Sabine Méa : femme artiste, critique polygraphe et féministe
1Née en 1836 dans une famille de comédiens, Sabine Méa aurait pu, elle aussi, monter sur les planches. Elle se forme finalement à la peinture auprès des maîtres Blaise Alexandre Desgoffe et Léon Cogniet, avant d'exercer comme copiste de tableaux de maîtres et peintre de natures mortes et de tableaux de fleurs. Ces deux derniers genres, considérés comme mineurs, lui valent néanmoins une certaine reconnaissance internationale et d'être associée à une variété de chrysanthème. Entre le salon des Refusés de 1863 où elle expose deux œuvres (n° 389 et 390) et l’Exposition de la fleur rétrospective et moderne à la galerie Georges Petit en 1894, Sabine Méa est régulièrement représentée aux salons et se forge une réputation d’« artiste de cœur et de talent » (Paulme, 1891, p. 57). Son legs artistique demeure néanmoins aussi méconnu que sa production journalistique. Chroniqueuse régulière pour le quotidien Le Rappel, mais aussi pour divers journaux artistiques, elle construit assez tardivement, principalement entre 1880 et 1895, une œuvre engagée, prolifique et hétérogène, tant par les formats d'écriture que par les thèmes abordés.
2La difficulté qui se pose en effet n'est pas tant de savoir ce qui intéresse Sabine Méa, que d'identifier les sujets sur lesquels elle n'aurait pas écrit. Sa curiosité insondable, sa liberté et son aisance à se mouvoir d'un domaine, d'une période ou d'une aire géographique à l'autre, pourraient passer pour du dilettantisme, si elle n'était pas régulièrement actrice de débats parfois techniques sur l'attribution de certaines œuvres d'art, ou reconnue pour la justesse de ses études consacrées aux musées français et étrangers.
3À l'opposé de l'impression d'une figure à la fois omniprésente et insaisissable du paysage journalistique français, les nécrologies laconiques que lui consacrent quelques périodiques français et étrangers en 1904 (Anonyme, 1904a, et Anonyme, 1904b) peinent à la caractériser, la réduisant généralement à ses professions d'artiste et d'écrivain d'art, et passant sous silence, sciemment ou non, son engagement parfois pionnier dans des débats sociétaux de première importance : l'émancipation et l'encapacitation des femmes, la parité et l'égalité hommes-femmes, la cause animale, la maîtrise des dépenses publiques, la place de la nature en milieu urbain, pour n’en citer que quelques-uns. Dès lors, comment appréhender une œuvre d'une telle diversité ? Peut-on mettre en évidence une ou des stratégies ? La classification par genre ou par sujet est-elle pertinente dans le cas de Sabine Méa ? Faut-il en imaginer une cartographie plus dynamique, qui rendrait compte de l'évolution de ses centres d'intérêt et de ses positions dans les débats de son temps ? Comment caractériser sa ou ses postures critiques ? Sans prétendre apporter des réponses définitives à ces questions, nous proposons d’entreprendre un premier défrichage de la production journalistique de Sabine Méa.
Une œuvre protéiforme, difficile à cartographier
4La presse – généraliste et spécialisée – est le principal médium d'expression de Sabine Méa. Elle ne semble pas avoir publié d'ouvrages en tant qu'autrice principale, ni même contribué à des ouvrages. Malgré nos recherches, nous ne sommes pas parvenu à localiser sa correspondance privée, si tant est qu'elle existe encore. Sabine Méa publie principalement dans Le Journal des arts, chronique hebdomadaire de l'Hôtel Drouot et dans le quotidien Le Rappel. Feuille culturelle illustrée fondée à Paris en 1879 et dirigée par Auguste Dalligny, Le Journal des arts propose un panorama de l’actualité artistique et du marché de l’art. Le Rappel, fondé en 1869 par Victor Hugo, Henri Rochefort, Paul Meurice et Auguste Vacquerie, est un quotidien d’obédience radicale-républicaine, régulièrement interdit pour ses prises de position particulièrement virulentes à l'égard des premiers gouvernements de la Troisième République.
5Tenter de classifier la production journalistique de Sabine Méa, c'est d'abord se heurter à son caractère polymorphe. Comptes rendus, billets, reportages, feuilletons, entrefilets, tribunes, courrier des lecteurs… Elle s'exprime sans jamais se cantonner à un seul genre ou une seule rubrique. À la diversité des formes d'écriture journalistique s'ajoute la volonté de brouiller les pistes : dans le quotidien Le Rappel, dont elle devient une contributrice régulière dans les années 1880, Sabine Méa apparaît indifféremment comme rédactrice, par des articles clairement identifiés comme tels, ou comme lectrice, soit par des lettres qu'elle adresse à son éditorialiste, Auguste Vacquerie, ou à d'autres lecteurs, soit par des lettres reçues en réponse à ses propres articles et qu'elle fait reproduire. Cette stratégie de publication lui permet de faire du journal un lieu de débat virtuel, en complément, vraisemblablement, de sa participation à des lieux de débat réels ou à des cénacles que nous n'avons pas encore repérés. Il faudrait ajouter à ces publications volontaires la dimension intertextuelle de son œuvre, régulièrement citée et reproduite dans des périodiques généralistes, spécialisés ou féministes, qui en étendent l'audience, parfois au-delà des clivages idéologiques.
6Cette variété de formes d'écriture est à mettre en corrélation avec la multiplicité des sujets abordés au fil des années, sur laquelle nous allons revenir. À cette diversité des sujets correspond également une diversité des terrains, des aires culturelles, sur lesquels elle écrit : de l'art khmer et des monuments de l'Inde aux ruines de Zimbabwe, de l'exposition internationale de Chicago au musée de Constantinople, Sabine Méa déploie une curiosité sans frontière géographique ni temporelle.
La place et le rôle des femmes dans la société
7La dénonciation des injustices faites aux femmes traverse pour ainsi dire toute la production journalistique de Sabine Méa. Le début de sa carrière artistique coïncide avec la vague du féminisme progressiste des années 1860-70. Si nous ignorons encore quelles sont l’envergure et la nature exacte de ses liens avec le milieu féministe de l’époque, nous savons qu’elle prend position dans plusieurs débats, en particulier celui sur l’accès des femmes à la citoyenneté, sans pour autant adhérer aux positions radicales d’Hubertine Auclert. Consciente de l’absurdité d’une égalité pénale entre hommes et femmes qui ne se reflète pas dans l’égalité civique, Sabine Méa demeure toutefois prudente quant à l’extension du droit de vote aux femmes. Pour elle, l’émancipation civique des femmes passe d’abord par une émancipation de l’emprise de l’Église sur elles : « Un trop petit nombre de femmes se trouvent aujourd’hui complètement indépendantes de la tutelle ecclésiastique, et ces dernières, en réclamant le droit de vote pour tout leur sexe, font preuve, à mon avis, de plus d’amour-propre que de patriotisme » (Méa, 1883a). Publiée initialement dans Le Rappel, cette lettre de Sabine Méa est reproduite in extenso dans La femme et l’enfant. Revue du progrès social et des questions d’enseignement (Eurêka, 1883, p. 26). Ce périodique, dirigé par la femme de lettres et féministe Louise Koppe (1846-1897), n’est autre que l’organe mensuel de l’Union des femmes de France, association laïque, progressiste et patriotique, qui milite principalement pour la reconnaissance du droit des femmes à travailler (Angenot, 2006). Koppe est aussi à l’initiative de la première Maison maternelle à Paris, un foyer destiné à accueillir les enfants d’ouvriers ou d’employés qui ne peuvent temporairement s’en occuper pour cause de maladie, de décès ou d’absence de revenus. Méa fait partie des invités de l’inauguration en novembre 1891 (D’Aunis, 1891), ce qui confirme les connivences intellectuelles entre les deux femmes et leur engagement commun pour la cause des travailleuses.
8Dans un contexte géopolitique marqué par la compétition entre les prétentions impérialistes anglaises, françaises et allemandes, la journaliste se positionne dans le débat sur la place des femmes dans le projet colonial. En Algérie, en particulier, l’ordre militaire en vigueur jusqu’en 1870 et la domination masculine imposée par la religion ont considérablement compliqué l’installation de femmes européennes (Robert-Guiard, 2009, § 17). Consciente du fait que les femmes, en tant qu’éducatrices, sont aux avant-postes de la mission civilisatrice dans les territoires colonisés (Rogers, 2015, p. 298), Méa regrette néanmoins que l’État ne les forme pas suffisamment à contrecarrer les risques de prosélytisme religieux :
Je vous en prie, […] faites quelques efforts pour diriger les études des femmes du côté de la colonisation ; qu’elles connaissent un peu la géographie, la topographie, la climatologie de l’Algérie ; qu’elles aient quelques notions pratiques d’hygiène, de médecine, de sciences naturelles et d’arts industriels ; qu’elles sachent quelques mots d’arabe, et vous les verrez à l’œuvre. De ce qui n’est encore qu’un pays conquis, elles feront une France nouvelle, sans oublier jamais l’ancienne et sans la laisser oublier à leurs enfants (Méa, 1883b).
La situation des arts industriels en France
9Sabine Méa fait du développement des arts industriels l’un de ses principaux combats : outre le fait que les objets d’art représentent l’un de ses motifs favoris en tant que peintre, elle publie régulièrement des comptes rendus de visites d’expositions, de musées et de ventes spécialisés, en France comme à l’étranger. À partir de novembre 1882, année de la création de l’Union centrale des arts décoratifs1, elle fait publier dans Le Rappel une série de comptes rendus enthousiastes de sa visite du musée de South Kensington, à Londres, un musée-école créé à la suite de l’Exposition universelle de 1851, à la tête d’un réseau de deux cents écoles d’arts appliqués. En 1861, le sculpteur Henri de Triqueti, dans un rapport consacré aux trois principaux musées londoniens, concédait que cette initiative anglaise était « extrêmement judicieuse et d’une haute sagesse », avant de reconnaître, avec une mauvaise foi teintée de chauvinisme, qu’elle était nécessaire, étant donné le retard des Anglais en matière de goût (De Triqueti, 1861). Vingt ans plus tard, le manque de compétitivité de la France dans le domaine des arts industriels par rapport à ses concurrents immédiats, l’Angleterre et, surtout, l’Allemagne, est de notoriété publique (Laurent, 1995). Pour Sabine Méa, cette situation s’explique par plusieurs facteurs : l’absence d’un South Kensington à la française, l’accès trop restreint des femmes aux écoles d’art et d’art appliqués, la sous-utilisation de la main-d’œuvre féminine et l’insuffisante mise en valeur du savoir-faire féminin et de ce qu’elle appelle les « innovations philogyniques » (Champier, 1891). Ce constat est particulièrement vrai dans le domaine des arts textiles, auquel elle consacre de nombreux articles :
Si je regrette parfois d’avoir l’honneur d’appartenir au sexe le plus faible mais le plus adroit de ses doigts, c’est que je me trouve par cela même gênée pour en dire avec expansion tout le bien que j’en pense. La fable attribue à une femme l’invention du tissage, et dans l’antiquité la femme s’en occupait spécialement (Méa, 1890).
10Dans la perspective de l’Exposition des arts de la femme de 1892, initiative de l’Union centrale des arts décoratifs, elle dénonce notamment l’insuffisante représentation des femmes au sein du comité d’organisation (Delille, 2006). Formée dans des ateliers privés, Méa se joint dans les années 1890 aux revendications déjà anciennes de l’Union des femmes peintres et sculpteurs pour l’admission des femmes dans les ateliers publics de l’École des Beaux-Arts de Paris – ce qui ne sera pas acquis avant 1900. Elle défend également l’ouverture aux candidats externes des différents concours organisés par l’établissement, compléments incontournables des expositions collectives pour l’accès à la notoriété et à la commande :
[…] les femmes, à mon avis, ont oublié un mot dans leur pétition : C’est à l’École des Beaux-Arts réformée qu’elles doivent entrer. Cette réforme est réclamée depuis longtemps ; il serait bon qu’une commission de personnes compétentes et désintéressées composée d’autant de femmes que d’hommes l’étudiât et l’exécutât (Anonyme, 1893).
11On retrouve dans ce passage plusieurs thèmes chers à Sabine Méa : le droit des femmes à l’éducation, la parité homme-femmes dans les instances de gouvernance, l’enjeu de la compétence et de la légitimité professionnelles.
La gestion et le fonctionnement des musées
12Les musées d’art constituent pour les femmes artistes et copistes une alternative ou un complément peu onéreux à l’enseignement proposé par les académies et ateliers privés :« […] le Louvre représente autant un lieu de légitimation des arts qu’un lieu de légitimité pour les artistes professionnel-les, et tout particulièrement pour les femmes qui doivent tout au long du XIXe siècle composer avec une offre pédagogique restreinte » (Foucher Zarmanian, 2016). Sa fréquentation assidue des musées parisiens et sa connaissance du milieu permettent à Sabine Méa non seulement de parfaire son éducation artistique et ses compétences techniques, mais aussi de se construire une forme d’expertise sur la gouvernance et la gestion des musées et la politique des publics. Que ce soit dans le Rappel ou dans le Journal des arts, elle se mue volontiers en lanceuse d’alerte pour dénoncer une restauration ratée2, révéler la perte d’œuvres des collections publiques, ou encore alerter sur les dangers pesant sur les visiteurs et les collections (risques d’incendie, humidité...), à une époque où l’on ne parle pas encore de conservation préventive (Bastoen, 2016).
13Elle réclame pour l’instruction du public la pose systématique de cartels informatifs détaillés dans les salles du Louvre et de tous les musées d’une manière générale. En 1887, Gustave Kaempfen, directeur des Musées nationaux, constate en effet que sur les 2275 peintures exposées au musée du Louvre, seules 6% portent des cartels complets (Cahn, 1994). La situation est d’ailleurs très inégale dans les autres musées français. Soucieuse de ne pas être dépossédée de ses propositions, Méa rappelle en 1886 que c’est après la lecture de plusieurs de ses articles dans le Rappel que le colonel Léon Robert, directeur du musée d’artillerie, avait fait apposer des cartels à tous les objets exposés aux Invalides (Anonyme, 1886).
14À l’exigence d’information, elle ajoute celle de la transparence vis-à-vis du public. Au musée du Luxembourg, les peintures et sculptures achetées aux artistes vivants par l’État sont exposées pour une durée théoriquement limitée (de quelques mois à plusieurs années) avant d’être mises en dépôt dans d’autres établissements publics (Bastoen et Cazes, 2018). Ces mouvements d’œuvres peuvent être vécus comme un jugement dernier par les artistes, qui espèrent tous une place posthume au Louvre ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le musée du Luxembourg est alors souvent comparé à un purgatoire, y compris par ses directeurs. Méa réclame donc que soit affichée et régulièrement actualisée la liste des œuvres exposées puis retirées des salles, avec mention de leur destination. Elle considère cette donnée topographique – avec le prestige et le degré de visibilité correspondants – comme un indicateur implicite, à l’adresse des amateurs d’art et des artistes en formation, de la qualité de l’œuvre (Méa, 1888) : les musées de province ou les palais nationaux étant perçus comme un lieu de relégation plus acceptable que les sièges d’administrations. Avec la même volonté de rendre la plus profitable possible l’expérience de la visite au musée, Sabine Méa s’inquiète de la présence de visiteurs importuns, marginaux et dévoyés, un phénomène bien connu mais devenu manifestement incontrôlable vers la fin du XIXe siècle, en particulier au Louvre (Poulot, 1994). Ses appels à un durcissement des règlements intérieurs des musées sont entendus et repris par certains de ses confrères :
Mme Sabine Méa, un des collaborateurs du « Journal des Arts » qui ne craignent pas de déclarer ce qu’ils pensent, s'indigne, et, selon nous, avec juste raison, contre le trop démocratique règlement permettant l’entrée dans nos musées parisiens de gens sans aveu au costume trop négligé. À part quelques minimes contestations auxquelles l’habile écrivain répond par avance, nous ne pouvons que nous associer au souhait formulé qui vise un changement de surveillance impatiemment attendu des artistes fréquentant nos galeries artistiques nationales et de leurs nombreux visiteurs (Anonyme, 1889).
Une critique engagée et au féminin des architectes et des transformations de Paris
15L’historienne Laurence Brogniez souligne que « la presse spécialisée, consacrée aux arts, reste […] largement fermée aux femmes. […] Celles qui parviennent à placer des critiques dans le Journal des artistes ou le Journal des Beaux-Arts et de la Littérature sont en général elles-mêmes peintres » (Brogniez, 2011). Si le cas de Sabine Méa ne fait que renforcer ce constat, plus rares encore sont les femmes à s’aventurer sur le terrain de l’architecture et de l’urbanisme. La critique d’architecture en cette fin de XIXe siècle, du moins dans les périodiques spécialisés, semble s’écrire exclusivement au masculin. Cette absence peut s’expliquer en partie par l’impossibilité, pour les femmes, d’avoir accès aux études d’architecture avant la fin du siècle, que ce soit à la section d’architecture l’École des Beaux-Arts ou à l’École spéciale d’architecture à Paris.
16Assez logiquement, Sabine Méa aborde la critique architecturale avant tout par le prisme de l’architecture des musées et de la muséographie. Elle prend régulièrement position sur les choix de placement et de scénographie relatifs à certains chefs-d’œuvre comme la Vénus de Milo (Méa, 1883c) ou la Victoire de Samothrace (Méa, 1883d), voire sur les projets de transformation du musée du Louvre (notamment les travaux de l’escalier Daru). L’un de ses engagements les plus suivis et les plus virulents concerne le projet de reconstruction du musée du Luxembourg, initialement abrité au sein du palais éponyme. Parmi les journalistes qui ont commenté ce feuilleton à rebondissements à partir de 1879, Sabine Méa est sans doute l’une des plus clairvoyantes quand elle signale à plusieurs reprises l’incompatibilité du bâtiment envisagé pour le relogement du musée – l’orangerie du palais – avec les principes les plus élémentaires de la conservation des œuvres. La suite du feuilleton lui donne raison : les risques de surchauffe et d’humidité sont malheureusement confirmés après l’ouverture du nouveau musée en 1886. Méa dénonce en définitive autant le manque de représentativité artistique du musée du Luxembourg que son absence d’exemplarité architecturale et muséographique (Bastoen, 2016).
17Sa vigilance à l’égard des projets d’équipement (musée, gare) menaçant l’intégrité du jardin du Luxembourg, mais aussi d’autres secteurs de Paris, telle l’esplanade des Invalides, menacée par le projet de gare de l’exposition universelle de 1900 (Fiori, 2012, p. 203 et suivantes), font d’elle une figure méconnue du mouvement alors émergent de défense des espaces ouverts et des parcs urbains. Elle est également actrice de la médiatisation anticipative des expositions universelles de 1889 et 1900, en prenant part aux débats sur les emplacements les plus adéquats pour ces événements et sur la durabilité de leur héritage :
Convenez-en, il est malheureux d’avoir à discuter d’abord si vivement, et, entre nous, Français, pour obtenir les choses les plus nécessaires et les plus faciles : 1° ne pas démolir un palais d’exposition dont nous ayons grand besoin ; 2° donner à des merveilles d’art en tous genres, encore non exposées, faute de place, des bâtiments spacieux, qui semblent faits pour elles ; 3° nettoyer et embellir ce centre intellectuel et artistique de Paris, où les habitants du monde civilisé tout entier se donnent continuellement rendez-vous (Méa, 1885).
18Sabine Méa envisage le méga-événement comme un levier pour que Paris conserve son rang de capitale culturelle, en renforçant son attractivité touristique, en accélérant la modernisation de son offre muséale, mais aussi en rationalisant les dépenses publiques. Sur ce dernier point aussi, Méa manifeste une vigilance de tous les instants. Les architectes et entrepreneurs du bâtiment apparaissent sous sa plume comme le principal lobby manœuvrant en coulisses pour convaincre les décideurs de ne pas s’engager en faveur de la pérennisation des bâtiments conçus pour les grandes expositions :
Ces petits intérêts sont ceux des architectes officiels, des entrepreneurs de constructions provisoires et de démolitions, qui flairent des fortunes à faire et n’abandonneront pas facilement la piste. Ils remueront ciel et terre, ils solliciteront les fonctionnaires de tout ordre, les députés, les ministres, et ils parviendraient à leurs fins si, d’autre part, on ne luttait pour la bonne cause. Mais on luttera, n’est-ce pas (Méa, 1885) ?
19On ne sera donc guère surpris que Sabine Méa n’ait pas ses entrées dans les revues d’architecture, puisque si elle critique certains projets, ce n’est pas tant pour rendre compte de l’actualité de l’architecture que pour défendre les intérêts des citoyens contre ceux de la corporation des architectes. Les arguments qu’elle mobilise sont repris quelques années plus tard par les promoteurs de l’art social : parmi eux, Charles Plumet, décorateur, céramiste… et architecte. Le cofondateur du groupe « L’Art dans tout », écrit en 1904 – l’année de la mort de Sabine Méa – qu’« il est grand temps que les architectes renoncent à nous servir tous ces hors-d’œuvre inutiles et coûteux. Les dernières expériences sont suffisantes pour nous prouver l’inanité de ces fastueuses folies » (Plumet, 1904). Sans qu’on puisse, au stade de notre recherche, démontrer avec certitude que Sabine Méa fréquentait les membres de ce mouvement, ses appels à la sobriété ont très certainement été entendus. Sa représentation négative de la profession d’architecte se manifeste en outre par une critique plus générale du manque d’inventivité dans la production architecturale de son temps. Plébiscitant un projet d’exposition au Louvre de photographies des plus beaux monuments du monde, Méa suggère d’y ajouter des tirages des photographies de monuments de l’Inde ancienne qu’elle a pu observer au musée de South Kensington à Londres, convaincue qu’elles « ouvriraient une voie nouvelle à notre architecture d’art ; ce serait pour elle une révélation, un puissant stimulant à s’affranchir de la routine et à créer du neuf » (Méa, 1882).
Conclusion
20Nous sommes conscient que ce défrichage de la production critique de Sabine Méa demeure lacunaire et est orienté par nos propres questionnements de recherche. Nous avons choisi de ne pas évoquer, par exemple, son engagement pionnier en faveur de la cause animale et sa contribution à la connaissance de l’intelligence animale. Féministe, laïque, progressiste, colonialiste, écologiste avant l’heure, Méa traque sans relâche les injustices sociales, les abus de pouvoir, l’amateurisme et le gaspillage de l’argent public. Une analyse plus fine permettrait de vérifier s'il existe bel et bien des formes d’écriture privilégiées pour certains sujets, en dehors des articles de commande comme les comptes rendus d'expositions. De nombreuses zones d’ombre demeurent : qu’en est-il de sa vie privée ? Dans quels réseaux, professionnels, féministes ou amicaux, évoluait-elle ? A quelles associations professionnelles appartenait-elle ? Comment a-t-elle accédé au journalisme ? Quelle était la nature de ses liens avec ses éditorialistes, en particulier Auguste Vacquerie ? Quels sont ses rapports avec les autres femmes critiques et femmes artistes de son temps ?