Critiquer au féminin au XIXe siècle
1Après divers travaux féconds (de Christine Planté, Brigitte Diaz, Catherine Mariette, Brigitte Louichon et d’autres chercheuses et chercheurs encore) portant sur la place, le statut et les productions des femmes de lettres au XIXe siècle, la participation de celles-ci à l’essor de la presse durant la même période ainsi que le phénomène de géographie genrée du journal sont désormais bien connus ; ils ont notamment été analysés par Marie-Ève Thérenty (Thérenty, 2022) et Lucie Barette (Barette, 2022) : aux hommes, le haut du journal et la matière dite sérieuse, en bas les chiffons des femmes et le divertissement ! Si la distribution des rôles dans les revues est moins verticale, elle n’en est pas moins également genrée. Les femmes ayant réussi à s’établir comme journalistes dans la presse cautionnée se comptent sur les doigts d’une main : Delphine de Girardin, George Sand, Marie d’Agoult ; et elles sont la cible de nombreuses caricatures et articles misogynes. Paul de Molènes, derrière la signature de François de Lagevenais, écrit par exemple dans La Revue des Deux Mondes, à propos de Delphine de Girardin :
La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’antre de la polémique ? (Gaschon de Molènes, 1842)
2La dichotomie ne pourrait pas être plus évidente pour souligner l’incompatibilité d’une prétendue « nature » féminine, discrète et fragile, avec une carrière dans la presse. On sait du reste la complexité de celle-ci pour les femmes qui s’y sont illustrées, George Sand et Daniel Stern en tête.
3La presse féminine, si elle offre un espace d’expression plus ouvert aux femmes, n’en reste pas moins un espace quadrillé de contraintes. Non cautionnée, la matière politique était interdite dans ses colonnes, et les rédactions avaient à se montrer précautionneuses quant aux rapports entre rédacteurs, intellectuels et femmes de lettres et de presse. Nombreux sont les articles qui considèrent la prudence comme un élément central des écritures des femmes : « Soyons auteurs mais restons femmes » écrit par exemple Laure Bernard dans le Journal des Femmes (Bernard, 1834). Les fonctions littéraires et journalistiques considérées comme accessibles aux femmes coïncident avec des injonctions à une féminité cadrée par la morale bourgeoise et la domesticité. L’imprimé n’échappe donc pas à la théorie des deux sphères – aux hommes le public, aux femmes le domestique. Pourtant, ces journaux dits « féminins » ne peuvent pas faire l’économie de rubriques phares telles que la critique littéraire ou la revue des théâtres.
4Or les caractéristiques de la critique établie dans ces journaux, composant donc avec les contraintes de lignes éditoriales marquées par le genre, sont encore peu étudiées dans les publications qui précèdent La Fronde de Marguerite Durand1 (1897). Lucie Barette a découvert et étudié ailleurs2 Alida de Savignac, critique pour le Journal des Femmes et dans le Journal des Demoiselles. L’examen de ses chroniques a montré qu’elle établissait sa critique à partir de marqueurs moraux que l’on ne trouvait pas exprimés aussi vivement chez ses confrères ; il ne s’agissait pas tant de commenter la qualité littéraire ou artistique d’une œuvre que de vérifier qu’elle était moralement acceptable pour les lectrices. A. de Savignac écrit ainsi dans l’Introduction de la rubrique « Littérature française » du Journal des Demoiselles : « [F]ortifions la morale de nos filles avant de les lancer dans le monde : en ne se montrant sauvages d’aucune idée, elles seront plus aimables ; instruites, elles seront plus fortes. » (Savignac, 1833a) La même défend par ailleurs le droit à la critique littéraire pour les journalistes dans un article publié le 4 janvier 1834 dans le Journal des Femmes (Savignac, 1833b). Elle réagit à la condamnation d’une critique féminine qui serait essentiellement « méchante » : « Exiger dans vos œuvres les preuves de cette supériorité intellectuelle que vous affichez, cela peut être de la duperie, de la routine, de l’indiscrétion ; mais à coup sûr ce n’est pas de la méchanceté, et vos reproches ne nous intimideront pas ». Se positionnant en garante de l’intégrité de la critique, rejetant les petits arrangements entre amis et les intérêts particuliers ; elle cultive alors une opposition morale par rapport aux « grands journaux », qui n’accordent plus à la critique, précise-t-elle, « qu’une place mercantile entre l’annonce de la moutarde et celle de l’eau de merveille !!! ». Et de conclure qu’il relève de son droit « d’aimer le bien, de blâmer le mal, et de mépriser les vanités ridicules ».
5Si la critique doit saluer les œuvres morales, elle doit elle-même être exercée avec une morale irréprochable. C’est du reste un axe qui sous-tend de nombreuses tactiques d’acceptabilité d’écrivaines-journalistes du temps : puisque c’est sur leur moralité que portent les soupçons et condamnations de leurs confrères, elles choisissent d’y répondre en faisant montre d’une exigence morale irréprochable – et c’est bien dans ce sens que nous comprenons la définition du féminin : non comme une caractéristique essentielle, liée à une supposée nature féminine, mais d’abord comme un rôle de composition avec les injonctions à une fonction sociale restreinte.
6La lecture de cette « Défense de la critique » établie par Alida de Savignac dans le Journal des Femmes du 4 janvier 1834 amène à s’interroger sur la part des femmes dans l’essor et dans la définition de la critique au XIXe siècle, questions peu soulevées jusqu’alors et auxquelles nous avons consacré deux journées d’étude qui se sont déroulées à l’université de Caen Normandie les 21 et 22 octobre 2022, journées qui ont été organisées avec l’appui du LASLAR (UR 4256, Littérature, Arts du Spectacle et Langues romanes). Les recherches dans le champ de la critique littéraire et culturelle sont du reste un axe fort de cette équipe de recherche, qui a soutenu diverses manifestations à l’origine d’ouvrages et numéros de revue : on peut penser à des journées d’étude sur le critique-écrivain organisées par Marie-Paule Berranger, d’où a découlé un numéro de la Revue des Sciences humaines paru en 2012 (Berranger, 2012) ; à un colloque sur l’anti-critique des écrivains au XIXe siècle que Julie Anselmini et Brigitte Diaz ont organisé en 2012 et qui a débouché sur un numéro de la revue Elseneur paru en 2013 (Anselmini & Diaz, 2013) ; au colloque « Dumas critique » que J. Anselmini a coordonné et dont est issu un ouvrage collectif paru aux PU de Limoges en 2013 (Anselmini, 2013), ou au travail de recherche personnelle de celle-ci sur les écrivains-critiques au XIXe siècle, qui a produit un ouvrage inédit paru au printemps dernier (Anselmini, 2022). On pourrait également citer le colloque « Stendhal et la critique » organisé par B. Diaz en 2016 et qui a débouché sur un numéro de L’Année stendhalienne paru l’année suivante (Diaz, 2017) ; il faudrait en outre citer d’autres travaux entrepris en collaboration avec des collègues d’arts du spectacle, qui ont amené à explorer le dialogue interdisciplinaire des discours et des méthodes critiques3. Cette recherche dynamique du LASLAR s’inscrit dans un courant plus large d’intérêt pour la critique qui marque ces dernières années la recherche française et européenne, courant qui a été irrigué par l’essor des travaux sur les liens entre presse et littérature auquel on a assisté ces vingt dernières années (avec les chantiers et ouvrages de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant en particulier). Preuve parmi d’autres de cet intérêt toujours très vivace, la vaste somme qui est en train de se constituer sur la critique littéraire au XIXe siècle, dans le cadre d’un programme sur « Le siècle de la critique » coordonné par Boris Lyon-Caen et Romain Jalabert, deux chercheurs de Paris-Sorbonne.
7Faisant fond sur l’expertise du LASLAR, et croisant ces questionnements avec ceux portant sur les spécificités des carrières, des postures et des écritures féminies, nous avons donc, au cours de ces deux journées d’octobre 2022, souhaité en savoir plus sur les femmes critiques du XIXe siècle, en conviant des spécialistes français et étrangers à une investigation d’envergure destinée à examiner les pratiques, les représentations et les enjeux de la critique littéraire, dramatique et artistique des femmes tout au long du siècle. Plusieurs orientations ont guidé ces travaux. D’abord, qui sont ces femmes critiques ? Où écrivent-elles ? Quels commentaires méta-critiques produisent-elles ? Quelles postures critiques construisent-elles, quelles stratégies adoptent-elles ? La légitimité des femmes à participer à la vie intellectuelle ayant été largement discutée au XIXe siècle, comment les écrivaines-journalistes répondent-elles aux reproches tendant à disqualifier leurs analyses ? Comment défendent-elles la légitimité de la pratique littéraire et critique des femmes ? La participation des femmes aux débats critiques du temps peut de plus se lire sur d’autres supports que le journal : préfaces, œuvres littéraires elles-mêmes, journaux, correspondances… Elle s’exprime aussi dans des lieux de sociabilité ou de convivialité littéraires, et par l’influence de certains réseaux. Ces autres espaces et modalités de la critique culturelle méritent également l’investigation. Enfin, au-delà de la critique des femmes, la critique de genre féminin devait être interrogée. Si les femmes ont pu pratiquer la critique sous un pseudonyme masculin (on pense au « vicomte de Launay », nom de plume de Delphine de Girardin), des critiques hommes ont inversement écrit sous un pseudonyme féminin (Barbey d’Aurevilly par exemple, ou Mallarmé), ou pratiqué une critique affichant des codes, des postures, un ethos féminin à partir de caractéristiques pensées comme féminines. C’est la construction de ces codes et donc plus largement la critique au féminin que nous nous proposions d’interroger.
8Ce cadre dessiné et ces orientations esquissées en amont ont amené de riches et passionnantes communications, que nous présentons ici.
9Catherine Mariette se penche d’abord sur le cas, fondateur, de Madame de Staël, montrant comment celle-ci a transformé la sensibilité concédée aux femmes en un critère d’évaluation des œuvres qu’elle refusait de séparer de la raison. Selon elle, la transformation morale même du lecteur passe par les affects, qui doivent être une marque de la critique au même titre que l’enthousiasme et l’éloquence. Considérant ensuite le cas peut-être paradigmatique de George Sand, dont la figure a rayonné sur son siècle, Brigitte Diaz, par sa contribution, permet de mieux comprendre pourquoi l’auteure de Consuelo s’est refusée à exercer la critique dans l’espace public, souhaitant que sa critique garde une dimension dilettante, familière – soit la moins professionnelle possible. Fustigeant la critique de métier, Sand a préféré à celle-ci une critique « autour de la table », toute de tact et de sympathie. Ce faisant, et en contournant par ses choix la posture du « Stator suprême », elle a finalement contribué à faire vaciller la royauté de celui-ci. Agathe Giraud s’intéresse quant à elle à une autre figure prééminente des lettres au féminin du XIXe siècle, celle de Marie d’Agoult. Dans son essai Dante et Goethe (1866), celle qui signa « Daniel Sterne » cultive une critique lettrée mais refusant « ce qui pèse ou qui pose » ; choisissant la forme du dialogue, elle dessine un ethos de la critique où se révèle clairement sa conception de la différence des genres.
10Cette question, ainsi que le combat pour une vraie reconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes, est au cœur des écrits analysés dans les communications suivantes, écrits qui relèvent véritablement d’une critique féministe. Azélie Fayolle prend en effet pour objet d’étude le journal La Femme libre (1832-1834), relevant explicitement du militantisme saint-simonien, assimilé à un apostolat. Oscillant entre l’inscription dans l’actualité et l’intemporalité du projet saint-simonien, la critique, tissée à l’élaboration d’un programme social, vise l’émancipation des lectrices, aussi les œuvres sont-elles appréciées en fonction des sentiments et de l’idéologie qu’elles traduisent. La critique sociale et la question du droit des femmes se mêlent de même indissociablement à la critique littéraire d’Adèle Esquiros, au centre des deux communications présentées ensuite. De cette auteure, Audrey Milet analyse Un vieux bas-bleu (1849), dont le jeu ironique et les modalités d’énonciation quelque peu ambiguës sont révélatrices des stratégies parfois retorses par lesquelles les femmes ont investi la critique de leur temps ; dans ce texte, A. Esquiros érige en effet le bas-bleu en contre-modèle pour mieux faire l’éloge de la sincérité et de la sensibilité en littérature, et asseoir sa défense de l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans un autre texte, L’Amour (1860), qui se présente comme une réponse à l’essai du même titre de Jules Michelet, paru en 1858, elle défie l’ouvrage de Michelet et toute la critique journalistique parue autour de son livre, par un jeu là encore dialogique et subtil qu’examine Aleksandra Dera.
11La communication de Frédéric Canovas permet de convoquer une dernière figure majeure des lettres, Rachilde, tout en conduisant la réflexion jusqu’au début du XXe siècle. F. Canovas se penche en effet sur Portraits d’hommes (1929), sorte de testament littéraire de Rachilde, pour examiner la manière dont l’auteure réussit, de façon détournée, à parler d'elle-même tout en donnant l'impression qu'elle ne parle que d'autres écrivains, écrivains de sexe masculin a fortiori. Volant au secours d’auteurs maltraités et se faisant la « sainte patronne des causes perdues », Rachilde règle en fait ses propres comptes avec la critique, en filant la métaphore de l'animal pour mieux démontrer qu'en matière de cruauté, la critique littéraire est à l'écrivain ce que l'homme est à l'animal. C’est enfin l'occasion pour elle « d'affirmer, une dernière fois, sa place dans le paysage littéraire et critique d'une époque sur le point de disparaître ».
12Deux communications permettent de plus d’ouvrir la réflexion à la critique d’art. Embrassant un vaste corpus de textes, Manon Grégoire se penche sur « la critique d’art au féminin » entre 1870 et 1890 et, à travers celle-ci, sur les stratégies d’accès des femmes à ce type d’écriture, en un temps où elles sont pourtant largement empêchées d’être des créatrices. Le fait de bénéficier d’un réseau, l’appui d’un homme influent, mais aussi des initiatives toutes féminines et une forme de sororité servent efficacement tant la promotion que l’autopromotion des femmes critiques, qui n’hésitent pas non plus à détourner des rubriques journalistiques réservées aux femmes (la chronique mondaine ou le récit sentimental) pour y parler de critique d’art. Le cas de Sabine Méa, qu’examine Julien Bastoen, est quant à lui bien révélateur de la liberté et de l’autorité acquises par certaines femmes critiques à la fin du XIXe siècle. Dans les divers textes qu’elle publie dans des journaux tels que Le Journal des arts ou Le Rappel, cette polygraphe, en effet, manifeste une curiosité artistique sans frontière géographique ni temporelle et elle n’hésite pas à aborder de multiples questions : la place des femmes dans la société, la situation des arts industriels, la gestion des musées, la transformation des paysages parisiens et urbains… La critique sociale et la dénonciation des injustices s’avèrent au cœur de sa critique d’art.
13Les deux dernières communications réunies à ces actes ouvrent le questionnement à la critique au féminin pratiquée dans d’autres pays de langue romane, l’Espagne et l’Italie. Sandra Pérez-Ramos étudie l’exemple du Dictionnaire historique et biographique des femmes célèbres (1835) de Maria Antonia Gutiérrez Bueno y Ahoiz, premier dictionnaire espagnol écrit par une femme, centré sur les femmes (femmes de lettres telles que Louise Labé ou autres femmes célèbres comme Jeanne d’Arc) et destiné aux femmes. Quant à Nicoletta Agresta, elle s’intéresse à l’Italienne Emilia Luzzatto, traductrice de Zola en Italie : les conceptions de l’écrivain naturaliste ont servi sa propre stratégie d’émancipation dans le champ littéraire et journalistique italien, et elle s’est habilement servie du pseudonymat pour jouer efficacement de la différence des genres littéraires et de ses diverses postures auctoriales.
14Ces journées d’étude, ses travaux et discussions ont ainsi permis de révéler un grand nombre de femmes critiques, de Mme de Staël à Rachilde en passant par George Sand, Sabine Méa et bien d’autres. La réalité concrète de leurs parcours et de leurs écrits a été évoquée. Ont été rencontrées, de façon récurrente, les ambiguïtés ou contradictions qui marquèrent leur situation, ainsi que les stratégies qu’elles ont adoptées pour contourner ou affronter les préjugés à leur encontre. A de plus été abordée une grande variété de formes revêtues par la critique des femmes, les différents types de supports et de rubriques qu’elle a investis. L’articulation de la critique (littéraire ou d’art) avec la critique sociale, voire avec le militantisme a été un autre axe important de ces journées : la critique apparaît comme un terrain privilégié pour démontrer une « égalité cérébrale » justifiant davantage d’égalité civique. Enfin, certaines valeurs centrales promues par la « critique au féminin » ont été mises en évidence : sensibilité, solidarité, vérité, « la conscience et le cœur ». Finalement, c’est la question même de la spécificité de la critique au féminin qui a été soulevée : spécificité qui peut relever d’un effet de réception, mais qui se construit aussi dans le dialogue, parfois polémique, avec la critique masculine – les femmes critiques visant à apporter plus de féminin dans la critique, dans la littérature et dans la société.
15Nous espérons que la publication des actes de ces journées stimulera d’autres travaux, dans le prolongement de cette recherche, et qu’il en découlera notamment des travaux d’édition des textes. Les écrits des femmes critiques restent en effet peu ou pas édités scientifiquement, et les archives sont dispersées dans des bibliothèques spécialisées ou municipales ; les numérisations sont encore peu nombreuses malgré les efforts entrepris par Gallica. Notre souhait est ainsi que davantage de visibilité soit donnée aux écrits des femmes critiques ainsi qu’aux travaux de nos consœurs et confrères analysant leur importance dans l’histoire des lettres, de la presse et de l’imprimé.