Le disnarré, ou les possibles du texte romanesque actualisés par le processus de l’adaptation cinématographique : Simenon à l'écran
1Dans la présente étude, je propose de me pencher sur la problématique de la variation dans le contexte de l’adaptation – en l’occurrence celle d’œuvres romanesques en productions cinématographiques –, c’est-à-dire d’un phénomène de transfert sémiotique qui a déjà fait l’objet d’une telle pléthore d’études théoriques (MacFarlane, 1996 ; Stam, 2005 ; Stam et Raengo, 2005 ; Naremore, 2010 ; Leitch, 2017 ; Vanoye, 2019)1 qu’il peut a priori sembler avoir passablement perdu de sa pertinence, en particulier à l’ère des pratiques transmédiales contemporaines qui se sont accompagnées d’une déhiérarchisation des rapports entre l’œuvre première et l’œuvre-cible. La publication récente de l’ouvrage de Jan Baetens (Baetens 2020) ainsi que les études rassemblées dans le dossier du dernier numéro de la revue Genesis consacré à l’adaptation (Genesis, 2024) témoignent cependant, me semble-t-il, d’un renouvellement des questionnements favorisé par le recours à la méthodologie de la génétique textuelle – l’adaptation, résultat d’un processus de transposition d’une œuvre première qui en constitue en quelque sorte l’avant-texte, peut en effet être considérée, comme je l’ai discuté ailleurs (Boillat, 2024), comme relevant de manière quasi intrinsèque de la génétique (en l’occurrence post-éditoriale dans la plupart des cas). Dans un ouvrage tout entier consacré à l’examen des implications des variantes des textes scénaristiques rédigé en prévision du film En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958) adapté du roman homonyme de Georges Simenon (Boillat 2020a), j’ai éprouvé la productivité d’une application de l’approche génétique au domaine des études cinématographiques. Comme annoncé dans la présentation d’un extrait de ce volume paru dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula (Boillat 2020b, note 9), j’entends développer ici un point spécifique insuffisamment mis en exergue dans l’ouvrage en revenant sur ce film et en discutant d’autres adaptations de Georges Simenon. Ce faisant, je me situerai en marge d’une méthodologie strictement génétique, mais je partirai néanmoins d’observations faites lors de la reconstitution du chantier scénaristique d’En cas de malheur.
2En me tenant sciemment à distance des chemins balisés de la réflexion sur la notion de « fidélité », je propose ici d’explorer certaines divergences patentes et singulières entre l’œuvre filmique et l’œuvre adaptée à l’aune de la notion de « disnarré » (« disnarrated »), forgée par le narratologue et théoricien de la littérature Gerald Prince. Dans la perspective qui est la mienne, l’objectif consiste à interroger la manière dont le récit de l’œuvre-cible peut, selon diverses modalités, actualiser certaines virtualités présentes dans l’œuvre originale – en particulier narratives, même si ce phénomène peut concerner de manière plus restreinte des images spécifiques (la monstration davantage que la narration), à l’instar du plan unique en travelling avant et caméra subjective sur la vague gigantesque contre laquelle, une fois la route nationale progressivement transformée grâce à l’imagerie numérique en un plan d’eau, s’écrase la camionnette des jeunes protagonistes du long métrage Réparer Les Vivants (Katell Quillévéré, 2016) adapté du roman de Maylis de Kerangal où, pour ce passage ponctué de modalisateurs tels que « peut-être » et « sans doute », l’autrice formule une série d’hypothèses quant aux causes de l’accident sans en privilégier une en particulier2. Chez Prince, qui a proposé la notion il y a une trentaine d’années (Prince, 1983) et qui est revenu sur celle-ci dans le glossaire du RéNaf (Prince, 2018), le disnarré se définit également par comparaison avec d’autres notions élaborées pour désigner des phénomènes parents, comme l’alternarré ou le dénarré. Ces dernières notions m’intéresseront toutefois moins ici car j’examinerai des récits de facture relativement classique, en aucune façon comparables, par exemple, à L’Année dernière à Marienbad (« ciné-roman » ou film), dans lequel des alternatives narratives incompatibles coexistent et où le déroulement d’événements peut être simultanément posé et nié – l’ouverture du roman Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet est emblématique d’une telle diégèse paradoxale3, de même que l’opposition entre le contenu verbal over et l’image dans son film L’Homme qui ment (1966). Le disnarré se définit en termes de virtualité, et par conséquent, même s’il a été originellement pensé pour aborder un récit unique dans son fonctionnement propre, il peut à mon sens s’appliquer à la démarche comparative conduite lors de l’étude de processus adaptationnels. La définition de Prince est la suivante :
Le disnarré inclut des éléments qui, dans un récit, se réfèrent explicitement à ce qui n’a pas eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu : “il n’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret des plus grandes magnificences intérieurs ; mais je ne demandai pas à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe.” Le disnarré comporte donc des expressions aléthiques de virtualité (inaccomplie) ou d’impossibilité, des expressions déontiques (respectées), des expressions de vœux non exaucés, d’espoirs trompés, de faux calculs et ainsi de suite. (Prince 2018 §1).
3Il s’agit donc d’éléments narratifs auxquels se réfère le texte – ils sont explicitement énoncés – mais qui ne s’actualisent pas dans la diégèse romanesque. On peut ainsi faire l’hypothèse que dans certains cas l’adaptation cinématographique peut se glisser dans ce sillon parfois à peine esquissé (voire explicitement délaissé) par l’auteur de l’œuvre originale pour le creuser et le prolonger, créant une bifurcation susceptible de conduire le récit aux antipodes de celui de l’œuvre originale, tout en étant néanmoins suscité par celle-ci. Comme l’a souligné Frank Wagner dans un article où il revient sur les définitions de la constellation conceptuelle proposée par Prince – Wagner cède d’ailleurs aussi à l’attrait du néologisme en proposant la notion de « périnarré » – , le disnarré porte sur une virtualité à laquelle le texte fait explicitement référence, mais qui demeure inaccomplie dans le récit : « Pour n’être pas retenus par le narrateur, […] les scénarios narratifs exclus n’en sont pas moins textualisés, intégrant l’espace du récit » (Wagner, 2020, § 34). Cette textualisation peut ensuite servir de base aux adaptateurs, les « scénarios narratifs » se concrétisant alors dans des scénarios de films.
Tous les « chemins qui bifurquent » ne relèvent pas du disnarré
4On distinguera le disnarré de modifications de divers ordres certes intéressantes dans l’optique de l’examen des partis-pris des adaptateurs, mais à propos desquelles on ne peut pas retracer une origine dans une alternative énoncée dans l’œuvre originale. Pour exemplifier en quoi nombre de cas ne relèvent pas du disnarré, je propose d’examiner succinctement la transformation du récit premier pratiquée par Bertrand Tavernier dans L’Horloger de Saint-Paul (1974), projet à propos duquel le cinéaste signifiait dans une lettre au romancier son intention de « donner à l’histoire un contenu réaliste et politique sur la France actuelle » (Janssens, 2005, p. 162). Pour son premier long métrage, le réalisateur non seulement transpose le cadre spatial et temporel du récit – l’histoire de son film se déroule à Lyon au début des années 1970, tandis que L’Horloger d’Everton, publié en 1954 par Simenon, est situé dans une petite ville fictive de l’État de New-York –, mais change en profondeur la motivation du méfait commis par le fils du personnage éponyme qui, chez Simenon, assassine un automobiliste qui se présente par hasard à lui pour lui voler sa voiture puis entreprendre une cavale avec sa copine. Dans le scénario que le réalisateur co-signe avec Aurenche et Bost (tandem presqu’attitré d’Autant-Lara dans les années 1940-1950), l’action du jeune homme s’apparente à une revendication politique qui rappelle Mai 68 et, sur le plan individuel, se comprend comme un acte de représailles à l’encontre d’un patron qui a harcelé une jeune employée, en l’occurrence son amie. Dans le film, il ne s’agit pas pour le jeune homme de dérober un véhicule à un inconnu, mais d’en exposer, aux yeux de tous, la carcasse carbonisée: le motif de la voiture en flammes, qui s’impose dès le pré-générique du film et qui fut repris sur les affiches à l’époque de la sortie du film en salles, est fortement associé aux émeutes liées aux mouvements de contestation sociale des années 1960-1970. Or, si Simenon parle certes d’un conflit de génération (du point de vue des pères, comme le film), il est impossible de trouver dans le roman une seule phrase susceptible d’être à l’origine de l’inflexion conférée au récit par les adaptateurs : le père et l’inspecteur de police qui s’interrogent sur les raisons de cette soudaine révolte du jeune homme n’échafaudent aucune hypothèse de ce type (même pas pour l’écarter). On ne peut donc pas considérer, dans ce cas, que l’adaptation exploite un disnarré interne au roman.
5En revanche, à propos de l’un des trois scénarios adaptés de Simenon par Michel Audiard et récemment parus dans un recueil, celui du film Le Président (1961) réalisé par Henri Verneuil, Benoît Denis, coéditeur scientifique des œuvres de Simenon dans La Pléiade, commente ainsi la transformation du personnage-titre interprété dans le film à trois âges différents par Jean Gabin et que le film donne à voir comme un homme d’action : « On pourrait dès lors poser l’hypothèse que le film développe une virtualité du roman que Simenon avait choisi de ne pas explorer tout en la suggérant. » (Denis, 2020, p. 695). Une telle proposition de lecture du travail d’Audiard, même si elle est formulée comme une hypothèse générale qui n’est pas précisément explorée à même le texte – il s’agit d’ailleurs plus ici d’un choix de perspective narrative (Simenon opte pour un personnage âgé, complètement retiré du monde et relativement passif qui convient mal aux normes du récit filmique) –, a trait à la notion de disnarré, qu’il me paraît pertinent de mobiliser dans le cadre d’une réflexion sur l’adaptation. Lorsqu’André Gardies discute l’adaptation au cinéma en concevant la littérature comme une base de données, il situe son propos sur le plan d’une telle actualisation : « Tout adaptateur qui “écoute” le texte dont les droits sont acquis est […] susceptible d’entendre une profusion de propositions qu’il est libre, bien entendu, de suivre ou non » (Gardies, 1999, p. 108). Ces propositions résultent pour l’adaptateur de sa propre activité inférentielle et n’ont pas nécessairement été formulées explicitement ou intentionnellement dans l’œuvre originale, où elles s’y trouvent, en quelque sorte, sous une forme de latence que l’adaptation fait advenir à la surface. La sociocritique de l’adaptation envisage d’ailleurs la production du sens en des termes similaires : Jeanne-Marie Clerc et Monique Carcaud-Macaire utilisent la notion de « tiers interprétant » pour qualifier un mécanisme d’ajustement du sens opéré par le discours filmique dans le cas de l’adaptation, ce qui postule selon elles « que des actualisations caractéristiques de l’œuvre première soient atténuées, voire négligées, et que ce qui n’y figurait que potentiellement à l’état de sens virtuels puisse prendre des formes concrètes » (Clerc et Carcaud-Macaire, 2004, p. 91-92).
6J’entendrai toutefois pour ma part ici la concrétisation de virtualités non pas seulement comme le résultat d’une activité herméneutique entreprise par une nouvelle communauté interprétative – toute adaptation participe de la réception de l’œuvre première –, mais comme une forme de modalisation du discours narratif partiellement programmée par le texte original. Quand le narrateur, par exemple, nous précise qu’un personnage n’effectue pas telle ou telle action, ou n’aurait pu le faire que sous certaines conditions qui ne sont en fin de compte pas réunies, cette action est à la fois absente de la diégèse romanesque et présente dans le texte, de sorte qu’elle s’offre à l’adaptateur comme une proposition.
La mer ou la montagne, telle est la question (En cas de malheur)
7J’en suis venu à constater, tout en n’en faisant jusqu’ici qu’une mention très incidente, l’importance de processus apparentés au fonctionnement du disnarré dans ma recherche consacrée au film En cas de malheur. En effet, l’un des « scénarèmes » – pour emprunter à Ferrer (2011, p. 73) une notion désignant les noyaux fondamentaux qui persistent au travers de différents états d’un texte – que l’on peut dégager des scénarios produits par les adaptateurs Aurenche, Bost et Autant-Lara se décline paradigmatiquement sur deux alternatives irréconciliables et pourtant envisagées tour à tour par les auteurs. Dans le roman, le protagoniste principal, l’avocat Lucien Gobillot, ne détrompe pas son épouse Viviane qui croit qu’il l’accompagnera pour un séjour à Cannes (ville dans laquelle Simenon a rédigé le roman, comme il l’indique à la fin de l’ouvrage grâce à la mention « Golden Gate, Cannes, le 8 novembre 1955 »), alors qu’en fait il a planifié, à l’insu de celle-ci, des vacances d’hiver à Saint-Moritz avec son ancienne cliente et amante Yvette :
C’est pourquoi je me suis décidé, en fin de compte, pour Saint-Moritz. […] Le décor luxueux la [Yvette] dépaysera au début, mais nous garderons plus facilement un certain anonymat. J’ai donc téléphoné. […] Le même jour, Viviane, après dîner, a ouvert le dernier numéro de Vogue et m’a montré une robe blanche à plis lourds qui ne manque pas d’allure.
– Tu aimes ?
– Beaucoup.
– Je l’ai commandée cet après-midi.
Pour Cannes, je n’en doute pas. La robe s’appelle « Riviera », mais je n’ai pas souri, je n’en ai pas eu envie car, à mesure que l’heure des explications approche, je me rends mieux compte que ce sera dur. » (Simenon [1956] 2010, p. 161-162).
8Dans ce roman écrit à la première personne sur le ton d’un journal intime, deux destinations de vacances sont envisagées par le personnage-scripteur : les Grisons (avec Yvette) et la Riviera (avec Viviane). Le protagoniste n’y manifeste toutefois aucune hésitation, car sa décision de partir à la montagne est prise. Or, dans ma recherche sur la genèse scénaristique du film, j’ai pu observer combien ces deux lieux d’un séjour par la suite abandonné en raison du décès d’Yvette ont pu être alternativement actualisés comme un choix de Gobillot. On peut imaginer qu’il eût paru pour le moins incongru au public de 1958, période d’explosion internationale du phénomène Bardot, que l’avocat privilégie sur la star de Et Dieu créa… la femme (1957) son épouse quinquagénaire, fût-ce sur le conseil de son médecin qui lui recommande du repos après un malaise ressenti dans la salle des pas perdus – signe d’une faiblesse physique dont Gabin réclamera l’éviction dans des versions ultérieures du scénario (Boillat 2020a, p. 240-242), l’acteur tenant à reviriliser son personnage4. Dans une continuité datée du 6 juillet 19565, Gobillot informe simplement son épouse qu’il a pris la décision de quitter Paris pour des vacances – Viviane, loin de s’en réjouir, lui dit juger le moment mal choisi au vu de l’enquête diligentée par le Conseil de l’Ordre à son encontre –, en restant très évasif (mais sans lui cacher cette intention) et sans que Cannes ne soit mentionné6 ; il confie ensuite à son médecin qu’il a prévu de partir en montagne avec son amante7, juste avant la séquence dans le magasin d’habits de sport d’hiver qui figurera également dans le film.
9Pourtant, dans une autre version tapuscrite de la continuité dialoguée, datée du 28 juin 1957, on trouve une scène dans laquelle André Gobillot (ainsi que le prénomment les adaptateurs) annonce à Viviane, qui lui montre également l’image d’une robe qu’elle s’apprête à acheter pour son séjour, qu’il a décidé de partir avec elle pour Cannes, et en l’occurrence le soir même :
Il s’assied sur son lit, l’air préoccupé… Viviane lui montre une robe du soir…
Viviane.– Regarde… Exactement ce qu’il me faut pour Cannes.
Gobillot.– Oui.
Viviane.– Elle te plaît ? Alors, je la commande.
Gobillot.– Oui… (il se reprend)… Tu n’auras pas le temps… (il la regarde et dit) Parce qu’on part ce soir pour Cannes.
Viviane (stupéfaite).– Ce soir… ? Mais, je ne serai jamais prête… !
Elle réfléchit un court instant [note marginale manuscrite]. Elle a un élan vers lui… Gobillot s’écarte, crispé, et assez rude :
Gobillot.– Ah, je t’en prie, Viviane… Il se lève…
(CH CSL 005 100/5 A4.1, p. 121)8.
10Ici, l’annonce d’un départ précipité n’est pas un mensonge destiné à apaiser le conflit au sein du couple : l’avocat prend la résolution, pour se protéger en raison d’une fatigue excessive, de s’éloigner d’Yvette, de tenter de résister au « démon de midi ». Le caractère affirmatif du ton de ses répliques est signalé typographiquement par le soulignement, et la précision « ce soir » s’oppose à la planification diffuse du roman tout en signifiant l’urgence de la situation, comme si Gobillot tentait brutalement de se soustraire à ses propres instincts (le titre alternatif prévu pour le film était, à ce stade, « La cote d’alerte »). Elle est accompagnée dans la marge de l’ajout manuscrit « détaillé », consigne visant à ce que le terme soit prononcé de manière détachée afin d’être mis en évidence. Viviane croit momentanément qu’elle regagne son époux, mais il lui signifie sèchement qu’il ne faut pas l’interpréter ainsi. Il n’empêche que, dans ce texte scénaristique, la situation est inversée par rapport au film puisque c’est Yvette qu’il trahit, à laquelle il avait promis des sports d’hiver. Jeanine, la bonne d’Yvette, semble d’ailleurs surprise d’apprendre, en entendant la conversation téléphonique au cours de laquelle il demande à Viviane de prendre le train sans lui, qu’il avait réservé un billet de train pour Cannes, comme si, pourrions-nous le dire en envisageant la réplique sur un plan méta-génétique, elle s’émouvait de cette non-conformité au récit original :
Il raccroche… se retourne, et aperçoit Jeannine, debout, dans l’embrasure de la porte…
Gobillot donne la lumière.
Jeanine. – Vous aviez un train à prendre… ?
Gobillot.– Plus maintenant.
Jeanine. – Qu’est-ce que c’était, ce train ?
Gobillot.– Qu’est-ce que ça fait ? Je ne le prends pas… Jeanine, il lui est arrivé quelque chose.
(CH CSL 005 100/5 A4.1, p. 125).
11Le scénario, donc, actualise une virtualité narrative du roman, illusion destinée à reporter le moment de la confrontation avec l’épouse, pour finalement se réaligner, après cette bifurcation provisoire, sur le récit original. Un document daté lui aussi du 28 juin 1957 – indice de la rapidité avec laquelle des changements peuvent être envisagés par les auteurs – qui se présente comme une annexe à cette continuité sous la forme d’une liste de modifications à apporter précise d’ailleurs : « Pousser l’émotion sur Gobillot – peut-être dira-t-il à Viviane qu’il ne partira pas avec elle. Il tient le coup et ne renonce pas à Yvette » (CH CSL 005 102/2 A4.1). Cette auto-consigne porte sur une explicitation d’un contenu narratif présent dans l’œuvre originale ; on notera toutefois l’adverbe « peut-être », qui témoigne, même si la dernière phrase tend à clarifier l’option choisie, d’une hésitation qui n’est pas tant celle du personnage que celle des adaptateurs.
12Il s’agit bien ici, à l’échelle de la continuité dialoguée, d’une occurrence de disnarré, car le fait de projeter de partir à Cannes en train est bien présent dans le texte de Simenon (sous la forme d’une négation), et ne constitue pas un pur ajout des scénaristes. Le film, toutefois, n’en gardera pas trace, puisqu’en fin de compte l’accent sera mis, et plus encore que dans le roman, sur la romance avec Yvette.
La propension de l’écriture simenonienne au disnarré
13La très prolifique production romanesque de Georges Simenon qui, au niveau francophone, est celle du xxe siècle qui a occasionné le plus grand nombre d’adaptations au cinéma et à la télévision (Gauteur, 2001 ; Janssens, 2005) me paraît présenter une pertinence toute particulière du point de vue de l’étude du disnarré, et ce pour deux raisons : la première tient précisément à la prolixité et au rythme de production effréné de ce romancier dont les œuvres sont dans leur grande majorité conçues et achevées en une semaine, relecture et transcription tapuscrite comprises. Ce rituel visant l’efficience, bien documenté (voir notamment Gothot-Mersch, 1980), comprend un planning strict indiqué dans un calendrier – pour En cas de malheur, les indications figurant sur le calendrier de l’année 19559 de l’écrivain témoignent du fait que Simenon avait prévu la rédaction de l’intégralité du roman entre le 1er et le 8 novembre. C’est pourquoi, même en dehors de la série des Maigret, il y a chez Simenon une dimension sérielle, une tendance à proposer de sensibles variations sur un même thème, avec un fort degré de récurrence des mêmes éléments de structure narrative qui se prête à une approche structuraliste comme celle menée par Hendrick Veldman (1981). Un élément laissé à l’état virtuel dans un roman peut se voir actualisé pleinement dans un autre. Ces reprises proches de ce que l’on appellerait, au cinéma, des remakes, peuvent être soit considérées comme une carence en originalité, soit valorisées, comme le fait Benoît Denis dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, par exemple lorsqu'il note que « […] La Veuve Couderc, considéré dans sa proximité avec La Maison du canal, est un saisissant exemple de la capacité du romancier à générer deux histoires profondément différentes à partir des mêmes matériaux de base » (Simenon, 2003a, p. 1459).
14Une seconde raison qui fait de ce corpus un bon objet pour l’étude du disnarré réside dans un trait de l’écriture simenonienne : le romancier accorde sa préférence à la formulation d’hypothèses plutôt qu’à l’adoption d’un mode assertif. Cette caractéristique énonciative n’est pas sans représenter, pour les nombreux adaptateurs de sa production romanesque, un véritable écueil, et ce en raison de la sorte de carence actionnelle qu’elle implique – le paradoxe d’une supposée cinématographicité de l’écriture simenonienne conjuguée avec ce qui s’avère être dans les faits un faible degré d’adaptabilité est l’un des constats récurrents des études consacrés aux films issus de romans de Simenon (voir Becker, 2001). Pourtant, la fréquence d’une modalisation du discours chez Simenon peut aussi, à l’inverse, fonctionner comme une stimulation en raison de la latitude qu’elle laisse aux réappropriations.
15Cette caractéristique est d’autant plus marquée dans ce que Simenon appelait les romans durs ou les romans de la destinée (par opposition notamment aux récits policiers de la série des Maigret), qui ont fait l’objet de nombreuses adaptations à l’époque du cinéma dit de la Qualité française et jusqu’aux années 1970. Cette particularité a été très justement notée par Laurent Jullier dans son étude de la gestion du point de vue consacrée à Monsieur Hire (Patrice Leconte, 1989) :
Simenon répugne à jouer au narrateur omniscient qui traduirait systématiquement en mots les pensées, les réflexions de ses personnages […]. Afin de distribuer le savoir, il a plutôt recours à des figures de récit qui permettent de relativiser l’information par rapport à ce que la sémantique cognitive appelle un univers de croyance » (Jullier, 1995, p. 68).
16Veldman (1981, p. 172) a, lui aussi, souligné ce refus de l’omniscience, la connaissance des êtres demeurant chez Simenon un objectif inaccessible, et ce même lorsque le « héros » se tend un miroir à lui-même – « nous en sommes réduits à des hypothèses », comme l’indique Veldman en citant une phrase du roman Le Passage de la ligne (1958). Les manifestations textuelles de ce relativisme, autrement dit de cette modalisation, sont diverses. Je prendrai un exemple au début du roman La Vérité sur Bébé Donge (1942) :
François s’éveilla vers six heures, comme chaque fois qu’il était à la campagne. Sa femme ne l’entendit pas quitter la chambre sur la pointe des pieds ou, si elle l’entendit, elle ne battit pas des paupières. »
[…]
Toujours est-il que Bébé Donge ne tressaillit pas au nom de Jalibert. Elle mangeait délicatement, le petit doigt écarté. […] Écoutait-elle ? Pensait-elle ? (Simenon, 2009, p. 331 et 335, je souligne).
17On observe que le choix d’un ancrage perceptif strictement limité à un personnage et démarqué de la dimension épistémique réduit au statut de pure spéculation tout ce qui concerne les autres protagonistes (et même parfois ce qui se rapporte au protagoniste dans des romans à la première personne, dont on nous dit souvent chez Simenon qu’il ne se comprend pas lui-même). La présence de formes interrogatives est l’indice d’une mise à mal de l’omniscience de l’instance narrative. L’opacité des motivations du personnage féminin appelé Bébé dans le roman favorise ainsi les transformations opérées par Henri Decoin dans son adaptation cinématographique en termes de représentation des rapports de genre, examinés notamment dans La Drôle de guerre des sexes du cinéma français par Burch et Sellier (1996, p. 296), qui y décèlent à cet égard une dimension progressiste dont le roman est totalement dépourvu.
18Bien que l’écriture de Simenon soit a priori fort éloignée des préoccupations du Nouveau Roman, on y trouve à cet égard des points communs avec l’œuvre de Robert Pinget, dans laquelle Wagner voit
la mise en œuvre d’une esthétique disnarrative qui provient non seulement de la concomitance des modes conditionnel et indicatif, mais encore du recours au subjonctif, de la multiplication des tours interrogatifs, de l’abondance de réfutations, et de la mise en concurrence des divers scénarios évoqués » (Wagner, 2020, §31).
19Tous ces traits pourraient être repérés, même si leur degré de prégnance est moindre, dans plusieurs récits de Simenon. Aussi lit-on dans le roman intitulé Le Train (1961) :
Le ciel était assez clair pour que son corps se dessine dans l’obscurité mais je ne pouvais voir ses traits. A-t-elle eu peur, a-t-elle cru que je voulais la noyer, peut-être me noyer avec elle ? Son corps s’est rétracté, pris de panique animale.
[…]
Je me demande aujourd’hui si elle avait eu tellement tort d’avoir peur. Tout était possible alors. (Simenon, 2003b, p. 901).
20Après avoir formulé des questions, le personnage-narrateur en conclut rétrospectivement, à propos de son propre comportement également, que « tout était possible » – ce sont ces possibilités qui s’offrent à l’adaptateur, qui pourrait ici opter pour du dénarré en racontant l’assassinat d’Anna, la juive allemande qui fuit devant l’armée allemande, par Marcel qui s’est épris d’elle, rencontrée dans un wagon dans lequel s’entassaient les exilés. En raison d’une tendance à proposer au cinéma un happy-end et de la nécessaire valorisation des vedettes, ce sont souvent les fins de films qui offrent les alternatives les plus évidentes : alors que dans le roman, Marcel abandonne lâchement, à l’instar des nombreux personnages veules de Simenon, Anna à son sort, ce qui conduira à ce qu’elle soit fusillée, ce finale n’a pas été retenu par Pierre Granier-Deferre et Pascal Jardin dans le scénario de l’adaptation dans laquelle jouent Romy Schneider et Jean-Louis Trintignant. Si le personnage masculin hésite à dénoncer son amante à la Gestapo, l’amour sera plus fort et il préférera mourir avec elle. Dans le film La Veuve Couderc (Pierre Granier-Deferre, 1971), adapté du roman homonyme de Simenon paru près de trente ans plus tôt et qui compte lui aussi deux grandes vedettes, Alain Delon et Simone Signoret, l’évadé du bagne n’assassine pas la veuve qui s’est éprise de lui, mais celle-ci décide de rester à ses côtés et tombe sous les balles lors d’un siège organisé par la police. Dans une série de champs/contrechamps sur elle et lui (réduit à deux reprises à son bras brandissant une arme au premier plan), échange de regards comme suspendu dans le temps après la menace qu’il vient de proférer en pointant sur elle un pistolet (« Tu vois, un criminel, ça vole aussi… et ça tue ! ») [57’35’’-58’18’’], le personnage interprété par Delon hésite à abattre celle qui lui a offert un gîte, contrairement à son homologue dans le roman, qui tue la veuve jalouse de plusieurs coups de marteau dans une indifférence complète – ce protagoniste fut d’ailleurs comparé par Gide à Meurseault dans L’Étranger de Camus, roman paru lui aussi en 1942 et chez le même éditeur10. Lorsque le fuyard interprété par Delon suspend son action pendant plusieurs secondes avant de se raviser, durée étirée par le champ/contrechamp, c’est comme si le film même manifestait une sorte de scrupule à bifurquer de manière aussi radicale du roman dont il est issu. Le cinéma doit s’adapter à d’autres codes moraux, ceux d’un spectacle grand public, et au respect du pouvoir d’attraction des persona des vedettes. Ces modifications ne relèvent pas toujours à proprement parler d’une exploitation du disnarré, mais affectent des nœuds narratifs du récit romanesque, là où par exemple, dans La Veuve Couderc, se présente l’alternative entre tuer ou épargner, être condamné à mort ou survivre.
Le disnarré dans Feux rouges (1953/2004)
21Pour illustrer mon propos au travers d’une étude de cas, je discuterai en conclusion l’adaptation par Cédric Kahn, Laurence Ferreira Barbosa et Gilles Marchand sortie en 2004 du roman Feux rouges (1953) de la période américaine de Simenon, avec Jean-Pierre Darroussin dans le rôle d’Antoine, personnage qui, lors d’un trajet en voiture pour un week-end de vacances avec son épouse Hélène incarnée par Carole Bouquet, s’enivre en s’arrêtant dans plusieurs bars au bord de la route, perd la trace de sa femme qui a quitté la voiture au cours d’une halte pour poursuivre le trajet en train puis prend en stop un assassin en cavale qui s’avérera être celui qui, au cours de la même nuit, a agressé Hélène. Je me cantonnerai à l’examen d’une divergence décisive du récit adapté par rapport à l’œuvre originale qui entretient plusieurs parentés avec le disnarré : alors que dans le roman le protagoniste, prénommé Stéve, après s’être senti humilié par son épouse envers laquelle il nourrit un sentiment d’infériorité, admire le comportement qu’il juge très viril de l’individu qu’il a pris en stop, se rend compte tardivement qu’il est le fuyard annoncé par la radio, est laissé pour mort par ce dernier sur le bord de la route, avoue lors d’un interrogatoire de la police avoir rencontré le fuyard et apprend enfin que les agents ont retrouvé l’homme en cavale qui est décédé dans une fusillade, dans le film tout porte à croire que c’est Antoine lui-même, dans une sorte d’acte de regain de virilité, qui s’est confronté à son agresseur et en est venu à bout.
22Dans un échange par courriel que j’ai eu avec Cédric Kahn, le cinéaste et coscénariste a revendiqué ce changement majeur ainsi :
Oui ça a été le grand choix d’adaptation du livre vers le film, passer du meurtre symbolique ou fantasmatique au meurtre réel. Je ne saurais dire si ça s’est imposé vite mais, en effet, il nous paraissait plus visuel et plus réel qu’il aille au bout de cette pulsion, même si le film laisse la place à la possibilité que ça n’a pas tout à fait existé.
23Deux points dans sa réponse suggèrent une virtualité. D’une part, le meurtre perpétré par Antoine est selon lui déjà présent dans le roman, mais sous une forme fantasmatique que le film vient donc actualiser – il faut noter que si le roman est écrit à la troisième personne, le narrateur adopte systématiquement le point de vue du protagoniste ivre dont à la fois il partage la logique ainsi que les interrogations11 et se distancie des propos et opinions12. D’autre part, le récit filmique réintroduit une dimension virtuelle en maintenant une ambiguïté. La séquence dans le bois, qui se présente dans le film comme un duel à mort, est mentionnée dans le texte romanesque, mais au conditionnel et avec le point de vue d’Antoine lorsque ce dernier prend conscience de la menace que constitue son passager : « Halligan pouvait l’abattre sans danger s’il en avait l’envie, traîner son corps dans le bois où on mettrait des jours à le découvrir » (Simenon 2019 [1953], p. 68).
24Ce qu’imagine avec effroi Stève dans le roman, l’homme en cavale du film tente effectivement de le réaliser – cette action et le lieu choisi relève bien du disnarré –, si ce n’est que la situation s’inverse, Antoine prenant le dessus sur son adversaire, ce qui crée un revirement central dans le récit filmique. Après l’altercation dans le bois, Antoine remonte dans la voiture, s’assied au volant et fait alors face à son agresseur qui se tient à quelques mètres du véhicule, le visage ensanglanté se détachant dans la nuit (le film voisine ici avec le genre horrifique). La passivité momentanée des deux protagonistes qui se toisent au moment du fondu au noir ainsi que l’ellipse introduite précisément à ce moment-là placent le spectateur pour cette action décisive en focalisation externe – en dépit d’un zoom avant sur Antoine dont la fonction de connotateur d’intériorisation dit bien le statut paradoxal de la séquence, et plus précisément dans une situation de carence informative. Certes, plusieurs éléments ultérieurs viendront corroborer l’inférence selon laquelle Antoine, dans la suite de cette action laissée hors-champ, lancera son véhicule sur le fuyard blessé pour l’achever : l’inspecteur de police informe Antoine que le corps a été retrouvé dans un bois et a été écrasé par une voiture, Antoine est en possession à la fin du film du collier repris à son agresseur et appartenant à son épouse dont on apprendra qu’elle a été violée dans le train par le fuyard, et, enfin, Antoine est victime, cette fois pourtant à jeun, d’une hallucination rétrospectivement comprise comme un cauchemar dans lequel il s’arrête sur une route après avoir senti une secousse sous son véhicule, se penche à plusieurs reprises sous le châssis dans une ambiance de calme champêtre (aucune musique extradiégétique, chants des oiseaux) sans apparemment ne rien noter avant de le faire une dernière fois, ce qui occasionne un contrechamp sur le visage éborgné et écorché de son ennemi, brève apparition qui fonctionne comme un choc et réveille Antoine.
25Le processus de l’adaptation dans Feux rouges mobilise donc à deux stades le disnarré : en exploitant celui du roman, dont le protagoniste s’illusionne complètement à propos de lui-même et nourrit un fantasme d’omnipotence que le film concrétise en un narré effectif, et au sein du récit filmique lui-même, qui mobilise la forme du récit enchâssé au sens où l’a théorisé Marie-Laure Ryan (1986), c’est-à-dire d’une production mentale du personnage qui « fait partie de l'histoire au même titre que les faits physiques », l’histoire se présentant comme « un ensemble d'histoires possibles, certaines réelles et d'autres virtuelles, dont l'interaction détermine le comportement des personnages »13. Ce sont ces contenus narratifs virtuels, variantes suggérées au sein d’un récit, dont j’ai essayé ici de souligner l’intérêt dans la perspective d’une étude de l’adaptation, phénomène qui multiplie et déploie ces manifestations de variances discursives.
26Alors que l’adaptation est majoritairement conçue en termes d’écart, lequel se voit exploré à travers le repérage de suppressions, ajouts, déplacements ou transformations, la notion de disnarré nous invite quant à elle à envisager certaines virtualités de l’œuvre originale. Dès lors, l’adaptation est pensée non pas (seulement) comme un processus de condensation (« le cinéma comme Digeste », comme le disait André Bazin, [1948] 2018, p. 442) ou d’élaboration d’équivalences (autre terme cher à l’auteur de Qu’est-ce que le cinéma ?), mais comme une entreprise de nature spéculative exploitant un matériau préalable, à l’instar des objets de la génétique textuelle que Daniel Ferrer, dans Logiques du brouillon, discute également à l’aune des théories littéraires de la sémantique des mondes possibles, en particulier le statut des versions avant-textuelles et leurs incidences sur le monde fictif même (et réciproquement) (Ferrer, 2011). L’œuvre simenonienne a non seulement généré une pléthore d’adaptations cinématographiques, mais celles-ci ont contribué à l’explicitation d’une tendance au disnarré – notion qu’il me semble pertinent de considérer dans le cadre d’une comparaison entre œuvre adaptée et adaptation – et à l’actualisation des possibles que le romancier prolifique n’avait pas retenus, sans doute par souci de différencier les uns des autres des récits somme toute très parents.