Colloques en ligne

Catherine MARIETTE

La critique selon Mme de Staël dans De la littérature : « une manière de sentir » et d’« être ému »

Criticism according to Mme de Staël in Literature: “a way of feeling” and of “being moved”

1À la charnière du XVIIIe siècle et XIXe siècle, en 1800, au moment où Mme de Staël (1766-1817) publie De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, la critique est encore une affaire d’hommes : une femme, à l’époque, peut à la rigueur écrire des romans mais n’est pas censée rédiger des traités théoriques. Fontanes, l’ami de Chateaubriand, un des premiers lecteurs de l’ouvrage, fait précéder son compte rendu du Mercure de France, le 20 juin 1800, d’une sorte d’exorde mettant en garde les femmes audacieuses qui osent fouler le territoire de la critique littéraire1 :

La littérature, quand elle est cultivée par des femmes, devrait toujours prendre un caractère aimable et doux comme elles. Il semble que leurs succès dans les arts, ainsi que leur bonheur dans la vie domestique, dépendent de leur respect pour certaines convenances. On veut, et c’est un hommage de plus qu’on rend à leur sexe, on veut en retrouver tout le charme dans leurs écrits, comme dans leurs traits et dans leurs discours. À ce prix, leur gloire est assurée si elles montrent quelque talent ; et même, après une tentative malheureuse, l’indulgence publique les excuse et les protège. Mais quand une femme paraît sur un théâtre qui n’est pas le sien, les spectateurs, choqués de ce contraste, jugent avec sévérité celle-là même qu’ils auraient environnée de faveur et d’hommages, si elle n’avait point changé sa place et sa destination (Fontanes, 1800).

2Il poursuit : « L’instinct chez les femmes juge mieux que le raisonnement. Madame de Staël n’a jamais plus de talent que lorsqu’elle abandonne son système ; et ce qu’elle sent est toujours plus vrai que ce qu’elle pense », et il conclut en notant que le livre est « remarquable par la richesse de l’imagination et l’abondance des sentiments ».

3On peut remarquer que le critique convertit ici des qualités psychologiques en qualités esthétiques : que signifie en effet une littérature « aimable et douce », à moins de privilégier le sujet qui écrit et d’oublier ce qu’il écrit ? Ce jugement de valeur essentialiste est, comme le souligne Christine Planté dans La Petite Sœur de Balzac, « étroitement lié à une idéologie des rôles sociaux des sexes » (Planté, [1989] 2015, p. 181) et donc peu pertinent en littérature.

4L’élan vers la connaissance est donc refusé à l’auteure de De la littérature alors que lui est concédé une sorte d’inconscient intuitif, une sensibilité innée qui devrait la cantonner à la littérature d’imagination et au registre sentimental, propre à son sexe.

5Le partage des genres littéraires selon Fontanes (qui se fait bien entendu l’écho d’un discours dominant à l’époque) épouse ainsi de manière stricte la distribution des rôles genrés : aux femmes l’imagination, la sensibilité et donc le roman, aux hommes le raisonnement et les genres réflexifs, selon un « imaginaire générique2 » qui ne prend pas en compte la réalité littéraire. 

6Dans le meilleur des cas, si Madame de Staël se risque à écrire des ouvrages théoriques, c’est forcément qu’elle s’arroge des attributs masculins et qu’elle fait preuve d’une « mâle pensée » (Sainte-Beuve, [1844] 1998, p. 128), selon les propos de Sainte-Beuve, très élogieux par ailleurs à son égard, dans ses Portraits de femmes.

7La critique de Fontanes reprend donc un lieu commun largement répandu au XIXe siècle, cautionné par le discours médical de l’époque3 : celui de la délicatesse des femmes, de leur « charme », de leur sensibilité, incompatibles avec l’accès à la pensée. C’est donc selon des critères physiologiques, psychologiques et moraux qu’on juge les femmes qui écrivent : par nature, elles sont incapables de penser, leur organisation sensible les en empêche et perturbe leurs capacités réflexives. L’instinct, selon ce raisonnement, surgit en elles de manière imprévisible et aléatoire et ne procède pas d’une démarche rationnelle et constante.

8Madame de Staël est bien consciente que la réception mitigée de son ouvrage est fondamentalement liée au fait qu’elle est une femme :

Après avoir réfuté les diverses objections qui ont été faites contre mon ouvrage, je sais fort bien qu’il est un genre d’attaque qui peut éternellement se répéter ; ce sont toutes les insinuations qui ont pour objet de me blâmer, comme femme, d’écrire et de penser. (Staël, [1800] 1991, p. 64)

9Pourtant, en 1800, elle n’en est pas à son premier essai critique : en 1788, à l’âge de 22 ans, elle entre dans la carrière littéraire avec un éloge de Rousseau, Lettres sur les écrits et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, suivi, en 1795, par l’Essai sur les fictions et par De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations en 1796.

10Le 9 juin 1800, alors qu’elle commence à rédiger Delphine, elle écrit à une amie : « Je fais un roman […]. À l’inverse de ce qu’on fait d’ordinaire, j’ai commencé par les idées générales et je viens aux ouvrages d’imagination » (Staël, [1796-1803] 2009, p. 284). Le contresens de Fontanes, bien averti de la production de Mme de Staël depuis ses débuts, repose donc uniquement sur les préjugés qui entourent la publication d’un écrit théorique par une « femme de lettres » et non pas sur une réalité éditoriale.

11Or, que reproche Fontanes à sa consœur en littérature ? Tout d’abord, de prétendre avoir un « système » alors même que Mme de Staël s’en défend. Dans la préface à la seconde édition, répondant aux propos polémiques suscités par la parution de son ouvrage, l’auteure précise qu’elle n’écrit pas une « poétique » prescriptive ou normative : « C’est mal connaître mon ouvrage que de supposer que j’avais pour but de faire une poétique » (Staël, [1800] 1991, p. 54). Contre l’argument avancé par Fontanes, (« ce qu’elle sent est toujours plus vrai que ce qu’elle pense »), ce qu’elle sent est toujours noué à ce qu’elle pense. Mais Mme de Staël dérange précisément parce qu’elle pense et avec son ouvrage de 1800, qui la projette au premier plan de la scène critique, elle « déchaîne dans toute l’Europe des passions contradictoires » (Planté [1989], 2015, p. 38).

12L’importance capitale du premier grand livre ouvrant la carrière de Mme de Staël est donc éclipsée par d’autres arguments que ceux qui tiennent aux qualités du livre. Stendhal, par exemple, reprendra, à peine quelques décennies plus tard, la plupart des idées de la Baronne, qu’il lit de très près sans reconnaître sa dette envers celle dont il dit que « chaque phrase est chargée, à en couler à fond, de sensibilité et de philosophie » (Stendhal, [1824], 1999, p. 449). Même s’il tourne en dérision cet alliage entre « sensibilité » et « philosophie » que revendique Mme de Staël, et qu’il en déplore les excès et l’« emphase », il a bien compris que l’avenir de la littérature était réglé sur l’engagement de celle-ci dans le monde et sur le fait qu’elle réfléchisse le monde contemporain. Il a aussi perçu que le fait d’écrire reposait désormais sur l’expression et non sur l’imitation servile des modèles antérieurs. Mais ses idées auront plus de fortune que celles de sa collègue en littérature : comme elle, qui, en 1800, souligne « les effets déjà produits par la Révolution » (Staël, [1800] 1991, p. 298) sur la littérature, même si c’est pour en déplorer les effets pervers dans les temps de crise qu’elle vit encore, Stendhal, en 1824, salue « la Révolution […] sur le point de produire son effet sur la littérature » (Stendhal, [1824-1825] 1997, p. 246) ; comme elle (« Shakespeare a commencé une littérature nouvelle », Staël, [1800] 1991, p. 217), il reconnaît, dans Racine et Shakespeare, la modernité de Shakespeare ; comme elle encore (« L’histoire de l’amour, dans tous les pays peut être considérée sous un point de vue philosophique » (Staël, [1800] 1991, p. 211), il établit, dans De l’amour, une ligne de démarcation entre les manières d’aimer dans le Nord et dans le Midi ; comme elle enfin, qui croit aux vertus de l’éducation des femmes et à l’avantage que pourraient en retirer leurs compagnons si on leur apprenait à penser4, Stendhal est un fervent partisan des femmes instruites : « Par l’actuelle éducation des jeunes filles, qui est le fruit du hasard et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés les plus brillantes et le plus riches en bonheur pour elles-mêmes et pour nous. […] Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si elle savait penser » (Stendhal, [1822] 1980, p. 205-206 et p. 221). On pourrait multiplier les exemples et trouver des traces de la pensée théorique de Mme de Staël chez bien d’autres auteurs du XIXe siècle. Insensiblement donc, la conception nouvelle de la littérature dont elle est à l’origine rayonne dans le siècle, par l’intermédiaire de ses contemporains, les écrivains masculins et, même s’il lui est difficile de se faire une place reconnue dans ce monde d’hommes « rivaux, jaloux » (Staël, [1800] 1991, p. 414) qu’est, en France, à cette époque, celui de la critique littéraire, ses idées, même si elles flottent aussi dans l’air du temps, sont promises à un bel avenir5.

13La question de la sensibilité et de l’émotion, pourtant valorisée au XVIIIe siècle, notamment chez Rousseau, est, on l’a vu, un des arguments de ceux qui contestent à Mme de Staël une place dans le champ critique parce qu’elle est associée à la « féminité » et à la sensiblerie est donc dévalorisée comme telle. Or c’est justement cette prétendue faiblesse, cette sensibilité tout juste concédée aux femmes, on va le voir, que Mme de Staël va transformer en force critique et en critère d’évaluation de la littérature en refusant de la séparer de la raison. D’un lieu commun, elle va faire une idée nouvelle.

« Remettre la vérité dans la langue des sentiments6 »

14Dans la définition « extensive » (Lotterie, 2004, p. 19) de la littérature qu’elle donne dès le « discours préliminaire » de De la littérature, Mme de Staël prévoit d’inclure « tout ce qui concerne l’exercice de la pensée » (Staël, [1800] 1991, p., 66) : selon elle, l’émotion ne se conçoit pas sans la raison : « Il ne suffit pas de remuer l’âme ; il faut l’éclairer » (Staël, [1800] 1991, p. 352). La littérature n’est plus un réservoir de formes ou une application de règles dictées par des instances extérieures, elle entre dans une nouvelle ère où la sensibilité dialogue avec la pensée. C’est à ce prix que la littérature « moderne » « ouvrir[a] une route nouvelle à l’esprit humain, offrir[a] enfin un avenir à la pensée » (Staël, [1800] 1991, p. 58).

15 Dès le seuil du livre, se dessine ainsi l’alliance inséparable entre la faculté de sentir et la faculté de penser, souvent considérées comme contradictoires : « Je ne puis séparer mes idées de mes sentiments ; ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde » (Staël, [1800] 1991, p. 415), écrit-elle dans la conclusion du livre, aux accents si touchants et si personnels. Pour désigner cet alliage nouveau, se fabriquent chez elle des formules quasi oxymoriques : « réflexions du cœur » (Staël, [1800] 1991, p. 361), « raison méditative » (Staël, [1800] 1991, p. 300), « passion réfléchissante » (Staël, [1800] 1991, p. 259) ou « raison exaltée » (Staël, [1800] 1991, p. 207).

16La nature hybride de cette nouvelle façon de concevoir la littérature se retrouve également, de manière structurelle, dans la traversée de « l’histoire des progrès de la pensée » (Staël, [1800] 1991, p. 54), depuis l’Antiquité jusqu’au début du XIXe siècle. La « perfectibilité » littéraire, c’est-à-dire les « améliorations que l’on peut espérer dans la littérature française » (Staël, [1800] 1991, p. 298), thèse centrale de l’ouvrage, qui soutient toutes les autres et qui fit polémique à l’époque, se mesure au progrès que fait la sensibilité dans une société donnée et donc par conséquent dans la littérature, puisque celle-ci s’étudie dans son « rapport avec les institutions sociales » :

[…] Je voulais montrer le rapport qui existait entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays ; et ce travail n’avait encore été fait dans aucun livre existant. Je voulais prouver aussi que la raison et la philosophie ont toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine. (Staël, [1800] 1991, p. 54)

17L’expérience du « malheur » et de « la souffrance », réfléchie par la « raison et la philosophie », a ouvert à la littérature de nouveaux horizons. Il existe, chez Mme de Staël, une véritable histoire de la sensibilité. À la froideur des Grecs et des Romains qui « ne portent point un regard inquiet ou pénétrant dans les peines intérieures de l’âme » (Staël, [1800] 1991, p. 123), ni dans leurs rapports humains, ni dans leurs écrits, succède, progressivement, une intériorisation des émotions dont on peut saisir la trace dans les ouvrages littéraires. La « connaissance du cœur humain » (Staël, [1800] 1991, p. 247) est au centre de la pensée critique que déploie l’ouvrage :

Les affections modifient toutes nos opinions sur tous les sujets, l’on aime tels ouvrages parce qu’ils répondent à des douleurs, à des souvenirs qui disposent de nous-mêmes à notre insu. L’on admire avant tout certains écrits, parce que seuls ils ont ému toutes les puissances morales de notre être. Les esprits froids voudraient qu’on ne leur présentât que les aperçus de la raison, sans y joindre ces mouvements, ces regrets, ces égarements de la rêverie qui n’exciteront jamais leur intérêt ; je me résigne à leur critique. En effet, comment pourrais-je l’éviter ? comment distinguer son talent de son âme ? comment écarter ce qu’on éprouve et se retracer ce que l’on pense ? comment imposer silence aux sentiments qui vivent en nous, et ne perdre cependant aucune des idées que ces sentiments nous ont fait découvrir ? Quels seraient les écrits qui pourraient résulter de ces continuels efforts ? (Staël, [1800] 1991, p. 416)

18Le point d’équilibre et d’harmonie entre cette « double exigence de la raison et de la sensibilité » (Lotterie, 2008, p. 118), Mme de Staël l’appelle « passion réfléchissante ». Dans les pages qu’elle consacre à la littérature allemande, elle s’attarde sur le Werther de Goethe, comme modèle de la peinture des passions réfléchies par la raison :

Quelle sublime réunion l’on trouve dans Werther, de pensées et de sentiments, d’entraînement et de philosophie ! Il n’y a que Rousseau et Goethe qui aient su peindre la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter. Cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent, refroidirait l’intérêt, si tout autre qu’un homme de génie voulait le tenter. Mais rien n’émeut davantage que ce mélange de douleurs et de méditations, d’observations et de délire, qui représentent l’homme malheureux se contemplant par la pensée, et succombant à la douleur, dirigeant son imagination sur lui-même, assez fort pour se regarder souffrir, et néanmoins incapable de porter à son âme aucun secours. (Staël, [1800] 1991, p. 259)

19Comme le souligne Florence Lotterie dans son introduction aux Œuvres complètes de Mme de Staël, « il s’agit de partir de sa flamme première, mais en cherchant à en saisir l’intensité et le cheminement à l’aide de la réflexion, sans pour autant que cette chaleur première se perde dans la sécheresse de l’analyse » (Lotterie, 2008, p. 24). La passion est ainsi tempérée par la raison et la raison, exaltée par la passion ; ce motif court et se décline tout au long de son œuvre.

20Rythmée par les progrès des institutions et la prise en compte de la « puissance de l’émotion » (Staël, [1800] 1991, p. 293) dans la vie des hommes, depuis que le Christianisme a réformé les mœurs de l’Antiquité, l’histoire de la littérature s’inscrit donc dans une perspective dynamique. Mais cette irrigation de la sensibilité dans la littérature – et c’est là que la pensée de Mme de Staël est si originale – se fait par les femmes qui, d’« esclaves » (Staël, [1800] 1991, p. 179) qu’elles étaient sous l’Antiquité, ou jusqu’à une époque tardive chez les peuples du Midi, ont accédé au statut d’individu ; or, une fois qu’elles ne sont plus tenues à l’écart des hommes, « la sphère privée » et sensible « entre en contact avec la sphère des idées et de la littérature » (Staël, [1800] 1991, p. 181) :

Les peuples septentrionaux […] ont eu de tout temps un respect pour les femmes, inconnu aux peuples du midi ; elles jouissaient dans le nord de l’indépendance, tandis qu’on les condamnait ailleurs à la servitude. C’est encore une des principales causes de la sensibilité qui caractérise la littérature du nord. (Staël, [1800] 1991, p. 211)

21Réforme des mœurs et progrès de la littérature sont donc intimement liés et la littérature « moderne », que Mme de Staël appelle de ses vœux, est fortement marquée par une géopolitique historique des émotions : 

Du moment où la littérature commence à se mêler d’objets sérieux ; du moment où les écrivains entrevoient l’espérance d’influer sur le sort de leurs concitoyens par le développement de quelques principes, par l’intérêt qu’ils peuvent donner à quelques vérités, le style en prose se perfectionne. (Staël, [1800] 1991, p. 293)

22Dans la démarche généalogique qu’elle entreprend, où géographie, histoire, politique et littérature, au sens large où ce terme est entendu dans De la littérature, sont imbriquées de manière très étroite, Mme de Staël reconnaît aux femmes un rôle central : les progrès politiques et la place croissante des femmes dans l’espace social accompagnent de très près les progrès de la littérature. Ces femmes de l’ombre, en soufflant aux hommes une autre voix, plus sensible, plus ouverte à « la pitié pour la faiblesse, la sympathie pour le malheur, à une élévation d’âme » (Staël, [1800] 1991, p. 181) ont montré aux hommes « la route qui conduit à ces secrets de l’âme » (Staël, [1800] 1991, p. 388)  et favorisé la « connaissance du cœur humain » (Staël, [1800] 1991, p. 247, p. 387) : « Les femmes n’ont point composé d’ouvrages véritablement supérieurs ; mais elles n’en ont pas moins éminemment servi les progrès de la littérature, par la foule de pensées qu’ont inspirées aux hommes les relations entretenues avec ces êtres mobiles et délicats » (Staël, [1800] 1991, p. 171-172). Les hommes, absorbés jusqu’alors par leurs activités publiques, s’éveillent aux « nuances » (Staël, [1800] 1991, p. 180) de la vie sensible par l’intermédiaire des femmes qui leur ouvrent la voie de l’intériorité :

Une sensibilité rêveuse et profonde est un des plus grands charmes de quelques ouvrages modernes ; et ce sont les femmes qui, ne connaissant de la vie que la faculté d’aimer, ont fait passer la douceur de leurs impressions dans le style de quelques écrivains. En lisant des livres composés depuis la Renaissance des lettres, l’on pourrait marquer à chaque page, quelles sont les idées qu’on n’avait pas, avant qu’on eût accordé aux femmes une sorte d’égalité civile. (Staël, [1800] 1991, p. 181)

23C’est donc dans les pays où les femmes jouissent d’une certaine liberté, où elles sont éduquées et écoutées, notamment en Angleterre, que le roman sensible ou sentimental, « sans merveilleux, sans allégorie, sans allusions historiques, fondé seulement sur l’invention des caractères et des événements de la vie privée » (Staël, [1800] 1991, p. 243) et dont l’amour est le principal sujet, peut s’épanouir : « L’existence des femmes, en Angleterre, est la principale cause de l’inépuisable fécondité des écrivains en ce genre. Les rapports des hommes avec les femmes se multiplient à l’infini par la sensibilité et la délicatesse » (Staël, [1800] 1991, p. 243). Mme de Staël estime que les femmes sont essentiellement des inspiratrices actives – et non pas simplement des muses passives. Même si les femmes sont rares encore à accéder au statut de créatrices, l’auteure de De la littérature accorde cependant, dans une note de bas de page, une certaine attention aux romancières françaises de son temps (Mme Cottin, Mme de Charrière, Mme de Souza et Mme de Genlis), en remarquant qu’ « elles ont excellé dans le genre des romans, parce que les femmes étudient avec soin, et caractérisent avec sagacité les mouvements de l’âme ; d’ailleurs on n’a consacré jusqu’à présent les romans qu’à peindre l’amour, et les femmes seules en connaissent toutes les nuances délicates » (Staël, [1800] 1991, p. 360, note *). Mais ces romancières « qui peignent les mœurs et les caractères » ne se sont pas contentées d’appeler leurs lecteurs à une lecture immersive et de solliciter leurs affects, elles leur ont appris « sous la forme de l’invention, ce qu’on ne vous raconterait jamais sous celle de l’histoire » (ibid). On voit donc que l’imagination et la sensibilité, loin d’être des obstacles à la « connaissance du cœur » (ibid.), sont des voies d’accès, en un temps donné de l’histoire, à un savoir situé. Ces romancières n’écrivent plus dans un hors temps merveilleux mais elles contribuent, depuis leur poste d’observation particulier, à peindre les mœurs et les affects privés. « Connaissance et tendresse » en sont les deux manières inséparables.

 Le « style de l’âme7 »

24Si la sensibilité devient un critère d’évaluation pour juger le contenu des œuvres, elle est aussi ce qui définit le style. Le style, dans la pensée critique de Mme de Staël, « n’est point une simple forme » mais il « modifie tout [l’] être » (Staël, [1800] 1991, p. 381) qui ne trouve la source de son génie sensible qu’en soi-même : « La première condition pour écrire, lit-on dans De l’Allemagne, c’est une manière de sentir vive et forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent éprouver et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant, n’existent pas » (Staël, [1813] 1968, p. 159). Ni simple technique, ni imitation des autres, ni succession de « mots sans idées » (Staël, [1800] 1991, p. 326), ni obéissance aux règles que dictait la tradition classique, « cette sorte de style n’est point un art que l’on puisse acquérir avec de l’esprit, c’est soi, c’est l’empreinte de soi » (Staël, [1800] 1991, p. 389). Chaque auteur, être singulier, doit écouter au fond de lui cette voix particulière et la rendre sensible à travers « des images nouvelles et vraies » (Staël, [1800] 1991, p. 358) : expressivité, invention et « création » (Staël, [1800] 1991, p. 56) sont les qualités de cette nouvelle rhétorique subjective, dans la perspective d’une « stylistique du sentiment » (Gengembre, 2016, p. 72).

25La littérature n’est donc plus destinée à « amuser les loisirs de la vie, et remplir le vide de l’esprit » (Staël, [1800] 1991, p. 326), ou à divertir vainement.. Germaine de Staël s’inscrit dans un certain courant de la critique de son temps qui dénonce les « sentiments affectés », les « expressions abstraites » (Staël, [1800] 1991, p. 382), les effets convenus d’une « littérature étiolée » qui « sans autre but que les plaisirs de l’esprit, ne peut avoir l’énergie de celle qui a fini par ébranler le trône » (Staël, [1800] 1991, p. 279). La littérature est politique : elle doit engager l’esprit, l’âme, le corps et les émotions. Le style, médium de cette conception totale de la littérature, doit à la fois convaincre et toucher par « ce talent, pour ainsi dire involontaire, qui reçoit une émotion au lieu de la chercher » (Staël, [1800] 1991, p. 358). Manifestation du caractère de l’être qui écrit, ce flux énergique, que Mme de Staël appelle l’« enthousiasme », passe directement de l’homme à sa plume et engage « le tout de l’homme » (Staël, [1800] 1991, p. 324). Il est une expérience vitale plus qu’un savoir-faire habile des procédés de l’art d’écrire :

Les expressions voilées, les sentiments contenus, les convenances ménagées supposent un genre de talent très remarquable ; mais les passions ne peuvent être peintes au milieu de toutes ces difficultés, avec l’énergie déchirante, la pénétration intime que la plus complète indépendance doit inspirer. (Staël, [1800] 1991, p. 353)

26L’« enthousiasme », au fondement de l’éloquence, idée qui sera reprise par les Romantiques dans leur combat contre la tradition classique, garantit l’authenticité et la vérité et engage « l’esprit à [ne pas] se séparer de l’âme » (Staël, [1800] 1991, p. 382). L’aspiration éthique dirigée vers l’idéal de l’authenticité, né avec Rousseau, trouve un écho dans la pensée de Mme de Staël et marquera toute la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du suivant.

27Il ne s’agit donc plus de chercher des effets spéciaux, dans le merveilleux ou le surnaturel, comme dans les romans gothiques, alors très à la mode, qui « excitent la terreur, avec de la nuit, des châteaux, de longs corridors et du vent » (Staël, [1800] 1991, p. 359-360 note*) sans émouvoir ni éclairer le lecteur : « L’imagination, dans notre siècle, ne peut s’aider d’aucune illusion : elle peut exalter les sentiments vrais ; mais il faut toujours que la raison approuve et comprenne ce que l’enthousiasme fait aimer » (Staël, [1800] 1991, p. 358). C’est l’« âme qui colore le style » (Staël, [1800] 1991, p. 412), écrit l’auteure de De la littérature, comme inspirée par une sorte de mystique du style. Dans le chapitre « Du style des écrivains et de celui des magistrats », elle met en avant les qualités humaines de l’homme-écrivain, indissociables l’un de l’autre dans la conception du style qu’elle promeut : « C’est dans le style surtout que l’on remarque cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère de l’homme, dans l’écrivain. […] Cette sorte de style n’est point un art que l’on puisse acquérir avec de l’esprit, c’est soi, c’est l’empreinte de soi » (Staël, [1800] 1991, p. 389).

28Mme de Staël invente donc une « morale du style » qui a sa source dans l’éloquence : « étudier l’art d’émouvoir les hommes, c’est approfondir les secrets de la vertu » (Staël, [1800] 1991, p. 68). L’éloquence, lorsqu’elle est une manière de sentir par soi-même et non pas une éloquence d’apparat, est donc ce qui garantit la vérité. Entraîné par ses sentiments, l’écrivain ne peut mentir : « Livrez-vous à vos pensées, à vos émotions ; voguez à pleines voiles, et malgré tous les écueils, tous les obstacles, vous arriverez ; vous entraînerez avec vous toutes les affections libres, tous les esprits qui n’ont reçu ni l’empreinte d’aucun joug, ni le prix de la servitude » (Staël, [1800] 1991, p. 401). La sensibilité, loin de fausser le jugement, en garantit l’authenticité.

« Toutes les fois que le public n’est pas ému, l’auteur a tort8 »

29Les écrivains, dans la vision que Mme de Staël propose de la littérature, ont donc une responsabilité morale : leur éloquence est contagieuse, elle est un outil de propagation de la vertu : « Ce n’est que par l’éloquence que les vertus d’un seul deviennent communes à tous ceux qui l’entourent » (Staël, [1800] 1991, p. 406). L’éloquence est ce qui permet d’émouvoir le lecteur, de transmettre des idées et de contribuer à son réveil moral, dans un même mouvement : « La vraie dignité du langage est le meilleur moyen […] d’inspirer un respect qui améliore celui qui l’éprouve (Staël, [1800] 1991, p. 289). Mme de Staël privilégie une approche de la lecture sympathique. La littérature, telle qu’elle l’envisage, contribue à créer une communauté, réunie par un partage des émotions qui se communiquent de lecteur à lecteur :

Dans les déserts de l’exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d’un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu’elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes ; et par des émotions semblables, j’ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée (Staël, [1800] 1991, p. 84).

30La littérature a donc une valeur performative : elle « agit » sur le lecteur9 et participe à sa transformation morale par un « ébranlement » de toutes ses facultés. Mme de Staël s’intéresse au moins autant aux contenus de la lecture qu’à ses effets sur le lecteur, qui engage son corps, ses affects et son esprit dans cet « acte de lecture » total, aussi bien physique qu’intellectuel :

Les chefs-d’œuvre de la littérature [...] produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dispose en actions généreuses. [...] L’éloquence, la poésie, les situations dramatiques, les pensées mélancoliques agissent aussi sur les organes, quoiqu’elles s’adressent à la réflexion La vertu devient alors une impulsion involontaire, un mouvement qui passe dans le sang, et vous entraîne irrésistiblement comme les passions le plus impérieuses. Il est à regretter que les écrits qui paraissent de nos jours n’excitent pas plus souvent ce noble enthousiasme. (Staël, [1800] 1991, p. 68)

31La lecture, selon la conception que s’en fait Mme de Staël, provoque une résonance intime dans le lecteur et elle invite à expérimenter de manière concrète les valeurs et les savoirs abstraits. La lecture n’agit donc pas de manière univoque ; elle va du lecteur au livre mais aussi du livre à la vie du lecteur, comme le suggère Northrop Frye : « le message de toute œuvre romanesque est de te fabula : c’est de vous qu’il s’agit dans l’histoire ; c’est le lecteur qui est responsable du mode de fonctionnement de la littérature, aussi bien socialement qu’individuellement » (Frye, 1998, p. 194). Mme de Staël considère par exemple que le malheureux, victime d’injustice peut « trouv[er] quelque secours dans ces écrits qui l’aident à se reconnaître, qui lui font croire à ses pareils, et lui donnent l’assurance que, dans quelques lieux de la terre, il a existé des êtres qui s’attendriraient sur lui, et le plaindraient avec affection, s’il pouvait s’adresser à eux (Staël, [1800] 1991, p. 85). La littérature selon Mme de Staël s’adresse directement au lecteur qui y trouve une véritable « consolation » (Staël, [1800] 1991, p. 84).

32Cette approche critique ne dissocie donc pas l’approche cognitive de la communication sympathique ou pathétique de la lecture. Dans la pensée staëlienne, ces termes ne sont jamais contradictoires : le geste cognitif et interprétatif du lecteur n’exclut pas la projection ou la résonnance affective. Cette esthétique morale, très optimiste, propose un idéal de la relation entre l’écrivain et son lecteur : « Ce qui est vraiment beau, c’est ce qui rend l’homme meilleur ; et sans étudier les règles du goût, si l’on sent qu’une pièce de théâtre agit sur notre propre caractère en le perfectionnant, on est assuré qu’elle contient de véritables traits de génie » (Staël, [1800] 1991, p. 351).  

33La philosophie cognitive contemporaine, qui réfléchit à l’utilité de la littérature fictionnelle pour éclairer les comportements moraux, est d’une certaine manière l’héritière de Mme de Staël. Martha Nussbaum, dans son beau livre La Connaissance de l’amour, privilégie cette approche de la lecture sympathique, selon laquelle les livres sont nos amis, qu’ils nous parlent de nous et qu’ils ont le pouvoir de nous transformer :

Les livres que nous lisons ont de l’importance pour nous. Et ils modifient aussi ce qui compte à nos yeux : pendant que nous lisons, mais également après la lecture, de façon subtile. Si c’est le cas […], alors il ne devient pas seulement sensé mais indispensable de demander : de quelle nature sont ces amitiés littéraires dans lesquelles nous sommes pris ? Comment m’affectent-elles ? Comment affectent-elles les autres ? La société ? En quelle compagnie choisissons-nous de passer notre temps ? (Nussbaum, [1990] 2010, p. 344)

34Ces arguments « éthiques », selon lesquels la littérature serait apte à nous transformer, davantage que les préceptes abstraits de la philosophie, et à nous fournir une véritable éducation morale, est au cœur de la pensée critique de Mme de Staël :

On doit convenir que les livres philosophiques qui n’en appellent jamais ni au sentiment, ni à l’imagination, servent d’une manière beaucoup moins utile à la propagation des idées, et que les ouvrages de littérature qui ne sont point remplis d’idées philosophiques, ou de cette mélancolie sensible qui retrace les grandes pensées, captivent tous les jours moins le suffrage des hommes cultivés. (Staël, [1800] 1991, p. 384)

35La littérature selon Mme de Staël, loin d’être un vain jeu formel, a donc une « utilité » (Staël, [1800] 1991, p. 320), une efficacité sur les lecteurs. Vie et littérature ne sont qu’un et la connaissance morale passe d’abord par les affects :  le « pathos » est vraiment, dans cette perspective, le fondement de la morale. Bien lire, c’est-à-dire lire dans l’intimité sensible d’un livre, se lire à travers le livre d’un autre, c’est lire pour modifier sa conduite devant la vie. Cette importance du sujet lecteur dans la relation qu’il entretient avec le livre qu’il lit, l’Essai sur les fictions de 1795, le réfléchit en soulignant la supériorité des « ouvrages d’imagination » sur les essais philosophiques :

Le don d’émouvoir est la grande puissance des fictions ; on peut rendre sensible presque toutes les vérités morales, en les mettant en action. […] qu’on ne dise point que les livres de morale suffisent parfaitement à la connaissance de nos devoirs ; ils ne peuvent entrer dans toutes les nuances de la délicatesse, détailler toutes les ressources des passions. (Staël, [1795] 2013, p. 58)

36Le regard de l’imagination se porte alors vers ce qui pourrait être et permet de saisir les nuances et la complexité de la vie, il conduit à un travail créateur et apporte ce que Martha Nussbaum nomme la « souplesse éthique » (Nussbaum [1990] 2010, p. 111). Dans le Plan de l’ouvrage qu’elle dessine au début de son livre, Mme de Staël dit ainsi qu’elle entend « montrer la puissance que peut exercer la littérature sur la destinée de l’homme » (Staël, [1800] 1991, p. 86).

37On voit donc que l’ouvrage de 1800 investit la littérature d’une véritable mission civilisatrice. Cette vision anthropologique qui accorde une importance majeure à la part existentielle et à l’investissement émotif de la littérature et qui « insuffle à la pensée critique l’intensité de la passion » (Genand, 2015, p. 243) est d’une grande modernité : Mme de Staël construit un discours réconciliateur fondé sur l'interpénétration des deux sphères de la raison et du sentiment, jusqu’alors traditionnellement opposées, selon une hiérarchie conforme à la différence des sexes, dans les représentations dominantes de l’époque.