« La critique telle que je la rêve » : George Sand critique littéraire
1« Critiquer au féminin au xixe siècle : la formule est déconcertante et suscite un certain nombre d’interrogations. Y aurait-il en effet au xixe siècle une manière spécifique pour les femmes de pratiquer la critique – qu’elle soit littéraire, artistique, ou politique ? Existerait-il une méthode critique qui leur soit propre ? Ce qui supposerait par ailleurs qu’elles jouissent d’un espace de parole et d’une légitimité institutionnelle pour pouvoir s’exprimer. Rien n’est moins sûr dans un siècle qui n’a cessé de proclamer et de théoriser l’infériorité « naturelle » des femmes et leur inaptitude à toute abstraction intellectuelle ; un siècle où Barbey d’Aurevilly peut conspuer sans scrupule « la prétention de la femme en matière d’égalité cérébrale avec l’homme » (Barbey d’Aurevilly, 1878, p. xii). On sait avec quelle virulence il a fustigé cette prétention, et tout particulièrement celle des femmes de lettres, des artistes et des intellectuelles, leur décernant le titre infâmant de « bas-bleu ». Porte-voix de toute la misogynie du siècle1, il a dénoncé à l’envi le crime de lèse-majesté masculine de celles qui prétendent malgré tout faire œuvre de réflexion. D’où sa condamnation sans appel de « la femme littéraire », c’est-à-dire, « la femme qui fait métier et marchandise de littérature […] la femme qui se croit un cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire ». (Barbey d’Aurevilly, 1878, p. xii).
2Devant un tel déni des capacités intellectuelles des femmes à exercer l’esprit critique – qui n’est pas, loin s’en faut, l’opinion singulière d’un misogyne patenté mais un lieu commun partagé par les contemporains – on comprend pourquoi si peu de femmes ont occupé la position du critique, du moins durant la première partie du siècle. On ne trouve pas au xixe siècle – ce qui est souvent un argument à charge – une figure féminine dominante, exerçant sa judicature littéraire dans la presse et en revue, à l’instar d’un Sainte-Beuve, un Gustave Planche, ou encore un Barbey d’Aurevilly. Rares sont les équivalents féminins à ces critiques professionnels et peu font le poids en termes de notoriété et d’influence au regard des ténors du journal. On cite invariablement Delphine de Girardin – alias le Vicomte de Launay, que Barbey s’acharne perfidement à appeler « Mme Émile de Girardin » – mais elle n’a exercé ses talents de critique que dans la chronique, une rubrique plus mondaine que littéraire et considérée comme plus appropriée à l’esprit des femmes2. Il existe certes dès la première partie du siècle des femmes de lettres qui signent de leur nom – plus souvent d’ailleurs de pseudonymes masculins – articles et essais littéraires, comme Hortense Allart et Marie D’Agoult, alias Daniel Stern, mais il faut attendre la seconde moitié du siècle, voire son dernier tiers, pour que la figure de la chroniqueuse littéraire professionnelle se banalise. On peut citer les noms de nombreuses femmes qui ont fait carrière dans le journal avec plus ou moins de succès3 : Amélie Bosquet (1815-1904), André Léo (1824-1900), Juliette Adam (1836-1936), Thérèse Bentzon (1840-1907) Séverine (Caroline Rémy, 1855-1929), et d’autres moins célèbres, comme Maria Deraismes (1828-1894), Julie-Victoire Daubié (1824-1874). Mais les autrices les plus actives dans le champ journalistique se sont plus souvent consacrées à la critique sociale et politique, en général en lien avec leurs positions féministes, qu’à l’analyse littéraire.
3On peut constater d’autre part qu’il y a peu d’« œuvre critique » signée par des femmes de lettres, comme celles que leurs confrères masculins ont composées en réunissant en volumes leurs articles et en donnant à l’ensemble des titres souvent majestueux, tel celui que Barbey a choisi, sans doute pour sa tonalité magistrale : Les Œuvres et les Hommes. Le geste qui consiste à faire œuvre de critique semble relativement étranger aux autrices du xixe siècle. Quand certaines publient ce genre de compilation, les titres qu’elles choisissent jouent plus souvent la carte de la modestie que celle du magistère : c’est le cas de Sand, qui a publié plusieurs volumes de critiques. Lorsqu’elle rassemble en un volume, en 1873, les articles parus dans le journal La Presse entre 1871 et 1872, elle choisit de l’intituler Impressions et souvenirs, suggérant par là une démarche plus subjective et autobiographique qu’intellectuelle. En 1875, alors qu’elle réfléchit à la composition de ses œuvres complètes et à la place que ses articles y prendront, elle livre à son éditeur, Michel Lévy, la formule de son approche critique :
Les articles Autour de la table forment aussi un tout, c’est une série de jugements en dialogue, cela ne peut pas être séparé et réparti, il en est de même d’Impressions et souvenirs que j’ai classés dans la division autobiographie, parce que c’est une suite au jour le jour de pensées ou de réminiscences personnelles4.
4Ainsi rappelées les grandes lignes d’un contexte qui a évolué tout au long du siècle mais qui est resté peu favorable à l’expression critique des femmes de lettres dans le champ du journal, c’est à travers le cas particulier de George Sand que l’on tentera d’identifier cette critique au féminin. De par la singularité de son parcours, George Sand n’est peut-être pas la plus représentative de ses contemporaines, écrivaines et journalistes : la réussite et le statut qui furent les siens lui ont conféré une place exceptionnelle dans le champ littéraire du temps. Cela étant, la posture, les choix de supports, les options poétiques, et la philosophie de la critique qu’elle a été amenée à adopter dans son exercice de la critique sont révélatrices des difficultés à la fois concrètes, symboliques et idéologiques rencontrées par les femmes dans l’exercice de la critique et des stratégies pour les surmonter. Pour reprendre le titre d’un volume collectif consacrée à « George Sand critique » (Bara, Planté, 2010), on peut dire que Sand, en tant que critique, a joui d’une « autorité paradoxale » : elle a bénéficié de la reconnaissance de ses pairs comme un des écrivains majeurs du siècle, mais contrairement à ses confères – Balzac, Gautier, Dumas et bien d’autres – elle n’a pas été considérée (du moins en son temps) comme détentrice et dispensatrice d’une pensée critique sur la littérature. Elle-même a d’ailleurs souvent affiché son refus d’exercer la critique, prétextant son incapacité à occuper le rôle du juge et son inappétence en la matière. Dans son article intitulé « Madame George Sand jugée par elle-même », rédigé à l’occasion de la sortie des Souvenirs et impressions littéraires (Sand, Hetzel et Lacroix, 1862), Barbey d’Aurevilly invoque même une prétendue confidence que lui aurait faite Sand, lui déclarant : « Je ne suis pas un esprit critique. Je n’ai que mon émotion. Quand j’ai besoin d'une opinion, je la demande à Gustave Planche ou à Sainte-Beuve. » (Barbey d’Aurevilly, 1878, p. 45).
5Ce paradoxe signale le malaise qu’une écrivaine, fût-elle George Sand, éprouve alors à assumer pleinement l’expertise intellectuelle et à endosser l’éthos magistral que suppose l’exercice de la critique. C’est à travers son parcours, bien documenté, non seulement par sa correspondance et ses écrits autobiographiques, mais aussi par l’abondance des discours critiques qu’elle a suscités, que l’on peut mieux saisir les enjeux et les limites de cette « critique au féminin ».
Contre la critique
6« Le fait est que je ne sais pas faire d’articles, et que j’en ai tant fait pour Hugo que j’ai épuisé mon sujet. Je me demande pourquoi il n’en a jamais fait pour moi, car enfin je ne suis pas plus journaliste que lui, et j’aurais plus besoin de son appui qu’il n’a du mien » (Corr., t. xxiv, p. 24) : ce bilan formulé en 1874 dans une lettre à Flaubert traduit la méfiance que Sand a nourrie tout au long de sa carrière à l’égard de la critique journalistique, et également une certaine forme de déni quant à sa pratique. La prise de distance, qu’elle revendique mais qu’elle a pu aussi parfois ressentir comme l’effet d’une ostracisation, est l’attitude la plus constante qu’elle a adoptée à l’égard de l’institution critique et de ses « apparatchiks », ceux qu’elle appelle ironiquement les « sergents de ville du feuilleton » (George Sand, [1852], 2008, p. 71).Cette posture distanciée a pris des formes diverses tout au long de sa carrière : du mépris affiché de sa jeunesse – « Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour ou contre moi dans les journaux », écrit-elle à un ami en avril 1834 (Corr., t. ii, p. 558) – à l’indifférence résignée de la maturité : « Tu devrais faire comme moi et ignorer la critique quand elle n’est pas sérieuse et même quand elle l’est. Je n’ai jamais bien vu à quoi elle sert à l’auteur critiqué » (Corr., t. xxiv, p. 63), déclare-t-elle en 1874 à Flaubert, qui partage résolument son point de vue.
7Dès ses débuts, adoptant dans ses Lettres d’un voyageur l’ethos romantique du poète nomade, « pauvre diseur de métaphores », elle ironise sur ceux qu’elle appelle – comme Baudelaire le fera plus tard – les « professeurs d’esthétique » et les renvoie à leurs « chaires d’éloquence » (George Sand, [1837], 1971, p. 933), en l’occurrence les colonnes des journaux. Elle-même se refuse, comme elle l’écrit à Meyerbeer dans la onzième Lettre d’un Voyageur, à parler « la langue technique des aristarques » :
Quand même je serais dilettante éclairé, je n’éplucherais pas vos chefs-d’œuvre pour tâcher d’y découvrir quelque tâche légère qui me donnât l’occasion de montrer les puérilités de la science. (Sand, [1837], 1971, p. 930)
8Formulée en 1836, cette prise de position « anticritique » n’a rien de singulier ni de proprement « féminin ». Elle est partagée par de nombreux auteurs, dont Balzac, qui, à peu près au même moment, proclame la mort de la « sainte critique », réduite, selon lui, à des « attaques haineuses d’homme à homme, des assertions à l’envie qu’on ne daigne pas contredire, d’infâmes calomnies » (Balzac, [1840], 2000, p. 135). Sand participe dès les années 1830 à cette révolte romantique contre les nouveaux prescripteurs d’opinions littéraires qui sévissent dans les feuilletons et dont l’influence va aller croissant à mesure que la presse se développe. Le jugement qu’elle énonce dans une lettre à Flaubert en 1872 – « La critique défait tout et ne fait rien » (Corr., t. xxii, p. 371) – résume laconiquement tout le mal qu’elle en pense. J’ai évoqué ailleurs les termes du procès que Sand a intenté de façon nourrie contre la critique littéraire telle qu’elle se professionnalise dans la presse au cours du siècle (Diaz, 2013, p. 33-48), ce n’est donc pas sur cette « critique de la critique », qu’elle a pratiquée assidument, que je voudrais revenir, même s’il importe d’en rappeler l’argumentaire. Il s’agit plutôt de considérer son « a-criticisme » prétendu, c’est-à-dire son refus ostensible d’exercer la critique dans l’espace public, comme un symptôme de la condition inégalitaire réservée aux femmes qui écrivent au xixe siècle.
9Corollaire de sa condamnation de la critique, que Sand vit en tant qu’autrice comme un véritable « tribunal d’inquisition littéraire » (Sand, [1852], 2008, p. 71), toujours prompt à condamner écrivains et artistes, l’aveu insistant de sa prétendue incompétence en la matière. Dans ses lettres, mais aussi dans ses écrits autobiographiques, parfois dans ses préfaces, l’écrivaine pourtant légitimée se plait à déclarer qu’elle est « fort peu littéraire5 » (Corr., t. ii, p. 714), pas « analytique6», qu’elle n’a « ni théorie d’art, ni philosophie de la littérature » (Sand, [1852], 2008, p. 69), et qu’elle ne sait pas « faire d’articles » : « Je ne fais jamais d’articles proprement dits […] Je ne puis rien dire en peu de mots ; et ce travail superficiel et rapide est incompatible avec la lourdeur de ma plume » (Corr., t. vi, p. 147) écrit-elle à Caroline Marbouty. Et ces déclarations d’incompétence sont données comme autant de gages de sincérité, comme celle-ci, énoncée de manière collective dans La Cause du peuple : « Nous sommes très nouveaux et très naïfs dans le métier de critique, et nous ne chercherons pas à en faire accroire » (Sand, [1848], Planté, 2006, p. 371).
10Ces aveux récurrents d’inaptitude – souvent tactiques, quand il s’agit de ne pas céder aux nombreuses sollicitations dont elle est l’objet – participent d’une auto-dévalorisation de soi-même comme écrivain que Sand a souvent manifestée avec plus ou moins de sincérité et de coquetterie. En témoignent les nombreux autoportraits dans sa correspondance où elle se peint en dilettante, s’adonnant à l’écriture comme à un loisir facile qui aurait l’avantage d’être rentable, et cela du début à la fin de sa carrière. Faut-il lire dans cette posture une marque de soumission, fût-elle inconsciente, à l’image dominante d’une littérature féminine facile et sans grandeur ? Quoi qu’il en soit, cette posture dilettante – qui ne correspond pas à la réalité de sa pratique7 – prête le flanc aux discours misogynes qui la taxent de nullité littéraire et d’incompétence en matière de critique, comme le fait Samuel Rocheblave, qui juge sa critique « molle et peu originale » (Rocheblave, 1895, p. 343).
11Quantité de paramètres peuvent expliquer cette minimalisation de soi comme écrivain : aliénation de la femme qui se refuse à entrer de plain-pied dans un univers intellectuel qui n’est pas censé être sien ; distance ironique à l’égard des poses masculines de ses confrères qui célèbrent en leur propre personne le sacre de l’écrivain ; conscience politique d’une certaine dérision de la chose littéraire par rapport aux réalités historiques ; mais aussi, plus trivialement, désir de se distinguer du portrait-robot honni de la femme-auteur, toujours caricaturée en femme savante, donneuse de leçons… Ce déni de faculté critique relève cependant aussi chez Sand de la dénégation, car la réalité de sa pratique de la critique n’est rien moins que dilettante et occasionnelle.
La critique malgré tout
12« Je peux être critique à l’occasion », c’est ce qu’elle déclare dans une lettre adressée à Jules Janin, où elle dénonce la mauvaise foi du critique des Débats qui a éreinté une de ses pièces, Maître Favilla, sans l’avoir vraiment lue : « procédé de critique [qui], écrit-elle, n’est loyal ni envers l’auteur, ni envers le public, ni envers vous-même » (Corr., t. xiii, p. 373). Sand n’a finalement pas envoyé cette lettre et elle s’en explique dans une note qui en dit long sur la porosité qu’il y a dans son écriture entre œuvre littéraire et parole critique. Elle écrit en marge de la lettre : « Ceci est un des fragments de lettre […] que j’écrivis sous le coup des injustices de la critique. Je ne les finissais pas et ne les publiais pas, trouvant le lendemain que l’ouvrage critiqué répondait encore mieux par lui-même et que ce n’était vraiment pas la peine de défendre des intentions si bien prouvées. » On retiendra néanmoins cette phrase emblématique qui sonne comme un défi : « je peux être critique à l’occasion ». De fait, les occasions ont été nombreuses et Sand, en réalité, a exercé de façon assez continue des formes de critique très diversifiées sur des supports eux aussi variés, du livre au journal, en passant par la revue8. Sa production journalistique est impressionnante par son ampleur et sa densité9. Ce qui ne l’a pas empêché d’affirmer, jouant toujours du paradoxe, qu’elle n’avait pas « la science du journalisme » et qu’elle n’était « plus en âge de l’apprendre » (Corr., t. x, p. 142). Entendons dans cette déclaration de 1851 qu’elle n’a pas et n’a jamais eu l’intention de se soumettre aux normes et aux modèles du journal, en matière d’écriture critique. Comme l’écrit justement Marie-Ève Thérenty, Sand a réussi à pratiquer « le rejet du formatage médiatique […] avec une évidence tranquille au cœur même du journal » (Thérenty, 2011, p. 18). C’est là une étonnante opération de contournement idéologique par laquelle elle a converti ce qui était pouvait être vécu au départ comme une censure insidieuse – à savoir la difficulté d’accès pour les femmes à la sphère journalistique – en une dynamique pour l’invention d’une autre critique.
13En dépit de ses dénégations Sand a donc signé quantité d’articles de critique de tous genres, publiés dans des journaux de natures très différentes tout au long de sa carrière. Preuve de l’intérêt qu’elle leur portait, elle a aussi regroupé nombre d’entre eux en volumes, dont les titres sont représentatifs de sa manière critique : Souvenirs et impressions littéraires (Dentu, 1862), Autour de la table (Dentu, 1862), Promenades autour d’un village (Lévy, 1866), Impressions et souvenirs (Michel Lévy, 1873). Sans faire l’inventaire de ses multiples interventions dans le champ de la critique, on évoquera les articles de la seconde partie de sa carrière qui témoignent de l’aboutissement d’une certaine forme de critique que Sand a souhaitée la plus familière et la moins professionnelle possible, et où se dessine – peut-être – l’empreinte d’une « critique au féminin ». On laissera ainsi de côté une partie de sa production critique, notamment celle des débuts, ainsi que les préfaces, qui relèvent également de la critique au sens le plus général du terme mais qui s’inscrivent plutôt dans le discours d’escorte de l’œuvre et répondent à des enjeux spécifiques.
14Dans un article consacré à L’Oiseau de Michelet, Sand déclare : « la critique telle que je la rêve, n’existe guère » (Sand, [1856a], Planté, 2006, p. 506) : ses articles nous montrent comment elle a voulu la réinventer. Caractéristique essentielle de sa démarche critique, qui sans être nécessairement féminine marque une rupture avec l’impersonnalité académique teintée de virulence polémique des articles qui paraissent dans la presse, le choix fait par Sand, du moins après 1848, de personnaliser l’énonciation critique, d’en faire la voix d’une subjectivité singulière dotée d’une histoire et d’une densité existentielle. Formulés à la première personne, la plupart de ses articles s’offrent comme l’expression d’un individu singulier, qui laisserait libre cours à ses impressions de lecture, sans nécessairement tenter de les théoriser. Le ton adopté par ce personnage virtuel qui tient le discours critique joue dans des registres de simplicité et de bienveillance qui tranchent avec l’habituelle bellicosité du discours critique tenu dans la presse. Il se distingue également de cette véhémence rhétorique que Sand a parfois adoptée dans ses préfaces auctoriales, surtout durant la décennie 1832-1842, où elle réagit contre l’éreintage systématique à son égard des nouveaux « docteurs de la presse » (Sand, 1842, p. 3), qui s’érigent en autorité morale et stigmatisent la prétendue amoralité de ses romans. C’est là d’ailleurs une des distinctions entre discours critique et discours préfaciel chez Sand, pour lesquels les positions et les enjeux de la parole sont relativement différents même s’ils ont souvent un objectif commun : faire comprendre une œuvre qui ne l’a pas été de la critique.
15Dans ses articles critiques elle se met volontiers en scène, de façon quasi autobiographique, comme dans les deux recensions qu’elle publie dans La Presse sur Les Contemplations de Hugo : « Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d’un bout à l’autre ; le jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je vous dirai demain ma pensée, à moins que quelqu’un la formule mieux, autour de la table » (Sand [1856b], Planté, 2006, p. 476). On peut aussi la deviner derrière le voyageur qui rend compte de sa lecture ambulatoire de William Shakespeare de Victor Hugo, dans l’article intitulé Impressions de lecture et de printemps, paru dans la Revue des Deux Mondes : « Je suis donc parti ce matin, mercredi, par un temps magnifique dans la petite voiture ouverte que traînent les deux petits chevaux blancs conduits par le pacifique Sylvain, – et l’ai ouvert le livre » (Sand, 1864, Planté, 2006, p. 661). Elle s’exprime aussi volontiers à travers une identité de fiction, en prêtant sa voix aux personnages qu’elle met en scène dans des conversations à bâtons rompus. Dans ces petites scènes familières, on « cause littérature », comme disait Flaubert, selon une scénographie qui définit ce qu’on appellera le « chronotope critique » de Sand. L’intimité et l’entre-soi caractérisent cet espace-temps propice à la réflexion critique. Le cadre est familier, domestique ou naturel ; le moment favorable au recueillement et à la rêverie – souvent le soir ou la nuit ; et l’ambiance est à la causerie entre amis ou, selon un autre dispositif, à l’entretien épistolaire. Quel que soit le scénario dessiné dans le préambule de l’article, on est loin de la salle de rédaction et de l’univers professionnel de la critique ; loin aussi de la rhétorique belliqueuse qui sévit sur l’arène du journal. Sand y rompt radicalement avec les accents jupitériens de certains critiques qui exercent leur fonction – comme le voulait Barbey d’Aurevilly – en « Stator suprême » (Barbey d’Aurevilly, 1887, p. 61). Cette critique entre soi est aussi aux antipodes de la « critique de métier » (Sand, [1837], 1971, p. 993) que Sand n’a cessé de fustiger.
16Le caractère dialogique que ses articles prennent sous des formes diverses est naturellement induit par ce dispositif énonciatif : soit qu’ils s’adressent explicitement à un ou plusieurs destinataires ; soit qu’ils se présentent sous forme de dialogues entre des interlocuteurs réels ou fictifs, comme dans les « Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires », parus dans La Revue Indépendante, le 1er janvier 1842, qui commence ainsi : « J’entendis l’autre soir la conversation suivante entre M. A. et M. Z., à l’occasion de deux ouvrages qu’ils trouvèrent sur ma table, et qui leur inspirèrent des réflexions fort différentes » (Sand, [1842], Planté, 2006, p. 199).
17Les articles qui seront rassemblées en 1862 dans le volume intitulé Autour de la table illustrent bien ce dialogisme. La table – « une grande et vilaine table », fabriquée il y a vingt ans par Pierre Bonnais, le « menuisier de leur village » (Sand, [1856b], Planté, 2006, p. 467) – , c’est celle autour de laquelle se rassemblent à la veillée quelques amis désireux d’échanger leurs impressions de lecture. Rien de moins parisien que ce cadre intime qui dessine un espace de convivialité intellectuelle où chacun – qu’il soit amateur, dilettante, ou poète – peut exprimer son point de vue, comme on le faisait entre amis à Nohant. La fictionnalisation domestique de la scène critique promeut des valeurs méprisées par ceux que Sand appelle les « jugeurs patentés » (Corr, t. xxii, p. 323) : amateurisme, bienveillance et antidogmatisme revendiqués comme gages de sincérité. Pour autant, les actants du scénario qu’on trouve dans les articles d’Autour de la table, auxquels il faudrait ajouter les figures récurrentes du promeneur, du rêveur ou du voyageur, si souvent exploitées par Sand dans ses essais critiques, ne sont pas des naïfs et ils savent débattre de façon tout intellectuelle sur les formes et les enjeux de la critique littéraire. C’est le cas dans l’article que Sand consacre à L’Oiseau de Michelet, publié dans La Presse le 25 juillet 1856 puis repris dans Autour de la table dans l’édition de Michel Lévy de 1876. Quatre personnages échangent, autour de la table, des idées divergentes sur la critique : les uns, dont le jeune Théodore, sont partisans d’une critique de jugement réalisée selon des canons littéraires absolus ; les autres, en l’occurrence deux femmes, sa mère et sa grand-mère, prônent l’indulgence pour « les poètes et artistes dès qu’ils ont saisi la notion et trouvé l’expression du beau sous quelque aspect, dans quelque forme que ce soit » (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 505). Le débat fait émerger sinon une théorie du moins une philosophie de la critique, qui consisterait à juger mais aussi à aimer : « Critique et juge mon fils Théodore, cela t’est bien permis, pourvu que tu aimes quand même ! » (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 511) préconise la mère. Dans cet article comme ailleurs, Sand plaide pour une critique qui ne serait pas narcissiquement occupée à faire entendre sa propre voix, ce « qui ne sert qu’à faire briller l’esprit de qui parle, sans être d’aucune utilité à celui dont on parle » (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 505). Elle appelle de ses vœux une critique de « tact », qui saurait s’oublier pour « pénétrer dans l’âme de l’artiste ou du poète » (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 506) ; une critique de sympathie, qui ferait la part plus large à l’éloge qu’au blâme (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 507) ; enfin, une critique des beautés et non des défauts, dans la lignée de celle prônée par Germaine de Staël. Tout cela constituerait ce qu’elle appelle dans Impressions de lecture et de printemps la critique « sérieuse » (Sand, 1864, Planté, 2006, p. 667). Incidemment, s’élabore au fil des articles un discours de la méthode qui engage une pensée globale de la littérature de ses usages et de ses effets dans la vie de ceux qui la pratiquent.
18« Pour une esthétique de la réception » : c’est sous ce titre moderne qu’on pourrait rassembler une bonne partie de la critique sandienne, car c’est moins la valeur de l’œuvre, appréciée selon des critères académiques, que les effets qu’elle produit sur qui la découvre, qui intéressent Sand. En quoi et comment une œuvre nous touche-t-elle ? Comment un artiste parvient-il à « communiquer sa chaleur à l’âme d’autrui ? » (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 511) Comment en retour le lecteur peut-il « pénétrer dans l’âme de l’artiste » ? (Sand, 1856a, Planté, 2006, p. 506) tels sont les questionnements posés dans ses articles qui l’engagent vers une critique impressionniste, soucieuse d’aller au plus près de l’émotion esthétique. Ainsi conçue, la critique serait d’abord l’analyse d’une expérience de lecture. C’est d’ailleurs souvent sa propre expérience de lectrice qui est à l’origine de sa prise de parole critique.
19Dans une lettre à Hetzel, éditeur des Contemplations, qui lui demandait son avis sur le recueil de Hugo, Sand insiste sur l’émotion ressentie au cours de sa lecture et livre une définition minimaliste de sa « méthode critique » :
Je ne juge pas souvent, ce n’est pas mon état, Dieu merci, et j’ai le droit de me laisser aller à tout ce qui m’emmène. Eh bien, ce que je lis, depuis deux soirs, du volume aujourd’hui, m’emmène si loin et si haut que je suis heureuse comme le poisson dans l’eau et l’oiseau dans le ciel. (Corr., t. xiii, p. 627)
20Suivront deux articles consacrés au recueil, publiés dans La Presse les 24 et 25 juin 1856, qui témoignent de cette critique d’enthousiasme, dont elle présente ainsi l’esprit à Hugo lui-même :
Au moment où Mr. de Girardin me demandait pour La Presse une série d’articles, je ne dirai pas de critique, (ce n'est pas mon état), mais d’impressions littéraires et artistiques, ce beau livre m’arrivait par les soins de mon ami Claye, l’imprimeur. Je ne pouvais inaugurer mon humble travail par un plus magnifique sujet et par une émotion plus vive. Il m’a été permis d’y consacrer deux feuilletons consécutifs qui, depuis plusieurs jours, sont dans les mains de Mr. de Girardin et paraîtront m’a-t-il dit, incessamment. J’ai à vous demander pardon du ton familier et critique avec lequel un des interlocuteurs de mon dialogue autour de la table, c’est le titre de ce recueil, parle de la nature de votre génie. Si vous voulez bien jeter les yeux sur les deux articles, vous verrez que je n’ai mis ce personnage en scène, il représente le bon sens tranquille, que pour lui répondre au nom de quelque chose de plus élevé ; ce quelque chose qui se définit tant bien que mal en prose, mais qu’un vers de vous prouve mieux que toutes mes paroles. Enfin il m’a semblé que votre œuvre n’avait pas été comprise à fond et dans son entier par ceux qui en ont rendu compte, et que leurs bonnes intentions n’avaient pas reçu tout leur développement, car les questions que votre génie soulève tiennent à toute l’histoire de l’inspiration dans l’art ; et il s’agit encore, lors même que votre procès, à vous, est gagné, de faire comprendre à beaucoup d'esprits qui ne se guident que par leur instinct, comment et pourquoi il est gagné. (Corr., t. xiii, p. 627)
21On reconnaît dans cette lettre les paramètres qui modélisent la critique de Sand. En premier lieu, il y a le refus nettement affirmé de juger. Sand évite systématiquement toute procédure de jugement, ce qui est pourtant inhérent au geste critique, comme se plait à le rappeler Brunetière, qui y voit la mission essentielle et la plus noble de la critique : « Insisterai-je sur l’obligation de juger ? Rappellerai-je qu’elle est comme impliquée dans l’étymologie même du nom de la critique ? » (Brunetière, 1892, p. 12). C’est précisément ce à quoi elle se refuse : « j’aime mieux produire que juger » (Corr, t. xvii, p. 406) affirme-t-elle à Flaubert, chez qui le refus est plus encore affirmé : « […] juger, être critique ; […] je trouve cela ignoble en soi et une besogne qu’il faut laisser à ceux qui n’en ont pas d’autres » (Flaubert [1853], Bruneau, 1980, p. 291). Pour Sand comme pour Flaubert, l’autorité du critique qui s’affirme sur la scène médiatique est une « usurpation de pouvoir dans l’ordre intellectuel » (Corr, t. xxiv, p. 63), parce qu’elle autorise une foule d’individus « sans savoir, sans goût et sans expérience » à « juger les doyens de l’art » comme elle l’écrit dans les Lettres d’un voyageur (Sand, [1837], 1971, p. 933). Tout dans la conception que Sand se fait de la critique l’amène à exclure la figure du critique, ce tiers incommode de la communication littéraire, qui dans le meilleur des cas n’a aucune influence, mais peut aussi entraver le rayonnement des œuvres. La désaffection de la posture du juge est contrebalancée par l’émergence d’une figure d’archi-lecteur, un lecteur expert et respectueux, l’antithèse absolue des « critiques attitrés des journaux [qui] sont pour la plupart des gens blasés, usés jusqu’à la corde […] qui ne lisent rien et rendent compte quand même » (Corr, t. xvi, p. 74). L’horizon de cette critique n’est pas d’atteindre l’homme dans l’auteur, ni d’épingler l’insuffisance de son génie, mais d’interroger l’œuvre en soi, comme le souhaitait Flaubert, qui désespérait auprès de Sand de trouver une critique de type dans le champ journalistique : « Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes qui l’ont amenée. Mais la poétique insciente d’où elle résulte ? sa composition ? son style ? le point de vue de l’auteur ? » (Flaubert, [1869], Bruneau, 1998, p. 15). C’est précisément ce dont se soucie la critique de Sand, qui prend souvent l’allure d’une défense et illustration des œuvres injustement malmenées, ou tout simplement mal lues et mal comprises, par la critique, comme l’avait été Salammbô en son temps, et pour lequel elle avait accompli son « devoir critique », comme elle l’expliquait à Flaubert dans un échange qui inaugure leur longue correspondance : « Il ne faut me savoir gré d’avoir rempli un devoir. Toutes les fois que la critique fera le sien je me tairai, parce que j’aime mieux produire que juger » (Corr, t. xvii, p. 406). Où la critique devient une affaire d’éthique.
Conclusion
22Au terme de ce parcours, que dire d’un éventuel caractère féminin de la critique sandienne, dont n’a été évoqué ici qu’un petit volet qui concerne essentiellement les articles rassemblés en volume ? Sand, on le sait, n’a jamais voulu se présenter comme une « femme qui écrit », mais comme un écrivain – le mot ne se décline pas au féminin à l’époque –, que ce soit dans le champ de la fiction ou dans celui de la réflexion critique. Ce serait donc une erreur de vouloir déceler dans sa manière critique l’empreinte d’un féminin essentialisé, ce qu’ont fait les contemporains qui ont dénoncé dans la critique sandienne tous les stigmates d’une pensée féminine déficiente. Pour nombre d’entre eux la critique de Sand serait inconsistante, sans perspicacité et sans méthode, comme en juge Barbey d’Aurevilly, qui voit en elle une sous-Mme de Staël :
Mme Sand qui n’est pas plus un homme que Mme de Staël, qui n'a pas plus de principes premiers, pas plus de métaphysique prépondérante que Mme de Staël, n’a pas l'esprit critique, même dans la mesure où il est en Mme de Staël. Elle n’a pas, à défaut du discernement qui lui manque, ce que j’appelle la caresse des œuvres que Mme de Staël rend plus belles, en les caressant. (Barbey d’Aurevilly, 1878, p. 8).
23Et même quand on reconnaît la part importante que la critique occupe dans son œuvre, c’est souvent pour en dévaluer la forme et la portée, comme le fait Émile Faguet, avec beaucoup de condescendance :
Ses articles de critique et de philosophie (Autour de la Table, Lettres à Marcie, etc.) sont des divagations pénibles. Elle sent le beau, certes (n’oublions pas qu’elle a inventé Georges de Guérin, fait connaître Glaucus et le Centaure), mais est à peu près incapable d’en rendre compte. Personne n’a été, en ce siècle, plus épris de philosophie et moins philosophe. Le bas bleu se retrouve là […].
Autour de la Table est un volume de critique ; mais il faut que cela ait au moins le décor et le scénario d’une nouvelle : ce seront gens qui causent des livres nouveaux qui leur arrivent ; il y aura un jeune satirique, une jeune enthousiaste, une grand’mère consolatrice ; on voit poindre un Heptaméron chaste… […] (Faguet, 1886, p. 391)
24Pas assez femme d’un côté, trop femme de l’autre, Sand critique dérange autant ces messieurs de la critique que Sand romancière ; sans doute parce qu’elle n’a pas fait que troubler le genre mais aussi les genres littéraires, et particulièrement celui de la critique. En contournant la posture masculine du « Stator suprême », qu’elle ne pouvait ni ne voulait occuper, elle a insidieusement fait vaciller sa royauté absolue, pour faire émerger une pluralité de modes mineurs d’exercer la critique, sans plus l’associer à un geste de pouvoir et d’autorité mais de partage. Et dans ce contournement des voix et des voies officielles de la critique, sans doute peut-on lire la stratégie d’une femme du xixe siècle.