Colloques en ligne

Jean-Marc BAUD

Entre la ZAD et la start-up : les collectifs littéraires à l’épreuve du XXIe siècle

Introduction

1Limite, Perpendiculaire, BoXon, Inculte, Général Instin, Zanzibar, Jef Klak, RER Q, L’armée noire, le Moziki littéraire, Les Aggloméré.e.s, Les Ateliers de l’Antémonde, AJAR, Hétérotrophes… De nombreux collectifs littéraires francophones ont éclos depuis trente ans, et peut-être davantage encore pendant la dernière décennie. Pourtant, la littérature contemporaine a longtemps été définie comme un moment de disparition des groupes d’écrivains : l’idée selon laquelle « les groupes esthétiques se dissolvent sans que d’autres ne viennent les remplacer », est ainsi érigée par Dominique Viart en « symptôme » de cette « nouvelle période esthétique » (Viart, Vercier, p. 8, 2008) dans l’avant-propos de La Littérature française au présent, et elle justifie aussi la périodisation d’un colloque qui s’est tenu à Liège en 2013 sur les « Logiques et dynamiques des groupes littéraires » : « il fallait s’en tenir à la fin des années 1970, où les groupes littéraires meurent avec les dernières avant-gardes » (Saint-Amand, 2016, p. 9). On a pu déduire de la fin des avant-gardes la fin de toute possibilité collective en littérature alors qu’il s’agit sans doute davantage d’un changement de modalité de regroupement, marqué par le passage du modèle avant-gardiste à la forme-collectif1. Là où l’on décrit souvent les auteurs contemporains comme de « grands singuliers » (Meizoz, 2016, p. 27) et la littérature actuelle comme incompatible avec ces dynamiques de groupe, j’aimerais montrer au contraire que la configuration du champ est aujourd’hui propice à l’éclosion et au développement des collectifs littéraires. Je propose donc ici un premier repérage de ce champ, avec l’objectif d’ouvrir des pistes de recherche pour un chantier d’étude collectif, évidemment.

Un champ contemporain propice au développement des collectifs

2Un ensemble de mutations caractérisant la vie littéraire contemporaine rend possible et même favorise le développement des collectifs d’écrivains. Outre le numérique2, je souhaiterais m’arrêter sur deux mutations institutionnelles cruciales des vingt dernières années.

La littérature hors du livre

3Jérôme Meizoz décrit la littérature d’aujourd’hui non plus seulement comme un « thesaurus de textes », un corpus, une bibliothèque, mais comme un « ensemble d’activités » (Meizoz, 2018, §18), rejoignant en cela le concept de « littérature exposée » mis au point par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (Rosenthal et Ruffel, 2010). Depuis les années 2000, la professionnalisation de l’écrivain s’est accélérée sous le coup de politiques culturelles qui ont accru son indépendance vis-à-vis des éditeurs : l’auteur est de plus en plus sollicité, pour une performance, une rencontre en librairie ou à l’université, une résidence, un festival ou un atelier d’écriture, ces activités modifiant la nature de son travail et le statut de son œuvre.

4Ces événements sont des lieux de sociabilisation importants pour les écrivains, à l’origine de la formation de nombreux collectifs : c’est ainsi au festival de Bron, en 2004, qu’Arno Bertina, Oliver Rohe et François Bégaudeau se rencontrent, instant qui fut l’un des préludes de la création de la revue Inculte. C’est aussi au festival « Nous brûlons », en 2018, que se forme pour la première fois le collectif RER Q, lorsqu’Etaïnn Zwer décide d’inviter d’autres poétesses à la performance qu’elle doit assurer. La forme-collectif offre un certain nombre d’avantages dans le contexte de la littérature exposée, permettant des mécanismes de solidarité et de camaraderie qui jouent à plusieurs niveaux. Psychologiquement tout d’abord, le travail collectif peut permettre une galvanisation ou une désinhibition favorisant la performance de textes sur scène ou l’animation d’un atelier d’écriture par exemple. En retour, la littérature exposée est sans doute plus favorable à l’activité collective : préparer une soirée de performance est ainsi souvent moins engageant et moins long que l’écriture collective d’un ouvrage. Ce mode de regroupement offre aussi des avantages organisationnels : le collectif permet une mutualisation de la charge administrative et une répartition de la participation aux événements entre les différents auteurs et autrices. Les poètes du collectif Boxon considèrent ainsi qu’il y a collectif dès lors que trois membres sont réunis pour une performance, ceux-ci variant selon les disponibilités de chacun. Le collectif peut alors jouer comme lieu de mutualisation et de redistribution des contrats et des capitaux, économiques, symboliques et sociaux, selon une logique de solidarité entre individus émergents et ceux plus reconnus, comme l’a bien montré Mathilde Zbaeren à propos du collectif Hétérotrophes (Zbaeren, 2020). De tels regroupements favorisent ainsi l’extension du réseau de leurs membres, grâce aux événements où ils sont invités collectivement ou à des mécanismes d’entre-invitations. Ainsi, entre 2015 et 2017, trois incultes se succèdent à la tête du festival des rencontres de Chaminadour, Maylis de Kerangal d’abord, puis Mathias Énard et Arno Bertina. À chacune de ces éditions, plusieurs incultes font partie de la programmation : Maylis de Kerangal invite en 2015 Arno Bertina, Claro, Mathias Énard, Oliver Rohe, tandis que Mathias Énard sollicite l’année suivante Maylis de Kerangal, Hélène Gaudy, Mathieu Larnaudie et Arno Bertina, qui lui-même fait venir Hélène Gaudy, Maylis de Kerangal, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe en 2017. Cette continuité inculte dans la présidence3 favorise une présence renforcée du collectif dans la programmation année après année.

5Cette affinité entre le paradigme de la littérature hors du livre et la forme-collectif contribue à faire de ce type d’intervention l’activité première de nombreux collectifs, devant la rédaction et la publication de textes imprimés. C’est souvent le cas chez les collectifs de poètes, dont la tradition orale et scénique est plus ancienne, comme le montre le geste d’affiliation exprimé par BoXon dans son manifeste :

BoXoN s’inscrit également dans une histoire ancienne de la poésie hors du livre, et, plus particulièrement dans l’histoire de la poésie scénique (Hydropathes, dada, lettristes...) et, bien évidemment dans la lignée de la poésie sonore (François Dufrêne, Brion Gysin...), de la poésie-action (Bernard Heidsieck), d’une « poésie en chair & en os » (Julien Blaine) et « poètes-bruyants » comme Jean-Pierre Bobillot. (Boxon, 2022, p. 147)

6Comme l’illustre aussi la communication du collectif RER Q pour son « Sex poetry tour 2019 », qui emprunte davantage à l’imagerie du groupe de rock qu’à celle du groupe littéraire4. Mais la prédominance de ces interventions vis-à-vis de l’imprimé se manifeste également chez les collectifs de romanciers et de romancières. C’est le cas par exemple des deux collectifs de science-fiction Les Aggloméré.e.s et Les Ateliers de l’Antémonde, dont le seul livre publié (Subtil Béton pour le premier, Bâtir aussi, pour le second) leur a offert l’occasion et l’argument d’une véritable « tournée5 » d’ateliers d’écriture et de rencontres, « quatre-vingt-six “labo-fiction” en France, en Suisse et en Belgique6 » pour Les Ateliers de l’Antémonde entre mai 2018 et décembre 2019 et « plus de 70 occasions de rencontres discussions et atelier7 » en 2022 et 2023 pour Les Aggloméré.e.s. La présence d’une « fiche technique » téléchargeable sur leur site respectif, précisant les prestations proposées, les différents formats possibles et leurs conditions techniques témoigne de la centralité de ces activités d’animation dans la vie et la production des collectifs.

7Il en va de même pour le Général Instin et AJAR, que je voudrais décrire plus longuement. AJAR est un collectif littéraire rassemblant une dizaine d’auteurs de suisse romande depuis 2012. Le premier onglet de son site internet y présente ses « activités » :

L’AJAR crée des performances (lectures dynamiques à une ou plusieurs voix, intégrant musique et projection vidéo), publie des textes sur différents supports, anime des ateliers d’écriture et met sur pied des projets qui ont pour but d’ouvrir la littérature aux autres arts et de la sortir de l’objet-livre. […]

L’AJAR est ouverte à toute proposition, manifestation publique ou privée. N’hésitez pas à nous contacter8.

8AJAR a pleinement pris le parti de la littérature exposée : son site apparaît comme une page promotionnelle et s’adresse non seulement aux lecteurs mais peut-être davantage encore aux institutions et aux acteurs du marché culturel, auxquels AJAR propose ses services. Cette présentation est suivie d’une description des ateliers d’écriture proposés et des « rapports d’activités » annuels contenant toutes les prestations accomplies par le collectif, preuves de son employabilité. Si on continue à dérouler la page internet, apparaît un texte qui s’apparente à un manifeste, initialement publié en revue en 2017 et intitulé « Ajar c’est quoi ? » ou « Ajar-manifest ». Ce double titre dit bien l’incertitude générique du texte, entre manifeste traditionnel, héritier de Dada par le goût de l’absurde, les jeux typographiques, le mélange de burlesque et de sacré9, et simple texte de présentation à la manière d’un « qui sommes-nous ? ». C’est un manifeste sans programme et sans polémicité, qui donne d’abord une couleur au collectif, un avant-goût de sa créativité. Le paradigme de la littérature exposée modifie ainsi la forme-manifeste réinvestie comme forme promotionnelle, non plus seulement à destination des médias ou des lecteurs mais aussi des institutions susceptibles de solliciter le collectif pour une prestation.

9Le Général Instin est quant à lui un projet artistique né en 1997, après la découverte par Patrick Chatelier d’une tombe au cimetière Montparnasse, celle du général Hinstin, qui a vécu au XIXe siècle, et dont la photographie sur le vitrail tombal a été en partie effacée. Il s’agit donc de l’écriture collective d’une hantise, ouverte à des artistes de toutes disciplines. Le livre y apparaît comme une forme secondaire : ce n’est qu’en 2015 qu’une collection de livres papier est inaugurée aux éditions Le nouvel Attila, où sont publiées une anthologie et une fiction collective, Climax. À la fin de l’anthologie, un bref historique du projet mentionne d’ailleurs principalement des interventions publiques : sur quinze items, entre 1996 et 2015, onze renvoient à la littérature hors du livre. Ce sont bien des soirées de performances, des festivals, des ateliers d’écriture et des résidences qui rythment la vie du GI et la construction du projet. L’anthologie est ainsi surtout une archive, recueillant des textes de performances prononcés en festivals ou des contributions publiés sur remue.net ou d’autres revues, le plus souvent en ligne. Le GI agrège plus largement de nombreuses formes en-dehors du texte imprimé : photographie, performance, danse, théâtre, street art, arts plastiques, musique… Cette « Prolifération GI » (Général Instin, 2015, 4e de couverture), qui n’est pas sans rappeler l’imaginaire microbien ou viral de Dada, est favorisée par l’extrême plasticité du projet, son objet étant défini justement par la disparition et l’effacement. Ainsi, le Général Instin est « accessible à toutes les approches, à toutes les explorations et ramifications » (ibid., p. 7), peut-on lire en introduction de l’anthologie. Ses contributeurs perçoivent aussi le GI comme « une forme vide que tu peux remplir à foison » (Christine Jeanney, ibid., p. 22) ou « un récipient vide, sans consistance » (Vincent Tholomé, ibid., p. 88), chacun inventant sa figure de général en fonction de ses désirs et de ses intérêts propres. Pour Christophe Manon, Instin devient même un général de l’URSS à qui s’adressent vertement des membres du « Conseil autonome des partisans rouges », sur le modèle des lettres de paysans aux Soviets dans les années 1920-1930 (ibid., p. 114-116) ; pour Parham Shahrjedi, il est l’occasion de raconter la recherche de la tombe oubliée d’une femme, qui semble assez lointainement reliée au général (ibid., p. 54-55). Le GI offre donc les conditions d’un accueil ou d’une hospitalité maximale, composant un tombeau participatif du Général en même temps que sa profanation collective, par reprise, torsion, défiguration du personnage. Dans ce livre, les partis pris formels sont très différents, allant du documentaire, au poème en prose ou en vers, en passant par le récit ou l’autobiographie… et les discours éclatés. L’ensemble compose un patchwork auquel le Général Instin offre un semblant de cohérence thématique.

10Sans doute ces dynamiques sont-elles révélatrices de la forme-collectif aujourd’hui : les groupes littéraires ne s’essaient pas tant à faire mouvement, au sens de créer une doctrine politique et esthétique stable et unifiée, qu’à proposer des règles, des protocoles, des exercices, à l’image des « Protokools » de Zanzibar ou de la comptine qui rythme les numéros de la revue Jef Klak (« Marabout », « Bout d’ficelle », « Selle de ch’val »…). Ils visent davantage une présence qu’une hégémonie, une disponibilité qu’une conquête du champ, dont ils apparaissent plutôt comme des animateurs ou des dynamiseurs que des dynamiteurs, ce qui pourrait expliquer, chez la plupart d’entre eux, l’affaissement du registre polémique et l’adoption récurrente d’une posture de coopération plutôt que d’opposition.

Les formations en écriture créative

11La deuxième mutation décisive que je souhaite analyser est l’essor, durant la dernière décennie, des formations en écriture créative. Elles me semblent favorables à l’éclosion de regroupements littéraires, en ce qu’elles promeuvent, tout d’abord, une pédagogie collective, comme on peut le lire par exemple sur la page internet de présentation du master de création de l’Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis :

Des partenariats et des collaborations ont été noués avec des festivals (Hors-Limites), des lieux culturels […], des revues (Jef Klak, AOC) et les étudiant-e-s sont encouragés à développer, dans ces différents cadres, des projets collectifs ou personnels, textes, lectures, performances, souvent en lien avec les enseignant-e-s. Plus généralement, l’accent est mis, à travers ces projets, sur le travail en commun, l’enrichissement réciproque au sein du groupe et les multiples aspects de la publication10.

12La maquette du master témoigne de cette orientation, à l’image du cours « UE2EC4 : Suivi de projet de création M1 et projet de création en 1/2 groupe », ainsi décrit :

Les séances s’organisent à raison d’une séance tous les 15 jours sur l’ensemble de l’année. Ces séances sont collectives. Elles permettent aux étudiants de présenter régulièrement leurs travaux en cours à la fois à l’enseignant et aux autres étudiants. Le travail autonome de création que chacun réalise de son côté est ensuite discuté, commenté et parfois amendé, grâce à des séances d’échanges autour des travaux en cours. Selon un calendrier qui sera mis en place lors de la première séance, les étudiants sont amenés à lire les travaux de leurs camarades et à présenter leurs réalisations en cours11.

13Cette promotion du travail collectif est également reprise et portée par les étudiants et étudiantes du master. C’est le cas, par exemple, dans le cadre du partenariat avec le collectif et la revue Jef Klak, qui accueille dans son premier numéro, en 2014, des contributions des masterants. Le premier texte de cet ensemble est la notice « collectif » d’un abécédaire écrit par la promotion :

Nous on est plusieurs. Nous on pense qu’être plusieurs c’est une force. Nous on a l’idée que les écrivains sont peut-être de grandes individualistes, mais qu’ils sont aussi de grands inquiets. Nous on pense que pour être moins inquiets c’est bien d’être deux et trois et quatre et plus. Nous on pense que l’inquiétude ne se dilue pas dans le nombre, mais se répartit autrement, circule, rebondit et se transforme. Nous on pense que pour créer les conditions de cette transformation, il faut non seulement être plusieurs, mais former un collectif. […]

Dans le collectif, on apprend à se connaître en parlant des raisons de sa propre inquiétude. Nous on pense qu’en disant les raisons, on en diminue les effets. […]

Nous on pense que pour écrire il en faut – il faut prendre de la distance. Il faut être capable de se lire comme si on était un autre. Nous on pense que c’est difficile d’accéder à cette capacité seul. On pense que le collectif est là pour accompagner ce processus. Qu’il offre les conditions de cet apprentissage. Il n’apprend pas à écrire, mais il apprend à lire ce qu’on a écrit comme si c’était un autre qui l’avait composé. On pense que dans le collectif on accepte d’être remué, d’être balloté, d’être aidé, d’être contredit, et on l’accepte parce qu’on remue, on ballote, on contredit et on aide. C’est ce qu’on appelle un échange. (Jef Klak, 2014, p. 239)

14Ce texte témoigne me semble-t-il d’une intériorisation de cette pédagogie collective dont les bienfaits ont été éprouvés concrètement par les étudiants et les étudiantes qui y trouvent un compagnonnage précieux, apportant un gain de réflexivité, un soutien psychologique, les prémices d’un travail éditorial, etc.

15Il n’est pas étonnant, dès lors, que certains collectifs se soient ainsi formés à la suite de ces formations, comme une sorte de prolongement naturel. C’est le cas d’Hétérotrophes, collectif franco-suisse fondé en 2015 à Bienne, dont les membres se sont rencontrés à l’Institut littéraire suisse (ISL), une école reliée à la Haute école des arts de Berne (HKB). C’est aussi le cas, en partie, de RER Q, puisque deux de ses membres, Claire Finch et Camille Cornu, se sont rencontrées au master de création de Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, qui a été un lieu d’élaboration informelle de ce regroupement féministe et queer, comme l’explique Camille Cornu :

[…] la promo elle-même misait beaucoup sur l'esprit de groupe. C'est beaucoup ce qu'on nous apprenait à Paris, à sortir de la solitude, faire relire des textes, etc... […] Et avec Claire et Anne [Pauly], […] on parlait souvent de ce que ça voulait dire de réunir des autrices gouines, donc peut-être que ces idées étaient déjà en préparation quand on était à Paris 812

16Et une fois le collectif formé, une autre membre, Etaïnn Zwer, en viendra à s’inscrire au master.

Quelle reconnaissance pour les collectifs littéraires dans le champ contemporain ?

17Le collectif me semble donc être une forme pertinente dans le champ contemporain, en tant qu’elle favorise une émergence et garantit une présence et une visibilité à ses acteurs. Mais, pour les écrivains, les phases de reconnaissance et de consécration paraissent complètement indépendantes de leur appartenance à un groupe. D’une part, les écrivains deviennent reconnus grâce à leurs œuvres individuelles, indépendamment de leur participation à un collectif, et d’autre part, il n’y a pas de collectif contemporain qui soit renommé ou consacré à proprement parler13. Il semble même qu’un phénomène d’occultation des collectifs se produise dans les instances de consécration ou les principaux lieux de prescription de la littérature. « La Grande librairie », l’émission littéraire la plus vue et la plus prescriptrice en France, en témoigne. Le 5 novembre 2015 étaient invités Mathias Énard et Maylis de Kerangal, sans que ne soit fait mention de leur appartenance commune à Inculte, dont ils étaient alors membres depuis dix ans et d’où était née leur amitié. De même, le 30 novembre 2022, alors que l’émission questionnait les imaginaires politiques du futur et l’importance du commun en présence d’Alain Damasio et de Wendy Delorme, aucune référence n’est faite aux collectifs auxquels ils participent (Zanzibar pour le premier, RER Q pour la seconde). Tout se passe comme si, à ce niveau de reconnaissance, la mythologie singulariste de l’écrivain faisait retour d’autant plus fortement. Il en va de même des prix littéraires, qui écartent souvent d’emblée les œuvres écrites par des collectifs. En 2022, la nomination au grand prix de science-fiction des Utopiales du roman Subtil Béton, écrit par Les Aggloméré.e.s, représente toutefois une exception intéressante qui pourrait annoncer une plus grande reconnaissance pour les collectifs dans la décennie à venir.

Dispositions et configurations politiques des collectifs littéraires contemporains

18Ces mises en collectif résultent aussi d’aspirations communautaires et de dispositions politiques des écrivains et écrivaines, qui configurent une certaine forme groupale ayant à voir avec les grammaires militantes de notre temps (Hamel 2014).

Le collectif : un acte politique en soi ?

19Des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, on peut remarquer que la revue littéraire demeure un lieu privilégié de sociabilisation, de formation et de consolidation des collectifs. Elle est alors souvent conçue et présentée comme un espace politique de partage, à rebours de l’individualisme de l’époque et du monde littéraire. C’est ainsi que Jacques-François Marchandise décrivait la revue Perpendiculaire dans le numéro 10, publié en 1998 :

La politique pose la question du collectif et de la vie ensemble. Une revue littéraire est un lieu du collectif, construit contre l’individualisme. […] [L]’écrivain réduit à lui-même est soumis aux éditeurs et diffuseurs, aux médias, au marché (et aux subventions publiques, quand elles existent). […] Notre première pratique politique aujourd’hui est cette réinvention du collectif ; elle est modeste, associative, imparfaite. (Marchandise, 1998, p. 8)

20La revue se veut ainsi un lieu d’hospitalité sans embrigadement, un espace démocratique qui n’efface pas le dissensus, comme le dit encore Jacques-François Marchandise :

Il n’est pas question non plus d’enrôler sous une bannière quelconque les auteurs publiés dans nos pages. (ibid., p. 7)

21C’est aussi ce que diront, neuf ans plus tard, les membres du collectif Inculte, conviant dans les Devenirs du roman une vingtaine de romanciers pour réfléchir à leur pratique du roman :

Les auteurs qui le composent sont divers, irréductibles les uns aux autres, insubsumables à une énonciation unifiée. Il ne peut être question de les fédérer arbitrairement sous quelque espèce (mouvement, bannière, conviction) que ce soit. (Inculte, 2007, p. 12)

22Un effet de citation se manifeste entre ces deux textes, qui s’attachent tous deux à mettre à distance le lexique martial associé aux avant-gardes14.

23Pour des écrivains souvent marqués à gauche, dont les ouvrages font fréquemment écho aux luttes sociales et politiques et en appellent au commun mais qui évoluent dans un champ hyper-singularisant, le collectif joue donc comme le lieu d’une mise en cohérence posturale en permettant de mettre à distance la mythologie romantique de l’écrivain solitaire, en sapant l’autorité de l’auteur ou plutôt en construisant une sorte de tiers-lieu auctorial qui témoigne de leur bonne foi communautaire. Pour leurs membres, les collectifs littéraires contemporains reposent ainsi sur une tension, parfois une contradiction, entre un désir de mise en commun et de dispersion de soi, qui se manifeste régulièrement dans le choix d’anonymiser certains textes, et la revendication de préservation d’une autonomie et d’une originalité, entre effacement de l’individu et maintien d’une singularité. Dans leur manifeste, les poètes du collectif Boxon écrivent ainsi que « l’ego du poète est donc fondu dans la masse, dilué, effacé par la bande », avant d’ajouter que « nos pratiques respectives diffèrent, que nos écritures et nos lectures ne sont pas celles d’un collectif mais d’individus s’agrégeant en bande, se répondant, interagissant, créant pour le lecteur-spectateur une dynamique de montage, de collage » (Boxon, 2022, p. 140 et 145). De même, si plusieurs incultes affirment régulièrement écrire pour « se disperser » ou « se dissoudre15 », les avant-propos de leurs productions collectives rappellent, comme on l’a vu dans les Devenirs du roman, que « les auteurs qui le composent sont divers, irréductibles les uns aux autres, insubsumables à une énonciation unifiée ».

De l’homologie révolutionnaire à l’analogie démocratique

24Cette tension me paraît liée à un nouvel imaginaire des collectifs artistiques. Si nombre d’avant-gardes historiques travaillaient à une homologie entre révolution poétique et révolution politique (Denis, 2000, p. 24), les collectifs contemporains semblent lui substituer une analogie démocratique, leurs modes d’organisation et les textes qu’ils produisent étant conçus comme les espaces d’une démocratie littéraire.

25Dans leurs pratiques, les collectifs apparaissent en effet comme des lieux d’exemplification démocratique. Une commune revendication d’horizontalité se fait jour, qui érode la figure du leader, chez Inculte par exemple, conduit à l’adoption d’une présidence tournante au sein de la revue Jef Klak et incite BoXon à vouloir « refonder les modalités de la socialité poétique en un sens plus communaliste » (Boxon, 2022, p. 148). Chaque collectif construit ainsi ce rapport analogique selon les grammaires militantes qui l’intéressent, où il va puiser un répertoire d’action ou de mots d’ordre. Ainsi, Jacques-François Marchandise clôt le texte manifestaire « Nos enjeux politiques. Quelques pistes et perspectives » dans le numéro 10 de Perpendiculaire en appelant à considérer le slogan écologiste « Penser global, agir local » comme un mot d’ordre non seulement politique mais aussi littéraire (Marchandise, 1998, p. 17). Inculte, dans le même sillage altermondialiste, fait écho peu après au concept de multitude16, tiré de l’ouvrage du même nom de Michael Hardt et Toni Negri, qui a connu un grand retentissement dans la pensée critique et les luttes sociales du début du siècle. Le numéro 2 de la revue Inculte s’ouvre sur un entretien de Mathieu Larnaudie et Jérôme Schmidt avec Michael Hardt, précédé d’une présentation de ce concept-clé :

Il [le concept de multitude] désigne un mode d’être du multiple qui ne cherche pas à réduire les singularités ni à les inféoder à un principe unificateur, mais à les articuler dans un mouvement extensif de coopération permanente et plurilatérale. (Inculte, 2004, p. 12)

26Si ce texte offre une description pertinente de la notion de multitude, il apparaît également comme un miroir des ambitions de ce jeune collectif, composant un manifeste oblique. De même, Jef Klak, au moment de faire un bilan de son activité dans le numéro 6 de la revue, « Pied à terre », s’inspire des outils d’analyse de l’enquête ouvrière des syndicalistes italiens des années 1970, en particulier la méthode des instructions au sosie, ainsi que des modes d’autoanalyse présentés dans l’ouvrage Micropolitique des groupes (Vercauteren, 2018), écrit par des activistes de différents collectifs politiques. D’autres groupes, comme Boxon, Les Aggloméré.e.s ou Les Ateliers de l’Antémonde (Pluvinet 2023), mettent en avant un « héritage punk » et une culture « diy [do it yourself]17 », ou se revendiquent de la tradition de l’éducation populaire. Les collectifs puisent ainsi, de façon plus ou moins approfondie et plus ou moins opportuniste, dans des répertoires d’action militants et des théories critiques pour se structurer.

27Cette analogie politique se manifeste aussi dans les textes produits, souvent conçus comme des espaces démocratiques, qu’ils prennent la forme de livres-places ou de livres-forums ou qu’ils constituent des projets d’écriture collaborative ouverts à tous. Le premier type pourrait être illustré par les ouvrages du collectif Inculte, en particulier Une année en France (2007), écrit par François Bégaudeau, Arno Bertina et Oliver Rohe et Le Livre des Places (2018). Une année en France est un récit documentaire portant sur les trois « non » des années 2005-2006 en France (le non au référendum européen, le non du mouvement anti-CPE et celui des émeutes dans les banlieues). En agençant des fragments de discours, de récits et de témoignages de tous ordres sur ces événements, le livre constitue un véritable dispositif démocratique, un « forum » (Blanckeman, 2018, p. 74), pour reprendre l’expression de Bruno Blanckeman, où se côtoient les paroles d’experts en urbanisme, d’hommes et de femmes politiques, d’un collégien ou d’un conducteur de bus, d’intellectuels critiques ou conservateurs selon une horizontalité énonciative totale. Certains fragments sont répétés et déplacés, faisant du social un jeu de puzzle infini et un brouhaha démocratique jamais clos ni définitif. L’autorité de l’enquêteur est elle-même sapée : il est décrit tantôt comme un monstre à six jambes et six bras, tantôt comme un pilier de comptoir. Il apparaît à la fois comme un paria et une figure rassembleuse, absorbant l'ensemble du discours social sans surplomb, mais incarnant, par son hybridité, la diversité du monde social multiplié par la pluralité interne de chacun18. De même, Le Livre des Places, publié en 2018 chez Inculte, rejoue cette analogie démocratique. Consacré aux mouvements citoyens nés après la crise financière de 2008, des Indignados espagnols à Occupy Wall Street en passant par Nuit Debout en France, le livre est conçu comme une place ou un ensemble de places singulières mais reliées. Plus d’un tiers des textes sont écrits à quatre mains et les contributeurs participent par leurs multiples nationalités de cette internationale des places. On pourrait même dresser un constat similaire à propos d’un ouvrage qui se veut ouvertement révolutionnaire et a été impulsé par un collectif qui ne se revendique pas comme littéraire : Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle, écrit par le collectif Mauvaise Troupe. Ce livre propose un retour sur de nombreuses expériences de luttes du début de ce siècle, qu’il s’agisse de désertions ou d’occupations, de manifestations ou de mobilisations sociales… Cette enquête est composée de témoignages des acteurs eux-mêmes, qu’un chœur se charge d’agencer sans les dominer, construisant des liens entre ces interventions, notant des récurrences ou faisant des renvois et invitant en fin de compte, comme l’a bien montré Mathilde Zbaeren (Zbaeren, 2019), à une autre lecture, non-linéaire de l’ouvrage. Si l’horizon de l’ouvrage est ainsi bel et bien révolutionnaire, il s’attache avant tout à construire le texte comme un espace démocratique faisant dialoguer ces différentes luttes et leurs acteurs.

28La seconde forme que peuvent prendre ces expérimentations littéraires est celle de l’écriture collaborative, à l’image du collectif d’auteurs de science-fiction Zanzibar (Alain Damasio, Catherine Dufour, Stéphane Beauverger, Sabrina Calvo…), dont le « Minifeste » indique que « Nous rêvons nos textes comme des endroits où se rencontrer, où penser et commencer à désincarcérer le futur » (Zanzibar, 2016). Ces rencontres peuvent se faire via des projets collaboratifs, souvent proposés sous forme de pads en ligne accessibles à tous. Pendant le mouvement Nuit Debout, le collectif Zanzibar a ainsi ouvert un calendrier d’anticipation révolutionnaire et collectif, le pad « 1000 jours en mars19 » où chacun pouvait choisir une date à venir et y faire figurer un événement imaginaire. Il s’agissait ainsi d’accompagner une mobilisation existante. À l’inverse, le « Corodico », créé durant la crise du Covid-19, visait à compenser l’atomisation du corps social produite par le confinement en proposant un dictionnaire collaboratif de néologismes autour du coronavirus, de « Rococodivd » à « Confinasser », en passant par « Tricovider20 ».

29Ces livres ou ces textes collectifs accompagnent souvent, on le voit, des moments de mobilisation, voire des moments insurrectionnels21. Ils sont issus de collectifs en situation qui n’ont pas nécessairement rompu avec l’idée de révolution, mais œuvrent d’abord, me semble-t-il, à une pratique démocratique de l’écriture, qui permet de renouer avec le vieux rêve avant-gardiste de la littérature faite par tous.

L’émergence de collectifs féministes et queer

30L’un des phénomènes les plus remarquables de la dynamique collective actuelle est l’émergence de collectifs littéraires composés uniquement de femmes, de personnes transgenres et/ou non-binaires, à l’opposé de la longue tradition masculine et hétéronormée des groupes littéraires français. Que l’on songe aux Aggloméré.e.s, qui se définit comme « un groupe sans hommes cis-genres22 », ou au collectif poétique RER Q, regroupant Rébecca Chaillon, Camille Cornu, Wendy Delorme, Claire Finch, Élodie Petit et etaïnn zwer. Leur geste créatif est indissociable d’espaces et d’expériences à la fois littéraires et militants. Le projet de Subtil béton est ainsi né en 2007 dans un hangar désaffecté et squatté. Les femmes du futur collectif Les Aggloméré.e.s s’y rencontrent mais se sentent isolées et minorisées dans un espace de lutte tenu, selon elles, par des hommes cisgenres. Elles commencent alors à se réunir avec d’autres femmes, un peu à l’écart du squat, sur le modèle de la non-mixité militante « pour réfléchir à ce qui coince dans les dynamiques collectives, d’un point de vue féministe23 » (Les Aggloméré.e.s, 2022, p. 493). À force de discussions et d’exercices d’écriture, un projet de roman se fait jour, qui apparaît comme « un lieu de repli, de repos, de ressources24 » (ibid., p. 500). Le collectif naît donc dans le prolongement de ces expériences militantes mais aussi en réaction contre elles, en constituant la pratique littéraire comme espace de solidarité féminine, pratique que Les Aggloméré.e.s poursuivent aujourd’hui en animant des ateliers d’imaginaire « en mixité choisie sur critères queer/féministe25 ».

31La géographie des interventions du RER Q témoigne aussi de cette double inscription littéraire et militante. Les étapes du « Sex poetry tour » en 2019 se font ainsi principalement dans des festivals féministes ou consacrés à la création et à la culture LGBTQI+, à l’image de Comme nous brûlons (Paris), Happy New Queer (Varsovie), Bifurqueer (Tours), Queer Week (Paris). Ses « autriX » pensent aussi la poésie comme un lieu de solidarité et de révolte féministe, comme le montre leur participation à l’ouvrage « Lettres aux jeunes poétesses », invitées à « réveiller » (RER Q, 2021, p. 123) la littérature. Le collectif lui-même se décrit comme « un réseau d’autrix alliées autour de textes manifestes queer / crus / cul » : « RER Q écrit lit performe ce qui n’est que trop rarement visible, RER Q explose le genre triste et la syntaxe molle, la police des corps identifiés identifiables et la littérature officielle26 ». RER Q assume donc, à travers la volonté de violenter et de régénérer la littérature par une langue impure, démasculinisée, pornographique, une posture plus nettement révolutionnaire et avant-gardiste que d’autres collectifs, offrant ainsi un contrepoint intéressant au constat que je dressais auparavant.

Conclusion

32Le contexte actuel semble favorable à l’éclosion des collectifs littéraires, qui résulte de la rencontre entre un état du champ et un ensemble d’aspirations et de dispositions politiques de ses agents. La forme-collectif est éminemment politique et se construit en lien avec les dynamiques militantes contemporaines : altermondialisme, féminisme, pensée queer et théorie de la démocratie radicale… Mais dans le même temps, les pratiques et les imaginaires des collectifs (horizontalité, polyvalence, mobilisation en réseau, souplesse organisationnelle…), tout comme, parfois, leur métadiscours (« brainstorming27 », « work in progress28 », « projet29 »…) résonnent étrangement avec les mutations récentes du monde du travail et ce « Nouvel esprit du capitalisme30 » (Boltanski, Chiapello, 1999) contre lequel ils s’attachent à lutter et qui a déjà largement pénétré les différents champs artistiques (Menger, 2022). Les collectifs semblent en cela résolument de notre temps, quelque part entre la ZAD et la start-up.