Violenter les ouvriers et les bêtes. La littérature à l’épreuve des abattoirs
1« Si les abattoirs avaient des murs en verre, tout le monde serait végétarien », lance Paul McCartney dans une vidéo pour l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) datant du 17 novembre 20141. Cette hypothèse provocatrice, qu’on pourrait juger partisane émanant d’un végétarien actif dans une organisation souvent accusée de recourir à des stratégies cyniques (Safran Foer, [2009] 2012, p. 94-96), pointe une caractéristique des entreprises d’abattage que les grands industriels du secteur agroalimentaire ne démentent pas eux-mêmes : leur modèle repose sur la dissimulation d’activités qui, mises au grand jour, pourraient générer une transformation des pratiques de consommation carnée. Jean-Paul Bigard, dirigeant du plus grand groupe français de production nationale de viande, justifie ainsi son refus de toute coopération lorsque Raphaël Girardot le contacte au cours du tournage de Saigneurs (2016), documentaire sur le quotidien d’un abattoir industriel breton. Le réalisateur en témoigne : « [Bigard] nous a […] ri au nez, en nous disant que l’idée de tourner un film dans l’un de ses abattoirs était totalement contraire à sa politique qui vise à faire en sorte que le client ne fasse plus du tout le lien entre la vache et le steak » (Le Guilcher, 2016, p. 156). Geoffrey Le Guilcher, qui commente cette anecdote de tournage dans Steak machine, en conclut que « l’occultation totale du sort réservé aux animaux est le pilier de la consommation de masse de viande », ibid.). De fait, bien que la réalité des abattoirs soit davantage médiatisée du fait de nombreux reportages, enquêtes et émissions sur la question, la politique d’invisibilisation reste active à plusieurs niveaux. Outre la quasi impénétrabilité de ces entreprises, les dispositifs d’euphémisation langagière relatifs à la mise à mort et aux pratiques d’élevage participent d’une dissimulation de la violence. Marie-Claude Marsolier explore ces mécanismes d’atténuation dans Le Mépris des « bêtes ». Un lexique de la ségrégation animale. Comme elle l’explique, le terme désignant l’acte de tuer volontairement des non-humains (abattre et abattage) contraste avec ceux employés pour les humains : assassiner/assassinat, exécuter/exécution, meurtre, homicide et crime sont réservés à ces derniers, connotés émotionnellement, en plus de relever pour certains d’une catégorie juridique. De surcroît, le terme d’abattage demeure ambivalent car il peut être associé au fait de tuer et de secourir (l’abattage d’un cheval, rappelle-t-elle, peut désigner « l’action de le coucher sur le côté pour lui faire subir une opération », Marsolier, 2020, p. 119). Minorant les violences dont les animaux sont victimes, le langage concourt dès lors à une déréalisation favorable à l’industrie de la viande.
2Ces politiques de refoulement, auxquelles Florence Burgat ajoute, prenant appui sur les représentations publicitaires, le mythe de la viande heureuse ou « l’imaginaire d’un animal consentant à la manducation de sa chair » (2017, p. 145), génèrent ainsi des besoins de représentation, de mise en visibilité, de remotivation sémantique — en un mot : des récits alternatifs. Si, sur un plan militant, l’association de défense animale L214 a initié ce travail en 2008 en plaçant des caméras cachées dans les abattoirs pour révéler la maltraitance animale, la littérature s’était pour l’heure peu intéressée à cette question, à l’exception de quelques auteurs dont Upton Sinclair dans son livre coup de poing, La Jungle, paru en 1906. À l’inverse, la dernière décennie littéraire, influencée par l’éthique et les pratiques de l’association sus-nommée (presque toujours citée dans les textes en exemple ou contre-modèle), assiste à l’avènement d’un grand nombre de romans et récits prenant pour cadre critique des abattoirs animaux. De forme et d’exigence inégales, ils reposent sur une implication auctoriale commune, motivée par le souci de dévoiler la violence faite à la bête d’élevage et au travailleur. On compte parmi eux des récits d’immersion journalistique (Steak machine de Geoffrey Le Guilcher, Un séjour en France de Bérangère Lepetit, Le Peuple des abattoirs d’Olivia Mokiejewski), des témoignages ouvriers (Ma vie toute crue de Mauricio Garcia Pereira, À l’abattoir de Stéphane Geffroy, À la ligne de Joseph Ponthus), des romans (Deux kilos deux de Gil Bertholeyns, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers, Les Liens du sang d’Errol Henrot, Le Chant du poulet sous vide de Lucie Rico, 180 jours d’Isabelle Sorente) et des récits d’anticipation (Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message2). Par-delà leur diversité, ces textes cherchent à documenter, mettre des mots, décrire un espace d’ordinaire soustrait au regard. « C’est très difficile de pénétrer dans ce genre d’endroits, plus difficile que de pénétrer dans une centrale nucléaire » (Sorente, 2013, p. 225), explique Tico dans 180 jours, tandis que Geoffrey Le Guilcher met en exergue de son récit une citation de Jonathan Safran Foer, auteur de Faut-il manger les animaux ? : « Les barons de l’élevage industriel savent que leur modèle d’activité repose sur l’impossibilité pour les consommateurs de voir (ou d’apprendre) ce qu’ils font » (Sorente, 2013, p. 225). Ce leitmotiv, qui soude le corpus autour d’un même constat critique, modèle la forme et la teneur de l’implication auctoriale. Il s’agit de construire des narrations épistémologiques, sources de connaissances et de questionnements pour le lecteur. En prenant appui sur une part de ces œuvres, on se demandera quelles formes ou narrations la littérature conçoit pour penser ce lieu de travail et ses nœuds de complexité éthiques, et quelles modalités d’implication littéraire en découlent.
3Deux voies se dégagent, qu’on examinera successivement. Non exclusives, moins étanches que poreuses, elles ne prétendent pas épuiser le champ, mais offrir quelques lignes de lisibilité. Un premier volet de textes ressort de ce « nouvel âge de l’enquête » identifié par Laurent Demanze et, plus spécifiquement, le pôle des « explorations géographiques », que le chercheur distingue des « investigations biographiques » et des « recueils polyphoniques » (2019, p. 24). L’investigation de terrain dans les espaces de l’entreprise, en interrogeant les angles morts d’un certain monde du travail, se présente comme réponse épistémologique au camouflage. Un deuxième pan flirte, quant à lui, avec le roman noir. S’il n’en adopte pas l’intégralité des codes, il cherche à explorer les contours de l’un de ses motifs phares (le meurtre) : peut-on parler de « crime » dans un espace dévolu à la mise à mort ? Le geste professionnel consistant à tuer ou dépecer des carcasses animales quotidiennement peut-il laisser psychiquement indemne ?
Des récits d’enquête
4Pour conjurer les formes d’invisibilisation de la violence s’inventent des narrations fondées sur l’enquête de terrain, fictive et/ou réelle. Cette exigence de l’exploration par laquelle l’auteur (via un journalisme d’immersion dans Le Peuple des abattoirs d’Olivia Mokiejewski et Steak machine de Geoffrey Le Guilcher) ou le personnage (qu’il soit inspecteur vétérinaire dans Deux kilos deux de Gil Bartholeyns ou professeur de philosophie dans 180 jours d’Isabelle Sorente) découvrent des zones d’ordinaire cachées, sert une politique formelle de dévoilement à double niveau. La divulgation à l’échelle de la diégèse vise naturellement à renseigner le lecteur sur l’en-dehors de la fiction, sur ce que Jonathan Safran Foer considère comme une « guerre d’un type nouveau » (2010, p. 49), l’élevage industriel. Le roman, comme le récit, cherche à « faire savoir » (Sorente, 2013, p. 211), à « informer » (p. 229) le collectif, pour reprendre les termes de la mission confiée au professeur enquêteur de 180 jours par le chef d’élevage Camélia. Dans cet ouvrage d’Isabelle Sorente, qui expose moins les abattoirs que le secteur de la production animale, l’universitaire Martin part enquêter sur un élevage industriel porcin dans le but d’asseoir son séminaire sur une observation de terrain. Pour l’écriture du livre, l’autrice a elle-même effectué une investigation de dix mois dans un élevage et un abattoir industriel, comme elle s’en explique au cours d’un entretien pour l’émission « Répliques » sur France culture (« La littérature et la condition animale », 2016).
5Mais que s’agit-il, par cette recherche, de « faire savoir » ? Si la question animale est centrale, elle n’épuise pas l’enquête. L’observation sur place est doublement justifiée, par l’occultation stratégique du sort réservé aux animaux destinés à la consommation et par l’invisibilisation de ceux que Le Guilcher nomme « les damnés de la viande » (2016, p. 106). Dans leurs intentions livresques, les écrivains articulent invariablement ces deux pans de la violence, présentés comme les deux facettes d’une même réalité : l’un serait occulté pour des raisons économiques (« Les barons de l’élevage industriel [sachant] que leur modèle d’activité repose sur l’impossibilité pour les consommateurs de voir (ou d’apprendre) ce qu’ils font », Le Guilcher, 2016, p. 7, d’après Jonathan Safran Foer que Geoffrey Le Guilcher met en exergue de son récit) et l’autre tu, car cristallisant une forme de honte anthropologique (les ouvriers d’abattoir étant souvent méprisés, voire taxés de sadisme, donc écartés des représentations). Isabelle Sorente veut montrer, dit-elle, « la douleur sourde des êtres humains et la douleur criante des bêtes » dans ces espaces (« La littérature et la condition animale », 2016). Mokiejewski, quant à elle, s’attache à pointer un « système de production rationnel et efficace qui tue les bêtes et broie les hommes » (2017, p. 10). Le Guilcher, enfin, veut donner à voir « la maltraitance animale. Et humaine. Les deux [étant] indissociables » (2016, p. 13). Les ouvrages, à cet égard, ne s’appuient sur aucun « engagement animaliste qui opposerait le camp des hommes oppresseurs et celui des animaux oppressés », ainsi que l’analyse Alain Romestaing (2021, § 15), mais réfléchissent à la question en des termes structurels. L’enquête vise à dévoiler un type d’industrie qui exploite animaux et humains derrière ses murs opaques. Elle en passe, pour ce faire, par un motif devenu topique, et qui s’insère dans les récits d’enquête, par-delà les fables plurielles : la visite guidée des espaces de l’abattoir. À portée pédagogique, ce dispositif narratif emprunte aux Lumières la distanciation critique du regard neuf, non banalisé par l’habitude. Un novice, figure de l’enquêteur, découvre ce lieu professionnel d’ordinaire dérobé au regard et en atteste par différents gestes recensés par Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête : explorer, s’étonner, collecter, restituer. Dans 180 jours, Martin est guidé dans l’élevage par Camélia, l’ouvrier qui lui permet de se familiariser avec les « systèmes de production animale ». Celui-ci lui présente les différents espaces de l’élevage industriel et, ce faisant, le fonctionnement de la chaîne de production : le bâtiment A (Conception), B (Gestation), C (Maternité), D (post-sevrage), E et F (engraissement) et G (embarquement vers l’abattoir). Ces zones sont successivement traversées par les porcs venus au monde par insémination artificielle, sevrés, engraissés, sacrifiés et découpés pour devenir, en l’espace de 180 jours, de la viande et ce, sans jamais voir la lumière de l’extérieur (à l’exception du jour de leur transport vers l’abattoir). Par cette stratégie narrative de la visite guidée, identifiable chez Le Guilcher et Mokiejewski (nouvelles recrues auxquelles on présente également les lieux), le narrateur est amené à décrire avec force précision les espaces sillonnés en faisant appel aux sensations neuves qui le traversent (notamment les violences sonores et olfactives) et ses sources d’étonnement (parmi lesquelles figure la réification des bêtes). La marchandisation du vivant déroute en effet tout particulièrement les enquêteurs. Elle impose un fonctionnement de l’entreprise et une « misothérie » de la langue, pour reprendre le concept fécond de Marie-Claude Marsolier. Prenant appui sur deux radicaux grecs (miséô, « détester, haïr », et thêrion, « animal sauvage »), la chercheuse entend, par ce néologisme, rendre compte des violences symboliques de la langue française. Celle-ci « exprime envers les non-humains une hostilité qui revêt des formes multiples. Les expressions lexicalisées, les définitions, les connotations, les métaphores incorporent structurellement la césure éthico-métaphysique qui oppose l’humain au reste du vivant » (Dardenne, 2020, p. 241). Ce constat linguistique, exposé dans Le Mépris des « bêtes ». Lexique de ségrégation animale, est particulièrement sensible dans les récits d’abattoir où la violence ontologique et l’utilitarisme productiviste conditionnent le rapport aux bêtes. Dans l’élevage dépeint par Isabelle Sorente, l’animal est considéré comme un produit qu’on fabrique en un nombre de jours stable afin qu’il pèse le poids de viande attendu : « 110 kilos = 180 jours = produit fini » (p. 56). « Quand on dit produire dans ces structures-là, explique l’autrice, on ne sait pas si ça veut dire faire naitre ou faire mourir, c’est extrêmement condensé » (« La littérature et la condition animale », 2016). Les truies, quant à elles, sont décrites comme des « machines à viande » (p. 62) dans la mesure où elles mettent moins au monde des porcelets que des « lardons » (p. 64), et qu’elles sont sélectionnées pour en engendrer le plus possible (jusqu’à 16 par portée). Cette vision utilitariste de l’animal est effective d’un bout à l’autre de la chaîne. Ainsi, la mise-bas des truies engendre moins des morts-nés que de la « casse » (p. 63), lexique réifiant s’il en est. La zootechnie, fait ressortir l’autrice, a pris l’animal-machine de Descartes au mot, en pire, en dépit de toutes les avancées éthologiques récentes. Les animaux sont présentés comme « des boîtes noires à protéines » (« La littérature et la condition animale », 2016) piégées dans la catégorie alimentaire, ce qui est le propre de l’élevage, selon la philosophe Florence Burgat.
6Mais l’ouvrier n’est pas en reste, lui qui se sent traité comme « du matériel humain » (Le Guilcher, 2016, p. 103), proche, en un sens, des bêtes de rente. De manière significative, on assiste dans ces textes à une politique de contamination des corps animaux et ouvriers, chacun engagé dans un mutuel morcellement soulignant une forme d’égalitarisme dans l’instrumentalisation du vivant. L’un est découpé en morceaux, l’autre voit son geste rationnalisé à l’excès, quand il n’est pas victime d’un accident professionnel le conduisant à la mutilation ou à la désarticulation du corps. Le travail d’enquête de Le Guilcher cite à cet égard le rapport épidémiologique Stivab (santé et travail dans l’industrie de la viande) sur les salariés des filières de la viande. Datant de 1994, celui-ci pointe les maux professionnels de ces ouvriers qui subissent le poids des nouvelles organisations du travail, notamment les rythmes imposés. « La cadence, c’est les budgets » (Sorente, 2013, p. 367), rappelle Martin dans 180 jours. Il faut aller toujours plus vite de manière à rentabiliser la machine, quel que soit le coût en termes de souffrance animale et de troubles musculosquelettiques touchant les articulations, les muscles et les tendons humains. Les chiffres viennent appuyer la rationalisation de la tâche : « les ouvriers emmurés doivent déjà tenter, sous la pression des chefs, de suivre le rythme imposé d’une vache par minute » (Le Guilcher, 2017, p. 165), « À la journée, cela signifie la mise à mort de 600 bœufs et 8500 porcs aussitôt transformés en carcasses puis, dans la semaine, en barquettes » (Le Guilcher, 2016, p. 12). Les auteurs pointent ce faisant le tournant productiviste néolibéral qui privilégie la rentabilité au bien-être, l’économique à l’éthique, et génère des mutations majeures pour la condition animale et ouvrière : le passage de l’élevage fermier à ce que Jocelyne Porcher appelle les « productions animales ». Ce système, explique la directrice de recherches à l’INRA dans Vivre avec les animaux, repose sur une industrialisation et une intensification de l’élevage supposant entre autres un rapport réifiant et instrumentalisé aux bêtes, une perte de sens du travail, des activités délocalisables et non ancrées sur un quelconque territoire, et la production de charniers de millions d’animaux. Cette évolution historique est d’ailleurs retracée, au moyen d’une perspective moins synchronique que diachronique, dans un autre grand roman abolitionniste sur l’élevage paru en 2016 : Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo. Cette œuvre relate, avec force noirceur et pessimisme, l’histoire d’une petite exploitation agricole familiale du Gers, vouée à devenir un élevage porcin intensif en trois générations. C’est aussi l’optique de Lucie Rico dans Le Chant du poulet sous vide qui narre la transformation d’un poulailler familial en exploitation de plus de dix mille volailles. Le changement d’échelle permet de cibler les conséquences de l’industrialisation : coupure charnelle entre l’éleveuse et ses bêtes, rationalisation des espaces devenus concentrationnaires et hors sol, confusion des individualités animales, conception financière de la bête.
7Mis au jour par l’investigation, cet utilitarisme humain et animal donne corps à l’idée de « prolétariat des vivants » défendue par Paul Guillibert dans Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail. Elle prend ici la forme d’une commune exploitation sur laquelle l’enquêteur s’arrête pour en dresser les parallèles. Un même turn-over renouvelle le matériel exploité, notent les textes : la force de travail difficile à fidéliser et le lot quotidien de bêtes abattues. Les truies qu’on insémine sont considérées comme des ouvrières à leur insu, qui ont un contrat à durée limitée dans l’entreprise : s’il y a trop de mort-nés dans leur portée ou si elles s’attaquent à leurs petits dans un geste paradoxal de préservation de leur progéniture (comme la truie Marina de 180 jours), elles seront « licenciées sans reconversion » (Sorente, 2013, p. 149), soit directement envoyées au bâtiment G, direction l’abattoir. L’animal, en somme, doit être performant, au même titre que l’ouvrier, sous peine d’être réformé, et cette performance se mesure chez l’un et l’autre à l’appui des chiffres.
8Enfin, si l’enquête s’attarde sur les résultats de l’immersion, elle fait également et significativement retour sur l’observateur. Travaillant dans les espaces de l’entreprise, confronté à l’horreur, celui-ci se voit modelé, voire traumatisé, par son expérience : conversion au végétarisme ou au flexitarisme, cauchemars nocturnes, maladie, mutation du corps au travail. Ces conséquences intimes entrent en connexion avec les maux du travail ouvrier. Nul ne sort indemne de ces espaces, pas même ceux qui se contentent d’en être les simples témoins. Thématisés, ces corollaires participent ainsi de la réflexion éthique de ces romans et récits d’entreprise.
Le roman noir, un pôle d’attraction générique
9Flirtant avec l’univers du roman noir, conçu comme un pôle d’attraction générique, une deuxième frange de textes puise à ce sous-genre de la littérature policière une part de son imaginaire. Le roman noir peut être caractérisé par sa visée — la critique sociale (Schweighaeuser, p. 6) — et/ou par son contenu — des crimes, de la violence, une ou plusieurs enquêtes (Manotti, 2007). Ces éléments sont tous activés dans l’argument soudant l’ensemble du corpus : un ouvrier, abasourdi par l’expérience traumatisante des abattoirs, sombre brutalement dans la folie meurtrière. Ce passage à l’acte, déclenché par un événement diégétique (licenciement, dépossession du projet personnel ou faute professionnelle conduisant à une convocation dans le bureau du directeur), relève, selon les œuvres, du réel ou du rêve. Alors que la pulsion criminelle débouche sur des crimes humains dans Jusqu’à la bête et Le Chant du poulet sous vide, où le patron et le compagnon de vie se meuvent en victimes, elle tient du simple fantasme dans Les Liens du sang. L’ouvrage d’Errol Henrot contient de fait le crime ouvrier dans une séquestration patronale plus retenue.
Réflexions éthiques : des meurtres en abattoir ?
10Si ces romans visent au dévoilement à l’instar des premiers, leur basculement final oriente autrement leur réception. La chute criminelle génère en effet des narrations analogiques qui mettent en regard et, ce faisant, en balance, deux types de mise à mort : humaine et animale. Force de sens dans les récits, l’homologie invite le lecteur à réfléchir à la notion de crime en abattoir. Tuer un animal d’élevage, est-ce un meurtre, voire un assassinat ? Et si tuer un humain relève du crime, pourquoi la mise à mort d’une bête (ou pour être plus juste, de milliers d’animaux destinés à la consommation) n’entrerait-elle pas dans la même catégorie ? Quelle différence y a-t-il entre un crime animal et un crime humain sinon, peut-être, un préjugé qui accorde aux individus une considération morale différente en fonction de leur espèce ? Au nom de quels critères (moraux, éthologiques, juridiques) un crime est-il légal et l’autre sévèrement puni par la loi ? Pourquoi l’ouvrier de Jusqu’à la bête est-il considéré comme « le barbare de l’abattoir » (Demeillers, 2017, p. 150) quand il tue son patron, alors que son geste de tuerie quotidien, qui a pourtant consisté à tuer un animal par minute pendant quinze ans, est éthiquement neutralisé, n’en déplaise à « l’effet de taille » (Barrau, 2021, p. 24) dont parle Aurélien Barrau dans L’animal est-il un homme comme les autres ? ? Soulevées par la construction analogique de ces fictions d’abattoir, ces interrogations cherchent à déconditionner le regard spéciste du lecteur en renvoyant l’industrie de productions animales à son « rapport fondamentalement meurtrier aux animaux » (Burgat, 2017, p. 10), pour reprendre les termes de Florence Burgat. Cette force de questionnement de la fiction est particulièrement sensible dans le roman de Timothée Demeillers où le crime final d’Erwan qui tue son patron, et plus encore son fantasme quelques pages avant, sont relatés avec des termes identiques à ceux utilisés pour raconter son quotidien professionnel.
Ces pensées de comment tu aimerais le crever. De comment tu aimerais le voir suspendu aux rails de la chaîne. De comment tu aimerais lui trancher les jugulaires, le saigner, sans étourdissement, l’accrocher par les tibias à la chaîne alors qu’il se débat encore, lui couper les pieds, lui tracer la peau, lui ligaturer l’anus, le dépecer, lui retirer lentement le cuir, en accompagnant le perco avec un couteau aiguisé, en donnant des petits coups là où ça résiste, entre le muscle et la peau, on dirait une orange qu’on épluche, qui révèle la chair à nu, mauve, l’éviscérer, lui ouvrir d’un geste sec la bedaine, […] et avec de grands mouvements de bras lui retirer boyaux, foie, cœur, poumons, reins, juste laisser la cage thoracique vide, les côtes à l’air, et se baigner dans ces kilomètres de boyaux gluants et douillets, dans ces organes aux teintes bleutées et lisses, […] puis avec une scie le couper dans la longueur, le long de la colonne, de la nuque aux fesses, il serait alors prêt pour l’émoussage, pour qu’on lui retire le trop-plein de graisse, […] puis la pesée, l’estampillage, le contrôle vétérinaire […] (Demeillers, 2017, p. 139-140).
11De manière dérangeante, ici, le fantasme du crime perpétré sur la figure du manager adhère moins à une logique de l’extraordinaire que de l’ordinaire, du quotidien. Il se compose d’une série de gestes professionnels, parfois nommés en tant que tels (l’étourdissement, le dépeçage, la pesée, l’estampillage…), qui s’inscrivent dans une parfaite continuité avec ce qui précède. L’ouvrier semble, en un sens, être « simplement » en train de travailler, n’en déplaise à l’espèce de la victime. Cette différence de taille a pourtant, et naturellement, un impact dans la réception de l’événement : « C’est inhumain ce qu’il a fait, comme un sauvage il l’a abattu, comme une bête… » (Demeillers, 2017, p. 148). Cette condamnation publique du crime du narrateur, fondée sur la comparaison (« comme une bête »), joue d’une ambiguïté sur le comparé. Le lecteur est amené à s’interroger sur l’identité de la personne comparée à la bête : s’agit-il de l’ouvrier ou du manager ? Si l’ouvrier agit comme une bête, cela suppose que la barbarie est placée du côté de l’animal bien que l’entièreté de l’ouvrage relate précisément l’inverse : un zoocide, selon l’expression de Mathieu Ricard. Si le manager est comparé à une bête, cela souligne alors la « simple » poursuite du geste de l’ouvrier qui abat son supérieur comme il terrasse quotidiennement des centaines d’animaux sans que personne ne s’en émeuve. Cette inhumanité sur un homme lui vaudra des années d’incarcération (c’est en effet depuis les murs de la prison Rennes-Vezin que le narrateur relate son histoire), ce que les milliers de carcasses d’animaux dépecés (que le livre décompte de manière morbide jusqu’à 8988) lui épargnent. L’ouvrage, ce faisant, interroge de manière subtile, par le travail du parallèle et sans jamais entrer dans la démonstration, les frontières de notre humanité et de notre justice anthropocentrée.
12Bien que formellement très éloigné, Le Chant du poulet sous vide de Lucie Rico incite au même déplacement de regard via le geste final de Paule, l’héroïne. À l’issue du roman, prise d’un accès de folie, l’éleveuse tue l’ensemble des volailles de son élevage avant de s’attaquer à son conjoint. Néanmoins, ce sont moins ici les gestes en écho qui produisent le trouble éthique (les exécutions étant toujours relatées avec la distance du grotesque, voire de l’humour noir), que la manière dont le vivant se voit constamment lissé par des mises en parallèle, des comparaisons, des jeux onomastiques. Paule, dira-t-on de la tuerie dans l’élevage, « n’a pas tué des poulets, mais ses semblables ». Elle « a tué ses petits » (Rico, 2020, p. 239). Quant au crime perpétré sur son conjoint Louis, qu’elle abat d’une balle, il lui arrache moins un cri humain qu’un « piaillement » (p. 241). Ces effets de porosité inter-espèces mettent en question la traditionnelle division en catégories « humain » versus « animal » pour laisser entendre l’idée de crime contre le vivant, par-delà les espèces.
13Centrale dans ces narrations analogiques, cette réflexion morale est également sensible dans les récits d’enquête analysés en amont. C’est toutefois moins l’invention d’une forme que le discours de personnages qui y engendrent alors le questionnement : « je suis un criminel, voilà tout ce que je sais », dit ainsi Camélia, ouvrier de l’élevage. Par ailleurs, l’interrogation, portée par un échange argumentatif entre les personnages (« Tu n’es pas un criminel, Camélia ! Les porcs ne sont pas des hommes ! », Sorente, 2013, p. 209), enferme davantage l’interprétation textuelle.
Stress post-traumatique, souffrance éthique et point de rupture : quand le travail rend fou ?
14En bifurquant vers le roman noir, ces œuvres visent certes à infléchir le regard sur les abattoirs (de la norme de l’animal tué pour sa viande au crime humain), mais elles questionnent de surcroît les nouvelles organisations du travail et les souffrances qu’elles occasionnent. Elles peuvent être lues comme des récits de burn-out dans lesquels l’intensification du travail et la confrontation quotidienne à la mort, source de stress post-traumatique, conduisent des ouvriers au point de rupture. Si, comme le rappellent Mokiejewski et Le Guilcher, l’histoire des abattoirs est celle de leur progressif éloignement des rues des villes aux lieux clos des campagnes pour des raisons sanitaires et morales (la vue de la tuerie engendrerait de possibles assassins dans l’imaginaire du xixe siècle), l’analyse, rapportée à la fable, serait ici trop simpliste. Les auteurs dépeignent moins des personnages corrompus par la mise à mort quotidienne que des ouvriers atteints par ce que la psychologue et psychanalyste du travail Marie Pezé nomme les « pathologies de surcharge » : « L’augmentation de la cadence des tâches à accomplir […] et la densification des tâches pulvérisent toutes les limites neurophysiologiques et biomécaniques et provoquent des maladies du surtravail » (Pezé, 2022, p. 97). Or, la surcharge du fonctionnement psychique peut, selon la clinicienne, se décharger dans la radicalisation des comportements, dans des passages à l’acte violents, notamment des violences contre l’autre (agressions contre les collègues ou l’usager) ou contre la hiérarchie (séquestrations, brutalité). Dans les ouvrages, ces phénomènes de décompensation psychologique sont articulés aux nouvelles organisations du travail, marquées par l’exigence de rationalité et l’intensification des cadences. Si les fictions laissent au lecteur le soin de dresser la logique causale, elles usent d’indices sursignifiants. Ainsi, cadencé par le leitmotiv des « clacs » de la chaîne de travail, Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers s’ouvre sur un parallèle sonore entre la prison et l’usine, « les claquements des lourdes portes métalliques » de l’une rappelant les « hurlements des scies sauteuses, […] les clacs de la chaîne » (Demeillers, 2017, p. 7) de l’autre. L’écho sonore dit la parenté d’ennui et, plus encore, la façon dont l’une a conduit à l’autre. L’onomatopée, en jalonnant le texte, évoque l’exigence du rythme d’abattage, la mécanique huilée de la chaîne, l’asservissement de l’ouvrier à un « roulement continu de la machine d’acier » (ibid., p. 26) qui aliène ses gestes jusqu’à la folie meurtrière.
15Mais, au-delà des cadences de travail, les ouvrages sont presque tous, si l’on excepte celui de Lucie Rico, obsédés par le motif du sang et, plus généralement, par la saisie d’images traumatisantes qui hantent les personnages et génèrent un stress post-traumatique :
Et les carcasses qui défilent. 5412. 5413. 5414. Me perdre dans le boulot. Dans le bruit. S’abrutir de bruit. S’abrutir de sang. S’abrutir de froid. Se glisser entre les vaches mortes. Se faufiler parmi les cadavres. Se barbouiller le tablier immaculé de sang. Le recouvrir entièrement. S’imbiber de matière rouge et poisseuse. Filer des coups de poing dans les artères. Laisser s’échapper des flots de sang. S’en tartiner le visage. C’est bon pour la peau, il paraît. Des vaches mortes partout. Du sang. Du sang. Du sang. Se noyer dans le sang. S’oublier dans le sang. C’est tellement chaud (Demeillers, 2017, p. 30).
Le sang s’écoula immédiatement en jets rouges et épais, les rapides battements de cœur de l’animal accélérant le flux. Une quantité impressionnante se répandait sur le vaste espace blanc, et des vapeurs de condensation propageaient l’odeur de décomposition dans le corps de tous, à la fois du personnel et des autres vaches qui défilaient à la chaîne, accrochées au treuil et en attente du même sort (Henrot, 2017, p. 37).
16Ces deux extraits significatifs frappent par la confusion qu’ils laissent poindre entre scène de travail et scène de crime : l’univers est macabre (du sang, du froid, des odeurs de décomposition, des morts) et les ouvriers y ont littéralement et métaphoriquement du sang sur les mains. Les gestes violents, appliqués mécaniquement, se passent chez Timothée Demeillers de sujets verbaux. L’ouvrier est réduit à sa tâche professionnelle, aliéné à des actions qui le poussent progressivement à la folie psychotique. Dans Jusqu’à la bête, obsédé par le sang entêtant (« Du sang. Du sang. Du sang »), l’ouvrier perd le sens de la réalité et va jusqu’à s’en enduire corps et visage. Chez Errol Henrot, la scène, ici réduite mais normalement constituée de trois images choquantes, relève du trauma. L’habitude de ces espaces de mise à mort ne viendra jamais totalement banaliser les gestes du personnage, hanté nuit et jour par cette scène fondatrice et par les problèmes de conscience qu’elle génère : « le drame de la répétition, c’est son impuissance à permettre à l’homme de produire, pour chaque individu qui disparait derrière ce mur infâme, un souvenir décent, une place suffisante dans la conscience » (Henrot, 2017, p. 36). La compassion, la considération, l’individualisation, le respect de la vie n’ont pas leur place dans le dispositif tel qu’il existe, à savoir la mise à mort en série d’êtres interchangeables et anonymes. Le motif topique de la file d’attente d’animaux en passe d’être abattus symptomatise cette souffrance mécanisée et anonymisée de l’ère industrielle, qui ne touche pas seulement les bêtes mais les travailleurs, appelés à faire « le sale boulot ». Comme l’explique le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours dans Souffrance en France, la souffrance éthique est « une souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement » (Dejours, [1998] 2009, p. 40). C’est précisément ce à quoi sont confrontés les personnages du corpus, placés en situation de conflits éthiques : faut-il continuer à tuer pour gagner sa vie ou cesser de contribuer à un système délétère qui ne respecte pas la vie ? La tentation de la fuite travaille les protagonistes qui s’accommodent, avant le geste meurtrier final, d’arrangements moraux plus ou moins conscients. Paule, dans Le Chant du poulet sous vide, cherche ainsi à réhumaniser l’abattage en passant de la serpette au stylo : chaque poulet tué aura son épitaphe ou stèle réparatrice : « Début, né au premier jour du mois de septembre, était connu de tous pour sa générosité. Il aimait manger, dormir et marcher : des loisirs simples pour un cœur pur. Ses toupets asymétriques lui conféraient l’air d’un sage. Très entouré, chef de bande, il sera longtemps regretté » (Rico, 2020, p. 32). Cette biographie de poulet, qui en côtoie une vingtaine d’autres dans le roman, rend compte, par l’hommage et l’individualisation, d’un respect et d’une proximité de l’éleveuse avec ses poules (proximité dont témoigne l’onomastique de son prénom, Paule, à une voyelle près, « poule »). Traditionnellement, la biographie, comme le tombeau, visent en effet à honorer la mémoire des figures d’hommes illustres ou de « minuscules » dont on cherche à restaurer la dignité. Ici, le déplacement du genre à l’animal l’humanise, non sans susciter un rire de connivence chez le lecteur. Rico joue de références partagées. Dans la lignée des Vies des douze Césars de Suétone, Début paraît, en un sens, impérialisé dans la mesure où l’on fait l’inventaire de ses qualités morales et de ses vertus, mais également de ses goûts, au demeurant fort élémentaires (ce qui est une manière, pour l’autrice, de souligner le décalage comique du geste d’hommage, qui relève de la parodie). À l’échelle de la diégèse, le geste littéraire de l’héroïne trahit de surcroît « les arrangements qu’on fait avec sa conscience pour à la fois pouvoir dire qu’on aime les animaux et à la fois pouvoir les consommer3 », selon les mots de l’autrice. La souffrance éthique se voit évacuée, sublimée par le travail de l’écriture censé réparer le mal de la mise à mort.
17« Elle se trompait, je ne changeais pas, je voyais mieux » (Sorente, 2013, p. 297), affirme Martin, au cours de son enquête dans 180 jours. Mieux voir ou plutôt permettre au lecteur d’avoir un regard plus affuté sur notre modèle d’élevage actuel : tel pourrait être le programme éthico-politique de ces romans et récits publiés au cours des années 2010. Focalisés sur des entreprises dont l’activité nourricière est aujourd’hui largement mise sur le devant de la scène via les vidéos polémiques des lanceurs d’alerte L214, ils prennent conjointement date du « triomphe de la pensée instrumentale » (Bensoussan, cité par Porcher, 2014, p. 94) dans ce secteur d’activité touché par le néolibéralisme, et de ce qu’Émilie Dardenne nomme un « tournant animal » lié à un « changement de paradigme qui ébranle la place ontologique à part, incontestable, de l’être humain » (2020, p. 18). Entre défamiliarisation et dévoilement, la dernière décennie littéraire invente des formes et puise à certains genres conçus comme des pôles d’attraction, pour donner à penser, depuis des expérimentations littéraires plus ou moins poussées, la violence ouvrière et animale en abattoir.