Palimpseste de la fiction de fantasy : créer, interpréter et incarner les combats d’un univers de papier. Réflexions autour des Rois du monde (Jean-Philippe Jaworski)
1« Jusqu’à ce jour, peut-être, où mon masque guerrier se confondra avec la face hiératique des idoles » (Jaworski, 2013, p. 12). Que le prologue du cycle Rois du monde s’achève par ces mots n’a rien d’anodin. Monologue plus que dialogue, le discours de Bellovèse, héros mythico-historique de cette fresque littéraire, nous plonge dans le méconnu âge de fer gaulois. Les prémices du pacte de lecture sont ainsi nouées, scellant un des traits définitoires de l’œuvre : la martialité. Cette martialité, que nous nommerons plus généralement « escrime » dans le cadre de cet article, s’impose ainsi d’office, de manière téléologique, comme un pilier de l’œuvre. Considérant le contexte du cycle, ceci n’a semble-t-il rien d’étonnant : l’œuvre appartient à la fantasy, genre littéraire qui regroupe « l’ensemble des œuvres dont le monde fictionnel, qu’il s’agisse du nôtre ou d’un “monde secondaire” autonome, qu’ils communiquent ou prennent place dans un “multivers”, est marqué par la présence du surnaturel magique » (Besson, 2018b, §1). Le « Monde secondaire » est ainsi celui de la fiction, qui s’inscrit en parallèle du « Monde Primaire », à savoir le nôtre (distinction établie par Tolkien dans son essai On Fairy Stories ([1947] 1974, p.177-186). Par ailleurs, le merveilleux, la magie, y tiennent une place aussi importante que la représentation d’un imaginaire du passé1. À ce titre, l’escrime s’inscrit comme une donnée-clé de cet imaginaire, en ce qu’elle donne à l’œuvre une fondation historique (mais nous y reviendrons). Plus encore, ce cycle est signé de la main de Jean-Philippe Jaworski, auteur français ayant fait ses armes au sein du sous-genre de la fantasy historique2, et étant depuis devenu un modèle du genre3. Dans Rois du monde la place occupée par l’escrime est prépondérante. L’œuvre en effet est, au fond, la geste de Bellovèse, jeune héros celte en quête de vengeance et conduit à marcher sur les Alpes latines. Mais notre hypothèse va au-delà de cette interprétation diégétique, et interroge l’écriture de l’escrime en tant qu’étape cruciale de la fondation de l’œuvre.
2Pour mettre cette thèse à l’épreuve, nous mobiliserons ainsi la création d’une variante adaptant, par le corps, un extrait de l’œuvre à thématique martiale (la description d’un duel), qui permettra non seulement d’identifier les caractéristiques de l’escrime au sein de ce cycle, mais également, par un effet d’aller-retour, de saisir l’apport de celle-ci à la densité de l’univers. Cette variante « par le corps » vise ainsi à incarner les gestes décrits, les émotions ressenties, en les adaptant au cadre de la discipline retenue dans cette étude, à savoir l’escrime artistique. À mi-chemin entre le sport, l’art et l’histoire, elle consiste en la création de duels chorégraphiés dans un univers et un imaginaire dédiés, à l’aide de reproductions scéniques d’armes d’époque. Elle peut ainsi aussi bien représenter des combats transposant des périodes historiques telles que les guerres de religion, les guerres de gang de la Prohibition ou des duels d’honneur au sein de l’armée napoléonienne, que transposer des univers de fiction en faisant s’affronter Athos, Porthos, Aramis et les gardes du Cardinal Richelieu ou des pirates caribéens bien connus, ou encore opter pour une perspective allégorique en mettant en scène un conflit entre la peste et ses victimes, ou même un homme face à sa propre vanité. Cette discipline permettra, ici, de créer une véritable « adaptation » d’une scène de combat présente dans l’œuvre, en se focalisant sur le geste martial et en adaptant la chorégraphie décrite par l’auteur. Cet article vise ainsi à questionner la manière dont ce palimpseste, cette proposition de variante autour du cycle Rois du monde, permet de mener une réflexion autour des rapports entre Mondes Primaires et Mondes Secondaires de fantasy, entre mutations scéniques et transferts historiques.
3Dans ce cadre, ce travail sera ancré dans une perspective transdisciplinaire entre littérature générale et comparée et arts du spectacle, entre analyse textuelle et recherche et création. Nous basant sur la typologie genetienne (Genette, [1982] 1992) et les études transfictionnelles de Richard Saint-Gelais (2011), nous considérerons les rapports entre les deux textes (celui de Jaworski, celui de recherche et création) à travers l’approche des adaptations telle que définie par Linda Hutcheon ([2006] 2013). Elles seront complétées par la perspective ethnoscénologique4 (Gauthard, 2021) qui permet d’approcher l’escrime artistique telle que conçue par Michel Palvadeau (2009), maître d’armes français qui en a couché sur papier sa théorisation. Cette étude d’une variante inédite d’un texte de Jean-Philippe Jaworski s’organisera en trois volets, qui sont aussi les trois temps ayant marqué sa création : nous nous pencherons ainsi tout d’abord sur la question du contexte escrimal précis dans lequel se situent la scène étudiée, et plus généralement Rois du Monde, puis nous présenterons en détail la démarche de recherche et création suivie et l’objet auquel elle a abouti, travail transfictionnel permettant ainsi d’établir comment la compréhension de l’escrime permet celle du régime fictionnel.
I – Une escrime « à la charnière du mythe et de l’histoire »
4« Cycle de fantasy mythique » à la « frontière entre le monde des hommes et celui des dieux », à la « charnière entre le mythe et l’histoire » (Besson, 2019a, p. 31), Rois du monde joue sur cette nuance bien particulière de fantasy historique mâtinée de la merveille de la légende caractéristique de la poétique de son auteur. Jaworski estime que le sujet du cycle est « semi-historique » (Besson, 2019a, p. 31), et il s’inspire en effet d’une histoire relatée par Tite-Live dans son Histoire romaine (1999), ouvrage qui s’éloigne des attendus scientifiques de l’historiographie contemporaine, et dont on peut donc questionner la véridicité des faits décrits. Cependant, c’est à nos yeux l’ensemble de son œuvre qui est amenée à être considérée comme « semi-historique », tant les liens entre Monde Primaire et Monde Secondaire y semblent forts. Son travail sur le Vieux Royaume (soit l’ensemble de nouvelles et de romans ayant cours dans ce même univers), qui l’a fait connaître et reconnaître, est déjà marqué par un rapport fort à l’histoire, basé notamment sur l’imaginaire de notre Renaissance italienne5 mais transposé dans un monde fictionnel. Pour ce faire, l’écrivain « picore » comme il aime à le dire « en termes xvie siècle » (Bost-Fievet et Provini, 2019, p. 335), et remobilise les connaissances acquises dans des lectures relatant le passé de notre Monde Primaire pour inventer celui de son Monde Secondaire. Mais dans Rois du monde Jaworski pousse un cran plus loin, avec des liens entre les deux mondes qui se brouillent toujours plus : on a bien affaire à un personnage inspiré par une personne historique, des événements semi-historiques, et c’est la magie qui vient nous rappeler à l’ordre et signaler qu’il ne s’agit pas d’un roman (semi)historique, mais bien d’une fiction de fantasy6. À cet égard, précisons que ce rapport fort à l’histoire, qui plus est à un imaginaire du passé qui s’éloigne de l’habituelle esthétique médiévalisante de la fantasy (Besson, 2007, p. 154-158) – autrement dit qui tire son inspiration dans des époques autres que ce vaste millénaire – est considéré comme un trait marquant de la fantasy française (Bougon, 2019, p. 44).
5L’auteur affirme même que cette appétence historique fait partie de son processus de création fictionnel, Jaworski cherchant ainsi à donner à lire des « effets véridictoires » (Besson, 2018a, p. 3). Un entretien réalisé avec lui7 nous a permis d’expliquer cette volonté : il se désigne ainsi comme un « amateur d’histoire », et considère que la fiction de fantasy vise à « respecter, favoriser la vraisemblance nourrie par des “petits faits vrais”, [qu’il va] aller chercher dans le cadre d’une documentation, qui sont là pour donner une illusion d’épaisseur, de crédibilité historique à ce qui est de l’ordre de la fiction. C’est une tendance à la fois du romancier et du rôliste ». L’escrime, la martialité font ainsi partie de ces « petits faits vrais » qu’il lui incombe de rendre « véridictoires ».
6Pour Rois du monde comme pour le reste de son œuvre, Jaworski réalise ainsi d’importantes recherches de documentation avant de prendre la plume. Il n’a en effet jamais pratiqué l’escrime ni côtoyé de personnes œuvrant dans cette discipline, et son expérience s’en rapprochant le plus reste le GN, jeu de rôle grandeur nature où l’on incarne un personnage à échelle 1, et où les combats sont très majoritairement joués avec des épées en mousse spécialement conçues pour cette pratique. Par ailleurs son cycle celte ayant cours dans une période très peu documentée, avec peu de restes archéologiques ou de témoignages historiques, l’auteur a eu accès à moins de ressources bibliographiques que pour les aventures de Don Benvenuto, héros de Gagner la guerre ([2009] 2015), mais a pallié le problème par quelques moyens détournés. Il mentionne ainsi l’usage de l’ouvrage de mythologie comparée Celtes et grecs, de Bernard Sergent (1999), qui étudie les similarités entre gestes de l’Iliade et de Cuchulainn (héros irlandais), et qu’il transpose à la Gaule celte – le temps du récit de Bellovèse et celui de la composition de l’Iliade restent en effet assez proches à l’échelle antique (deux siècles). Second ouvrage-clé dans sa documentation : Guerre et Armement chez les Gaulois de Jean-Louis Brunaux et Bernard Lambaud (1987), qui contient un vaste répertoire d’armes de l’âge du fer ainsi que des hypothèses concernant leur usage. Parmi ses autres sources, l’auteur signale qu’il a consulté les travaux menés par des reconstituteurs historiques8 de l’époque, ainsi que des ressources picturales (gravures, sculptures…) permettant de retracer ces pratiques escrimales. On constate ainsi que Jaworski mêle des documentations écrites « classiques » à de la documentation « vivante ».
7Mais il importe également de connaître la façon dont il « met en récit » cette matière sur la martialité celte, autrement dit comment il la fait basculer de la recherche préliminaire au régime fictionnel. Toujours dans l’entretien, Jaworski déclare ainsi qu’il possède une méthode en deux étapes pour l’écriture des scènes d’escrime. La première consiste à se représenter mentalement la scène de combat, à visualiser les actions et l’ordre des événements avant de les coucher sur le papier. La seconde à écrire, mais en optant pour un style bien particulier mettant en avant un ou deux mots issus de ses recherches et qui font partie du technolecte escrimal, afin de fournir à la scène d’affrontement sa vraisemblance9.
8Cet exercice de contextualisation de Rois du monde permet de saisir comment l’auteur travaille la matière escrimale qu’il a accumulée et puis digérée pour mieux l’intégrer à son récit. Ainsi, ce que l’auteur considère comme son « cycle le plus complet » (toujours dans le même entretien) du point de vue de l’escrime, se dévoile désormais et nous disposons des fondations nécessaires pour appréhender le travail de recherche et création.
II – Du mot à l’image, du papier à la chair : une question de transfert
9C’est en regard de l’étude de Gérard Genette sur la question de la « littérature au second degré » à travers la métaphore du palimpseste ((Genette, [1982] 1992) que se positionne le travail de recherche et création mené. Car s’il s’agit d’une chorégraphie d’escrime artistique captée sous forme de vidéo, c’est bien d’une relation hypertextuelle que dépend cet objet qu’on nommera de la même manière « texte ». Selon la terminologie de Richard Saint-Gelais (2011, p. 7 ; p. 20), l’escrime de Rois du monde fait l’objet d’un développement transfictionnel, nécessaire à la compréhension du texte de Jaworski.
10La scène choisie pour ce travail se situe dans Curée chaude, le troisième tome de la seconde branche du cycle (Jaworski, [2019] 2021). Elle oppose Bellovèse, menant alors sa quête de vengeance face à son oncle le Haut Roi Ambimagetos, au « Beau Bussuro », soldure du roi10 avec qui notre héros se battait par jeu lorsqu’ils étaient enfants. Mais l’heure n’est plus au « bon temps » (p. 39), et pour la première et dernière fois, les deux Celtes sont amenés à livrer un combat à mort. Ce combat a été retenu du fait de sa composition : c’est un duel11 qui est selon moi représentatif de l’escrime telle que dépeinte au sein de l’œuvre. Il comporte divers termes techniques, détaille longuement les différents temps du combat, écrits à la façon d’une scène au sens narratologique du terme, et offre une grande place à l’intériorité de son protagoniste (pensées mais aussi émotions). Ceci est en effet essentiel pour comprendre la grammaire escrimale de l’auteur, qui déclare certes n’avoir jamais pratiqué l’escrime de près ou de loin, mais qui a retiré du peu de combats de GN auxquels il a participé une sensibilité aux « impressions de conflictualité » (toujours dans le même entretien) : parmi ces « impressions », le vécu d’un combattant craignant pour sa vie et devant mesurer ses actions en conséquence. L’extrait révèle également une certaine connaissance de la technicité de l’escrime, qui découle de la seule documentation de l’auteur. En vue de l’interprétation scénique, le texte a été segmenté en trois catégories, chacune différenciée par un code typographique : la description des actions escrimales, les mentions de l’espace environnant et de ses particularités ayant un impact sur le combat et ses belligérants, et les éléments « d’intériorité », permettant de saisir les pensées et émotions de Bellovèse. Par ailleurs, les dialogues du texte, qui marquent des temps de pause entre les différentes phases du combat, ont été coupés afin de concentrer uniquement l’analyse sur l’escrime.
[…] Mine de rien, nous sommes en train d’adopter la posture de combat, les jarrets un peu ployés, les armes en garde, le flanc gauche tourné vers l’ennemi.
Rien n’est encore décidé, mais nous n’avons guère d’autre issue. De toute façon, si je ne m’offrais pas ce duel, Drucco et Couxollo seraient déjà tombés sur le soldure d’Ambimagetos. […]
Une première passe d’armes se solde par une série d’esquives. Nous n’avons pas de bouclier, ce qui rend le passage en force plus risqué. L’avantage que me confère l’allonge de la lance sera facilement renversé si Bussuro se glisse sous la feuille de fer ; ses feintes visent à tromper mes estocades. Les brandons éparpillés sur le sol papillotent un éclairage moins franc que le foyer d’un festin ; j’ai parfois du mal à distinguer la position de son épée, qui n’accroche la lumière que par instants. À deux reprises, pourtant, nos armes se heurtent ; sa lame laisse des encoches sur la hampe de ma lance, dont une fort proche de mes doigts. […] je reste […] sur la défensive quelques instants pour conserver la pleine maîtrise de mes réactions. Nous nous sommes entraînés si souvent que nous nous connaissons fort bien, et le soldure du prince pourrait anticiper une riposte irréfléchie. Au troisième choc, que je sens modérément ferme, j’enroule brutalement la lame de Bussuro pour la dévier et je conclus par un coup de pointe très sec. Ma lance ne rencontre que le vide, car je n’ai pas poussé à fond ; avec raison puisque mon adversaire s’est dérobé d’un pas chassé et a tenté de me surprendre sur le flanc.
[…] nous continuons à tourner l’un autour de l’autre.
Au cours des assauts qui suivent, mon adversaire tente de bloquer mes attaques pour saisir ma lance juste sous la douille. Qu’il neutralise l’arme ne serait-ce qu’un instant et je serai à sa merci. Pour le surprendre, je fais mine de le férir au visage mais je fais tournoyer la hampe pour lui faucher les jambes. La nuit aidant, il ne perçoit la feinte qu’au dernier moment ; son esquive arrive trop tard, un choc dans le tibia le déséquilibre. Je tombe sur lui, lance basse, sans avoir eu le loisir de reprendre de l’allonge : je manque en fait de m’empaler sur l’épée que, dans sa chute, il dresse vers moi des deux mains, un poing serré sous le faible de la lame. Un coup de reins nous épargne l’éventration réciproque. Après avoir roulé au sol chacun de notre côté, nous nous retrouvons sur pied, plus vifs que jamais. […] Il adopte une posture défensive, le bras levé, la garde de l’épée plus haute que la pointe qui lui protège le visage mais qui peut aussi très vite intercepter une estocade au torse ou aux jambes. J’essaie de le pousser à la faute en redoublant les menaces, tantôt en garde haute, tantôt en garde basse, guettant l’écart qui me permettra de tromper sa vigilance. En fait, c’est moi qui me fais piéger à mon propre jeu.
Modifier l’angle d’attaque à la lance implique aussi de changer la position de la main directrice : pouce vers l’arrière à hauteur d’épaule, pouce vers l’avant à hauteur de hanche. C’est une manœuvre devenue pour moi un réflexe, auquel je ne prête plus attention. Or c’est un tort : mon adversaire est armé d’une épée, sur la poignée de laquelle la préhension ne varie que du pouce et de l’index. Bussuro a saisi ma faille. Il pousse une attaque brusque à l’instant précis où je jongle avec ma lance pour inverser la prise ; en un battement de paupière, il perce ma défense. Seul l’instinct me dicte ma réaction. Lâchant mon arme pour que sa chute dévie l’estocade, à la grâce des dieux, je me précipite au corps à corps, ramassé sur moi-même. J’ai réussi à passer sous la pointe, mais je sens la brûlure d’une entaille à la base du cou. Qu’importe, j’arrive au contact. Le temps que Bussuro retourne son épée pour m’éreinter, j’ai saisi le batardeau lié à la gaine de son arme, je l’ai tiré, j’éventre l’homme du prince de la hanche au nombril. […] Il a toujours son bras droit passé sur mon épaule, et je sens la pointe de l’épée qui vient se poser sur mon dos. Qu’il mobilise ses dernières forces dans un sursaut, et il a encore l’occasion de me rompre l’échine.
Sa lame rebondit au sol, tandis que les jambes du gaillard se dérobent. Le sang ruisselle déjà sur nos braies, comme si l’un de nous s’était oublié. Je soutiens le blessé pour accompagner sa chute et je l’allonge sur la terre battue.
Autour de nous, le vacarme des combats s’est calmé. […] Et saisissant son épée, je lui octroie sur-le champ cette consolation. (p. 39-43)
11Pour adapter le texte en une chorégraphie d’escrime artistique, il faut d’abord le défricher, l’analyser en tant qu’objet d’escrime, en prêtant attention à trois éléments. Il importe non seulement de définir, dans la scène, ce qui correspond à des gestes et actions d’escrime (se mettre en garde, parer, esquiver…) mais également de saisir comment elles se succèdent. Autrement dit, il est nécessaire d’identifier les grands temps de la scène (ce qu’on appelle des « phrases d’armes »), entre lesquels court un temps de pause qui permet de marquer ce qui vient de se produire et de songer au tournant que va ensuite prendre le combat – cette découpe est ici aidée par les dialogues, que Bellovèse et Bussoro mènent pour commenter les passes d’armes qu’ils viennent de s’échanger. Enfin, s’ajoute à cette question temporelle la rythmique : à quel tempo se succèdent les actions ? Y a-t-il des pauses ? Des accélérations ? De brusques ruptures ? Des instants de fluidité ? Les indications escrimales du texte ne peuvent seules donner des informations sur ces points, aussi il faut prendre en compte ce qui a été plus tôt qualifié d’intériorité : c’est elle qui permettra, une fois intégrée à la chorégraphie, de ne plus seulement transcrire geste par geste l’escrime, mais d’adapter le combat dans sa globalité. Elle permet aux performeurs de la chorégraphie d’incarner les gestes avec la même justesse que dans le texte, et non plus seulement de les reproduire ; et de donner à la chorégraphie son rythme, seul élément à ne pas être décrit dans le texte de Jaworski. C’est ce que l’on nomme en escrime artistique l’intention, et elle est, selon Michel Palvadeau, maître d’armes habitué de la mise en scène de spectacles d’escrime, la clé de la réussite d’une interprétation de chorégraphie :
De la même manière qu’un comédien interprète un texte en y mettant sa personnalité ou les indications de son metteur en scène, l’escrimeur doit vivre son duel, donner au public l’illusion d’un affrontement réel, avec des temps d’observation, des accélérations, des changements de rythme » (2009, p. 137).
12La méthode de mise en scène d’un duel d’escrime artistique est ainsi reprise et appliquée à l’adaptation du texte de fiction, certains éléments étant textuellement donnés par l’auteur, d’autres devant découler de notre lecture du texte, faisant ainsi intervenir la notion d’interprétation et par là, de variante. Car si le texte de Jaworski est très détaillé concernant les gestes d’escrime, et si la chorégraphie apparaît aisément à un escrimeur par simple lecture, beaucoup d’éléments manquent quand se pose la question de la transcription en escrime artistique. Il était question plus haut de la question du rythme, mais certains passages nécessitent plusieurs tentatives de mises en escrime pour saisir, exactement, comment les actions se succèdent, comment sont placés les belligérants, ou dans quel sens sont produites les actions. Le passage de l’enroulement de la lame de Bussuoro aura par exemple nécessité plusieurs tentatives, à plusieurs séances de création d’intervalles, pour parvenir à une interprétation satisfaisante qui donne au texte décrit sa logique. Afin de devenir une adaptation convaincante, l’objet de recherche et création passe donc par plusieurs phases de « manuscrit » avant de pleinement devenir « texte ». Je vous propose donc désormais le visionnage de cette variante autour du texte de Jaworski, réalisé avec deux escrimeurs formés à la pratique du combat picte dont la gestuelle et la corporalité sont relativement similaires à la martialité celte. Pour la mise en ligne de cette adaptation, la plateforme Memorekall, web-app d’annotation vidéo a été choisie : elle a permis de créer une capsule intégrant à la fois la vidéo de cette adaptation et affichant, par segment, le texte original correspondant aux mouvements réalisés à l’écran en même temps qu’il scande les phrases d’armes. Afin d’identifier les protagonistes au premier coup d’œil, rappellons que Bellovèse combat à la lance, Bussuro à l’épée, et que les plots représentent ici les brandons tandis que le foulard porté à la ceinture de Bellovèse joue le rôle du batardeau (un petit couteau) : https://project.memorekall.com/en/capsule/preview/7b1b3ea9-8c2a-448a-88da-6b5795e21a17.
13En prenant en compte les données du texte passées au filtre de d’interprétation, puis en les adaptant à la méthode de création d’un duel en escrime artistique, cet objet de recherche et création permet de porter un nouveau regard sur le texte, dont on propose qu’il va au-delà de la fonction d’illustration. Car même si la vidéo réalisée permet de saisir pleinement l’escrime dépeinte, et qu’elle offre aux néophytes de cet art martial une forme d’explicitation du geste, elle donne en retour une meilleure compréhension de l’œuvre dans sa globalité.
Conclusion : « Histoire d’un aller-retour » – Pour une transfictionnalité de l’escrime de fantasy
14 Dans le même entretien, Jean-Philippe Jaworski déclare que « les combats sont au service plus général du projet de chaque roman ». L’incarnation du texte telle qu’elle a été menée, par effet de transfictionnalité, permettrait de matérialiser la nature et l’étendue de ce « service ». Car l’ensemble des romans de Jean-Philippe Jaworski ont pour personnages principaux des guerriers : du maître assassin Don Benvenuto au chevalier Aedan de Vaumacel, protagoniste du Chevalier aux épines, tous, par leur simple fonction, viennent charger la fiction de scènes et d’aléas guerriers. Comme on l’a vu, Rois du monde est loin de faire exception, et visualiser, par la recherche et création, la manière dont Bellovèse se bat et plus généralement comment ses gestes guerriers sont construits, nous aide à comprendre cet élément constitutif de la fiction de Jaworski, pourtant complexe à appréhender en raison de sa technicité. Cette adaptation témoigne également du soin apporté par l’auteur à la mise en récit de ces scènes, qui va de pair avec les recherches menées. « Le développement de cultures fictionnelles, qu’il s’agisse de leur profondeur ou de la qualité et de la vraisemblance des cultures ainsi générées, dépend en grande partie des compétences et de l’expérience de l’auteur [The development of fictional cultures, both in their depth as well as the quality and plausibility of the cultures generated, depends greatly on the ability and background of the author] » (Wolf, 2012, p. 180, je traduis). Par effet de miroir, on voit ainsi combien la représentation de la martialité importe dans sa poétique. Cette « opération transfictionnelle » (Saint-Gelais, 2011, p. 35), autrement dit cette « mise en scène » ou « mise en escrime », vient ainsi témoigner d’un pan essentiel du world-building12 de l’auteur, l’escrime appartenant ici à l’une des structures fondatrices de la création d’univers selon Mark J.P. Wolf : la culture (p. 179-183). Segment majeur de cette structure culturelle (qui compte également les questions de coutume, de costume, de langage...), l’escrime vient ainsi bâtir, puis soutenir à la manière d’un pilier, le Monde Secondaire et, par-là, la fiction qui y a cours. L’escrime fonde ainsi le monde de la fiction, la fiction lui donne ensuite une place prépondérante. L’aller… et le retour comme le disait un hobbit bien connu13.
15Créer un palimpseste mettant en jeu l’interprétation de la matière escrimale de l’œuvre permet ainsi de saisir la poétique jaworskienne en mobilisant à la fois ce qui précède l’écriture du récit et ce qui se dégage de ce dernier. En faisant advenir, dans notre Monde Primaire, un duel créé dans un Monde Secondaire, on peut ainsi plus facilement saisir les jeux qui sous-tendent la relation entre les deux mondes, du transfert à la question de la mutation, par un effet d’aller-retour.
16Au sujet de l’adaptation en bande dessinée de Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski confie :
17« Découvrir mon roman mis en cases est très agréable, parce que cela signifie que la fiction prend son autonomie et gagne en variété et en épaisseur » (Besson, 2019a, p. 37). Les variantes autour de son œuvre viendraient ainsi la compléter et la développer tout en assurant que l’univers dépasse les marges des feuilles du roman, et compte-tenu de l’expérimentation réalisée ici, ceci semble se confirmer. Car par un effet d’aller-retour, l’étude puis l’incarnation de l’escrime de Rois du monde permettent de dévoiler une part des dynamiques de world-building qui l’habitent, tout en donnant corps à son univers au-delà du régime fictionnel : Bellovèse, son savoir technique, ses émotions, sont matérialisés par la simple translation de la matière escrimale. Le Monde Primaire qui avait inspiré le Monde Secondaire vient ainsi donner corps à celui-ci à travers l’escrime, et par là, déverser un peu de la merveille fantasyste au sein de notre univers. Plus que jamais, donc, Jean-Philippe Jaworski semble être « un auteur pour deux mondes14 ».