Colette ou le travestissement de la théorie
1Colette est l’une des figures, peut-être même la figure féminine que retient l’histoire littéraire de la Belle Époque. Patricia Izquierdo qui s’intéresse aux parcours de plusieurs autrices de la période souligne cette particularité : « les anthologies et les essais critiques de l’époque ne retiennent déjà pas plus de quarante noms sur plus de trois cents poétesses, et aujourd’hui, nous les ignorons presque tous, sauf celui de Colette, […] » (Izquierdo, 2009, p. 15). Elle cite également Anna de Noailles, moins connue aujourd’hui mais « la poétesse la plus représentative de la Belle Époque et la plus adulée ». Les deux femmes s’écrivent et se lisent ; et en 1935, Colette succède à Anna de Noailles à l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Colette fait donc partie d’un patrimoine littéraire institutionnalisé qui a pourtant tendance à ignorer les femmes, une « classique » (André, 2000) trop rare pour un temps de l’histoire où les femmes se consacrent en nombre à l’écriture. Elle entretient par ailleurs des relations étroites avec d’autres figures littéraires féminines contemporaines telles qu’Annie de Pène et sa fille Germaine Beaumont, avec Hélène Picard, avec Lucie Delarue-Mardrus ; elle fréquente le salon de Natalie Clifford-Barney et obtient rapidement les bonnes grâces de Rachilde, très critique envers cette nouvelle littérature de femmes.
2À l’image de ses contemporaines, Colette n’a pas écrit de textes théoriques. Elle se livre même plutôt à un refus manifeste et systématique de théoriser qui cache pourtant un discours métalittéraire bien présent, une réflexivité dissimulée dans les marges du littéraire ou travestie au sein même l’œuvre. Le travestissement de la théorie fait particulièrement sens pour Colette, très influencée par son passage sur les scènes de music-hall, et pour qui l’ambiguïté entre la visibilité et la dissimulation est constitutive à la fois de la pratique scénique et de l’écriture.
Le refus de la théorie. Travestissement et poétique de l’ambivalence
3Il y a chez Colette une forme de renoncement revendiqué qui devient même sous sa plume « l’honneur de l’écrivain » (Colette, [1958] 19851, p. 319). Elle affirme ainsi lors d’une conférence à l’Université des Annales en décembre 1937 « qu’on devient un grand écrivain – ainsi d’ailleurs qu’un grand poète – autant par ce que l’on refuse à sa plume que par ce qu’on lui accorde ». Colette s’est prêtée à l’exercice de la conférence à de nombreuses reprises, et aussi à celui de l’interview, plus intime. Dès 1908, elle est invitée au centre Femina du Théâtre des Arts ; en 1913, elle raconte au public de l’Artistique à Nice l’envers du music-hall. Elle s’engage dans de véritables tournées. Elle est sollicitée, son avis intéresse mais elle refuse invariablement de se laisser aller aux idées générales. Dès l’ouverture de son discours à l’Université des Annales, elle avertit son public :
Je peux vous affirmer […] que cette causerie à aucun moment, ne s’élèvera jusqu’aux idées générales. Quel que soit l’âge d’une femme, elle n’abandonne pas sa coquetterie. Or, il y a trois parures qui me vont très mal : les chapeaux empanachés, les idées générales et les boucles d’oreilles. (ibid.)
4On observe dans la suite du texte une attitude similaire à celle révélée par Christine Planté à propos de Virginia Woolf sur le même sujet, la poésie : « une stratégie de modestie mêlée d’ironie pour miner le statut de ces écrits » (Planté, [1989] 2015, p. 284-285). Elle montre le besoin de justification, « l’humilité affichée » mais aussi « la sévérité » et le « doute » qu’elle inflige à son jugement. Colette mentionne de la même manière son « manque de compétence et d’outrecuidance », l’« irrévérence » de son propos, l’échec de la définition et son indignité face à la poésie ([1958] 1985, p. 310-312). La même année 1937, le Figaro publie « Mes idées sur le roman », sorte de pendant à son propos sur la poésie. De la même manière, elle se positionne à distance et se défend d’avoir écrit un vrai roman :
Je suis sûre de n’avoir jamais écrit un roman, un vrai, une œuvre d’imagination pure, libre de toute allusion de souvenir et d’égoïsme, allégé de moi-même, de mon pire et de mon meilleur, enfin de la ressemblance. Ce que j’appelle de vrais romans, ce sont ceux que je lis, et non ceux que j’écris.
5Deux années après son élection à l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, Colette s’applique visiblement encore à contester sa légitimité dans l’institution littéraire. De même, dans un autre texte encore, qui paraît dans le même journal, deux ans plus tard, « La Chaufferette », elle refuse toute vocation littéraire, appuyant toujours une illégitimité singulière :
Non, je ne me suis pas levée la nuit en cachette pour écrire des vers au crayon sur le couvercle d’une boîte à chaussures ! Non, je n’ai pas jeté au vent d’Ouest et au clair de lune des paroles inspirées […] J’étais donc bien la seule de mon espèce, la seule mise au monde pour ne pas écrire. Quelle douceur j’ai pu goûter à une telle absence de vocation littéraire ! (Colette, OC, t. iv, 1984-1986, p. 174-175)
6Colette rejette la fable du talent naturel et précoce. L’écriture est un métier. Dans « Mes idées sur le roman » encore, elle prend ses distances avec la sphère littéraire en général, affirmant même « un humiliant destin d’auteur » qui se passe autant d’objectivité que de règles dans la construction du récit :
[…] j’avoue avec contrition que devant un bâti en vingt-deux chapitres, irréprochable de logique, ferme comme le roc, varié comme une prairie en mai, j’eus un soudain, un inexplicable et stupide éclat de larmes… Le plan fut déchiré, et l’on m’abandonna à mon humiliant destin d’auteur qui n’est pas sûr, avant d’écrire, de ce qu’il écrira. (ibid.)
7Colette semble aller dans le sens des critiques de l’époque, presque exclusivement masculines, qui font des femmes de lettres des êtres dénués d’objectivité et du sens de la composition2. Pourtant, dès 1920, au moment de la parution de Chéri, des auteurs de premiers plans tels qu’André Gide saluent son « intelligence » et sa « maîtrise », une forme de simplicité dans son acception la plus positive : « Moi ce que j’aime surtout dans votre livre, c’est son dépouillement, son dévêtissement, sa nudité3. » C’est ainsi qu’à Georges Simenon qui souhaite publier ses contes au Matin, elle reproche trop de littérature : « Trop littéraire jeune homme. Beaucoup trop littéraire. Surtout pas de littérature ! » (Simenon, 1975).
8Elle se positionne donc à distance du littéraire et particulièrement de la poésie et de ses règles de versification. À l’Université des Annales, elle se présente en ces termes : « vous avez devant vous un individu d’une espèce extrêmement rare, une sorte de monstruosité : un prosateur qui n’a jamais écrit de vers » (Colette, [1958] 1985, p. 319). Elle dit mener une véritable lutte contre le « vers involontaire » : « Pour ma part, je surveille de mon mieux l’intrusion du vers involontaire, je le traque, je le truque » (p. 315). Colette vise particulièrement l’alexandrin, le « long balancier de la poésie française », « ses douze majestueux battements » et « la pulsation qui opprime la nôtre » (p. 314). Elle remet en cause la forme classique de L’Art poétique de Boileau : « Aucune définition de la poésie ne me contente. Ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement, ô pauvre prosateur que je suis » (p. 312).
9Christine Planté remarque également que dans L’Ère du Soupçon, Nathalie Sarraute « préfère l’explication concrète à un enchaînement rigoureux de propositions indiscutables » (Planté, [1989] 2015, p. 285). De même, elle observe que Marceline Desbordes-Valmore « a bien quelques exigences en matière d’écriture, un regard réflexif et critique sur sa propre pratique, mais elle s’abstient de toute déclaration d’intention » (p. 287). Pour toutes ces femmes, la théorie n’est donc pas complètement absente et semble plutôt s’immiscer dans l’œuvre par un regard réflexif sur le langage et surtout sur la pratique de l’écriture, à la fois pratique formelle mais aussi pratique sociale pour Colette, lorsque Renée Néré, héroïne de La Vagabonde (1910) et double de Colette, revient sur son renoncement à l’écriture :
Il faut trop de temps pour écrire ! Et puis, je ne suis pas Balzac, moi… Le conte fragile que j’édifie s’émiette quand le fournisseur sonne, quand le bottier présente sa facture, quand l’avoué téléphone, et l’avocat, quand l’agent théâtral me demande à son bureau […]. Or, depuis que je vis seule, il a fallu vivre d’abord, divorcer ensuite, et puis continuer à vivre […]. (Colette, OC, t. 1, 1984-1985, p. 1074)
10Dans cet ouvrage en particulier, Colette interroge le métier d’écrivain pour lequel la femme doit redoubler de volonté, toute dérangée par un quotidien qui ne peut disparaître à la faveur de la création. On lit dans La Vagabonde les difficultés qui incombent à celui, et plus particulièrement à celle, qui écrit, dans la perspective de ce que Virginia Woolf théorisera dans A room of one’s own en 1927. Christine Planté ajoute que les femmes « se sont contentées de faire ce qu’elle faisait sans dire qu’elles le faisaient » (Planté, [1989] 2015, p. 286). Il y aurait donc une prédominance du faire sur le dire : la théorie serait inscrite dans le faire, au cœur des œuvres, travestie, masquée, à la marge des discours traditionnellement pris pour théorie : manifestes, essais.
11Le travestissement, le brouillage des genres et les jeux d’inversion des sexes sont une tendance constante dans l’œuvre de Colette, et cela au-delà de la période qui nous intéresse ici mais sans conteste inspirée par celle-ci. Nicole G. Albert rappelle que « très tôt Colette se montre fascinée par les fluctuations du genre, les passages d’un sexe à l’autre, les brouillages identitaires, autant de motifs qui sont légions dans la littérature fin-de-siècle mais qu’elle va s’approprier de manière singulière » (Albert, 2019, p. 45). On retrouve cette tendance chez d’autres autrices contemporaines parmi lesquelles Lucie Delarue Mardrus (Izquierdo, 2016, p. 139-151). Le travestissement devient un véritable enjeu poétique qu’elles mettent à l’épreuve de l’écriture par des jeux grammaticaux qui cachent l’identité genrée dans le texte. Ainsi, dans « Nuit Blanche » qui paraît en juin 1907 à La Vie parisienne, le genre de la personne dont il est question n’est identifiable qu’à la toute fin du texte et révèle le désir pour une autre femme : « Tu me donneras la volupté, penchée sur moi » (Colette, OC, t. i, p. 972). Nicole G. Albert observe ainsi que Missy, la duchesse Mathilde de Morny avec laquelle Colette entretient alors une relation, « traverse, en ombre chinoise, les quatre premières nouvelles des Vrilles de la vigne sous la forme d’une créature qui défie le genre grammatical pour le maintenir dans l’interstice du neutre » (Albert, 201, p. 46). Le travestissement devient dans ce cadre une forme poétique évocatrice.
12À d’autres reprises, Colette joue plutôt de l’inversion de genre propre au travestissement. Si elle met très tôt en scène ces questions dans la fiction, elle s’y intéresse de façon plus théorique pendant la décennie 1930 justement. En effet, il semble que dans Ces Plaisirs… qui deviendra Le Pur et l’impur en 1941, ce sujet l’ait « suffisamment interpellée pour qu’elle rompe ainsi sa prétendue inaptitude à théoriser » (Berthu-Courtivron, 2017, p. 207-224). Certaines considèrent d’ailleurs ce texte comme un « essai » (Berthu-Courtivron, 2004) bien que paradoxal. Flavie Fouchard remarque de son côté, à propos du Pur et de l’impur, que « la difficulté du texte, allant parfois jusqu’à l’obscurité, ainsi que sa structure dialogique multipliant les voix et les points de vue ont certainement pu masquer son aspect réflexif en raison du brouillage qu’ils entraînent » (Fouchard, 2020, p. 14). Ainsi, même au moment où Colette tend le plus vers la théorie, le brouillage et la dissimulation s’érigent en art, à la fois pour le sujet et son essai de théorisation puisque le brouillage identitaire devient aussi générique.
13L’ambiguïté caractérise l’écriture de Colette et reprend en fait les codes du spectacle, plus particulièrement du music-hall qui, « situé dans les marges de la société […] constitue une parenthèse où le brouillage des sexes est érigé en règle : le travestissement, l’impersonnification, le maquillage y pourvoient » (Albert, DC, 2018, p. 47). Colette y fait ses premiers pas dès 1906 en même temps qu’elle s’affirme sur la scène littéraire.
Singularité de sa position dans le champ littéraire : un nouveau regard
14Dans Tout pour les yeux, Guy Ducrey attire notre attention sur la particularité de Colette à la Belle Époque qui est d’évoquer un univers jusque-là largement fantasmé par les artistes – masculins – de la fin du xixe siècle : les coulisses du spectacle, l’arrière-scène, le hors-scène, auxquels elle donne un nouveau regard, féminin d’une part, et directement empreint de son expérience d’autre part – un regard féminin de l’intérieur. L’observation constitue l’outil privilégié de son écriture dans laquelle se révèle « un principe esthétique […] montrer plutôt que de dire » (Deltel, 1993, p. 67), principe qui entre évidemment en résonance avec sa pratique du mime et qui fait dire à Mireille Brangé que « le mimodrame est une leçon à l’écrivain » qui a puisé « dans la discipline des artistes et la nécessité de s’observer pour progresser […] un art du regard et une écriture » (Brangé, DC, 2018, p. 776). Guy Ducrey voit dans ce principe esthétique « un art poétique » (Ducrey, DC, 2018, p. 772) révélé dans une lettre de 1924 adressée à Marguerite Moreno, une actrice justement :
Comprends-tu que dans tout ça pas un mot ne montre ni ne fait entendre ceux de qui tu parles ? […] Et si tu transformes en un bout de dialogue ta ‘méchanceté déchaînée’, elle prendra vie avec le reste. Pas de narration, bon Dieu ! Des touches et des couleurs détachées, et aucun besoin de conclusion, je me fous que tu demandes pardon à sa mémoire de l’avoir méconnu, Proust, et je me fous que Sardou ait été ‘un des rois du théâtre contemporain’, tu comprends ? […] ‘Un dîner charmant et délicat’, une ‘conversation qui vagabonde d’un sujet à un autre’ qu’est-ce que tu me montres, en écrivant ça ? Pouic. Colle-moi un décor, et des convives, et même des plats, sans quoi ça ne marche pas. […] Libère-toi. Et tâche, ô mon cœur, de nous cacher que ça t’emmerde d’écrire. (Colette, 1959, p. 89-90)
15On saisit dans cette lettre le principe esthétique fondamental qui consiste à montrer mais aussi à faire entendre, à donner vie au texte comme au théâtre, plutôt que de dire. L’exclamation « Pas de narration, bon Dieu ! » fait écho aux critiques dispensées à Georges Simenon au même moment. Il s’agit de situer, de construire un décor, de définir un espace : « colle-moi un décor, des convives, et même des plats ». On retrouve les conseils avisés de Colette dans d’autres lettres adressées à Renée Hamon ou encore Germaine Beaumont (Dugast-Portes, DC, 2018, p. 943). Ainsi, la tendance à théoriser se trouve peut-être plus lisible dans l’œuvre non publiée, ici la correspondance, texte invisible, intime, texte des marges littéraires, ce qui corrobore pleinement l’idée d’une théorie travestie.
16 Il y a dans l’expérience de la scène une particularité propre à Colette qui marque toute son œuvre et notamment les textes de la Belle Époque. Dans la préface à l’édition du Fleuron en 1948, elle écrit à propos de cette période : « C’est alors que j’entrepris de soumettre, au rythme de mon existence d’artiste, mon travail d’écrivain. (…) La Vagabonde et L’Envers du music-hall ont profité d’un inconfort total » (OC, t. iv, p. 1236). Cet « inconfort », Colette le revendique très tôt en opposition à ses contemporaines en littérature, poètes dès le berceau, qui écrivent par vocation et bien souvent à l’abri des contingences financières (Ladenson, 2009, p. 23-33). Colette, qui ne bénéficie pas de l’argent de sa famille et dont le mari dilapide les revenus du foyer, conçoit l’écriture comme un métier qui lui permet de gagner sa vie : « Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. […] Le jour où la nécessité me mit une plume en main, et qu’en échange des pages que j’avais écrites, on me donna un peu d’argent, je compris qu’il me faudrait chaque jour, lentement, docilement écrire » (OC, t. iv, p. 175-176). On peut affirmer que s’il n’y a pas de textes théoriques, il y a bien dans le cas de Colette une conscience de l’œuvre, du travail, du métier d’écrivain qui n’est pas forcément l’apanage de toutes les autrices de l’époque puisque, comme le remarque Patricia Izquierdo, « après les avoir écrites, de nombreuses poétesses négligent leurs œuvres » (2009, p. 327). Dans L’Étoile Vesper, Colette écrit à propos de son amie Hélène Picard :
Elle se levait au jour, passait le café, empoignait le balai, abandonnait l’essuie-meubles pour la strophe, et son écriture aventureuse posait impatiente, sur d’infimes bouts de papier, au verso de la quittance de gaz et de la note du crémier, ses antennes aiguës. De quelles arabesques, de quelles rimes n’illustra-t-elle pas un catalogue d’appareils électriques, qui s’est trouvé sous la main du poète à l’heure tumultueuse où le poème exige d’éclore… - Tu as travaillé, Hélène ? – À merveille ! Mais j’ai égaré ce que j’ai écrit. Ça n’a pas d’importance. Quel Beau dédain, quel orgueil, quelle modestie… Elle enveloppait, d’un poème à peine séché, la part du gâteau, le triangle de fromage montagnard plus dur qu’une tuile, qu’elle glissait dans mon sac. (OC, t. iv, p. 821)
17On observe dans la description de Colette une forme de dilettantisme de l’écriture chez son amie toute à ses occupations domestiques et peu préoccupée par le devenir de ses textes. Il en est tout autrement pour Colette qui est très impliquée dans l’édition de son œuvre et apparaît en véritable gestionnaire. Les correspondances échangées avec certains de ses éditeurs, principalement Ollendorff et Albin Michel4, témoignent de son engagement et des stratégies employées. Lorsqu’en 1913 le Conseil de la Librairie Ollendorff refuse les conditions de Colette pour l’édition de L’Entrave, elle se tourne vers d’autres éditeurs, La Librairie des Lettres et Flammarion, Fayard et Georges Crès pendant la guerre, et puis Ferenczi dans l’entre-deux-guerres. Elle multiplie les interlocuteurs aussi bien en bibliophilie que dans l’édition populaire et participe ainsi à une large diffusion de son œuvre. On observe la même diversité dans ses collaborations avec la presse dont elle saisit pleinement les enjeux comme nombreuses de ses contemporaines (Izquierdo, 2009, p. 293)5. Elle signe son premier texte « Colette Willy »6 en février 1904 au Mercure de France, le premier dialogue de bêtes ; puis les suivants en mai dans La Vie heureuse, futur journal Femina, et en novembre dans La Vie parisienne, journal ouvertement misogyne dans lequel elle publie jusqu’en 1920. La multiplication des journaux, aux lignes éditoriales diamétralement opposées, avec lesquels elle travaille témoigne d’une mise à distance de toute appartenance littéraire, politique ou idéologique et donc théorique, en plus d’une façon d’ouvrir les possibilités de diffusion de son œuvre. Colette perçoit parfaitement la portée économique de l’édition et les rouages qui la régissent (Mollier, 2006). Faire exister l’œuvre auprès du lecteur semble, dans son cas, primer sur l’énoncé de cadres esthétiques et théoriques :
Je m’éveillais vaguement à un devoir envers moi-même, celui d’écrire autre chose que les Claudine. Et, goutte à goutte, j’exsudais les Dialogues de bêtes, où je me donnai le plaisir, non point vif, mais honorable, de ne pas parler de l’amour. (OC, t. iii, p. 1041)
18Avec ce volume, elle affirme un nom en littérature qui était jusque-là masqué par celui de son mari Willy. Surtout, son choix de « ne pas parler d’amour » marque une autre rupture avec Willy évidemment, mais pas seulement, puisqu’elle prend également ses distances avec ce qui a coutume de consacrer l’écriture des femmes à l’époque : « c’est la grande question, l’éternelle question pour les femmes et les romans de femmes, l’amour, l’amour, l’amour »(cité dans Holmes, 2016, p. 49-62). Diana Holmes pense un « modernisme au féminin » dans le roman et montre qu’il existe une trame narrative du récit amoureux commune aux écrivaines de la Belle Époque à laquelle Colette prend part bien qu’elle soit aussi le lieu d’une modernité toute colettienne puisque c’est elle qui l’« ébranle le plus profondément » (ibid.). Tout en prenant ses distances avec l’amour, elle les prend également avec le roman puisqu’elle se prête à l’exercice du dialogue. Forme théâtrale s’il en est, il a aussi, depuis son émergence dans l’Antiquité, pour vocation l’exposition explicite d’idées, leur convergence ou leur contradiction. Mais on connaît à présent le peu d’affection de Colette pour les idées générales. Ainsi, elle use de la forme et la détourne en une conversation entre deux bêtes sur leur quotidien, parfois le plus trivial, et surtout, elle en fait un dispositif narratif qui, plutôt que d’exposer un discours théorique, lui permet de se donner à voir de l’extérieur, à distance. Les dialogues sont bien plus des supports de monstration que ceux d’une démonstration.
Une réflexion métalittéraire à l’œuvre
19 « Ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement », Colette en fait l’expérience et questionne les limites imposées par le langage. Elle partage d’une certaine manière le sentiment d’une crise du langage et interroge ses limites face à ce qui est vu :
Ah ! Qu’il y a peu de mots pour décrire combien le soleil est jaune, la mer est bleue, le soleil blanc, les arbres verts et les pêchers roses… Le désir de peindre tout cela suscite en moi une soif de Tantale, un désir nerveux et impuissant, qui échoue devant la splendeur d’un matin d’avril. (OC, t. II, 1984-1986, p. 207)
20L’écriture de la couleur échoue ainsi devant une réalité picturale que le geste de la plume ne peut plus imiter.
Je dis bleu mais comment nommer cette couleur qui dépasse le bleu, recule les limites du violet, provoque la pourpre dans un domaine qui est plus mental qu’optique, car si j’appelle pourpre une vibration de couleur qui semble franger ce bleu, je ne le vois pas réellement, je le pressens…(Colette, 1932)
21Colette évoque bien dans cet extrait la distance du langage à la chose réelle et surtout la métamorphose de la chose vue dans la sensation, dans le pressentiment. Béatrice Slama s’est penchée sur cette interrogation de Colette face au langage, son insuffisance et son imprécision, dans la description de l’opposition sexuée. Dans son article « Colette, le sexe et le langage », elle s’interroge sur les « stratégies […] qu’emploie une femme qui écrit dans cette langue de l’autre » (Slama, 1989, p. 203-215). Elle montre « chez Colette une réflexion explicite sur le langage qui la mène à contester des mots, des définitions, à proposer d’autres noms ou d’autres définitions ».
22Renée Néré aussi questionne la langue et s’interroge sur les différents langages qui la caractérisent en tant que femme, autrice et actrice, au moment de s’adresser à son soupirant, habitué des salons mondains. Elle décrit notamment le langage des femmes écrivains, les « bas-bleu » : brusque, parcellaire mais précis et savant ainsi que celui du music-hall : idiomatique.
Je ne sais pas vous parler mon pauvre Duffrein-Chautel. J’hésite entre mon langage à moi, un peu brusque, qui ne daigne pas toujours finir les phrases, mais !!!! la précision d’un terme technique – mon langage d’ex bas-bleu -, et l’idiome veule et vif, grossier, imagé, qu’on apprend au music-hall, émaillé de ‘Tu parles !’, de ‘Ta gueule !’… ‘J’les mets !’… ‘Très peu pour moi !’… À force d’hésiter, je choisis le silence. (OC, t. i, p. 1126)
23Elle choisit finalement le silence qui fait évidemment écho au refus de porter un discours théorique, au renoncement à dire soulevé par Christine Planté.
24Romans, dialogues, articles de presse, pièce de théâtre, ou contes à propos des textes qui paraissent dans Les Vrilles de la vigne en 1908, Colette est aussi poète quoi qu’elle en dise en 1937 à l’Université des Annales. C’est dans la préface aux Sept dialogues de bêtes que Francis Jammes lui confère ce titre :
Il semble parfois que l’on naisse […]. Madame Colette Willy se lève aujourd’hui sur le monde des Lettres comme la poétesse – enfin- […]. Car vous êtes un vrai poète, et je veux affirmer cela volontiers sans m’inquiéter davantage de la légende dont les Parisiens ont coutume d’entourer chaque célébrité. (Jammes, 15 mars 1905)
25Alors que Colette est déjà une « célébrité » parisienne, Francis Jammes lui offre une un statut auctorial, et pas des moindres : celui du poète, qui prend une dimension d’autant plus marquante dans le milieu littéraire féminin contemporain puisque son manifeste « Le Jammisme » (1897) est largement associé aux poétesses de la Belle Époque (Izquierdo, 2009, p. 145). Bien qu’on soit tenté de placer Colette du côté des romancières, elle semble prendre part, sous la plume de Jammes et par ses intérêts, à cette tendance de la littérature des femmes au tournant du xxe siècle à s’orienter vers la poésie.
26L’écho de la poésie de Jammes résonne particulièrement chez les poétesses de la Belle Époque qui opèrent un retour vers la nature, influencées par l’Art Nouveau. Colette est largement inspirée par cette esthétique visuelle faite de courbes et de formes arrondies. Elle ne manque pas de dire sa révulsion pour tout ce qui est ligne droite : « Mortelle succession d’angles droits ! » (OC, t. iii, p. 117) et décrit, au moment de succéder à Anna de Noailles à l’Académie royal de Belgique, son « instinctif penchant qui se plaît à la courbe, à la sphère et au cercle » (p. 1083). Le motif de l’arabesque n’est pas propre à Colette mais caractérise également l’écriture des poétesses de la Belle Époque « dans laquelle le mouvement et la ligne courbe dessinée importent plus que le sens des mots et le choix du thème, à partir notamment des images de la ronde et de la lampe, et des bien nommées expansions du nom (notamment les accumulations d’adjectifs qualificatifs) » (Izquierdo, 2009, p. 119). On retrouve là un goût certain de Colette qui prend dans son cas une véritable forme plastique 7 : « elle aimait certains mots pour eux-mêmes et en dehors de l’idée qu’ils représentent. Elle les aimait pour leur musique, mais davantage pour leur aspect graphique, leur dessin. […] Les mots et les lignes avaient dansé un ballet à son usage » (Goudeket, 1956, p. 24). Le ballet des mots fait écho à celui des lignes courbes qui se créent alors dans l’architecture et le décor Art nouveau mais aussi dans les danses d’Isadora Duncan, largement influencées par les ondulations de l’océan, autre motif phare de la poésie féminine du début du xxe siècle qui contre « l’esprit géométrique de l’homme » oppose « les remous secrets, inexpliqués, formidables de l’océanique féminin » (Delarue-Mardrus, 1909). Dans La Vagabonde Colette questionne à plusieurs reprises la pratique de l’écriture et notamment dans l’extrait à suivre qui fait écho à cette esthétisation plastique de l’écriture :
Écrire ! Pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tâche d’encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l’orne d’antennes, de pattes, jusqu’à ce qu’il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée…(OC, t. i, p. 1074)
27Patricia Izquierdo a aussi relevé un intérêt particulier pour l’horticulture chez les poétesses de la Belle Époque (2009, p. 120). Évidemment, on pense à un ouvrage plus tardif de Colette Pour un herbier qui paraît aux éditions Mermod en 1948, dans lequel elle a le souci de nommer scientifiquement les plantes qu’elle décrit et sème au grès de sa plume, en véritable horticultrice, développant les contours d’une science-poétique. Elle raille d’ailleurs à ce sujet Anna de Noailles dans son Discours de Réception à l’Académie Royale de langue et de littérature française de Belgique en 1936 :
Elle demanda le nom de l’herbe merveilleuse, de la plante unique et rare, venue pour moi seule d’un Orient de jardins, de terrasses et de cascades… ‘Mais, lui dis-je, c’est tout simplement la mélisse des abeilles. – De la mélisse, s’écria Madame de Noailles, de la mélisse ! Enfin, je connais donc cette mélisse dont j’ai tant parlé !’ (OC, t. iii, p. 1089)
28La moquerie de Colette rejoint la description du seul véritable poète Félicien dans « La poésie que j’aime ». À travers sa figure, elle valorise une connaissance qui n’est pas celle de l’élite littéraire et éduquée mais celle du « vieil homme qui ne lit pas » mais qui sait « le fond et la surface de la mer, les secrets de la terre, les habitudes des plantes et des bêtes et le langage des vents » (Colette, [1958] 1985, p. 312). Le véritable poète est celui qui connaît la nature qui l’entoure. Et, c’est en reprenant un célèbre vers de Du Bellay qu’elle sacre à son tour un poète : « Heureux qui comme Félicien, nomme du premier coup l’exaltation lyrique […] qui, ensemble, bride et entraîne la poésie ». Ce qu’elle aime dans la poésie, c’est l’esprit de l’enfance, celui qui « s’aide du saugrenu, de l’incompréhensible, du plastique sans pensée, du scandé obtus, de ces ‘comptines’, enfants difformes de la rime et du rythme » et qui surtout se trouve « hors du jugement des gens raisonnables » (p. 313). L’incompréhensible, c’est aussi ce que préfère Renée Néré, double de Colette dans La Vagabonde, à propos de son livre La Forêt sans oiseau : « Incompréhensible ? pour vous, peut-être. Mais pour moi, sa chaude obscurité s’éclaire ; pour moi tel mot suffit à recréer l’odeur, la couleur des heures vécues » (OC, t. i, p. 1084). Colette soutient en fait une poésie en rupture qui rejoint par bien des aspects la modernité poétique de la seconde moitié du xixe siècle. Diana Holmes, qui s’intéresse de son côté au roman, précise que « son attention soutenue à la complexité et à la polyvalence de la langue rapproche Colette des romanciers modernistes comme Gide, Proust » et que « chez Colette, l’écriture va au-delà de la transparence mimétique pour atteindre en même temps une opacité esthétique » (Holmes, 2016, p. 49-62).
29Dans la perspective d’une « écriture en arabesque », Julia Kristeva met en lumière une poétique spécifique à Colette et qui naît à la Belle Époque, l’écriture en « vrilles de la vigne » qu’elle définit ainsi : « lacunaire, antinarratif, tout en réserve et en retenue, le genre ‘vrilles de la vigne’ fragmente le récit comme il pulvérise le temps : il brouille la chronologie, mélange les saccades temporelles pour assembler les souvenirs en un kaléidoscope » (Kristeva, 2002, p. 134-135). Elle prend notamment l’exemple de la métaphore colettienne qui fonctionne sur le mode de l’arabesque et « procède par une foudroyante saisie d’un ‘rapport indicible’ qui trace des cercles et des spirales entre deux choses, deux sensations et deux mots. » (ibid.) Colette l’évoque elle-même dans un texte qui dit bien, ou plutôt montre bien, l’écriture en train de se faire : « Je tâte timidement, j’invente un rapport indicible entre la goutte laiteuse des muguets, le pleur de pluie tiède, la bulle cristalline qui monte du crapaud » (OC, t. iii, p. 699). Dans la même perspective que Diana Holmes, elle ajoute que ces vrilles « évoquent davantage les ‘anneaux’ des métaphores proustiennes » (Kristeva, ibid.)8. Luc Fraisse rapproche à son tour les écritures de Proust et de Colette qui tous deux ont « composé des proses poétiques très denses, où les ressources descriptives sont étroitement chevillées les unes aux autres » (Fraisse, DC, 2018, p. 897) 9. Mais surtout il souligne ce que Graciela Conte-Stirling a déjà révélé de commun : « la prise en compte des sensations dans la création littéraire » (p. 899). Toutefois la grande différence entre les deux auteurs se situe justement dans leur rapport à la théorie face à cette même attention portée à la sensation puisqu’elle « tente de revivre les années passées et non de théoriser sa tentative » (p. 900).
30Francine Dugast-Portes souligne, quant à elle, la modernité de Colette dans son approche fragmentaire de l’écriture autobiographique, préfigurant ainsi « les traits formels des poétiques contemporaines du ‘je’ dans leur effort pour rompre avec l’illusion de transparence. » (Dugast-Portes, DC, 2018, p. 79) Et c’est sans doute sur ce point que se rapprochent véritablement les modernités de Colette et de Proust, dans ce rapport anticipé à ce qui sera théorisé dans la seconde moitié du xxe siècle : l’autofiction, forme travestie de l’écriture de soi. En effet, le masque, le maquillage, le miroir sont autant d’attributs de la comédienne qui deviennent des objets de poétisation dans le texte, notamment dans La Vagabonde où ils sont les supports d’une écriture de soi empreinte d’ambiguïté. Luc Fraisse note que surgit « chez les deux écrivains, une forme romanesque en marge du roman » (Fraisse, DC, 2018, p. 900). Les marges sont ainsi le lieu d’une modernité qui pose dans la pratique de l’écriture les jalons pour une théorie à venir. C’est déjà ce que souligne Benjamin Crémieux suite à la parution de Chéri en 1920 :
Ce n’est que dans un siècle ou deux qu’on pourra doser avec quelque chance de précision l’apport de Colette dans la littérature française. Aucune femmes-prosateurs qui l’ont précédée, de Marguerite de Navarre à Mme de Staël et à Georges Sand, n’ont écrit autrement que des hommes. Colette a créé un style. (NRF, 1er dec. 1920)
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31Si Colette ne théorise pas, elle adopte résolument une attitude réflexive sur son œuvre et sur sa pratique de l’écriture. De même, si elle refuse de donner des idées générales, si elle ne définit pas ce qu’elle produit comme de la littérature, si elle refuse toute vocation d’écrivain, et si, romancière s’il en est, elle avoue ne jamais avoir écrit un véritable roman, il n’en demeure pas moins que Colette nous livre une réflexion sur l’écriture et le langage bien ancrée dans les questionnements esthétiques de son temps et surtout très influencée par la singularité de sa position dans le champ littéraire en général et féminin en particulier.
32Colette met tout en œuvre pour rester dans les marges du littéraire et élabore ainsi une « humilité » dans laquelle pourtant elle ne s’interdit pas de prendre part aux grandes questions de l’époque : « L’humilité a sa source dans la conscience d’une indignité – parfois aussi dans la conscience éblouie d’une sainteté. » (OC, t. iii, p. 1080)