L’Amour au féminin, ou la philosophie morale de Jules Michelet sous la plume (et à la loupe) d’Adèle Esquiros
Enfin, victoire ! L’œuvre a paru ! C’est-à-dire qu’il a paru quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Pour que ça commence mieux, on avait retranché le commencement ; pour que ça finisse plus tôt on avait retranché la fin. On avait aussi élagué dans le milieu, et on l’avait signé ce travail d’un nom d’homme, trouvant que c’était d’un meilleur effet. (Esquiros, 1861, p. 105-106.)1
1C’est par ces mots, mis dans la bouche d’un personnage fictif, qu’Adèle Esquiros, née Adèle Battanchon2, se plaignit des difficultés affrontées au XIXe siècle par les femmes de lettres dans l’un de ses récits. Ayant contribué, aux côtés de figures telles qu’Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin et Louise Colet, à la création de deux journaux féministes pendant la Seconde République, l’autrice continua à s’engager en faveur de l’égalité des sexes dans les décennies suivantes3. Elle le fit notamment en publiant en 1860 L’Amour, un texte polémique écrit en réponse à l’ouvrage de Jules Michelet, paru deux ans plus tôt sous le même titre.
2Dans les études qui font référence à cet essai d’Adèle Esquiros, l’on trouve des avis quelque peu divergents : si certains chercheurs le considèrent comme le plus remarquable de ses travaux4, d’autres n’y voient qu’une réponse féministe parmi d’autres à l’ouvrage de Michelet5. Ce dernier n’a commenté lui-même ledit volume qu’en 1862, en notant dans son Journal : « Reçu le même jour de Mme Esquiros son petit livre de 1860 (étudiante, favorable aux prêtres, etc.). Cependant il y a de l’esprit. » (Michelet, 1976, p. 110) Comment ce « petit livre6 », comme l’appela Michelet, s’inscrit-il dans les débats littéraires du temps ? Quelle stratégie adopte l’autrice tout au long de ce texte, sachant qu’elle n’est pas la première à examiner l’essai de l’historien ? Cette stratégie est-elle marquée par ce que Christine Planté et Marie-Ève Thérenty ont appelé « la situation périphérique de l’espace féminin » (Planté et Thérenty, 2009, p. 23) dans le champ critique ? Les éléments de réponse à ces questions seront fournis en trois temps. On abordera tout d’abord la question de la réception du livre de Jules Michelet pour donner le contexte général dans lequel se situe l’ouvrage d’Adèle Esquiros. Dans cette partie, on traitera la critique de l’essai de Michelet élaborée par les hommes, en interrogeant la place qu’y occupe la question de sa réception féminine. On proposera ensuite un aperçu de la critique féminine à laquelle appartient l’essai d’Adèle Esquiros. À partir de là, on se focalisera sur les particularités de ce dernier pour voir à quel point il traduit la situation problématique des femmes-critiques à ce moment de l’histoire.
Quand la « physiologie sanguinolente » ne plaît pas aux hommes
3Pour ce qui est de la réception de L’Amour de Michelet, il faut reconnaître que le livre connut un intérêt considérable auprès du public. Le premier tirage de 2 000 exemplaires s’épuisa en quelques semaines. La deuxième édition, vendue à 22 000 copies, fut suivie de deux autres avant la fin de 1859. En 1861, le livre en fut à sa cinquième édition (Shaw, 2000, p. 204). Ce succès éditorial n’équivaut pourtant pas à une réception favorable de l’ouvrage. Dans les quatre mois suivant sa parution, ce dernier fit l’objet de deux parodies scéniques qui ne manquent pas de références explicites au texte de l’historien. L’une s’ouvre en effet par l’apparition d’un personnage féminin nommé Michelette qui, tenant dans la main ledit volume, s’écrie : « Oh ! oui, il a raison… Je suis une malade ! » (Dumanoir et Lucas, 1859, p. 3) L’autre met en scène un homme appelé Colache dont la fascination pour L’Amour sert à ridiculiser l’essai de Michelet et sa popularité. La première réplique du personnage en dit long : « Le voilà ce livre incommensurable ! L’Amour ! un fort volume, prix : trois francs cinquante centimes... C’est beau ! c’est tendre ! c’est élevé ! ça se vend comme du pain... que dis-je ? comme de la galette ! » (Labiche et Martin, 1859, p. 2) Outre ces satires, la célébrité du livre se traduisit par de nombreuses lettres envoyées à Michelet – aussi bien par des femmes que par des hommes7 – ; mais c’est surtout dans la presse que s’agita un débat sur L’Amour.
4La critique fut généralement défavorable, sinon hostile, à l’ouvrage de l’historien. L’Amour passa pour un texte ambigu ou même outrageant dans son mélange « des sciences morales et physiologiques » (Caro, 1858, para. 13). Il suffit de lire les premières phrases de l’article de Barbey d’Aurevilly pour s’en convaincre :
Commençons par prévenir le lecteur et surtout la lectrice et par avouer humblement notre embarras, qui est très-grand. Le livre que M. Michelet vient de publier […] est prodigieusement difficile à examiner dans un journal. La critique littéraire d’un journal, qui s’adresse à tout le monde, ne sait, en vérité, par quel bout prendre toute cette physiologie sanguinolente, car le livre de M. Michelet, qui est autre chose aussi, veut être, avant tout, de la physiologie. (Aurevilly, 1858, para. 1)
5D’Aurevilly ne fut pas seul à exprimer sa perplexité face à l’engouement de l’historien pour la physiologie et l’ardeur de ses avancées en la matière. Se disant « bien peu à l’aise de discuter [la] question [de convenance et de goût] » (Caro, 1858, para. 13), Elme-Marie Caro lança un avertissement semblable dans Le Constitutionnel : « Le prêtre de l’amour est doublé d’un physiologiste qui ne vous épargnera pas, en l’honneur de ses clients, une syllabe de sa terrible science. » (Caro, 1858, para. 13) À regarder d’autres articles sur L’Amour de la même période, on peut observer que les expressions employées pour caractériser l’ouvrage de Michelet, telles que « mysticisme dans l’hygiène domestique » (Caro, 1858, para. 10) ou « éthérisation du matérialisme » (Aubinau, 1858, para. 3), constituent une certaine constante, un discours commun. Cette conformité des réponses au livre de Michelet ne relève pas du hasard. Elle s’expliquerait plutôt par la relation étroite entre les pratiques interprétatives et la spécificité de la presse sous le Second Empire, laquelle appartenait, comme l’a remarqué James Smith Allen, à « un groupe relativement homogène d’hommes ayant des idées présumables sur leurs responsabilités publiques » [c’est moi qui traduis] (Allen, 1987, p. 39)8.
… ni aux femmes non plus
6L’une des tâches que ces hommes-critiques se donnèrent consistait à anticiper la réception féminine de l’ouvrage de Michelet. L’attention portée à cette dernière est identifiable dans l’extrait déjà cité de l’article de d’Aurevilly, qui ne manque pas de distinguer les lectrices de l’ensemble des lecteurs. Loin de s’y arrêter, dans la suite de son commentaire, l’écrivain s’attache à démontrer un paradoxe qui serait propre à L’Amour. De fait, il avance que « [l]e livre de M. Michelet est un outrage aux femmes, mais un outrage d’idolâtre » (Aurevilly, 1858, para. 3). Une pareille réflexion caractérise la critique d’Elme Caro, selon qui les femmes auraient regardé « comme un outrage ce livre qui prétend les réhabiliter devant la chimie, devant la physiologie, devant la morale ». Car, d’après lui, « [ce] que les femmes pardonnent le moins, c’est l’indiscrétion dans l’idolâtrie » (Caro, 1858, para. 14). Michelet a beau écrire un « dithyrambe en l’honneur des femmes honnêtes », celui-ci « n’ira[it] pas à son adresse » (Caro, 1858, para. 14). Le sort de l’essai de Michelet occupait d’autres hommes encore, tel un curieux Claude Marie Haas qui non seulement accusa l’historien d’« outrager la pudeur de la Femme » (Haas, 1860, p. 88), mais qui prétendit en outre vouloir dissuader tant les hommes que les femmes de lire L’Amour. Une autre approche distingue l’article de Taxile Delord publié dans Le Siècle sous forme de réponse à une lectrice qui lui aurait demandé la permission de lire L’Amour. Delord y fait contraster son propre avis avec celui d’une certaine Madame S… introduit à l’aide du discours direct :
Avec vous, madame, je laisse de côté la partie philosophique et la partie scientifique de l’Amour ; c’est tout simplement pour nous un livre de sentiment, écrit pour les femmes, et que les femmes doivent lire. Le croiriez-vous ? il y a pourtant des femmes qui ne sont pas contentes, et qui s’insurgent contre M. Michelet. Vous connaissez Mme S… et sa pétulance. Elle a déjà lu l’Amour. « Ne me parlez pas de ce livre, me disait-elle hier, il m’apporte des chaînes cachées sous les fleurs, je les vois et je les repousse » […] (Delord, 1858, para. 13-14).
7Delord décide de citer par la suite plusieurs objections de Madame S… qui reviendront dans les commentaires critiques sur L’Amour rédigés par les femmes. Il est significatif en effet que ce soit par l’entremise d’un homme que l’opinion – authentique ou non – d’une femme apparut dans l’un des quotidiens français les plus influents de l’époque9. Car la critique féminine de L’Amour ne s’élabora pas, à une exception près10, dans la presse. Pour la plupart, les femmes partagèrent leurs opinions au moyen des lettres personnelles envoyées à Michelet. Leur portée fut toutefois assez restreinte et leur contenu susceptible d’être manipulé en cas de publication par un tiers. C’est alors grâce à d’autres supports que la voix critique des femmes put atteindre le grand public.
8Parmi les autrices qui prirent la plume à ce moment-là se trouve notamment Adèle Esquiros, laquelle consacra tout un livre, aussi petit soit-il, pour répondre à L’Amour. Avant de se pencher sur son texte en particulier, observons la critique féminine – et féministe à la fois – qui a pris des formes plus brèves. Elle fut entreprise par deux femmes : Louise Boullay, dite Louise Vallory, autrice du roman Madame Hilaire, précédée d’une réponse à L’Amour de M. Michelet paru en 185911 et Jenny d’Héricourt, qui publia en 1860 l’ouvrage intitulé La Femme affranchie dont l’un des chapitres est consacré à L’Amour.
9Dans ces textes, les deux écrivaines critiquent la conception micheletienne de la femme en tant que création et disciple fidèle, et pourtant imparfait, de l’homme. Plutôt que de reprocher à Michelet son « indiscrétion » ou son fétichisme anatomique ( Aubinau, 1858, para. 5), elles mettent l’accent sur l’irrationalité de ses propos. S’adressant directement à l’historien, Louise Vallory s’oppose vivement à ses propos, notamment à la thèse selon laquelle la femme serait un être naturellement malade :
Non, Monsieur, la femme n’est point une malade comme vous le supposez : ce qui est dans l’ordre de la nature, n’est point une maladie. Ce qui est une condition essentielle du grand mystère de la génération n’est point une maladie. (Vallory, 1859, p. VII)
10En tant que sage-femme, Jenny d’Héricourt va encore plus loin et délivre à l’historien ce qu’elle appelle une « petite leçon de méthode » (Héricourt, 1860, p. 99) concernant et la « crise mensuelle particulière à la femme » (Héricourt, 1860, p. 95), et la télégonie12, dont Michelet fut un partisan13. Les possibles lacunes de ce dernier en sciences biologiques, l’autrice les traite assez sévèrement :
M. Michelet, non seulement s’est trompé en érigeant une loi physiologique en état morbide, mais encore il a péché contre la méthode rationnelle, en généralisant quelques exceptions, et en partant de cette généralisation démentie par l’immense majorité des faits, pour construire un système d’asservissement. Si c’est de la faculté d’abstraire et de généraliser, comme il l’emploie, que M. Michelet dépouille la femme, nous n’avons qu’à féliciter cette dernière (Héricourt, 1860, p. 96).
11Tant dans le texte de Vallory que dans celui de d’Héricourt, il est question d’une critique au nom de la vérité14 : vérité comprise aussi bien au sens de correspondance que de cohérence, laquelle manquait cruellement à Michelet selon les deux autrices15. En portent témoignage ces mots de Louise Vallory :
Vous voulez que le mariage soit l’union spontanée de deux cœurs qui se cherchent, qui s’aiment, qui se nouent pour toujours ; très-bien : mais vous représentez la femme si jeune, si innocente, si ignorante d’elle-même à l’heure de ce premier amour, qu’il est fort à craindre qu’il ne dure pas toujours. Vous-même, n’en êtes pas bien sûr, non plus. (Vallory, 1859, p. VII)
12Cette incohérence du traité de l’historien, les deux écrivaines la repérèrent aussi au niveau de langage. Contrairement à ce que laisse entendre l’analyse de James Smith Allen16, les remarques sur le style de Michelet ne sont pas absentes dans la critique féminine de L’Amour. C’est en effet dans les qualités poétiques de sa prose que les femmes-critiques voyaient un danger17 ; elles y soupçonnèrent un piège, comme le souligne la remarque suivante de Vallory :
Quoique proudhonnien dans le fond, vous restez, il est vrai, grand seigneur dans la forme. Vous avez, vous, une politesse exquise qui séduit tout d’abord. Votre style est délicieux de grâce, de fraîcheur ; il sème autour de lui tout un bouquet champêtre : la délicate bruyère, le tendre myosotis, l’innocente pâquerette. Il semble qu’on se promène à travers les sentiers embaumés d’une idylle. Mais peu à peu l’illusion cesse, une vague tristesse s’empare de tout l’être, quelque chose de froid, de décevant, serre le cœur et l’on s’écrie : Lui aussi ne nous comprend pas... ne nous comprend plus… (Vallory, 1859, p. V-VI)
13La « défense d’une écriture sans ornement » (Riguet, 2020, p. 2), pour reprendre l’expression de Marine Riguet, fait également partie du texte de d’Héricourt. De la même manière que Vallory, l’écrivaine consacre une partie de son texte à la comparaison de la pensée de l’historien avec celle de Proudhon et s’attarde sur la question de style qui différencierait les deux auteurs. Au poète, c’est-à-dire à Michelet, elle préfère « le brutal », car « les injures et les coups révoltent et font crier : liberté ! liberté ! tandis que les compliments endorment et font supporter lâchement les chaînes » (Héricourt, 1860, p. 94).
14Les deux écrivaines protestent alors en tant que lectrices qui ne se sont pas laissées assoupir par Michelet. De leurs plaidoyers ressort le besoin de proposer une réaction univoque à l’essai de l’historien. Il n’y a pas de place pour l’estime envers celui qu’elles jugent condamnable sans appel d’avoir voulu les perdre. Déjà dans l’introduction de son essai, Jenny d’Héricourt annonce qu’il s’agit de « réfuter les principales objections » (Héricourt, 1860, p. 8) des auteurs abordés. Tout en rejetant l’idéal de l’« honnête femme », elles auraient pu rejoindre les hommes-critiques selon lesquels le plus grand mal du livre de Michelet, c’est qu’il « ait pu voir le jour » (Haas, 1860, p. 7). En cela, leurs démarches semblent diverger d’emblée de celle d’Adèle Esquiros, qui ouvre son essai par l’aveu suivant :
Parmi les personnes qui ont écrit sur ce sujet, je ne vois guère que M. Michelet, qui, sérieusement, se soit occupé d’amour. Un livre écrit pour l’affranchissement, c’est-à-dire pour le bonheur du peuple, doit être lu avec respect (Esquiros, 1860, p. 6).
15Face à la critique acerbe de L’Amour examinée jusqu’ici, il importe de voir en quoi consiste cette lecture respectueuse, et de qui ou de quoi elle devrait éventuellement l’être.
Lire L’Amour « avec respect »
16Dans son texte, Adèle Esquiros se montre tout aussi indignée que ses contemporaines par les thèses de Michelet, lequel incarne, pour elle, « l’homme bourgeois » (Zielonka, 1988, p. 96). Elle non plus n’accepte pas la conception micheletienne de l’amour et du mariage. La nouvelle union entre les conjoints visée par l’historien ressemble, selon l’écrivaine, à l’emprisonnement de la femme par un « tyran domestique » ayant « accaparé les fonctions de portier avec celle de coiffeur, de charbonnier, porteur d’eau » (Esquiros, 1860, p. 30). Or, dans le cadre des textes discutés, la critique d’Esquiros s’avère plus nuancée au niveau discursif et formel. Ses principes sont explicités dès les premières pages de son essai par ces mots : « Je vais analyser l’amour [sic] de M. Michelet. Je citerai le texte ; je le méditerai, et je le commenterai dans ma conscience et dans mon cœur » (Esquiros, 1860, p. 6). Aussi impartiale qu’elle puisse paraître, cette déclaration concernant l’objectif du livre défie le statu quo pour au moins deux raisons. Premièrement, elle invite à abolir une opposition caractéristique pour l’époque et chère à Michelet18, celle entre la raison, domaine de l’homme, que l’autrice mobilise en évoquant la notion d’analyse – laquelle fut exploitée également par Alphonse Esquiros dans le texte cité au début de l’article –, et le cœur, associé aux sentiments, et donc à la femme.
17Secondement, l’objectif explicité par l’autrice semble aller à l’encontre des postulats de la critique journalistique de l’essai de Michelet. Il fait écho aux remarques sur le caractère inanalysable et incitable dudit ouvrage, formulées notamment par Barbey d’Aurevilly. Selon ce dernier, « la lecture seule du livre entier peut donner une idée juste de l’ouvrage. Les citations, pour prouver le mieux ce que nous disons [dans l’article], sont radicalement impossibles » (Aurevilly, 1858, para. 419). À en suivre l’auteur de L’Ensorcelée, L’Amour serait « un livre hideux de physique, [...] que la critique ne peut pas même analyser » (Aurevilly, 1858, para. 13). Ces remarques sur « l’impossibilité des citations » (Aurevilly, 1858, para. 8) furent partagées par Léon Aubinau, qui nota dans L’Univers : « Ce monde [propre à L’Amour] est tel qu’on ne saurait y pénétrer suffisamment pour donner un simple aperçu des fantaisies de M. Michelet. Citer ou analyser semble ici également difficile » (Aubinau, 1858, para. 3). Alors, si ces écrivains‑critiques apportent des citations de L’Amour dans leurs articles par la suite – et ils le font –, c’est au mépris de leurs propres remarques.
18Il n’en est pas ainsi dans le texte d’Adèle Esquiros, qui fonde, suivant l’objectif explicité, sa critique sur les citations mêmes. Elle ouvre en effet le premier chapitre de son texte en remplissant la page avec un long fragment de l’introduction de L’Amour sur la condition de l’homme et celle du mariage au XIXe siècle. Cité presque intégralement sans indication des omissions effectuées20, le diagnostic micheletien est suivi d’un commentaire qui relève d’une mise en discours de la lecture de L’Amour où l’autorité de la parole de Michelet n’est que faussement reconnue : « Voilà donc établie notre situation en général, et la situation de l’homme en particulier. Voyons, à présent, ce qui concerne spécialement la femme » (Esquiros, 1860, p. 8). Cachant le blâme sous l’éloge, l’autrice donne ensuite la parole à Michelet pour la commenter de nouveau devant le lecteur, avec qui elle noue un rapport de connivence, comme l’indique la première personne du pluriel employée par le discours. Tout en rapprochant le destinataire du texte d’origine, elle n’en soumet pas moins le sens à son vouloir, car c’est elle qui organise la scène d’énonciation, choisit et manipule les extraits. Cette liberté de composition est toutefois structurée par une « logique de démonstration » (Bordas, 1998, p. 170), établie par des marqueurs temporels tels que « à présent », « bientôt » ou « tout à l’heure », qui non seulement permettent d’enchaîner les propos critiqués, mais qui soumettent aussi la réalité décrite dans le traité micheletien au temps du discours d’Esquiros. Et bien que ce dernier ne se réduise pas à l’alternance de la citation et du commentaire, c’est autour du dispositif citationnel que sont construits les quatre premiers chapitres de l’ouvrage où Esquiros développe sa critique de L’Amour.
19L’accent mis sur les citations, lesquelles s’avèrent souvent extensives pour un texte d’une telle longueur, soulève un certain nombre de questions, notamment celles du fonctionnement et du rôle du discours rapporté dans le texte d’accueil. Dans la lecture commentée d’Esquiros, les citations se distinguent par des guillemets, mais elles sont aussi introduites à chaque fois par un retrait et une taille plus petite de police, ce qui donne au texte un effet de disparité. Elles ne sauraient se réduire pourtant à des simples intrusions, comme le démontre l’un des premiers fragments de l’essai, qui sert à confronter le diagnostic de Michelet avec la vision qu’il propose de l’union conjugale :
À présent, il s’agit d’unir d’amour la femme et l’homme.
« Dans l’histoire, les races d’hommes sont fortes au physique et au moral, précisément en raison de la vie monogame. Dans l’histoire naturelle, les animaux supérieurs tendent à la vie de mariage. »
Imitons ces animaux pleins de moralité, et voyons par quels moyens M. Michelet nous fait arriver à l’affranchissement moral.
« L’homme a choisi une femme douce, croyante, initiable, et surtout neuve de cœur. »
Ne serait-il pas bon que l’homme barbarisé par les narcotiques fût-il initiable à autre chose qu’aux spiritueux ? (Esquiros, 1860, p. 9)
20Constituant aussi bien des reprises exactes de l’hypotexte – c’est le cas de la première citation dudit extrait21 – que des adaptations de celui-ci22, les propos rapportés sont fortement impliqués dans l’énonciation. Avec les commentaires d’Esquiros, ils établissent un dialogisme comparable à la « dualité énonciative » (Déruelle, 1998, p. 99) propre à la Physiologie du mariage de Balzac dans la mesure où le texte esquirosien propose, lui aussi, une démonstration des thèses sur la vie conjugale – par les citations de L’Amour de Michelet – et leur ridiculisation – par les commentaires de l’autrice. La ressemblance est d’autant plus frappante que l’énonciation argumentative dans la Physiologie balzacienne s’appuie en partie sur la citation. Néanmoins, dans l’essai d’Esquiros, cette dernière est mise au service d’une critique littéraire où l’on peut identifier la source, c’est-à-dire l’ouvrage cité et celui qui en est l’auteur ; même un lecteur complètement étranger au texte de Michelet est prévenu dès le début de la provenance des propos rapportés, lesquels peuvent être traités en tant qu’énoncés enchâssés. Érigée en énonciation matricielle dans l’introduction, la parole critique d’Esquiros constitue, à son tour, le cadre du discours et garde l’autorité énonciative à travers les énoncés enchâssants. Il serait alors difficile de parler dans le contexte de l’essai de l’écrivaine de ce « refus de toute stabilité identitaire univoque » (Bordas, 1998, p. 174) qui accompagne le procédé citationnel chez Balzac.
21Or, le plan énonciatif dans le texte d’Esquiros est tout sauf statique. Procédant par des sauts typographiques plutôt que par des enchaînements syntaxiques, l’enchâssement des énoncés ne semble pas se cantonner à la dialogisation intérieure, autrement dit, au « dialogue interne » où « un seul et même locuteur, à l’intérieur de son tour de parole, interagit […] avec un autre énoncé » (Bres, Verine, [2002] 2018, p. 5). L’organisation du discours esquirosien déjoue en effet l’opposition dialogique/dialogal en ce qu’elle donne lieu à une supposée alternance des tours de parole, référés normalement, dans le « dialogue externe » tel qu’il a été conçu par Bakhtine, à des locuteurs différents (Bres, Verine, [2002] 2018, p. 5). Cette dimension dialogale est rehaussée dans l’essai d’Esquiros par l’ajout de tirets à certains énoncés, par exemple là où l’autrice reprend le titre du huitième chapitre de L’Amour (« Il faut que tu crées ta femme ») et en forme une sorte d’apostrophe de Michelet à l’homme modèle de son texte pour tourner en ridicule la thèse micheletienne de la création de la femme par l’homme :
« – Il faut que tu crées ta femme ; elle veut commencer une vie absolument nouvelle sans rapport avec l’ancienne. »
– Rompre avec le passé, quand ce passé est tout poésie, tout dévouement. Pourquoi ?
« Elle veut renaître avec lui, et de lui, etc. »
Ne ferait-il pas mieux, cet homme au cerveau énervé, vacillant et paralytique, de renaître d’abord avec elle ? (Esquiros, 1860, p. 9).
22L’intégration d’éléments de dialogue au sein de ce discours traversé d’emblée par une dualité énonciative soulève une nouvelle difficulté : comprendre qui est censé prononcer les paroles et à qui elles s’adressent lorsqu’aucune indication ne vient le préciser. S’il l’on peut attribuer ladite apostrophe à l’historien en se basant sur l’hypotexte, l’identification de l’énonciateur de la réplique semble moins évidente. Puisque dans l’ensemble de l’ouvrage l’interlocutrice est Esquiros, c’est elle que l’on va également identifier comme origine énonciative de ce commentaire, mais rien n’empêche d’y voir, par exemple, une réaction du mari modèle auquel l’écrivaine fait s’adresser Michelet. À regarder le texte entier, l’emploi des tirets n’est pas conséquent : l’autrice les utilise tantôt pour créer des parties supposément dialoguées, tantôt dans les commentaires qui suivent les citations laissées sans tirets. Il n’empêche que l’indétermination énonciative qui leur est liée contribue à atténuer la présence de l’écrivaine-critique dans le discours.
23L’hétérogénéité énonciative propre au texte d’Esquiros se complexifie encore par le fait que l’autrice décide de rapporter non seulement les passages dans lesquels l’historien s’emploie à la fois comme locuteur et énonciateur23, mais également ceux pour lesquels il n’assume que la première position. Il s’agit des prosopopées au moyen desquelles Michelet fait parler dans son traité les deux époux. Leur intégration au discours esquirosien a pour effet d’entrelacer plusieurs voix dans un dérangeant brouillage énonciatif. C’est de cette manière que sont exploités les supposés soliloques du mari du texte micheletien inséré par l’historien dans le chapitre « Qui suis-je pour créer une femme ? » :
« L’homme dans nos temps modernes n’aime pas ce qu’il trouve mais bien ce qu’il fait. »
– L’homme serait-il aussi vaniteux ?
« Nous ne voulons pas une Pandore toute faite, mais une à faire. »
– Il lui sied bien, à cet homme énervé et paralytique, d’avoir de pareilles fantaisies.
« Je me sens bien peu capable de prendre en main cette vierge, ce jeune cœur plein d’amour qui me veut pour son créateur, son Dieu d’ici-bas. »
– Ce mari ne s’en fait-il pas un peu accroire ?
« – Ai-je gardé le sens d’aimer ? »
– Non, répond M. Michelet, tu n’en es pas même à le deviner : ce sens dort.
Vouloir créer une femme avec de l’amour, et n’en être pas même à deviner l’amour, pendant que la femme à créer en est toute pleine ; c’est trop fort ! (Esquiros, 1860, p. 10-11).
24Partant des citations qui exposent le dire de Michelet, Esquiros donne la parole au mari modèle et y répond par les mots mêmes de l’historien avant de résumer ses reproches dans un commentaire à part. Loin de se contenter de critiquer Michelet de manière explicite, Esquiros crée un jeu énonciatif difficilement compréhensible sans une connaissance préalable de L’Amour. En adoptant la position de sur-énonciateur, elle fait entendre la parole de l’historien, ainsi que toutes les voix imbriquées, pour « surjouer » son propos et ainsi « mieux en montrer les limites » (Rabatel, 2012, p. 63). Le recours à la parole rapportée, signalée aussi bien par les guillemets que par l’italique, allège la charge de la critique, la parole étant laissée pour une grande partie à Michelet lui-même24.
25De fait, l’adaptation des mots de L’Amour sous forme d’échanges semble s’inscrire dans une stratégie plus large de théâtralisation. Car, à maintes reprises et en exploitant « l’intérêt dramatique tendu par l’acte de lecture » (Bordas, 1998, p. 169), Esquiros nous fait découvrir la réalité décrite par Michelet à travers une mise en scène où le sérieux du traité se dissout dans le registre parodique25. Ainsi, pour objecter à l’historien l’aveuglement bourgeois et la déraison dans la séparation visée de la femme de sa famille, l’autrice fait du foyer des époux une sorte de scène ; puis elle y ajoute une citation de l’hypotexte avant de proférer un commentaire qui se lit comme la vive réaction d’un spectateur ou plutôt d’un dramaturge outragé par le travail du metteur en scène :
Entrons dans l’intérieur de notre joli ménage. Ils ont une maison, un jardin, une bonne, des poules, de l’eau vive, une terrasse, etc., etc. […] Voilà nos deux époux, sous le même toit, côte à côte, l’homme créant la femme. Pour éviter toute influence extérieure :
« Elle ne pourra voir ni sa mère ni sa sœur, en attendant l’époque où elle trônera couronnée de fleurs parmi les magistrats ».
– Eh quoi ! cette mère, qui vous donna ce trésor d’ingénuité, de poésie, de dévouement, ne doit plus voir sa fille ? La pauvre femme méritait une autre récompense ! Quant à la sœur, si elle est parfaite, comme l’épouse, pourquoi lui interdire la porte ? Vous êtes sévère, monsieur (Esquiros, 1860, p. 16‑17).
26À force de répéter ce procédé, l’écrivaine donne de l’épaisseur fictionnelle aux personnages de Michelet. La tactique esquirosienne de lecture commentée permet en effet une distanciation de la réalité décrite par Michelet au point d’en faire une fiction. Et c’est en ces termes que l’autrice traite le texte de l’historien vers la fin du cinquième chapitre de son essai :
Nous avions tant besoin d’un livre sérieux, pourquoi nous donner une fiction ? Au temps où la littérature florissait pour l’amour d’elle-même, on employait souvent cette formule : l’auteur feint que, etc. L’auteur avait l’air de croire quelque chose qu’il ne croyait pas, afin de se donner une occasion de s’exprimer quand même. Vous feignez que l’homme est un dieu, et la femme un je ne sais quoi sans nom ; de là, des phrases, qui sont fort belles, ma foi. (Esquiros, 1860, p. 33)
27Quitte à contredire sa thèse de départ selon laquelle Michelet est le seul auteur qui se soit occupé « sérieusement » de l’amour, Esquiros qualifie l’essai moraliste de ce dernier de récit fictif. On peut observer que contrairement à Vallory et d’Héricourt, l’écrivaine ne soupçonne pas de mauvaises intentions dans les envolées poétiques de l’historien ; elle les réduit en revanche à des effets de fiction. De même, en s’en prenant à l’un des principaux postulats de l’historien, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle la femme serait une malade que le mari-médecin devrait guérir, l’autrice ne mobilise pas des arguments d’ordre scientifique comme l’ont fait ses contemporaines, mais toujours en faisant place à la citation du texte d’origine, auquel elle répond au mode conditionnel :
« Qu’est-ce que la femme ? La maladie.
« Qu’est que l’homme ? Le médecin. »
Si la femme était l’être souffrant, dolent et gémissant que vous supposez, au lieu d’un mari, elle aurait en effet, besoin d’un médecin. Mais la femme est rarement aussi intéressante et aussi insupportable ; et c’est fort heureux. Où trouverait-on, bon Dieu ! un homme qui aurait le dévouement et la patience d’être toute sa vie garde-malade ? (Esquiros, 1860, p. 23).
28Outre l’ironie avec laquelle l’autrice qualifie la femme de « rarement aussi intéressante » pour prendre le contrepied de la thèse de Michelet26, il importe de remarquer le renversement de cette dernière par le biais d’une apagogie négative qui mobilise la notion de vraisemblance plutôt que celle de vrai, laquelle prévaut dans la critique de Vallory et d’Héricourt.
29En effet, l’invraisemblance est évoquée par Esquiros de manière explicite pour se moquer de la manière dont Michelet imagine la femme-modèle s’adresser à son amant (cf. Esquiros, 1860, p. 9-10). L’écrivaine va encore plus loin dans ce procédé de distanciation et finit par dissocier l’historien de l’effet déplorable de son livre :
Monsieur, votre système d’amour est une contradiction perpétuelle. Vous dites le pour, le contre ; le contre, le pour, avec une ténacité qui ne se lasse pas. Cette perpétuelle contradiction est un éloge : une belle intelligence placée dans une situation fausse s’y trouve mal à l’aise, qu’à chaque instant, elle s’en échappe. C’est en vain qu’un parti pris veut l’asservir. Vous avez mis deux ans pour écrire ce livre ; c’est pourquoi vous avez mal fait. Un livre sur l’amour devait s’écrire d’inspiration, avec le cœur. (Esquiros, 1860, p. 37)
30Cette justification inattendue de Michelet semble servir un but bien précis : tout en mettant en relief la construction confuse de L’Amour et l’absurdité des propos qui y sont exposés, elle permet à Esquiros de se poser en consolatrice de l’historien dans son supposé insuccès, c’est-à-dire, d’éviter au fond une accusation de calomnie. Peut-être la voit-on même davantage dans le rôle d’une conseillère que d’une compagne de misère, car, il faut le noter, l’écrivaine suggère à Michelet de faire usage de l’outil avec lequel elle commente elle-même son livre : le cœur.
31Ce n’est qu’après cette première partie qu’Esquiros propose une étude sur les « formes fausses » de l’amour. L’écrivaine non seulement en énumère les causes, comme l’a remarqué Anthony Zielonka (Zielonka, 1988, p. 97), mais consacre encore de courts chapitres séparés à chacune d’elles, manifestant sa compétence dans plusieurs domaines, du magnétisme à la littérature. Les références à L’Amour de l’historien n’y sont plus explicites ; son nom ne revient que dans le dernier chapitre. Si la première partie du texte d’Esquiros est placée alors sous le signe de reprise, en privilégiant la citation de l’hypotexte, c’est la création qui l’emporte dans la seconde partie de son Amour, qu’il faudrait un second article pour étudier de manière approfondie.
Conclusion
32Il y a bien une raison pour laquelle Émile Zola a qualifié L’Amour de Jules Michelet de livre qui avait « soulevé de véritables tempêtes » (Zola [1866] 1968, p. 221). Comme le rappelle la première partie du présent article, l’essai de l’historien a suscité une vive réaction tant de la part des femmes que des hommes. Ce sont pourtant ces derniers qui avaient le privilège de prononcer leur jugement publiquement, notamment dans les journaux et les revues. Les lectrices y sont parvenues par d’autres voies, telles que la préface et l’essai. Exploitant ces supports, Louise Vallory et Jenny d’Héricourt ont entrepris une enquête véridictoire pour relever les aberrations de la doctrine micheletienne. Il en est autrement dans l’essai d’Adèle Esquiros, lequel se distingue par une stratégie discursive particulière, notamment par l’alternance de la citation de l’hypotexte et du commentaire de l’autrice, source d’une hétérogénéité énonciative. La dimension dialogique y est double : la parole de l’historien qu’Esquiros fait entendre à l’aide du discours rapporté incorpore d’autres voix que Michelet a lui-même intégrées dans L’Amour. La délégation de l’énonciation à l’historien au moyen du procédé citationnel atténue dans une certaine mesure le poids des reproches. Le jeu entre la proximité par rapport au texte d’origine et la distanciation par le biais du commentaire témoigne de la conscience qu’a l’autrice de sa position fragile en tant que critique-femme : dans son essai, tout devait donner au lecteur l’illusion qu’il restait près du texte de Michelet. Par ce procédé, l’écrivaine a pu entraîner la curiosité du public sans pour autant s’exposer directement aux persécutions. Ces précautions, preuve de la situation problématique des femmes-critiques, manifestent plus généralement les ambiguïtés propres à la situation des écrivaines à ce moment de l’histoire.