Multivers et mondes possibles
Introduction : Multivers et métavers
1Les termes de « multivers » et de « métavers » inondent actuellement les médias, l’un sous l’influence de Hollywood et de D.C. et Marvel Comics, qui appellent « multivers » l’espace de crossover où se rencontrent les héros de textes différents, et l’autre sous l’influence de Mark Zuckerberg, qui a nommé sa compagnie Meta (Ball, 2022). Ces deux termes décrivent la multiplication des mondes dans les médias narratifs – roman, cinéma, bandes dessinées, jeux vidéo. Mais y a-t-il une différence entre multivers et métavers ? Alain Boillat (2022) emploie « multivers » dans un sens général qui englobe tous les films (et récits) qui incorporent des mondes différents dans leur domaine sémantique, et il propose une typologie de huit types de mondes : distant, artificiel, surnaturel, mental (comme le rêve), alternatif, parallèle et virtuel1. Dans cet article, je prends le terme de « multivers » dans un sens plus restreint, distinct de « métavers ». En quoi consiste cette distinction ? J’ai posé la question à cet expert qu’est ChatGPT, et voilà le résumé de la réponse que j’ai reçue :
Le multivers est un concept théorique en physique qui suggère l’existence de plusieurs univers parallèles, tandis que le métavers est un univers virtuel qui existe dans un espace généré par ordinateur. Bien que les deux concepts soient différents, ils impliquent tous deux l’idée de réalités ou d’univers multiples.
2Le terme de « métavers » provient du roman de Neal Stephenson, Snow Crash (1992). Il désigne dans ce roman une sorte de monde en ligne comparable à Second Life (Linden Lab, 2003-présent), un espace persistant dans lequel les membres du monde actuel mènent des vies virtuelles en s’identifiant à des avatars. En me basant sur cette idée d’une réalité contenue dans une autre, j’appellerai ici « métavers » une structure hiérarchique faite de mondes emboîtés les uns dans les autres, et qui diffèrent entre eux par leur statut ontologique : chaque monde emboîtant est réel par rapport au monde emboîté, et chaque monde emboîté est fictionnel ou virtuel par rapport au monde emboîtant. Si la technologie numérique est la source principale des métavers, comme par exemple dans Matrix ou Ready Player One2, cette structure n’est pas limitée aux mondes créés par ordinateur, contrairement à ce que pense ChatGPT : le monde emboîté peut être un film, comme dans La Rose pourpre du Caire, un parc d’attraction, comme dans Westworld, un programme de téléréalité comme dans The Truman Show, un roman, comme dans L’Episode Kugelmass de Woody Allen, ou même un rêve, comme dans Alice au pays des merveilles. La structure de métavers – qui peut comporter plusieurs niveaux correspondant à des fictions dans des fictions, des fantasmes dans des fantasmes ou des simulations dans des simulations – se prête particulièrement bien à des questions de nature ontologique : quelle est la différence entre le monde actuel et la réalité virtuelle ? Vivons-nous dans une simulation, y a-t-il une réalité de base ou bien une pile infinie de simulations ? Et s’il y a une réalité de base, en quoi diffère-t-elle des simulations (Chalmers 2022) ? Borges a posé ces questions dans un texte intitulé « Les Ruines circulaires » (1940) où le héros, après avoir créé un être humain en le rêvant, se demande s’il n’est pas lui-même le rêve d’un autre, c’est-à-dire un fantasme.
3Le multivers, par contraste, consiste en une infinité de mondes parallèles qui existent sur le même mode et présentent le même statut ontologique. Cette structure repose sur deux modèles, l’un cosmologique et l’autre philosophique. Selon le cosmologue Max Tegmark (2002), si l’espace est infini, il y a de la place pour toutes les combinaisons possibles de particules élémentaires qui composent l’univers observable. En fait, il y a de la place pour plusieurs réalisations d’une combinaison donnée. Il y a donc de fortes chances que la combinaison qui décrit notre planète ou notre univers se réalise plus d’une fois, et que nous ayons des doubles de nous-mêmes quelque part dans le multivers. Il y aura également des copies proches de notre univers dans lesquelles nos homologues subissent un sort différent : par exemple des mondes où Napoléon gagne la bataille de Waterloo et où Donald Trump accepte gracieusement le résultat de l’élection de 2020. La fiction contrefactuelle prend ces possibilités très au sérieux.
4Mais il y a un argument encore plus radical en faveur de la pluralité des mondes, inspiré par la physique quantique. On sait que la position d’un électron ne peut pas être prédite avec certitude ; la fameuse équation de Schrödinger détermine la probabilité qu’un électron se trouve dans une certaine localisation, mais elle ne dit pas laquelle de ces probabilités sera réalisée. L’ensemble de ces probabilités, décrites par l’équation, constitue ce qu’on appelle une fonction d’onde. Mais quand on mesure la position d’un électron, la fonction d’onde s’effondre et l’électron se trouve dans une position déterminée. Cette idée est représentée par la parabole du chat de Schrödinger, lequel est soumis à un processus radioactif qui a 50% de chance de se réaliser et donc de le tuer. Quand on ouvre la porte de la boîte où se trouve le chat, il n’est pas dans un état de superposition, comme le prédit l’équation, mais soit mort, soit vivant. Ce résultat a inspiré l’interprétation dite de Copenhague, qui dit que l’effondrement de la fonction est dû à l’acte d’observation. Schrödinger, pour sa part, rejetait l’idée d’un effondrement de la fonction, car que se passerait-il s’il n’y avait pas d’observateur ? En 1957, un doctorant de Princeton nommée Hugh Everett a suggéré que l’effondrement n’est pas nécessaire. Les processus quantiques provoquent la division de l’univers en plusieurs copies, une pour chaque résultat possible. Le chat, par conséquent, est mort dans un univers parallèle, et vivant dans un autre. Dans cette interprétation, les multiples possibilités décrites par les fonctions d’onde sont plus que des possibilités : ce sont des phénomènes réels qui se déroulent dans des mondes différents (Tegmark 2002, Deutsch 1997, Bruce 2004, Gribbin 2020). Les conséquences de cette hypothèse sont à couper le souffle : elles suggèrent que chaque fois qu’une alternative se présente – soit à chaque instant quand il s’agit de physique quantique – un nouveau monde se crée, de sorte que toutes les possibilités se trouvent réalisées. Cette idée demeure controversée en physique, quoiqu’elle semble gagner des adhérents, mais les auteurs de science-fiction s’en sont emparé avec enthousiasme car elle donne lieu à de fascinantes possibilités d’intrigue. Il existe par exemple de nombreux textes basés sur le chat de Schrödinger (Ryan 2011).
5Qu’il repose sur l’infini de l’espace ou, plus radicalement, sur une interprétation des phénomènes quantiques, le concept de « multivers » trouve un support philosophique et logique dans la théorie des mondes possibles (Kripke 1963, Loux 1979, Lewis 1986, Hintikka 1988). Cette théorie est basée sur l’idée que « les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont. » Elle oppose un monde unique, le monde réel ou actuel, à une infinité de mondes possibles non réalisés qui se trouvent à des distances variables du monde actuel. Il y a par exemple des mondes où j’existe et des mondes où je n’existe pas ; des mondes où Hitler est un monstre et des mondes où Hitler est un saint.3 Il y a aussi des mondes avec des licornes, des dragons, des elfes et des trolls, des mondes où il n’y a qu’un gros caillou, et des mondes où les lois de la physique sont différentes. La seule restriction sur les mondes possibles est qu’ils doivent être, justement, possibles, ce qui veut dire qu’ils doivent respecter les lois de la logique : non-contradiction et milieu exclu.
6Une différence entre le multivers cosmologique et la théorie des mondes possibles réside dans la relation hiérarchique entre un unique monde actuel et une multitude de mondes possibles mais non actuels, c’est-à-dire non réalisés. Dans la conception quantique, comme on l’a vu, toutes les possibilités sont réalisées. D’autre part, on peut se demander ce qui distingue le monde actuel de mondes seulement possibles. Une réponse concevable nous dit que le monde actuel est le seul qui existe indépendamment de la pensée humaine ; les mondes simplement possibles sont le produit de l’imagination, comme les rêves, les fictions et les spéculations. Mais il existe une autre conception de l’actualité, dite réalisme modal, proposée par le philosophe David Lewis (1978, 1986), qui est beaucoup plus compatible avec la cosmologie quantique. Selon Lewis, tous les mondes possibles existent objectivement, et la différence entre le monde actuel et les mondes possibles est une question de point de vue. Le monde actuel est le monde que j’habite, mais pour les habitants d’un monde fictionnel comme celui de Madame Bovary, le monde actuel est celui du roman (Ryan 1991). Les personnages de fiction se considèrent comme réels, et le monde que je considère comme actuel est un monde possible mais non actuel du point de vue d’Emma Bovary. Cette idée du réalisme modal permet à tous les mondes de jouer le rôle de monde actuel, et elle rend la théorie des mondes possibles compatible avec les conceptions cosmologiques et quantiques du multivers.
7La notion de « monde possible » stimule la curiosité pour l’idée que « les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont, » et ce faisant, elle favorise la création de récits basés sur l’idée d’un multivers où de nombreux mondes coexistent. Dans ce multivers, comme je l’ai indiqué, tous les mondes présentent le même statut ontologique, celui de réalité ou actualité. Mais à l’intérieur de ces mondes, l’opposition actuel/possible demeure opérative car elle structure l’activité mentale des personnages ainsi que celle du lecteur ou spectateur.
8Il faut faire une distinction entre les textes qui offrent plusieurs variantes d’une série d’événements, ou différentes destinées pour les personnages, et ceux qui affirment explicitement l’existence d’un multivers. Comme exemple de texte à variantes je pense au roman The French Lieutenant’s Woman (La Femme du lieutenant français), de John Fowles, qui présente deux dénouements différents (plus un troisième brièvement esquissé mais immédiatement rejeté comme dépourvu d’intérêt) et au film Rashômon, qui présente quatre versions différentes d’un meurtre. Dans le cas de The French Lieutenant’s Woman, les deux dénouements peuvent être interprétés comme des versions différentes proposées par l’auteur, qui interrompt de temps en temps la narration par des commentaire métafictionnels du genre « ces personnages que je crée n’ont jamais existé hors de mon imagination [these characters I create never existed outside my own mind]» (Fowles 1980, 80). La figure de l’auteur va même jusqu’à s’infiltrer en personne dans le monde fictionnel, dans un épisode situé dans un train où il partage un wagon avec le protagoniste, créant de la sorte une métalepse qui souligne le caractère autoréflexif et métafictionnel du roman. Les deux branches de l’intrigue sont présentées comme les produits de l’imagination de l’auteur, et rien ne permet de supposer qu’il existe des mondes parallèles. De même dans Rashômon : les quatre variantes suggèrent la subjectivité de l’interprétation et le caractère insaisissable de la vérité, et non l’existence objective de quatre mondes dans le cosmos. Il est parfois impossible de trancher entre une interprétation subjective qui réduit les mondes à des construction mentales et une interprétation objective qui fait d’eux des éléments d’un multivers : par exemple dans le film Cours Lola Cours (Lola rennt), faut-il conclure que les trois tentatives de Lola de sauver son ami Manny se déroulent dans des mondes parallèles, ou bien les deux premières sont-elles seulement considérées par Lola, et seule la troisième variante est réalisée ? La question me semble indécidable.
9Il n’y a pas de frontière rigide entre les récits à variantes et les récits basés sur le multivers, mais un récit de multivers doit remplir un nombre suffisant de conditions choisies dans la liste suivante. Les deux premières sont obligatoires, les autres facultatives.
101. Affirmation de la coexistence d’états de choses contradictoires, mais réalisés dans des mondes différents.
2. Personnages, objets ou lieux ayant des doubles dans d’autres mondes.
3. Possibilité de voyager d’un monde à l’autre.
4. Existence de points de communication entre mondes.
5. Structure arborescente : il existe des points où les mondes divergent d’un tronc commun, au lieu d’exister indépendamment les uns des autres.
6. Explications scientifiques.
7. Le personnage principal est conscient de l’existence de mondes multiples.
8. Les autres personnages sont conscients de l’existence de mondes multiples.
9. Interdépendance des mondes : ce qui se passe dans un monde influence ce qui se passe dans un autre.
11L’idée de multivers permet des formes d’intrigue et des ressources dramatiques qui seraient impossibles dans un domaine sémantique limité à un seul monde. Je propose de donner un échantillon de la richesse de ces ressources en examinant trois films assez connus : Sliding Doors (Pile et face, Peter Howitt, 1998), Butterfly Effect (L’Effet papillon, Eric Bress et J. Mackye Gruber, 2004) et Everything Everywhere All at Once (Daniel Kwan et Daniel Scheinert, 2022), qui a raflé 7 Oscars en 20234. Après avoir donné un aperçu de ces films, je les évaluerai selon la liste de critères présentée ci-dessus.
Sliding Doors
12Sliding Doors est une comédie romantique basée sur l’idée selon laquelle des événements apparemment minimes peuvent avoir des conséquences majeures. C’est une idée fondamentale de la théorie de la complexité, connue comme « l’effet papillon » : un papillon qui bat de l’aile au Chili peut causer un cyclone en Chine. Mais le film traite cette idée comme allant de soi et ne propose aucune explication scientifique. Pour développer complètement les conséquences de l’événement minime, le film se limite à deux branches : l’une où l’héroïne, Helen (jouée par Gwyneth Paltrow), qui vient d’être licenciée par son patron, parvient à attraper le métro pour rentrer chez elle, et l’autre où elle manque le train de justesse et doit prendre le suivant. Les deux branches ne sont pas le produit d’importantes décisions de l’héroïne mais le résultat d’un pur hasard, une version d’Helen mettant quelques secondes de plus que l’autre à atteindre le quai du métro. Mais ces quelques secondes ont des conséquences majeures. Dans la première branche, en arrivant chez elle, Helen (appelons-la Helen 1) découvre son partenaire, Gerry, au lit avec une maîtresse. Dans la deuxième branche, Helen 2 arrive juste après le départ de Lydia, la maîtresse, et bien que l’appartement présente de nombreux signes de la visite (lit défait, deux verres de vin), le partenaire, Gerry, arrive à persuader Helen 2 que rien ne s’est passé. Dans la première branche, Helen 1 jette son alliance dans une rivière, se réfugie chez une amie, trouve un nouvel amour en la personne d’un certain James qu’elle a rencontré dans le métro, et fonde une compagnie qui prospère. Dans la deuxième branche, Helen n’a pas de preuve de l’infidélité de Gerry, bien qu’elle ait des soupçons. Comme c’est elle qui gagne sa vie pour soutenir Gerry pendant qu’il prétend écrire un roman, elle doit prendre des jobs mal payés comme serveuse de restaurant pour permettre au ménage de subsister. En d’autres termes, Helen 1 est libérée de Gerry et Helen 2 reste opprimée. À la fin du film, les deux Helen ont chacune un accident et sont transportées à l’hôpital. Helen 1 meurt dans les bras de James, alors qu’Helen 2, qui n’est que légèrement blessée, rompt avec Gerry et sort seule de l’hôpital. Dans l’ascenseur, elle rencontre James, et le film suggère qu’ils vont tomber amoureux l’un de l’autre, tout comme Helen et James dans le premier monde.
Figure 1. Structure de Sliding Doors.
13Cette structure très simple est représentée de manière alternative : le film suit le premier monde pour un moment, puis il passe au deuxième monde, et retourne au premier monde, comme indiqué dans la figure 1. Comme les deux intrigues concernent les mêmes personnages et se passent toutes deux à Londres, l’enjeu consiste à signaler au spectateur dans lequel des deux mondes chaque scène se passe. Au début, la transition est marquée par une scène projetée à rebours : après qu’Helen 1 a pris le métro, on la voit remonter les escaliers, puis Helen 2 les redescend pour une deuxième tentative d’attraper le métro ; mais cette fois la porte se ferme avant qu’Helen puisse entrer. Le métro suivant est retardé, puis Helen 2 est attaquée par un vagabond, ce qui explique pourquoi elle arrive chez elle après que Lydia a quitté Gerry. Une autre fonction de l’attaque est de créer un signe visuel permettant de distinguer les deux mondes : Helen 2, après l’attaque, a un sparadrap sur le visage. Plus tard, après qu’Helen 1 a quitté Gerry, on peut la distinguer d’Helen 2 par sa nouvelle coiffure et ses cheveux teints en blond. Ces indices sont indispensables au spectateur car les deux mondes sont visuellement identiques. Par exemple, après qu’Helen 1 décide de rompre avec Gerry, elle va noyer son chagrin dans un bar ; une autre prise de vue nous montre Gerry et Helen 2 attablés au même bar et discutant leur situation ; mais les deux scènes sont séparées par une invisible et infranchissable barrière ontologique et il n’y a aucune chance qu’Helen 1 rencontre Helen 2. Il en va de même quand les deux Helen sont soignées dans un hôpital qui est à la fois le même et différent. Dans la terminologie de la théorie des mondes possibles, on pourrait dire que chaque élément du premier monde a une contrepartie dans le deuxième monde.
14On peut se demander si dans la dernière scène, quand Helen 2 sort de l’hôpital et rencontre James dans l’ascenseur, les deux mondes fusionnent, car James jusqu’à présent n’apparait que dans le premier monde. Mais je trouve cette explication peu convaincante, car James 1 serait encore sous le choc de la mort d’Helen 1 et réagirait avec surprise en voyant Helen 2 ; or rien dans cette scène ne suggère qu’il reconnait Helen. Je préfère une interprétation selon laquelle chaque personnage a un double dans l’autre monde. Le James de l’ascenseur serait James 2, et c’est la première fois qu’il rencontre Helen dans ce monde.
15Quel est le message du film ? Le trailer révèle les intentions des producteurs. Tout d’abord, celle d’illustrer le principe du papillon : « Est-ce que vous vous êtes jamais demandé ce qui pourrait avoir été ? Est-ce que les choses seraient différentes si vous aviez attrapé le train au lieu de le rater ? Comment cela pourrait avoir changé votre vie ? [Have you ever wondered what might have been ? Would things be different if you caught the train instead of missing it? How much would your life change?] » Ensuite, celle d’illustrer l’importance de choix délibérés : « L’histoire d’une femme sur le point de choisir entre une vie avec un homme qu’elle a toujours aimé et un homme qu’elle vient de rencontrer. [A story of a woman about to choose between life with a man she always loved and a man she just met.] » Mais je ne vois pas de manifestation de ce choix dans le film. Une fois que les deux vies d’Helen bifurquent, chacune se déroule de manière strictement déterministe : si elle attrape le train, elle rompt avec Gerry et se lie avec James ; si elle rate le train, elle reste avec Gerry jusqu’au moment où elle a la preuve de son infidélité, et elle ne rencontre James qu’après avoir définitivement rompu avec Gerry. Helen n’a pas à choisir entre Gerry et James, cette alternative lui est imposée par le destin : Gerry dans un monde, James dans l’autre. Autrement dit le film voudrait défendre l’idée optimiste que nous contrôlons notre destinée par nos choix, mais il ne parvient qu’à suggérer que notre vie est déterminée par le hasard.
Table 1. Comparaison des trois films selon les critères de récit multivers.
16Voici comment je catégorise Sliding Doors par rapport aux critères définis ci-dessus (table 1, colonne 1).
17(1) : Le film présente comme faits des états de choses incompatibles : Helen attrape le métro, Helen rate le métro, etc.
(2) : Tous les personnages ont des doubles.
(3) : Mais ils ne peuvent pas voyager d’un monde à l’autre.
(4) : Dans un épisode, Gerry 2 aperçoit Helen 1 à travers la vitre d’un club de gym et éprouve du désir pour elle, ce qui suggère un point de communication entre les deux mondes, mais le film ne développe pas cette possibilité, d’où (?).
(5) : Le film a une structure arborescente : les deux mondes divergent à partir du tronc commun où Helen rentre chez elle après avoir été licenciée.
(6) : Le film n’offre pas d’explication scientifique malgré la pertinence du principe du papillon.
(7) : Dans un épisode, Helen 2 a la vision d’une régate, qui prend place dans le monde 1 et qu’Helen 1 et James suivent en bateau, d’où la valeur (?). Mais cette vision reste fugace et ne mène pas à une prise de conscience de l’existence d’un multivers.
(8) : La valeur (?) reflète l’épisode où Gerry 2 aperçoit Helen 1 dans un club de gym.
(9) : Les deux branches de l’intrigue évoluent séparément, on pourrait changer l’une sans influencer l’autre.
18Le nombre de réponses négatives démontre que le film n’exploite qu’incomplètement les possibilités d’intrigue offertes par la cosmologie du métavers.
The Butterfly Effect
19Mon second exemple se réfère explicitement à l’effet papillon, mais l’intrigue illustre moins clairement ce principe que celle de Sliding Doors : elle met l’accent sur l’importance de choix délibérés dans des moments décisifs de la vie, au lieu d’insister sur les conséquences d’événements minuscules comme être retardé de quelques secondes et rater le métro. S’il y a tout de même un effet papillon, cet effet réside dans le fait que toute action a des conséquences imprévisibles non seulement pour son agent mais aussi pour l’état global du monde. Il nous est donc impossible de contrôler l’avenir.
20Le film concerne un jeune homme, Evan, qui dans son enfance subit des événements traumatiques. Quand il a 7 ans, il va jouer avec Kayleigh et Tommy, les enfants d’un voisin qui force les enfants à participer à un film pornographique. Puis le père d’Evan, qui est interné dans un hôpital psychiatrique, essaie d’étrangler son fils ; mais il est tué par le personnel de l’hôpital. Quand Evan a 14 ans, lui, Kayleigh et Tommy forcent un autre garçon, Lenny, à faire exploser de la dynamite dans une boîte aux lettres, et ce faisant ils tuent accidentellement une jeune femme et son bébé. Puis Tommy torture et tue le chien d’Evan en le brûlant dans un sac. À chacun de ces incidents, Evan perd conscience et sa mémoire les réprime, mais un psychiatre lui demande d’écrire un journal pour essayer de récupérer ses souvenirs. Sept ans passent et Evan est à l’université. Il relit son journal et les souvenirs lui reviennent. Il est capable de voyager dans le temps, et de retourner aux événements traumatiques afin de les changer. Quand il apprend que Kayleigh s’est suicidée après avoir été abusée par son père, Evan retourne à la scène du film pornographique et convainc le père de Kayleigh de changer de conduite. Kayleigh par conséquent ne souffre pas de trauma et devient étudiante à la même université qu’Evan. Mais quand Evan propose le mariage à Kayleigh, ils sont attaqués par son frère Tommy qui, lui, a été victime d’abus sexuel de la part de son père ; Evan le tue par auto-défense et il est envoyé en prison. La même séquence se répète plusieurs fois : à chaque répétition, Evan relit son journal, récupère la mémoire d’un des épisodes traumatiques, retourne dans le passé et intervient pour éviter l’épisode, mais chaque fois il déclenche des événements qui aboutissent à une tragédie. Dans une branche, Tommy est tué par Lenny qui est envoyé dans un hôpital psychiatrique, dans une autre Evan est amputé des jambes et des bras. Lors de son dernier voyage dans le passé, Evan persuade Kayleigh d’aller vivre avec sa mère plutôt qu’avec son père quand ses parents divorcent ; la famille de Kayley déménage loin de celle d’Evan, et les enfants grandissent séparément, ce qui évite leur interaction toxique. La dernière scène montre nos héros adultes, perdus dans la foule à New York, mais menant des vies normales. C’est la fin de la version du film montrée dans les salles de cinéma, et elle représente le meilleur des mondes possibles, mais le DVD comprend aussi une fin correspondant à un « director’s cut » dans laquelle Evan, conscient qu’il n’apporte que le mal dans le monde, s’étrangle avec le cordon ombilical au moment de sa naissance.
Figure 2. Structure de Butterfly Effect. Le film commence avec « film porn. ».
21Le déroulement du film peut être représenté par la figure 2. L’axe horizontal est le temps, l’axe vertical l’ordre de présentation des mondes. Les lignes vertes solides montrent les événements représentés, les lignes pointillées montrent les retours dans le passé. Tout d’abord, le film montre les événements traumatiques de manière chronologique : le film pornographique, l’incident de la dynamite et celui du chien brûlé. (L’événement où Kayleigh décide avec quel parent vivre, qui les précède, n’est montré que vers la fin). Puis l’image saute au présent, c’est-à-dire au moment où Evan a 20 ans. Après avoir relu son journal et retrouvé sa mémoire, Evan retourne à chacune de ces situations et intervient activement pour les changer. Ses actions créent une nouvelle séquence, que le film rejoint dans le présent. Evan est transporté dans un nouveau monde et ne sait pas quels événements ont conduit à sa situation présente. Par exemple, il découvre avec étonnement qu’il est amputé des bras et des jambes quand il retourne au présent après avoir empêché que l’explosion ne tue la jeune femme et son bébé. Cette ignorance reflète celle des spectateurs qui, comme Evan, doivent deviner ce qui s’est passé après la tentative d’Evan de changer le passé. Il en résulte une intrigue difficile à suivre, et dont la logique ne se révèle complètement qu’après plusieurs visionnages du film. Par exemple, pour comprendre une scène où Evan enfant menace Kayleigh de la tuer, il faut se rappeler que dans un autre monde Kayley dit à Evan qu’elle a choisi de vivre avec son père pour rester proche d’Evan. Le but d’Evan est maintenant de persuader Kayleigh d’aller vivre avec sa mère, ce qui mène à la scène finale où les héros séparés vivent des vies normales. Mais l’importance de la confession de Kayleigh ne devient apparente que rétrospectivement. Par contre, les transitions entre mondes sont clairement signalées par des images tremblantes ou aux couleurs artificiellement saturées, et par l’âge des héros qui sont enfants dans le passé et jeunes gens dans le présent.
22Les deux premiers critères de ma liste (table 1, colonne 2) sont positifs, puisqu’ils représentent des conditions nécessaires de la cosmologie multivers. La différence avec Sliding Doors commence avec
23(3) : Un des personnages (mais un seul) peut voyager d’un monde à l’autre.
(4) : La communication entre mondes est assurée par le journal. C’est en le relisant qu’Evan parvient à échapper à sa situation. Il le fait d’abord involontairement, puis de plus en plus délibérément quand il comprend le mécanisme.
(5) : Le film présente une structure arborescente, puisque les mondes divergent en fonction des situations qu’Evan revisite pour éviter des drames.
(6) : Le film affirme l’inspiration de la science par son titre et par le texte affiché sur l’écran au commencement : « On dit qu’un événement aussi minime qu’un papillon battant des ailes peut causer un typhon autour du monde. ».
(7) : Evan est conscient de l’existence de mondes multiples mais…
(8) … pas les autres personnages. Par exemple, dans une scène ou Evan fait allusion au suicide de Kayleigh dans un autre monde, Kayleigh n’a aucune idée de quoi il parle. Dans le dernier monde, Lenny ne sait pas qui est Kayleigh.
(9) : Les mondes sont interdépendants dans la mesure où ce qui se passe dans l’un persuade Evan de retourner dans le passé et de changer la situation, ce qui crée un nouveau monde.
24Le nombre de valeurs positives montre que ce film développe l’idée du multivers plus consciemment et plus complètement que Sliding Doors.
Everything Everywhere All At Once
25Si Sliding Doors a deux mondes et Butterfly Effect une demi-douzaine, mon troisième exemple, Everything Everywhere All At Once (EEAAO), en a, au moins théoriquement, une infinité, conformément à l’interprétation du multivers par la physique quantique. Il est évidemment impossible pour un film de représenter l’infini, mais on peut le suggérer par de multiples prises de vue de mondes différents qui se succèdent très rapidement. Le nombre supposé infini de mondes rend le film très difficile à résumer, cela d’autant plus que les résumés respectent la logique linéaire de la causalité, alors que EEAAO me semble plus redevable de la logique des rêves qui fait subir d’incessantes transformations à des objets fluides.
26Le film raconte l’histoire d’un couple d’immigrés chinois aux États-Unis, Evelyn et Waymond, qui exploitent sans grand succès une entreprise de blanchisserie. Il y a aussi leur fille Joy, âgée d’une vingtaine d’années, et le grand-père, Gong Gong, autoritaire et acrimonieux. Joy est dépressive et elle a une relation difficile avec sa mère, qui essaie de cacher à Gong Gong la liaison lesbienne de Joy avec Becky. De même qu’Evelyn est déçue par Joy, Gong Gong est déçu par le mariage d’Evelyn avec Waymond et leur modeste carrière aux Etats-Unis. Quant à Waymond, il se sent négligé par Evelyn et il se prépare à lui présenter une demande de divorce pour attirer son attention sur l’état de leur mariage. Pour ajouter à ces problèmes, le couple doit de l’argent au fisc et ils sont convoqués pour un audit avec une terrifiante inspectrice nommée Deirdre Beaubeirdre. En prenant l’ascenseur pour aller au bureau de Deirdre, Waymond est transformé en Alpha-Waymond, une version de Waymond qui combine toutes les manifestations de sa personne dans un multivers appelé l’Alphaverse. Il révèle à Evelyn les secrets du multivers et comment se transporter d’un monde à l’autre. Pendant la session avec l’inspectrice du fisc, Evelyn exécute ces instructions, et il s’ensuit une chaotique épopée à travers le multivers. Certains des mondes représentent les vies alternatives qu’Evelyn aurait pu mener, comme par exemple un monde où au lieu d’épouser Waymond, elle reste en Chine et devient une célèbre actrice de films d’arts martiaux. D’autres mondes ressemblent au monde qui passe pour réel, représenté par la blanchisserie et le bureau des impôts, sauf que les personnages s’attaquent sauvagement les uns les autres et produisent d’impressionnantes démonstrations d’arts martiaux. Pour compliquer les choses, chaque personnage a non seulement des doubles dans une infinité de mondes, mais un Alpha-double qui combine tous ces doubles et qui existe, par conséquent, sur un métaplan de réalité. Evelyn se transporte dans des mondes de plus en plus bizarres ; dans l’un d’eux, elle rencontre une version Alpha de Joy, nommée Jobu Tupaki, qui rassemble tout ce qui a jamais existé sur un bagel (toroïde) et s’apprête à le détruire, mais Evelyn sauve le multivers en empêchant Jobu Tupaki d’exécuter ses plans. Il y a aussi un monde où la vie ne s’est jamais développée et où Evelyn et Joy sont deux cailloux, ce qui ne les empêche pas de discourir sur l’absurdité de l’existence. À la fin de ce frénétique parcours à travers le multivers, les personnages acceptent leur situation et celle des autres : Waymond renonce à divorcer d’Evelyn, Evelyn devient consciente de son affection pour Joy et vice-versa, Gong Gong cesse de mépriser Waymond, Evelyn révèle à Gong Gong la relation lesbienne entre Joy et Becky, la famille accepte Becky, et la dernière scène montre la famille dans le bureau de Deirdre, qui leur a donné un sursis pour remplir leur déclaration d’impôts.
27Ce résumé ne montre pas comment l’exploration du multivers contribue à cet heureux dénouement. Une interprétation possible est que l’épopée à travers les mondes est en fait un cauchemar d’Evelyn. Quand Deirdre attaque Evelyn avec une batte de baseball dans le bureau des impôts, quand Joy se transforme en Jobu Tupaki, quand Evelyn et Joy deviennent des cailloux, quand les personnages déploient des personnalités menaçantes, ces métamorphoses expriment les craintes profondes d’Evelyn concernant sa famille et la survie de son entreprise. L’idée du rêve a le mérite de justifier les absurdités du film, et elle est suggérée par la perte d’attention d’Evelyn au cours de la séance avec Deirdre. Mais elle est démentie par le fait qu’Evelyn accomplit volontairement les instructions qui mènent au multivers, ainsi que par plusieurs retours à la réalité, c’est-à-dire au monde de la blanchisserie. Une interprétation onirique nierait l’existence objective du multivers, et ferait du film un métavers.
28L’alternative à l’idée de rêve est de récupérer le chaos de l’intrigue par une interprétation symbolique. Le multivers, où toutes les possibilités sont réalisées, est le royaume de l’absurde, un thème explicitement mentionné dans le film, car pour chaque choix que quelqu’un fait, son double dans un autre monde fait le choix opposé. Dans ces conditions, à quoi bon essayer de mener une vie morale ? Mais nous sommes tous ancrés dans un monde particulier, et dans ce monde où il n’y a qu’une version de nous-mêmes, chaque choix a des conséquences durables, et une fois ce choix fait, les autres choix disparaissent du faisceau du possible. Notre vie est dominée par la distinction entre un monde actuel et de multiples mondes possibles non actualisés, et c’est notre responsabilité d’actualiser la meilleure des possibilités qui s’offrent à partir de notre situation présente. Après avoir passé dans le multivers et fait l’expérience de l’absurde, les héros de EEAAO retournent dans leur monde d’origine, abandonnent leurs ressentiments envers les membres de leur famille et acceptent leur situation car il n’y a qu’un monde actuel, et dans ce monde nous n’avons qu’une seule vie.
Figure 3. Structure de Everything Everywhere All at Once.
29 La topologie du film (figure 3) consiste en un inextricable enchevêtrement de mondes soit parallèles soit présentant des intersections les uns avec les autres soit encore divergeant à partir de certains points. Des copies des personnages existent dans plusieurs de ces mondes, mais pas nécessairement dans tous. Le diagramme montre comment le film saute d’un monde à l’autre grâce aux lignes vertes qui correspondent aux événements présentés sur l’écran. L’axe horizontal représente le temps, mais de tous les mondes représentés dans le film, seul le monde de base évolue vraiment. C’est dans ce monde que se développent le caractère des personnages et leurs relations interpersonnelles. Les autres mondes ne sont que des images passagères, des scènes de combat, des décors surréalistes, ou des occasions pour les personnages d’émettre des soundbites (citations hors contexte provoquant un effet de choc) tels que « Quand vous mettez tout sur un bagel... cela devient la vérité... rien n'a d'importance. [When you put everything on a bagel…it becomes the truth…nothing matters.] ».
30Dans ces autres mondes, les personnages perdent leur densité humaine et ne sont plus que des stéréotypes. Par exemple, Joy se transforme en Jobu-Tupaki, l’incarnation du mal, et Evelyn devient un superhéros dont la mission est de sauver le multivers. Ces allusions au genre des bandes dessinées Marvel et DC nous transportent loin du drame domestique du monde de base.
31Les deux premières conditions de ma liste sont aisément vérifiées (table 1, colonne 3).
32(1) : Comme chaque monde est différent, mais existe objectivement, le film représente des situations incompatibles les unes avec les autres.
(2) : Les personnages ont de nombreux avatars dans des mondes différents.
(3) : Le film affirme que les personnages sont capables de « verse jump », mais il n’est souvent pas possible de décider, quand on voit Evelyn dans un autre monde, s’il s’agit d’une Evelyn native de ce monde ou de l’Evelyn du monde de base en train de voyager.
(4) : Il existe un lieu privilégié de communication entre mondes : Alpha-Waymond dit à Evelyn que pour voyager dans d’autres mondes elle doit s’imaginer être dans un certain placard du bureau des impôts.
(5) : Bien que le film nous dise que tout choix crée un nouveau monde, il ne met pas en scène des moments de choix ou de division comme le font Sliding Doors et Butterfly Effect. Il donne au contraire l’impression que les mondes ont toujours été séparés. C’est pourquoi je mets +/- pour 5.
(6) : Le film se réfère explicitement à des explications inspirées par la physique quantique. On entend une voix over disant : « Tout n’est qu'un arrangement de particules vibrant en superposition… emportées dans la mer de toutes les autres possibilités. [Everything is just an arrangement of particles vibrating in superposition …washed away in a sea of every other possibility.] »
(7) et (8) : La version Alpha de Waymond révèle l’existence de mondes multiples à Evelyn. À partir de ce moment tous les personnages sont capables de voyager à travers les mondes, ce qui implique qu’ils sont conscients de l’existence de plusieurs mondes.
(9) : L’idée que ce qui se passe dans un monde influence les autres mondes est indispensable à l’unité de l’intrigue. Le parcours à travers le multivers est un voyage initiatique qui permet aux personnages de retourner dans un réel transformé. Les sceptiques diront : pourquoi faut-il un périple à travers des mondes pour changer l’attitude des personnages dans leur monde de base ? A quoi on répondra : parce que ce périple donne lieu à des effets visuels extraordinaires et à des images surréalistes, conformément à l’esthétique contemporaine qui permet au spectacle de se déployer aux dépends de la logique de l’intrigue. Il est intéressant de noter que les évaluations positives du film sur Amazon célèbrent l’invention visuelle, alors que les évaluations négatives se plaignent du chaos de l’intrigue.
Conclusion
33David Bordwell (2002) notait que les films à mondes multiples ne peuvent représenter qu’un nombre restreint de mondes. Nous avons vu un film avec deux mondes, un film avec une demi-douzaine, et un film avec une infinité de mondes. Le nombre de mondes est inversement proportionnel à la compréhensibilité de l’intrigue : avec Sliding Doors, les spectateurs savent toujours dans quel monde les scènes se passent grâce à de clairs indices visuels et ils n’ont aucun problème à suivre l’intrigue ; dans Butterfly Effect, les transitions sont bien marquées et les mondes sont distincts, mais l’interprétation dépend parfois de remarques des personnages dont l’importance ne peut être saisie que rétrospectivement, ou mieux, en visionnant le film plusieurs fois. Avec EEAAO, les mondes sont si nombreux et le film change de mondes si rapidement qu’il met en scène le chaos promis par son titre : de tous les mondes, seul le monde de base est clairement profilé ; les autres mondes se confondent dans l’esprit des spectateurs et cette confusion n’est pas résolue en regardant le film une deuxième ou une troisième fois, car l’Alphavers est l’espace de toutes les possibilités superposées.
34Sliding Doors et Butterfly Effect sont des exemples classiques de multivers : tous leurs mondes existent objectivement, et ils ne créent pas de hiérarchie ontologique entre un monde actuel et des mondes possibles. Mais EEAAO est plus complexe. Tout en affirmant l’existence de mondes multiples, le film maintient une distinction entre un monde de base compréhensible, le monde d’origine de la famille Wang, et le chaos des autres mondes. Le film combine ainsi deux modèles cosmologiques contradictoires : celui du multivers, ou tous les mondes existent objectivement, et celui de la théorie des mondes possibles, qui repose sur le statut distinctif du monde actuel par rapport aux mondes possibles.