Colloques en ligne

Marie Kondrat et Matilde Manara

Introduction

Introduction

1Le recours à la métaphore corporelle pour désigner un groupe de documents structurés en vue de leur étude date du Moyen Age. Au XIIe siècle, l’une des acceptions du mot latin corpus est en effet reprise pour désigner le corpus iuris Romani ou civilis ou Iustinianeum, soit l’ensemble des lois écrites sur lesquelles se fonde le droit romain. Or, comme le rappelle Harold Berman, l’expression corpus juris Romani n’a pas été utilisée par les Romains, mais par les canonistes et romanistes européens des XIIe et XIIIe siècles qui ont extrapolé le concept à partir des travaux de ceux qui, un ou deux siècles plus tôt, avaient découvert les anciens textes de Justinien et en avaient fait matière à étude dans les universités européennes :

Dans la tradition juridique occidentale, le droit est conçu comme un ensemble cohérent, un système intégré, un « corps », et ce corps est conçu comme se développant dans le temps, au fil des générations et des siècles. La technique scolastique du XIIe siècle consiste à réconcilier les contradictions et à dégager des concepts généraux à partir des règles et des cas, et c’est elle qui a permis en premier lieu de coordonner et d’intégrer le droit romain de Justinien. […] La tradition juridique occidentale présuppose que les changements ne se produisent pas au hasard, mais qu’ils procèdent d’une réinterprétation du passé pour répondre aux besoins présents et futurs. Le droit n’est pas simplement en cours, il a une histoire. Il raconte une histoire1.

2La remarque de Berman sur le potentiel narratif de matériaux reconnus comme faisant partie d’une tradition qu’on construit, en même temps qu’on prétend en avoir retrouvé les traces, rapproche le corpus iuris civilis d’autres types de regroupements de documents réunis en vue de leur étude et choisis à partir d’un critère commun, soit-il générique, auctorial ou chronologique. Jusqu’au XIXe siècle, le terme corpus continuera de renvoyer aux domaines joints de la politique et de la religion : des formules comme corpus Domini ou corpus Christi ne suggèrent pas seulement l’union métaphorique entre les différentes sphères du corps, de l’état et de l’église, mais aussi celle des discours qui émanent de ces institutions2. Le caractère organique de la notion de corpus demeure présent, quoique de manière parfois implicite, dans tous ses usages courants : en linguistique, où depuis les années 1960 il existe une « stylistique du corpus » ; en sciences de l’information, où l’interprétation des donnés se fait sur de grands corpora souvent numérisés ; ou en psychologie sociale, où les outils de la « culturomique » permettent l’investigation du comportement humain à travers l’analyse d’un corpus de produits culturels.

3Tout aussi opérationnel et justifiable qu’il puisse paraître lorsqu’il est revendiqué par ces disciplines, le corpus n’est jamais un objet aux contours arrêtés, mais plutôt une unité hypothétique. Ce caractère virtuel fait en sorte que ses critères, ainsi que ses frontières, ne peuvent être établis qu’au moment même de sa construction. La chercheuse mettant en place un corpus de thèse, tout comme l’éditrice préparant un corpus anthologique, ne prétendront ainsi pas tant à l’exhaustivité qu’à l’exemplarité des éléments qui le composent, conscientes que certains facteurs, comme la maîtrise d’un nombre limité de langues, vont affecter leurs choix. Elles s’attelleront alors à la même tâche que Michel Foucault attribua à l’archéologue du savoir : loin d’être « en quête des inventions » ou de viser à établir « la liste des saints fondateurs », ce dernier cherche « à mettre au jour la régularité d’une pratique discursive », en montrant ce que des concepts apparemment univoques comme le livre, l’œuvre, l’auteur ou le genre ont, en réalité, de pluriel (Foucault, 1969, p. 189).

4Notre besoin d’une nouvelle réflexion collective autour de la notion de corpus, ses significations et sa pratique dans différents contextes historiques, linguistiques et académiques, est né de deux interrogations à première vue incompatibles sur le principe même de travailler à partir d’un corpus et sur les implications de cette démarche pour la recherche en lettres.

5D’un côté, un refus de corpus : c’est-à-dire, un refus initial de penser le corpus comme objet de travail et comme socle méthodologique, permettant de contourner une certaine appréhension des canons qu’elle soit positive (leur reproduction) ou négative (leur rejet). Mais peut-on vraiment se passer de corpus ? En effet, envisager cette possibilité revient plutôt à réfléchir en amont au statut des textes qui constituent la matière première de l’argumentation, notamment lorsqu’il s’agit des textes théoriques. Un corpus de référence donc, plus qu’un corpus de travail. Une autre question corollaire est celle de la limite théorique de cette catégorie qui couronne tant de bibliographies, et qu’on sait bien distinguer des archives, du catalogue ou de la littérature secondaire, mais dont la souplesse appelle aussi une mise en abyme méthodologique, c’est-à-dire une exigence de cohérence interne de toute recherche.

6De l’autre, un choix assumé de travailler sur des auteurs canoniques, comme Paul Valéry ou Rainer Maria Rilke, mais un choix qui s’accompagne d’un questionnement continu sur les causes historiques de leur canonisation (Manara, 2023). Il est vrai que, contrairement au roman, la poésie reste un genre perçu comme masculin et d’élite dans l’Europe continentale d’avant la Seconde guerre mondiale, surtout quand elle prétend traiter de savoir et non de sentiments : il semble donc indispensable de réfléchir à ce qui se situe dans les marges du corpus, mais qui n’en détermine pas moins sa constitution.

7À ces deux positions qui font résonner d’autres voix, se sont ajoutées d’autres discours tout aussi polyphoniques qui composent le présent recueil et qui sont issus des communications prononcées dans le cadre d’un colloque international Le Corpus : corps à corps organisé en mai 2023 à l’Université de Genève en partenariat avec l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (Centre d’Études et de Recherches Comparatistes et l’association L’Intermède), la Fondation du Collège de France, le Département de Cultures et de Civilisations de l’Université de Vérone, et avec le soutien du Fonds National Suisse.

8Les actes du colloque s’ouvrent avec deux propositions fortes : une réflexion d’écrivaine, Nathalie Quintane, sur l’anxiété que le mot même de corpus est capable de susciter, et une proposition de philosophe, Adriana Cavarero, sur ce que l’étymologie du corpus, à savoir le corps, le corps politique, génère sur le plan du vivre ensemble. Dans Roland Barthes par Roland Barthes le corps de l’intellectuel faisait déjà l’objet d’une sémiotique du somatique en devenant ainsi le lieu de friction entre langages voisins ou concurrents comme celui du désir et celui du savoir (Barthes 1975) ; des expressions comme « corps enseignant », « corps-livre » ou « corps-texte » se trouvent également chez Jacques Derrida au centre d’une constellation de concepts tels celui de « lieu », de « milieu » et surtout d’« incarnation » (Derrida, 1976) ; tandis que Jean-Luc Nancy voit le corpus comme le lieu où la pensée, déployée dans son « aréalité », s’expose à la connaissance (Nancy, 1992). Si les textes de la première section « Politique du corpus, et du corps » s’inscrivent dans le sillage des philosophes par une commune approche matérialiste, ils ne s’en démarquent pas moins en ceci que leurs autrices dénoncent l’appartenance de la topique corporelle à un univers symbolique où le savoir prend la forme d’une totalité fixe, abstraite et auto-suffisante. La propension du corpus en direction du corps, c’est donc avant tout un mouvement qui permet de revenir sur l’image d’organicité à laquelle ces deux termes renvoient, afin de penser leur possible homogénéité. Qu’on fasse un emploi technique ou non-spécialiste du terme, le « corpus » serait né d’un processus de création : un ensemble à la fois harmonieux et hiérarchisé, divers et cohérent, qui articule le savoir à l’image du monde.

9Cependant, on l’a dit : toute recherche n’implique pas l’usage d’un corpus. Il existe bien des sciences dont les méthodes de légitimation de la pensée sont différentes et suffisent à valider le résultat obtenu, comme c’est le cas d’une expérience physique répétée jusqu’à ce que le postulat soit validé, ou encore de l’abstraction mathématique. L’usage du corpus comme ensemble de matériaux déjà existants semble nécessaire aux disciplines de sciences humaines, qui puisent dans le passé historique la matière de leur réflexion. Mais le corpus se distingue d’autres outils documentaires fondées sur la récolte, comme le catalogue ou la collection, car il n’est pas à disposition : l’exhaustivité et la représentativité auxquelles le corpus espère aboutir sont toujours relatives, dans la mesure où elles découlent d’une intention du sujet qui compose le corpus.

10Face au corpus, nous sommes apparemment confrontées à une opposition entre dimension qualitative et quantitative de ses éléments : si l’essor du numérique semble avoir accru l’importance accordé à la quantité sur la qualité — comme si les données étaient plus accessibles et leur traitement plus rapide —, ces deux pratiques du corpus demeurent irrévocablement liées entre elles. Constituer un corpus implique en effet d’approcher ses objets d’étude avec un regard à la fois sériel et comparatif : le choix qu’il implique est un choix de limitation autant que d’augmentation. Réunissant des matériaux épars, qui arrivent à lui au bout d’un processus de production, circulation et réception, le corpus demande à la chercheuse ou au chercheur d’abord d’identifier les éléments qui vont le composer par leur singularité, et ensuite de procéder à leur systématisation, hiérarchisation et parfois même uniformisation.

11Nous nous sommes donc demandées si le lien de continuité conceptuelle entre corps et corpus restait actif, ou bien si les deux termes ont fini par devenir des homonymes. Dans le langage courant, y compris celui des disciplines littéraires, le corpus serait une sorte d’incarnation de la pensée, un élément ostensible, qu’on peut, voire qu’on doit, montrer. Même incorporé, il renverrait donc toujours à une entité abstraite, insaisissable, opposée à la matière — tel le spectre de la métaphysique suspendu par le corpus qui vient servir de cadre à une hypothèse. Or, nous partons du principe qu’un corpus n’en est jamais un, il contient inévitablement d’autres corpus, et d’autres corps.

12D’abord le corps de celle ou de celui qui compose le corpus : c’est ici que nous sommes incitées à réfléchir à la question de la représentativité et du canon qui sont au cœur de la deuxième section du présent volume, « Corpus et canon ». Le processus de canonisation d’ouvrages eux-mêmes définitoires du canon comme The Great Tradition de Frank Raymond Leavis (1948), ou des plus récents Cultural Capital de John Guillory (1993) ou encore The Western Canon d’Harold Bloom (1994), a déjà amené de nombreuses chercheuses (Lonzi, [1970] 2022 ; Le Dœuff, [1998] 2023 ; Casanova, 1999) à se pencher sur les mécanismes par lesquels un élément culturel dominant tend à reproduire ses propres valeurs ou hiérarchies au détriment des minorités, qui se retrouvent cantonnées dans des corpora exclusifs mais aussi potentiellement excluants. Plutôt que d’assurer à ces minorités une majeure présence dans les canons, il s’agira ici de penser à des nouvelles esthétiques, politiques et histoires de la littérature dans lesquelles le corpus, outil herméneutique qu’il est censé être, ne risque pas de devenir un instrument de forclusion. Sans être synonyme du canon, la notion de corpus appelle un travail de contextualisation mené avec conscience du fait qu’il n’y a pas de corpus idéal, et que toute objectivité qu’on prétend lui attribuer se heurte au geste même de sa composition. La contribution de Natália Guerellus propose justement une conception temporelle du corpus, qui le place dans une dynamique du processus, plus que d’un ensemble figé. On pourrait alors distinguer avec Guerellus deux temporalités de la composition du corpus : l’une qui le définit, qui le délimite en amont, qui en fait une condition de l’interprétation ; l’autre qui le considère dans un après-coup, pourtant fluctuant, où l’hypothèse rétrospective entre en rapport de simultanéité avec la démonstration.

13Lieu de visibilité par excellence, le corpus peut-il être pensé au-delà de la question de la patrimonialisation des œuvres ? S’il peut être considéré exemplaire du processus qui a conduit à sa propre consécration, un chef-d’œuvre est-il d’emblée représentatif, par exemple d’une époque ou d’un genre ? Ce sont des questions soulevées par Valeria Gennero dans son article « Canonicité et indifférence radicale » (« Canonicity and Radical Indifference ») : l’autrice montre que l’interrogation sur le corpus va de pair avec celle sur le rôle joué par l’établissement du canon, entreprise collective impliquant un ensemble d’agents et d’institutions (l’école, l’université, les critiques, les stratégies de marketing éditorial, etc.) et inévitablement marquée des préjugés de classe qui infléchissent, sinon le choix du corpus-canon tout court, au moins les arguments apportés contre ou pour sa mise en place. En se penchant sur le corpus de textes réunis par Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, Carola Borys nous rappelle ainsi dans sa contribution qu’un corpus alternatif ou subalterne (ici, celui de la dite working class literature) demeure composé d’exceptions et ne se transforme pas automatiquement en un canon si le groupe qu’il est censé représenter n’est pas doté d’une esthétique propre.

14Aborder la notion de corpus à partir du rapport entre savoir et érudition, originalité de la pensée et son inscription dans une série d’ouvrages qui la précèdent et la préparent, mais aussi entre documentation et démonstration, revient ainsi à interroger la question des frontières entre deux conceptions de la science et de ses outils : l’une, positiviste, qui la considère comme représentation du réel ; l’autre, matérialiste, qui la considère comme processus de production (entre autres rhétoriques) de connaissances soumis à des règles précises et variables historiquement.

15Cette orientation est moins une conséquence de la constitution de tel ou tel corpus qu’une prémisse développée dans les contributions de la troisième section « Transformations des corpus ». Dans son article « Un corpus par imitation : la bibliothèque arabe de Guillaume Postel », Émilie Picherot souligne à quel point la notion de corpus est enracinée dans l’histoire du savoir occidental, en même temps qu’elle se prête à des comparaisons avec plusieurs autres notions venant de contextes différents (comme c’est le cas pour l’adab dans la tradition arabo-musulmane). Les contributions de Maéva Boris et de Valérie Beaudouin indiquent quant à elles des pistes possibles pour aborder le corpus à travers des pratiques qui présupposent une axiologie, une axiologie hiérarchisante et ordonnante : celle des bibliothèques et celle des archives numériques.

16C’est ainsi que l’interrogation du rapport entre corpus et canon appelle inévitablement une réflexion sur les enjeux méthodologiques et historiographiques de la composition du corpus, y compris dans la matérialité de ses supports, qu’ils soient papier ou numérique. Parmi les études de cas réunis dans la quatrième section « Corpus comme limite : dedans, dehors », deux sont consacrées à Giacomo Leopardi, cet auteur canonique s’il en est, et par conséquent exemplaire des métamorphoses que peut subir un corpus en fonction du moment historique ou de l’aire géographique, ou encore de la réception de l’œuvre étudiée. Alessandra Aloisi étudie le cas de Leopardi en tant qu’auteur dont le corpus varie, non seulement selon qu’on le considère comme philosophe ou comme poète, mais selon qu’il est lu par un poète ou un philosophe. Massimo Natale propose quant à lui de revenir sur l’idée reçue selon laquelle Leopardi serait un auteur à la réception éminemment italienne : la présence de son œuvre dans les réécritures de différents poètes européens et angloaméricains témoigne de la manière dont un corpus perçu comme national peut être élargi, voire modifié, lorsqu’il est déplacé hors de ses frontières.

17Le corpus ne serait-il finalement ce lieu où l’histoire et la théorie littéraire s’allient dans une réflexion sur le rôle de la lecture dans l’extension et la délimitation d’un ensemble textuel, ainsi que sur son caractère hybride et dans la dimension quotidienne à laquelle il ouvre ? En se penchant sur l’essai lyrique Just Us de Claudia Rankine, Amanda Murphy montre que tout corpus, aussi divers que soient ces éléments, appelle à sa justification, voire à l’explicitation — du rapport entre celle ou celui qui le constitue et les catégories (factuel ou fictionnel, individuel ou collectif) qui permettent de le considérer tantôt comme une œuvre d’art, tantôt comme une étude, tantôt encore comme un témoignage voire comme un document.

18Cette dernière section qui se concentre sur des œuvres non facilement incorporables car jugées non artistiques, insuffisamment cohérentes ou non archivables ouvre donc sur des lectures si différentes qu’elles semblent ne pas provenir du même « corpus ». Un corpus peut en effet renvoyer à un autre corpus, écrit ou oral (Herschberg Pierrot, 2006), qui à son tour peut être construit à partir d’un troisième : il s’en suit que les idées, les hypothèses de travail ou même les intuitions sont toujours et déjà incarnées, c’est-à-dire situées dans le même ordre sensible, symbolique, que ledit corpus lui-même. En ce sens, le rapport entre le corpus et ses éléments — autant d’exemplaires, à la fois uniques et généralisables — le rapprocherait de celui que la linguistique entretient avec son objet, lui aussi double : d’une part, la langue en tant que système, d’autre part, la langue en tant que corpus délimité de signes3.

19Creuser l’idée d’un imaginaire du corpus d’une part, et d’un corpus imaginaire d’autre part, voire des corpus « repoussoirs », nous conduit finalement à réfléchir à l’impossible normativité du corpus. Malgré son statut méthodologique imposant, le corpus n’est pas une bibliothèque établie à priori, mais se redéfinit en fonction du réseau d’œuvres existantes et futures qui le composent et le modifient. Le corpus est certes une limite, et toute limite a son dehors.