil, la volonté, la force et la violence. « Le théâtre de la Femme » tel que l’envisage Saint-Point sera un théâtre qui donne à voir, non pas la « petite femme sentimentale et mièvre », mais « la femme intégrale, complexe » (p. 40), la femme avec son « instinct ». Il ne s’agit là ni d’une femme effective ni même d’une hypothétique nature féminine, mais bien plutôt d’un idéal féminin de « surfemme » (la majuscule de « f » de « Femme » dans le titre « Le Manifeste de la Femme » souligne cette dimension) à l’allure nietzschéenne et faisant écho au Surhomme. Si « l’instinct de la femme », que Saint-Point rapporte explicitement aux « forces de la nature » (« Manifeste de la femme futuriste », p. 13), ne diffère pas de celui de l’homme et les met sur un plan d’égalité, la dimension essentialiste d’une nature de la Femme ou de l’Homme n’en demeure pas moins le présupposé de toute la théorisation de Saint-Point. In fine, « la Femme » renvoie chez Saint-Point à une essence intemporelle : « il est bien certain que la psyché de la femme reste à travers les siècles et les époques, à peu près immuable dans ses grandes lignes » (« Le théâtre de la Femmes », p. 30).
20Certes, « la Femme » que valorise Saint-Point ébranle les clichés de la femme sentimentale, fatale et fragile. Certes, ses écrits théoriques revendiquent la nécessité pour la femme d’affirmer son désir et sa volonté, et de s’affirmer en tant qu’individualité. Certes, en déplaçant les lignes de l’opposition femme / homme vers une opposition féminité / masculinité, ils opèrent un décrochage de l’alignement entre la catégorie du sexe et celle du genre. Mais ils font aussi et en même temps apparaître les tensions, voire les contradictions, qui structurent sa pensée et qui expliquent pourquoi, passée aux oubliettes de l’histoire littéraire et artistique parce que femme et comme bon nombre de ses consœurs, elle n’en a été que très lentement et timidement sortie par les relectures féministes du canon. De fait, la binarité des catégories est réaffirmée et mise au service d’une idéologie vitaliste qui associe masculinité et puissance ; et la pensée du genre en tant que construction sociale bute sur le présupposé d’un « instinct » et d’une psyché de la Femme immuables. C’est dans ce supposé « instinct » intemporel bien plus que dans les luttes sociales que Saint-Point situe l’évolution du statut de la femme et qu’elle ancre un idéal de Surfemme qui la conduit à une valorisation de la force, voire même de la violence et de la brutalité. Proche en cela, à cette époque, de la pensée des futuristes italiens, son œuvre (théâtrale, romanesque ou poétique) n’en a toutefois pas le caractère formellement novateur – tandis que les futuristes pratiquent les « mots en liberté » et multiplient les audaces formelles, son écriture reste beaucoup plus conventionnelle.