Critiquer en féministe : lectures et littéralité dans La Femme libre. Apostolat des femmes (1832-1834)
1Pas de divertissement pour les apôtres de La Femme libre, comme s’en excuse Pauline en ouvrant un article consacré à La Double Méprise de Mérimée dans La Femme libre en novembre 1833 :
Nous n’avons guère coutume de nous occuper de littérature dans ce journal, consacré tout entier à l’œuvre à laquelle nous-mêmes avons dévoué notre vie, sans reculer devant les douleurs et les mépris dont nous abreuve le monde que nous voulons sauver. (La Femme libre, p. 43)
2La rédactrice rappelle, à juste titre, que la fonction de son journal n’est pas de concurrencer des revues plus généralistes ou culturelles, dans une période où la presse commence déjà à se structurer : il est consacré à l’Apostolat, annoncé par le sous-titre dès le premier numéro. La courte période de parution de ce journal, qui change six fois de titre en deux années de parution, ne permet qu’à peine d’en deviner l’effervescence et la radicalité. Les rédactrices sont d’abord issues des rangs du saint-simonisme, qui appartient à ces mouvements de renouveau socialiste du christianisme. D’abord doctrine élaborée par Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon, ce sont ses disciples, Olinde Rodrigues, Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard, qui en font une véritable religion, particulièrement recruteuse au début des années 1830. Parmi ces adeptes se trouvent de nombreuses femmes, interpelées notamment par l’appel aux femmes de Barrault, fondateur du groupe « Les Compagnons de la femme », qui part en 1833 à la recherche de la Femme‑Messie en Orient. Les femmes ont pourtant, en 1831, été exclues des degrés de la Doctrine par le « Père », Prosper Enfantin, au nom de leur égalité ; La Femme libre est née de cette exclusion.
3Deux ouvrières lingères, Marie-Reine Guindorf et Désirée Véret, fondent La Femme libre. Apostolat des femmes, qui changera plusieurs fois de titre au cours de sa brève existence, de 1832 à 1834, avant que la direction en soit reprise par Suzanne Voilquin après quelques numéros. Il revendique une non-mixité (de genre), d’abord imposée. Les rédactrices ne renient pas leurs engagements saint-simoniens1 : elles inventent pourtant, au nom de l’égalité promise entre l’homme et la femme, le féminisme2.
4La Femme libre est la réponse des lingères au Père, qui avait invité les femmes à s’organiser elles-mêmes. Le journal est modeste : format in‑8, huit pages sur une seule colonne, et il paraît quasi mensuellement moins de deux années. La Femme libre est rattachée au saint-simonisme, mais reste en dehors de la tutelle d’Enfantin, objet d’éloges comme de critiques parfois sévères. Son tirage est certainement faible, au vu du petit nombre de numéros conservés dans les archives et bibliothèques, et il fonctionne sur fonds propres – sans subside de l’Église saint-simonienne, mais avec un soutien probable pour ce qui est de l’impression. Tenu par des ouvrières, c’est un journal véritablement militant, qui s’ouvre par un tonitruant « Appel aux femmes » dès le premier numéro. Toutes les rédactrices sont des femmes et des ouvrières qui signent de leur seul prénom. Ces signatures ont pu être rapprochées de la situation des esclaves antiques, mais il s’agit d’abord d’une affirmation personnelle – et d’une très relative protection. Dans la tradition saint-simonienne, la publication accueille et encourage également le courrier des lectrices. Ce dernier est caractérisé par une polyphonie très marquée, tout de même structurée par la présence continue des rédactrices – c’est Suzanne Voilquin qui signe le plus grand nombre d’articles.
5Imaginer une critique littéraire structurée de la part de ces féministes serait un non-sens, comme s’en excuse la rédactrice – et une rubrique « Variétés » s’occupera progressivement des sorties littéraires et théâtrales. Pourtant, les rédactrices se refusent elles-mêmes à toute activité littéraire, arguant du manque de temps, toutes leurs forces étant prises par le projet de société égalitariste promis par le saint-simonisme, et qu’elles espèrent voir advenir.
6Et pourtant, elles lisent, et elles écrivent. On trouve dans les pages de La Femme libre des citations et des commentaires d’œuvres littéraires, parfois des poèmes ou des nouvelles. Peut-on pour autant parler d’une critique littéraire des Saint-Simoniennes ? Les différentes modalités des écritures critiques présentes chez les Saint‑Simoniennes de La Femme libre, mais aussi chez Claire Démar, avec laquelle s’amorce (mal) un dialogue, montrent les usages et les fonctions de cette écriture critique, et la façon dont elles interrogent l’objet littéraire, dans cette période du XIXe siècle que Paul Bénichou a définie comme celle du « sacre de l’écrivain ».
7La Femme libre n’est pas un journal littéraire, mais militant. C’est cependant aussi un journal qui cherche sa place : les militantes ont sous les yeux l’exemple du Globe, racheté par les Saint-Simoniens, et organe principal de diffusion de la Doctrine. Elles lisent, comme tout le monde, les journaux, y répondent et, malgré leurs activités, elles lisent aussi des livres. Je recense une trentaine de textes (29) relevant de la critique littéraire dans La Femme libre, auxquels s’ajoutent deux textes extraits de la brochure rassemblant, de manière posthume, les textes de Claire Démar, Ma loi d’avenir (1834). Ces textes apparaissent soit sans titre (et souvent sans titre de rubrique), parfois dans la rubrique « Variétés », qui s’installe progressivement dans le journal, ce qui en constitue une marque d’institutionnalisation. Ils sont pour certains des réponses à des lettres ou le plus souvent à d’autres articles, pour neuf d’entre eux. D’autres se rapprochent du genre de la recension, mais nous verrons la pratique spécifique qu’en ont les rédactrices. J’en recense dix-huit, dont la typologie sera affinée. Deux textes ont, sans être de la critique littéraire spécifiquement attachée à des œuvres particulières, une portée plus générale en s’intéressant aux beaux-arts et à la poésie. Un dernier annonce la parution des textes de Claire Démar. Tous oscillent entre l’inscription dans l’actualité, par exemple des parutions, dûment datées, et l’intemporalité du projet saint-simonien.
Les réponses
8Les réponses sont le genre le plus attendu pour un journal comme La Femme libre, dont les rédactrices sont unanimement moquées, les Saint-Simoniens faisant l’objet d’une vaste campagne de caricatures, campagne attisée par Enfantin, qui espère gagner en médiatisation3. Les Saint-Simoniennes en sont les premières cibles, notamment pour les rumeurs de « communauté des femmes4 » qui discréditent la religion nouvelle. La Femme libre en fait les frais, comme pouvaient le laisser prévoir son premier titre, la demande de légalisation du divorce, voire les revendications d’amour libre (plus demandé que pratiqué). Dans de rares cas, ces réponses sont positives et enthousiastes, comme quand Marie Reine, dans sa « Réponse à un article du journal Le Bon sens » (no 6), répond à une lettre de lecteur de ce journal, partageant l’enthousiasme de l’expéditeur pour Fourier, dont elle expose rapidement le système. Ces réponses sont le plus souvent négatives, depuis la déception de M. F., dans une lettre adressée « À Mme Laure Bernard et Fouqueau de Passy », rédactrices du Journal des Femmes, accusées d’oublier les femmes de la classe ouvrière en prétendant parler au nom des femmes5, jusqu’à la colère indignée de Suzanne, dans un article sans titre, qui répond à une menace de l’article 291, qui interdit alors l’association de plus de vingt personnes (no 8). Le genre polémique est sollicité principalement pour ces réponses à d’autres articles de journaux, le plus souvent marqués à gauche, accusés (à raison) de calomnier le saint-simonisme, et a fortiori les Saint-Simoniennes. Un autre, de F. Dazur6, « Un mot de réponse au nouvel article des Débats sur Alexandre Dumas », défend un auteur déjà loué dans une recension, et accusé de plagiat. La réponse de Suzanne, sans titre dans la rubrique « Variété », à l’article de Nodier « La femme libre, ou de l’émancipation des femmes7 » prend une dimension plus générale sur le roman. Cas plus particulier, la « Deuxième réponse à Madame Gertrude », par A. I. (no 15), prolonge la discussion entamée trois numéros auparavant sur le saint-simonisme (refusé, probablement par méconnaissance par Madame Gertrude), en énonçant, de façon assez syncrétique, les modèles des rédactrices :
Alors, si nous répétons avec madame Gertrude : Honneur aux philosophes du dix-huitième siècle ! nous lui demanderons à confondre nos émotions religieuses dans l’appel nouveau pour l’affranchissement de la femme ; et si nous plaçons saint Jean à côté de Condorcet, nous prendrons de concert, pour protectrices, sainte Thérèse et madame de Staël, l’esprit et la chair, la constance et la mobilité. (p. 198)
9Les deux groupes coordonnés, « l’esprit et la chair », « la constance et la mobilité » révèlent la binarité constante sur laquelle repose le saint-simonisme, qui se veut une alliance du corps et de l’esprit. La « constance et la mobilité » désigne la théorie des deux natures selon laquelle, à côté des natures constantes (plutôt chastes) se trouvent les natures mobiles, attirées par ce que Fourier appelle « la papillonne », ou inconstance sexuelle. Le fait que cette réponse s’adresse à une lectrice de bonne foi explique le changement de registre – le polémique s’efface devant le didactique, non sans une certaine emphase lyrique, caractéristique du mouvement.
Les recensions vulgarisantes
10Les textes les plus nombreux sont néanmoins les recensions, qui présentent dans leur forme prototypique une œuvre singulière. Contrairement aux critiques les plus courantes de cette période du XIXe siècle, le commentaire chez les Saint-Simoniennes prend le pas sur les œuvres, en suivant une axiologie très marquée, entre blâme et éloge. Les œuvres citées sont assez diverses, depuis des romans ou pièces de théâtre d’actualité et, phénomène moins courant dans la presse féminine, des ouvrages de théorie et de théorie politique. On trouve, assez tardivement dans le journal, des recensions qui confinent à la vulgarisation : ainsi, Pauline présente « Ahasvérus » d’Edgar Quinet, en y voyant un emblème messianique :
[…] mais, qu’est-ce qu’Ahasvérus ? N’est-ce pas le prolétaire ? le prolétaire, le juif qui crucifia le Christ qui venait pour le racheter, mais non immédiatement, car c’était surtout l’esclave que Jésus venait sauver ? Puis, il venait sauver l’esprit du joug de la matière, et le prolétaire est plus chair qu’esprit, et la femme aussi est plus chair qu’esprit ; et il faut pour les racheter tous deux un nouveau messie, qui ne soit plus un messie tout mâle et spirituel. (p. 123)
11Le passage du singulier (l’œuvre) au général (la théorie politique8) est constant dans La Femme libre : l’œuvre est un signe, soit de la réalité, soit de la société espérée. L’intérêt pour les lectrices est ainsi explicité. Surtout, ces commentaires permettent de faire des œuvres des documents nourrissant l’élaboration de la théorie, non sans critique – Pauline peut ainsi reprocher à Quinet d’avoir oublié le progrès : « pour moi c’est presque oublier Dieu » (p. 127). Vico est lui aussi l’objet de deux recensions vulgarisantes par Gertrude9. Le système historien est directement présenté, sans référence à la traduction d’extraits choisis en 1827 par Michelet sous le titre de Principe de la philosophie de l’histoire avant la note finale. C’est notamment parce qu’il établit « que le monde social est l’ouvrage des hommes » (p. 48) que Vico intéresse l’autrice, qui profite du deuxième article pour critiquer, au sens philosophique, le système de l’historien, en promouvant les progrès de la civilisation, qui « ramène les hommes à la hauteur primitive, à l’état le plus libre et le plus près de la nature » (p. 69). Ces recensions vulgarisantes correspondent à un esprit d’époque, qui voit la vogue des journaux familiaux emplis de leçons adressées à un large public (on pense au Magasin pittoresque ou au Musée des familles, dans lequel sont présentés les cours de Quinet dans les mêmes années), comme au tout début de la vulgarisation scientifique adressée à un large public. Elles correspondent aussi au vaste mouvement de démocratisation d’éducation populaire, auquel le saint-simonisme participe activement – et par lequel certaines voudraient se faire les « éducatrices de la société », sans que le lien soit explicité dans le journal. Elles ne sont pas les plus représentatives du journal, et apparaissent assez tardivement.
Les recensions prétexte
12La plus grande partie des recensions que l’on trouve dans La Femme libre outrepasse la vulgarisation ou les réponses intermédiatiques : elles sont plutôt des recensions prétexte à partir d’œuvres très diverses, essentiellement des romans et des pièces de théâtre. Ces recensions suivent l’actualité, notamment théâtrale, du temps, et dessinent un panthéon romantique assez attendu pour des adeptes de ce néo-christianisme. Toutes les parutions suivent l’actualité : le plus ancien est un roman de 1831, le plus récent une pièce de 1834. Les rédactrices ne cherchent pas à donner un reflet fidèle de l’actualité culturelle de leur temps, mais choisissent de signaler des œuvres, d’abord dans une perspective d’édification utile. La dimension amatrice et affective est revendiquée, comme dans cette recension du drame 1572 de Lesguillon :
Je laisse à une autre plume exercée et savante le soin d’en faire l’analyse raisonnée ; pour moi dont chaque pensée doit avant de la pouvoir rendre, passer par mon cœur, je ne puis que parler de mes impressions. (p. 83)
13Le drame est ainsi évalué (positivement) à partir d’une appréciation générale de la société française :
Que d’espoir dans la jeunesse française ! […] Ces réflexions je les faisais hier soir au théâtre du Panthéon, sous le charme d’un drame nouveau empreint de tous ces sentimens, cette pièce en quatre actes et en vers, est intitulée 1572 ; l’auteur est, dit-on, un jeune homme de grande espérance nommé Lesguillon. (p. 82-83)
14La revendication d’absence d’analyse accompagne ainsi l’oubli absolu de toute littérarité : l’œuvre est appréciée pour les « sentimens » qu’elle exprime et suscite. Ces « sentimens » mêlent inextricablement idéologie (républicaine et progressiste) et charme face au spectacle de l’amour10. L’attention portée à la littérarité est surtout motivée par un premier objectif de médiatisation, a fortiori quand il s’agit de théâtre, comme le montre l’ouverture de la recension de la même rédactrice, de la pièce d’Ancelot, « Reine, cardinal et page » :
Oui, je le répète, la presse sera pour nous encore long-temps silencieuse et glacée ; c’est au théâtre que nous trouverons nos plus puissans auxiliaires ; c’est du théâtre seul temple où il y ait communion pour le peuple, que l’on répondra dignement à la parole d’émancipation qui a été jetée par le monde en notre faveur. (p. 118)
15Le rôle de médiatisation attribué à la culture subordonne la littérature à la politique. Les Saint-Simoniennes ont cependant une approche plus subtile. Elles recherchent une adéquation entre la société et la représentation des sentiments, en particulier féminins11 et les misères de la société, qu’elles exposent déjà elles-mêmes dans leurs pages, comme Pauline le remarque dans la nouvelle « La Double Méprise » de Mérimée. La froideur du narrateur, assimilé à l’auteur sans distance, scandalise la rédactrice :
Voilà une terrible histoire que M. Mérimée vous conte en riant, mais en riant diaboliquement, sans gaîté, en froid observateur. Oh ! jeune homme, jeune homme, les cris des femmes n’ont-ils pas été jusqu’à ton cœur ? N’as-tu pas senti leurs douleurs ? Ou plutôt, fallait-il que tu prisses cette forme pour constater l’inégalité monstrueuse qui existe entre l’homme et la femme, qui fait que la gloire de l’un est le déshonneur de l’autre ? Oh ! jeune homme, dis-lui, à tout ce beau monde que tu connais si bien, que tu amuses tant et auquel par conséquent tu as droit de dire la vérité, dis-lui que loin de lui, rejetés par lui, il y a des hommes et des femmes qui veulent la guérison de toutes ces douleurs, qui veulent que Darcy soit bon en le rendant heureux d’abord, qui ne veulent pas qu’une noble créature meure pour s’être oubliée un moment ; dis-leur surtout qu’ils ont éteint l’amour sous le raisonnement, que l’amour est le plus beau présent de DIEU, et que nous venons au nom de notre DIEU, PÈRE et MÈRE de l’humanité, le leur apporter. (p. 45-46)
16Cet appel est un appel politique, régulièrement renouvelé dans les pages de La Femme libre :
Cependant les femmes sont peuples aussi ! Quand donc nous fera-t-on parler pour nous-mêmes ? Quand cessera-t-on de nous identifier ainsi avec des sentimens qui ne sont point les nôtres ? (p. 118)
17C’est un véritable appel à une nouvelle littérature qui émerge çà et là, pour préciser les contours de la société à venir : parlant de Reine, cardinal et page, Suzanne déplore encore : « oui, sans doute, c’est un tableau fidèle de ce qui existe ; mais nous y sommes représentées telles que nous sommes, et moins encore, telles que nous serons. » (p. 119). Les Saint-Simoniennes espèrent un « homme de génie » qui, « en vulgarisant nos pensées sur la scène, tracera non-seulement une nouvelle voie au génie, mais pourra se présenter au monde comme un des premiers éducateurs des peuples. » (Ibid.). Suzanne avait par ailleurs mené une véritable charge contre un curieux roman utopiste, Le Monde nouveau, de Rey-Dussueil, pour la faible part qu’il laisse aux femmes, comme pour le rôle peu flatteur qu’il leur fait jouer.
Critique polémique
18Les critiques littéraires présentes dans le journal sont marquées par des axiologies très fortes, tout en prêtant une attention rapide, mais réelle, à la forme. Un cas me semble révélateur des usages de la critique littéraire de ce proto-féminisme : la brochure de James Lawrence, Les Enfans de Dieu, ou la religion de Jésus réconcilié avec la philosophie (1831). L’opuscule est présenté pour son « changement de principe, la famille reposant sur la maternité », comme moyen possible « de faire cesser la lutte, la jalousie, en un mot l’exploitation de la femme ». La prudence reste de mise : « Nous nous abstenons de donner notre opinion particulière, une semblable question ne peut être discutée que dans un concile général de femmes » (no 7, p. 71). S. (Suzanne ?) y revient dans le numéro 8 en citant largement (ce qui est rare dans les critiques de la revue) la brochure, offrant ainsi dès l’ouverture un melting-pot de citations (p. 83), présentées comme choquantes, avant de les commenter. Il faut préciser que James Lawrence, un peu plus connu pour son Empire des Naïrs, promeut dans ce vaste roman un système excluant toute paternité, en mettant en scène une société fondée sur la matrilinéarité et la liberté sexuelle.
Là ! convenez-en, n’est-ce pas bien serpent de nous amener à faire comparaison de ce qui existe, avec l’ordre de choses que Jésus voulait établir. J’en juge par moi, mes chères lectrices, qui suis si débonnaire, qui éprouve un saint respect pour tout ce qui est vieux et décrépit, au point de n’y vouloir toucher, et de laisser à Dieu le soin de le faire disparaître ; eh bien ! ma forte tête en a été ébranlée : je me suis surprise disant : mais au fait pourquoi pas ? et même disposée à prendre la hache révolutionnaire pour saper d’abord le vieux mariage chrétien, où il faut être fidèle et constante quand même ; ensuite ma bile s’est tournée vers cette vieille société masculine, où l’on nous laisse toujours derrière le rideau, où nous ne pouvons faire un pas qu’à la suite de ces messieurs, où toutes les places, les divers emplois, tout ce qu’il y a de positions avantageuses se trouve accaparé par ces vampires, ce qui fait que la moitié des femmes, pour satisfaire à la vie matérielle, doivent, ou se donner sans amour, ou se vendre ! se vendre pour du pain ! Fi ! fi ! la vilaine société que les hommes nous ont faite là. Allons, femmes, courage, relevons-nous, courage à l’œuvre, essayons de faire quelque chose de mieux que cela… (p. 83-84)
19Toute la critique de S. suppose un effroi de ses lectrices, et les rappelle constamment à la nécessité de l’examen de ces hypothèses :
Quel que soit le sujet dont la femme nouvelle vous entretiendra, ne perdez pas de vue que nous sommes appelées à prononcer dans la grande cause de la morale de l’avenir ; que nous devons par conséquent réunir autour de nous toutes les lumières éparses, afin de former comme un foyer qui puisse éclairer les pas de notre mère, de la grande prêtresse de l’avenir. (p. 85)
20S. continue en s’imaginant, « comme les casuistes chrétiens », lectrice par délégation, pour « préserver [les] consciences de la contagion » (p. 83) – et déconseille la lecture de L’Empire des Naïrs. Elle y revient dans le no 15, dans un très vaste article au titre ambitieux, « Considérations sur les idées religieuses du siècle ». L’autrice débute par un plaidoyer contre le christianisme, qui rappelle que, si le saint-simonisme est un néo-christianisme, il se situe alors dans une rupture de plus en plus radicale. Pour les Saint-Simoniennes, cette rupture est double :
La société de l’avenir reposera, non pas sur le mystère, mais sur la confiance ; car le mystère prolongerait encore l’exploitation de notre sexe ; la publicité, la confiance devront former les bases de la nouvelle morale. (p. 190)
21La brochure de James Lawrence n’est que rapidement abordée. La lecture se fait de plus en plus utilitariste, dans un but plus hypothétique et programmatique que spéculatif : l’engagement des Saint-Simoniennes est toujours total.
22La polémique est déjà révélée par les prudences de Suzanne : elle éclate avec le suicide de Claire Démar et de Perret Désessarts, en 1833. La brochure de Démar « Ma loi d’avenir » est publiée de manière posthume par Suzanne Voilquin, avec une réimpression de l’« Appel d’une femme au peuple sur l’affranchissement de la femme », et accompagnée d’une « Notice historique », qui rappelle notamment les différentes étapes de cette polémique, cite l’article auquel répond Démar, et commente les deux textes. James Lawrence rendra lui-même hommage à Démar et aux Saint-Simoniennes, dans une nouvelle brochure en 1837. Claire Démar rapprochait déjà, de manière assez virulente, mariage et prostitution : la polémique porte plus précisément sur la possibilité d’une liberté sexuelle des femmes, c’est-à-dire d’une sexualité extra conjugale, et de sa « publicité », sous laquelle il faut comprendre la possibilité ou non d’expliciter l’existence de ces relations.
23Démar, dans sa brochure, cite l’article de Voilquin pour l’analyser autant que pour le commenter, en redéfinissant la « publicité », promue par Voilquin : le mariage constitue pour Démar la publicisation de la relation sexuelle, à laquelle Démar oppose le « mystère », au risque du « pêle-mêle ». James Lawrence constitue ainsi le point de départ de la polémique, qui se noue principalement autour des conséquences sur des applications pratiques de son système, c’est-à-dire sur ses adaptations. Voilquin retient la matrilinéarité, Démar la liberté sexuelle et l’inconstance de tous et toutes, et elle dépasse Lawrence, en supprimant jusqu’à la maternité « de sang », pour la remplacer par une maternité sociale.
24Chez Voilquin comme chez Démar, la critique part de la brochure comme d’un prétexte, littéral, pour le déploiement d’un système hypothétique programmatique. Les allers et retours qui s’instaurent par la polémique démultiplient les couches de commentaires, puisque c’est le commentaire qui commence à être commenté. Il apparaît clairement que la recension, sous la plume des Saint-Simoniennes, a une vertu heuristique évidente, avant d’être polémique – et la polémique est moins recherchée du côté des rédactrices de La Femme libre, qui savent ce qu’il en coûte, que des hommes du mouvement. Les citations commentées donnent lieu à des débats définitionnels, qui sont autant de négociations conceptuelles. Il ne s’agit pas de vains débats de mots, mais d’inventer et de réélaborer des concepts : définir là où s’arrête la nature, là où commence – et les choses ne sont pas claires au XIXe siècle – ce qui n’est pas la nature, mais l’arbitraire, les institutions, la société, l’éducation, constituent un enjeu d’émancipation majeur, pour lequel les Saint-Simoniennes font feu de tout livre.
Conclusion
25Les Saint-Simoniennes de La Femme libre mènent un apostolat qui les engage tout entières dans leur œuvre, aussi militante (en fait : religieuse) qu’historienne : comme Prosper Enfantin veut dresser un « mausolée de papier », elles voient leurs écrits comme les archives de l’avenir. La critique littéraire qu’elles pratiquent se trouve assujettie à ses fonctions et, si elles peuvent exprimer des préférences esthétiques nettes comme des attentions formelles, elles n'oublient jamais les problèmes sociaux, pas plus qu’elles ne perdent de vue leur apostolat. Le sacre de l’écrivain étudié par Paul Bénichou se manifeste par la dimension prophétique de leurs appels, toujours déçus. Plus d’horizon que de hauteur : comme Claire Démar, elles visent à connaître la « fange » de leur société pour mieux la renverser. Comme le remarque Christine Planté dans sa thèse Les Saint-Simoniennes ou la quête d’une identité impossible à travers l’écriture à la première personne (1983), « quand ces femmes font des leçons de grammaire ou des critiques de théâtre, elles parlent encore d’elles-mêmes » (p. 328), c’est-à-dire de ce qu’elles sont, et de ce qu’elles font.
26Leur critique littéraire est ainsi ramenée à une fonction heuristique, prétexte à un déploiement politique, qui ne se présente pas comme un système achevé, mais qui le vise. Plusieurs caractéristiques permettent d’en dégager une poétique : les marques de subjectivité, courantes dans la critique littéraire médiatique de la période, sont redoublées pour accompagner les lectrices, susciter leur empathie et provoquer leur adhésion. Leurs textes sont fortement marqués par l’épidictique, pour lequel leurs premiers arguments sont d’abord logiques et moraux, bien plus qu’esthétiques. Elles n’en pensent pas moins le fait littéraire et artistique, comme le déclare Mme Camille de G. en faisant le compte-rendu du salon de 1834 :
L’artiste doit émouvoir. Cette puissance, il ne la possède véritablement que lorsqu’il est nourri par une pensée générale, une pensée religieuse, douce nourrice qui lui verse généreusement dans l’âme cet enthousiasme qui fait du poète un prophète avec lequel Orphée donnait du sentiment à la pierre, avec ceux qui savaient regarder leurs tableaux. (p. 158)
27L’appel aux artistes ne se contente pas de demander une meilleure représentation de la société, notamment en faisant des prolétaires un sujet de peinture ; il s’agit de rejoindre la « mission » sacrée de rénovation sociale : « élargissez vos toiles pour que l’humanité puisse y jouer son drame gigantesque » (p. 165). Il n’est donc pas étonnant que leurs condamnations soient si sévères : la Poésie Nouvelle n’est possible que dans la Nouvelle société. La poésie, peu présente dans ces pages, malgré quelques vers des rédactrices, est pourtant souhaitée, au-delà de la versification. Une Mère Nouvelle écrit ainsi, dans un des derniers numéros du journal, une véritable charge contre la poésie, assimilée à la femme nouvelle, dont les Saint-Simoniens espèrent la venue :
La poésie, la femme d’avenir, est encore couverte d’un voile sombre. – Elle n’est pas encore attrayante, ELLE qui porte en son sein tous les germes d’attraction ! – Car ELLE est encore enveloppée des sales haillons de la misère et de la prostitution. (p. 153-154)
28Cette « poésie de clinquant » (p. 154) est ramenée à un voile masquant la réalité des femmes, et éloignant la poésie nouvelle, espérée par la rédactrice, qui oppose ainsi une poésie véritable (à venir) et une poésie présente (regrettable). La poésie, plus largement la littérature, peuvent ainsi apparaître comme des outils s’opposant à l’émancipation des prolétaires, en particulier des femmes :
Et tu as divinisé la FEMME et la fécondité, – parce qu’elle te créait des sujets ! – Tu as sorti de la prison du foyer ton esclave épouse ; – tu l’as amenée sur la place publique enchaînée avec des fleurs, parée de bijoux, entourée d’hommages, et tu lui as dit : – Sois l’amante spirituelle des guerriers ; emploie les dons que tu as reçus du ciel pour exciter l’ardeur chevaleresque. – J’en ai besoin, afin de détruire les esclaves de mes rivaux, ou faire triompher mes principes. (p. 155)
29La critique littéraire n’apparaît ici que tissée à l’élaboration emphatique d’un programme social, qui est aussi une révolution morale. Les textes deviennent sous leur plume autant de documents, devant faire preuve, pendant que les leurs cherchent à hâter une société nouvelle, qui peine à advenir.
30La critique littéraire des Saint-Simoniennes est d’abord une critique réalisant leur apostolat, tant dans la diffusion de savoirs (le journal promeut systématiquement l’éducation des femmes) que dans l’invention et la réélaboration de savoirs militants, au service de leur but, encore saint-simonien, déjà féministe. La Femme libre ne propose pas de théorie ni de système cohérent ; le commentaire de textes participe de cette effervescence intellectuelle et politique, souvent contradictoire, toujours militante.
Tableau récapitulatif
Autrice |
Titre |
Référence |
Pages |
Type |
Suzanne |
« Le Monde nouveau » par M. Rey-Dussueil |
No 4 |
4-8 |
Recension |
Marie Reine |
Réponse à un article du journal le Bon-sens, publié dans le no du dimanche 14 octobre |
No 6 |
48-50 |
Réponse |
M. F. |
« A Mme Laure Bernard et Fouqueau de Passy, M. F. |
No 7 |
57-61 |
Réponse |
Suzanne |
« Variétés » |
No 7 |
70-72 |
Recension |
Suzanne |
[sans titre] (Drame, 1572, Lesguillon) |
No 8 |
81-82 |
Recension |
S… |
[sans titre] (Les Enfans de Dieu, ou la religion de Jésus réconcilié avec la philosophie) |
No 8 |
83-86 |
Recension déployée |
S… |
[sans titre] (au Figaro, sur les prénoms) |
No 8 |
86-87 |
Réponse |
Suzanne |
[sans titre] (à L’industriel, qui menace de l’article 291) |
No 8 |
87-88 |
Réponse |
Suzanne |
« Variété. Reine, cardinal et page ; Vaudeville en un acte, M. Ancelot » ; Sophie ou le Mauvais ménage » |
No 10 |
118-120 |
Recension |
Suzanne |
« La femme selon mon cœur, par Eugène L’Héritier |
No 11 |
154-156 |
Recension |
Suzanne |
« Variétés » (réponse à Nodier) |
No 13 |
164-168 |
Réponse |
Suzanne |
« Considérations sur les idées religieuses du siècle » |
No 15 |
185-195 |
Recension déployée |
A. I. |
« Deuxième réponse à Madame Gertrude » |
No 15 |
195-198 |
Réponse |
Suzanne |
« Variétés. Natalie, par Madame de***, publiée par M. de Salvandy » |
No 16 |
210-216 |
Recension |
Suzanne |
« Morale. (Premier article) |
No 17 |
217-224 |
Recension déployée |
Suzanne |
« Morale (Deuxième article) » |
No 18 |
233-238 |
Recension déployée |
Armantine M… |
« Variétés » (sur un compte rendu fait par le Constitutionnel d’un bal) |
No 18 |
243-247 |
Réponse |
[sans nom] |
[sans titre] (annonce de la parution de Ma loi d’avenir) |
No 19 |
263 |
Annonce |
Marie Reine |
« Variétés. « Variétés. Marie, ou L’Imitation, par Francis Dazur » |
2ème livraison |
32-36 |
Recension |
Pauline |
« La double méprise, par Mérimée » |
3ème livraison |
43-46 |
Recension |
Gertrude |
« Vico » |
3ème livraison |
47-52 |
Recension vulgarisante |
Gertrude |
« Vico (suite) » |
4ème livraison |
67-71 |
Recension vulgarisante |
Pauline |
« Un mot sur Byron », par une femme |
5ème livraison |
73-78 |
Recension |
Suzanne |
« Variétés. Angèle, drame en cinq actes, par M. Alexandre Dumas » |
6ème livraison |
97-102 |
Recension |
F. Dazur |
« Un mot de réponse au nouvel article des Débats sur Alexandre Dumas » |
7ème livraison |
107-109 |
Réponse |
Pauline |
« Ahasvérus, par Edgar Quinet » |
8ème livraison |
121-127 |
Recension vulgarisante |
Une jeune Française |
« A monsieur l’éditeur du Man », (Londres, 16 décembre 1833) |
8ème livraison |
134-136 |
Réponse |
Une Mère nouvelle |
« Une voix de femme », Londres, 10 janvier 1834 |
10ème livraison |
153-157 |
Discours général |
Mme Camille de G. |
« Beaux-arts. Salon de 1834 » |
10ème livraison |
158-164 |
Recension |
31Les numéros de la Femme libre sont consultables sur Gallica, regroupés en deux volumes. La pagination des premiers numéros recommence à chaque numéro, puis passe en numérotation continue.