Colloques en ligne

Wendy Prin-Conti

Réflexions autour de la théorisation poétique féminine à la Belle Époque (1900-1914)

how women theorize poetry during the Belle Époque (1900-1914)

1Il y a un évident « paradoxe Belle Époque ». Les années 1880-1914 sont celles d’un extraordinaire foisonnement de la littérature féminine, et en particulier de la poésie (Izquierdo, 2009). Pourtant, en dépit de cette production nombreuse, aucune théorie poétique féminine n’est passée à la postérité. L’histoire littéraire, telle qu’elle a été construite, nous laisse le sentiment que les femmes pratiquent la poésie sans la penser ni la conceptualiser ; en somme, qu’elles ont la chose sans les mots.

2Le rôle des femmes le plus connu et le plus commenté par la critique est celui d’hôtesse. La femme de lettres qui tient salon a fourni le sujet d’études comme celle d’Anne Martin-Fugier (Martin-Fugier, 2003) ou celle de Géraldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani (Leroy et Bertrand-Sabiani, 1998). Ces salons sont précisément des lieux de récitation plus que des lieux de réflexion sur la poésie : qu’on songe, par exemple, à l’organisation des « réunions poétiques » de la baronne de Baye avenue de la Grande armée, ou à celle des « matinées poétiques » de la duchesse de Rohan boulevard des Invalides1. Chaque fois, des convives plus ou moins prestigieux sont invités à lire ou à déclamer leurs vers, devant une assemblée mondaine conquise d’avance. Les femmes sont certes des passeuses de poésie, et ces travaux l’ont bien montré, mais l’étude de cette réalité a tendu à occulter la part active qu’elles ont eue dans le débat d’idées.

3L’enjeu de notre travail consiste à prendre à rebours le discours dominant dans notre histoire de la littérature et à prouver que, malgré qu’on en ait, une théorie poétique féminine a bien existé entre 1900-1914. Une telle démonstration engage à poser des questions extrêmement larges (quelle théorie ? par qui a-t-elle été écrite ? où et comment s’est-elle développée ? pourquoi cette théorie féminine n’a-t-elle pas trouvé d’écho ?) Nous nous contenterons, dans l’espace qui nous est imparti, d’esquisser des directions qui ont vocation à être prolongées.

4Considérer la théorie poétique féminine à la Belle Époque invite à envisager l’histoire littéraire à nouveaux frais et à revoir notre doxa critique. Il faut tout d’abord accepter de délier le geste théorique du geste publicitaire : la théorie ne va pas forcément de pair avec le publicisme (du manifeste ou de la tribune). On peut être un théoricien discret. Il faut encore délier la théorie de l’idée de rupture, contre la manière dont notre histoire littéraire s’est écrite. L’« avant-gardisme chronique » (Thibaudet, 1936, p. 487) des lettres françaises doit être contesté2. Comme l’écrit Laurence Campa, « […] la critique littéraire contemporaine a construit la modernité sur des valeurs de rupture et de "défamiliarisation", pour lesquelles le changement est une valeur en soi » (Campa, 2010, p. 29). À sa suite, nous choisissons de nous inscrire résolument contre une telle lecture.

L’Atlantide critique des causeries et conférences

5La théorie poétique féminine s’exprime couramment dans des lieux où nous n’avons pas le réflexe de la chercher, parce que nous avons perdu en familiarité avec le contexte culturel qui était celui de la Belle Époque. Le plus souvent en effet, les femmes réfléchissent à la poésie et à leur pratique au cours de conférences et de causeries organisées par des revues ou par des cercles parisiens. Trois femmes se sont particulièrement illustrées dans cet exercice : Jane Catulle-Mendès, Rosemonde Gérard et Julia Allard. Entre 1908 et 1914, leur rythme est relativement soutenu, puisqu’on peut l’estimer à une ou deux conférences par an. Ce premier constat soulève plusieurs remarques. La causerie apparaît d’emblée comme un exercice réservé à certaines femmes. Il faut en effet avoir acquis un capital symbolique fort, dans le milieu mondain et parisien, pour avoir la chance d’être invitée à s’exprimer en public. Or, seule une minorité des femmes poètes peut se prévaloir d’un tel privilège. Jane Catulle Mendès, Julia Allard et Rosemonde Gérard ne sont pas n’importe qui : elles bénéficient toutes trois d’un parrainage efficace, celui de leur mari3, qui leur confère une aura et un surcroît de crédibilité auxquelles les autres poétesses ne peuvent malheureusement prétendre. En outre, ces causeries sont organisées par des organismes spécifiques : il s’agit, la plupart du temps, de l’université des Annales ou du Lyceum de France. La première est une université de jeunes filles, qui revendique tout à la fois son bon ton et son bon goût. Le second est un club, fondé en 1906 et présidé par la duchesse d’Uzès. Dans les deux cas, la mondanité assumée des oratrices, de la plupart des spectatrices et du cadre peut expliquer pourquoi la théorie poétique qui y a été formulée n’a pas été prise au sérieux.

6Le déroulé de ces exposés publics est immuable : à un prologue, plus ou moins dense, au cours duquel les poétesses posent leur définition de la poésie, fait suite une série de commentaires, entrecoupés de récitations. Il est frappant de constater que les femmes ont tendance à parler, essentiellement, de la poésie féminine, c’est-à-dire de celle qu’elles pratiquent elles-mêmes, ou de celle de leurs consœurs. La liste des sujets abordés par Jane Catulle Mendès est éloquente : il s’agit en mars 1908 des « Poétesses modernes4 », en janvier 1909 des « Poétesses d’aujourd’hui5 » et en mai 1913 des « Poésies de femmes6 » du Moyen Âge à nos jours. De la même manière, Julia Allard donne en mai 1912 une conférence sur Marceline Desbordes-Valmore7. Les femmes poètes sont, on le voit, les premières promotrices de leurs œuvres. Ces thèmes de conférence, très transversaux, expliquent sans doute aussi que la critique ait eu tendance à décrire la poésie féminine comme un mouvement global, sans nécessairement chercher à saisir les individualités de chacune. Le contenu de ces exposés ne nous est que très rarement parvenu, et ceci pour des raisons qui tiennent au contexte même dans lequel ils ont été prononcés. La causerie est, par essence, une conférence orale, qui n’est pas toujours destinée à être publiée. Le journal de l’université des Annales, Conferencia, fait paraître certains textes, particulièrement applaudis : néanmoins, de la grande majorité de ces rencontres ne subsistent que les notes prises à la volée par le public. Nous voilà donc confrontés à un cas de théorie poétique féminine qui a certes existé mais qui a été perdue, et qui constitue, de fait, une sorte d’Atlantide critique. Cette dénomination même de « causerie » mérite qu’on s’y arrête. Elle fait évidemment songer aux célèbres « causeries du lundi » de Sainte-Beuve, qui étaient quant à elles écrites, puisqu’elles paraissaient dans Le Constitutionnel. Dans les deux cas, la « causerie » implique un ton de familiarité et de simplicité : elle se distingue en ceci du cours ou de la leçon. En choisissant d’inscrire leur prise de parole dans ce cadre, les femmes montrent leur refus de toute forme de pédanterie. En cela, elles se montrent immédiatement des théoriciennes discrètes.

L’inévitable altération des entretiens donnés a la presse

7Cette préférence pour la conversation familière et la parole non dogmatique explique que l’autre lieu fréquent de théorisation chez les poétesses soit celui de l’entretien donné à la presse. Les exemples en sont innombrables. Anna de Noailles est ainsi interviewée par L’Echo de Paris en avril 1903, après la publication de L’Ombre des jours et de La Nouvelle espérance. Rosemonde Gérard accorde quant à elle un entretien au Temps, en mai 1911, avant une conférence qu’elle doit donner à l’université des Annales. Tout comme pour les causeries, il faut un capital symbolique fort pour avoir la chance d’attirer l’attention des journalistes. Dans les deux cas cités précédemment (ceux d’Anna de Noailles et de Rosemonde Gérard), l’entretien intervient une fois l’œuvre faite et reconnue publiquement. Sans surprise, les poétesses qui ont accès à ce biais sont souvent les mêmes que celles qui conférencient : n’est audible, à la Belle Époque, que la théorie de certaines privilégiées, dont on peut questionner la représentativité. L’interview pose du reste d’autres problèmes. Elle demeure d’abord souvent lacunaire dans sa retranscription. De plus, les propos des femmes poètes sont parfois reformulés par les journalistes qui les interrogent. Leurs réflexions sur la poésie sont régulièrement noyées dans des considérations mondaines (sur leurs lieux de villégiature, sur leur emploi du temps ou leurs relations, etc…), jugées plus divertissantes pour le public des lecteurs. Il n’en demeure pas moins qu’une théorie y demeure, même si elle est très condensée.

Le massif encore largement inexploré des recueils

8Ces prises de paroles orales ne doivent pas faire oublier que les femmes ont également investi le support écrit. La langue poétique présente la particularité d’être auto-réflexive8. Michel Deguy parle à ce titre de la poésie comme d’une « parole-pensée » (Deguy, 2000), qui se passe fort bien de préfaces ou de tout autre forme de paratexte. Comme les recueils de poètes masculins, les recueils de femmes contiennent la plupart du temps des pièces ou des vers métapoétiques dans lesquels ces dernières exposent la conception qu’elles se font de leur rôle.

9L’exemple d’Anna de Noailles est à ce titre éclairant. Cette dernière publie entre 1900 et 1914 quatre recueils destinés à avoir une grande influence sur la jeunesse du temps : Le Cœur innombrable (1901), L’Ombre des jours (1902), Les Éblouissements (1907) et Les Vivants et les morts (1913). Or, aucun de ces quatre ouvrages n’est accompagné d’un texte préfaciel, alors même que Natalie Clifford Barney, dans ses Quelques portraits-sonnets de femmes9 (1900) ou Marie Krysinska dans ses Intermèdes10 (1903) se prêtent à l’exercice dans les toutes premières années du siècle. C’est que les vers de la comtesse suffisent en vérité à dire, de biais, sa poétique. De recueil en recueil, Anna de Noailles bute sur la conscience de notre finitude. Deux sentiments contradictoires s’affrontent sous sa plume : à la nécessité de jouir des beautés du monde, parce qu’elles sont périssables, s’oppose constamment le sentiment de la vanité de notre existence. La poétesse soutient ainsi, à juste titre : « Je suis l’être que tout enivre et tout afflige » (Anna de Noailles, 1907, p. 328). Le caractère aporétique de cette poésie11 a des conséquences multiples sur la conception qu’Anna de Noailles se fait de sa mission. Ses vers ne prétendent pas à de hautes fonctions. Ils ont pour but d’être un témoignage de sa sensibilité, une trace de son passage sur Terre. Dans L’Ombre des jours, elle en fait explicitement un moyen de s’éterniser, par-delà toutes les destructions de la mort, auxquelles elle se montre fort sensible :

J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse nature. (Anna de Noailles, 1902, p. 169).

10Loin d’être le lieu d’une révélation, sa poésie ne prétend qu’à être un vecteur d’émotion. Au docere, elle préfère indiscutablement le movere. À ses jeunes lecteurs, elle écrit, dans Les Éblouissements :

Adolescents des soirs, que j’aime votre émoi !
Sur mes feuillets ouverts laissez couler vos larmes. (Anna de Noailles, 1907, p. 379).

11La poétesse dresse pourtant le constat d’une douloureuse déliaison. En dépit de tous ses efforts, ses vers ne sont qu’une version atténuée d’elle-même. Il lui est impossible de traduire fidèlement l’intensité qui la caractérise pourtant :

Ô mes vers assoupis vous n’êtes pas moi-même,
Vous avez pris ma voix sans prendre mon ardeur,
Les plus longs aiguillons sont restés dans mon cœur
Et nul ne saura rien de ma force suprême. (Anna de Noailles, 1907, p. 402).

12Partout dans l’œuvre noaillienne la poésie est déchirure.

13Aux nombreux vers métapoétiques qui émaillent ses textes s’adjoignent les épigraphes, que la comtesse multiplie aux différents seuils de ses recueils. Ces dernières constituent autant d’indications indirectes sur son chant et ses implications. La citation de Platon, placée sur la page de titre des Éblouissements (« Le cœur me bat avec plus de violence qu’aux corybantes »), explicite par exemple la filiation théorique dans laquelle elle ne cesse de se placer. Anna de Noailles conçoit en effet la poésie comme un moment de dépossession du créateur, saisi par le furor de l’inspiration : l’ardeur et le délire qu’elle revendique doivent beaucoup au Ion. Si donc elle n’a pas écrit de préface, la comtesse n’a pas moins fait état, dans son œuvre même, de ses conceptions en matière de poétique.

14Il faut du reste corriger la doxa : le fait que les femmes poètes se contentent souvent de donner leurs vers sans produire d’essai théorique ni de discours d’escorte n’est pas une spécificité. Il est important de rappeler que, durant cette période, des auteurs masculins, même investis d’un capital mondain fort et bénéficiant d’une large audience dans la presse du temps, se comportent de la même manière. Jean Cocteau, François Mauriac ou encore Maurice Rostand, pour ne citer que trois exemples, choisissent de la même manière de glisser de simples commentaires métapoétiques dans leur œuvre.

La longue tradition de l’ethos a-théorique

15Comme le laisse entendre le choix de causeries ou d’entretiens pour exposer leur pensée de la poésie, les femmes refusent, dans la plupart des cas, le risque de passer pour des pédantes. La déclaration de Marie Dauguet dans L’Essor victorieux (1911) pourrait constituer leur devise :

J’ai l’horreur vraiment de tout ce qui règlemente,
Et qui prétend savoir, s’impose et dogmatise ! (Dauguet, 1911).

16Les poétesses défendent régulièrement une poésie qui s’écrit sans effort ni travail. Rosemonde Gérard déclare ainsi : « je ne suis pas une femme écrivain qui s’est assignée la tâche d’écrire à jours réguliers » (Gérard, 1911). Elle dit composer « en [s]es heures de délassement » (Ibid.), « par besoin de noter une impression » (Ibid.). Écrire des vers est pour elle un acte « naturel » (Ibid.), « banal » (Ibid.). De son côté, Anna de Noailles soutient : « Il fallait que j’écrive ; écrire était pour moi un acte aussi naturel que rire, pleurer, dormir » (Anna de Noailles, 1903). La récurrence de l’adjectif naturel est évidemment à noter. Marie Dauguet confie pour sa part :

L’inconscient large ouvert,
On s’en va faisant des vers
Presque sans que l’on y songe. (Dauguet, 1911).

17Les poétesses tendent à définir la poésie comme une activité non grandiloquente. Loin d’être le lieu d’une quelconque révélation destinée à être communiquée aux masses, elle n’est pour elles qu’un délassement plaisant. En ceci, elles évident absolument le prophétisme des grands romantiques pourtant encore perpétué, mutatis mutandis, en cette fin de Belle Époque par des poètes comme Émile Verhaeren, Jules Romains ou Marinetti. Rosemonde Gérard indique au journaliste du Temps qui l’interroge sur sa pratique : « ce m’est un passe-temps comme serait une fine dentelle, un travail aimable, qui distrait une femme après son devoir familial accompli » (Gérard, 1911). La poésie est souvent présentée comme le lieu d’un épanchement, propice au lyrisme intime. Pour Rosemonde Gérard, « on écrit des vers pour soi d’abord » (Gérard, 1911). Anna de Noailles note que les vers lui apparaissent « comme un moment unique de sincérité » (Anna de Noailles, 1903). Enfin, Jane Catulle-Mendès se décrit, dans Le Cœur magnifique (1909) en « […] chanteresse inutile / Ayant beaucoup conté son âme trop subtile » (Catulle-Mendès, 1909).

18À lire ces quelques lignes, on constate que la manière de théoriser des poétesses n’est en rien nouvelle. L’écriture féminine, depuis l’âge classique, a tendu à mettre en avant ces concepts de « naturel » et de « délassement ». La haine du pédant est alors à son apogée : l’étude livresque est discréditée par les théories de l’honnêteté. Le bon courtisan doit viser à la désinvolture et fuir l’affectation. Les femmes s’emparent très vite de cette posture aristocratique et mondaine. Linda Timmermans a bien montré (Timmermans, 2005) que cette stratégie était une façon pour elles de prendre la parole quand même, puisqu’elles ne bénéficiaient pas du même accès à l’instruction que les hommes. Tenues éloignées de l’apprentissage du latin et des savoirs afférents, il leur a fallu trouver une manière de s’exprimer qui leur soit propre. Le handicap est en somme devenu vertu. Toutefois, si les poétesses de la Belle Époque reprennent un discours théorique ancien, elles présentent l’originalité de l’adapter à un objet nouveau. Tandis qu’à l’époque classique, les femmes investissaient surtout des genres lawless, comme la correspondance ou le journal, elles s’intéressent désormais à la poésie, c’est-à-dire à un genre disposant d’une poétique définie.

19En dépit de cet ethos a-théorique, les femmes élaborent une véritable réflexion sur la poésie et en particulier sur le vers.

Une théorie poétique « éclatée »

20Michel Décaudin dans La Crise des valeurs symbolistes soutient que « ce qui unit [les femmes poètes], c’est une même expérience poétique indifférente aux formules et peu préoccupée de recherches formelles » (Décaudin, 1960). Une telle déclaration doit être mise en cause pour deux raisons. D’abord parce qu’elle perpétue l’idée que seule la rupture serait à valoriser ; ensuite parce qu’il est faux de dire que les femmes sont « peu préoccupées de recherches formelles ». Les poétesses pensent leur pratique du vers de manière très consciente.

21Ces dernières investissent massivement le « vers classique libéré12 ». Or, contrairement à l’idée communément admise, ce choix n’est pas le fruit d’un passéisme paresseux. Il est, tout au contraire, extrêmement réfléchi. Anna de Noailles motive ainsi de deux façons différentes la nécessité de maintenir une versification traditionnelle. Elle remarque que « La plupart [des jeunes poètes] négligent la rime, se croient libérés… » (Anna de Noailles, 1913). Or, « la rime est la pointe, l’épine, qui accroche, fixe la sensation… » (Ibid.). Le vers classique apparaît à ses yeux comme la forme la plus adaptée au lyrisme. Du reste, il est une tradition en partage, qui permet à la poésie de se communiquer sans bornes. Comme elle l’explique, « La forme traditionnelle et la rime sont comme la palpitation générale où tous les cœurs peuvent s’entendre » (Ibid.).

22À la Belle Époque, l’art poétique n’est plus guère pratiqué, y compris par les hommes : la vogue n’en reviendra que plus tard13. En revanche, on écrit beaucoup de traités de versification. Citons, parmi les plus connus : La Poésie nouvelle d’André Beaunier (1902), L’Art des vers d’Auguste Dorchain (1905) ou encore les Notes sur la technique poétique de Georges Duhamel et Charles Vildrac (1910). Ce bref panorama permet de constater que les femmes sont étrangères à cette pratique. Pourtant, si leur pensée ne prend pas la forme d’un traité, elle peut parfois beaucoup s’en rapprocher. Le cas de La Sensibilité dans la poésie contemporaine (1912), essai d’histoire littéraire publié par Jean Dornis, est à ce titre exemplaire. Dans cet ouvrage, Jean Dornis dessine « un tableau des tendances de notre poésie contemporaine » (Dornis, 1912, p. V) en s’opposant explicitement à la méthode de Brunetière et en revendiquant l’impartialité.

23La théorie du vers élaborée par les poétesses présente la particularité d’être très souvent fragmentée : on retrouve, une fois encore, une caractéristique de la mondanité aristocratique. Elle trouve à s’exprimer notamment dans les grandes enquêtes littéraires du temps. Nombreuses sont celles à prendre la plume pour répondre au sondage, lancé dans L’Intransigeant en mai 1909, afin de déterminer quel est « le plus beau vers français ». Les directions poétiques qu’elles esquissent dans ce cadre ont l’inconvénient d’être fort brèves, en raison même du format que leur impose l’exercice.

24Surtout, les femmes peuvent investir les rubriques de comptes rendus dans la presse, qui deviennent alors autant de tribunes où il leur est loisible de développer leur conception de la poésie. Le cas d’Henriette Charasson mérite qu’on s’y arrête. Née en 1884, elle remplace François Mauriac (dont elle est l’exacte contemporaine) pour tenir la rubrique de poésie à la Revue du temps présent en 1912. Au fil de ses chroniques, Henriette Charasson propose un véritable art poétique éclaté. Son exemple est d’autant plus intéressant que sa théorie se développe avant la pratique : ses critiques sont publiées dans les années 1912-1914, tandis que son premier recueil de vers, Attente, ne paraît qu’après-guerre (1919). Il faut remarquer que cette manière de théoriser, dans la presse, via des articles ou des comptes rendus est absolument semblable à celle de Charles Maurras, le théoricien du vers et de la poésie qui a eu sans doute la plus grande audience au début du vingtième siècle. Or, l’art poétique maurrassien est un art poétique éclaté. Les lignes de force de sa pensée du vers sont disséminées dans des articles publiés à plusieurs années d’intervalle. Il faut ici penser au long article paru le 1er janvier 1895 dans La Revue Encyclopédique et intitulé « Paul Verlaine, les époques de sa poésie », mais aussi à la série d’articles publiée en 1901-1902 à l’occasion du centenaire de Victor Hugo. L’Avenir de l’intelligence (1905) n’intervient qu’au terme de la progressive maturation de sa poétique. Outre la forme, le fond du propos d’Henriette Charasson est intéressant, car elle se situe pleinement dans le débat idéologique de son temps, à un moment de forte bipolarisation du champ poétique entre classiques et romantiques. La jeune théoricienne prend le parti classique, tout en infléchissant légèrement les positions maurrassiennes. De Maurras, elle reprend la condamnation farouche de « l’individualisme » dans la société et dans l’œuvre, l’impératif de clarté, la nécessité de contrôler la sensibilité, la défense du vers classique. Contre Maurras, en revanche, elle refuse une poésie didactique et se prononce en faveur du primat de l’émotion poétique que la pensée brute détruit.

25De fait, il est légitime de se demander pourquoi Henriette Charasson a été oubliée, quand Pierre Lasserre est encore fréquemment cité aujourd’hui parmi les disciples de Maurras. Trois raisons peuvent, à notre avis être mobilisées. D’abord, il n’est pas indifférent qu’Henriette Charasson soit une femme : sa pensée a eu moins de portée probablement parce qu’elle n’émanait pas d’une autorité masculine (deux mots encore largement synonymes à la Belle Époque). De plus, et contrairement à Lasserre, sa théorie n’a pas pris la forme d’une thèse ou d’un essai (Lasserre, 1907), plus susceptibles de garantir le sérieux et la cohérence du propos. Enfin, Charasson a élaboré une pensée classique. Or, notre histoire littéraire a balayé cette critique de droite, en dépit des apports véritables qui ont été les siens (songeons à Maurras lui-même, qui n’est plus guère lu aujourd’hui). On le voit, le critère du genre ne saurait être qu’un critère parmi d’autres : le support sur lequel s’est exprimé la théorie de Charasson en est un autre, de même que son positionnement idéologique, dans le camp des vaincus de l’histoire littéraire.

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26Le cas d’Henriette Charasson nous semble emblématique : si les femmes de la Belle Époque ont été des théoriciennes, elles ont été des théoriciennes discrètes. Elles n’ont pas cherché à se regrouper sous une bannière commune, et encore moins à faire école. Elles n’ont pas non plus prétendu introduire de rupture majeure dans le champ littéraire (ce qui ne les a pas empêchées de se positionner dans les débats idéologiques du temps). Enfin, elles n’ont pas, ou très peu, utilisé la forme canonique de l’essai pour exprimer leur pensée. À ce titre, elles ressemblent fort à d’autres auteurs masculins, également relégués dans les marges de notre histoire littéraire14.

27Les femmes ont encore été des théoriciennes restreintes : en effet, ces dernières s’inscrivent dans une longue tradition critique et pensent la poésie à partir de concepts préexistants. C’est peut-être davantage dans ce trait que s’exprime leur véritable spécificité. Si l’on considère que la « théorie » est une construction organisée en système, avec une finalité didactique, force est de constater que les femmes offrent une théorie spécifique : elles ne forgent pas de nouveaux concepts ; l’aspect systémique de leur pensée existe mais doit être reconstruit, car elles ne prennent pas la peine de le faire elles-mêmes (elles proposent, on l’a dit, une théorie éclatée) ; enfin, elles ne poursuivent pas vraiment de finalité didactique.

28Les femmes introduisent du jeu dans la définition traditionnelle de la théorie. Leur recours à la mondanité, à la fragmentation et à la pédagogie douce (éthos qu’elles adoptent depuis l’âge classique), est lié à la contrainte qui pèse sur elles : il leur faut inévitablement en passer par une manière de théoriser qui soit acceptable pour des femmes.