« On ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins » : problèmes de mise en corpus dans les études littéraires
A l’impossible, il est vrai, chacun de nous, je l’espère, se sent tenu.
(Étiemble, 1974, p. 32)
1En partant de l’adage selon lequel « on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins » (Lemaître, 1912, p. 223), je propose d’interroger dans cet article le rapport qu’entretiennent les disciplines littéraires avec l’idée d’exhaustivité quand il s’agit d’explorer un corpus de textes.
2Si le contexte immédiat de cette formule est celui d’une conférence que prononce le critique Jules Lemaître au Collège de France en 1912, la sentence a ensuite circulé de façon proverbiale au début du XXe siècle, dans le but de rappeler toujours la modestie des moyens de la critique face à l’ampleur de la littérature : « c’est ce qui fait que la critique est une chimère », ajoute en effet Lemaître pour compléter sa maxime, tandis que d’autres, pour lui donner un contexte davantage polémique, y ajouteront une saillie contre Émile Faguet — « mais j’ai Faguet, il me la résume et il y ajoute » 1.
3Plutôt que la capacité à bien lire, c’est donc la capacité à compulser autant que faire se peut de vastes ensembles de textes qui détermine, dans ce cas, la légitimité de la critique en général, comme discours, et des critiques en particulier, comme figures ; légitimité dont manque précisément Jules Lemaître, puisque la postérité retient avant tout son dilettantisme, ce qu’il a lui-même élevé au rang d’une méthode critique dite « impressionniste »2.
4Si le corpus fonctionne comme un marqueur de légitimité principalement quantitatif — plus on lit de textes, moins la critique est une « chimère », et plus les critiques sont sérieux·ses —, la question de la nature du corpus — c’est-à-dire de sa qualité : de quoi est-il fait ? — se pose également. Sur le plan institutionnel, le corpus fonctionne comme un marqueur épistémique (Charaudeau, 2009), dans la mesure où il situe les théoricien·ne·s et les critiques dans leur façon d’envisager la littérature : qu’on dise en posséder un, qu’on le délimite historiquement, géographiquement ou encore auctorialement, qu’on le refuse au contraire, postulant une approche théorique — qui se dispense d’exemple — ou bien spéculative — qui n’en dispose pas encore —, ces choix de mise en corpus sont en effet révélateurs.
5Partant, dans une perspective épistémologique centrée sur les usages de la critique littéraire, l’objectif de cette étude est de mettre en évidence ces présupposés par lesquels on organise et on ordonne un ensemble de textes pour en faire son champ d’observation. Ainsi partira-t-on de l’image de la bibliothèque dans le but d’identifier ce qui détermine, d’un positionnement épistémique à l’autre, la facture et la composition d’un corpus littéraire.
6Je confronterai, pour ce faire, la notion de corpus à celle de genre littéraire, laquelle constitue une autre façon, à la fois concurrente et complémentaire, de compiler des ensembles de textes. On s’intéressera à ce que la confrontation de ces deux notions nous apprend aussi bien de la généricité d’un corpus que de la « corpuséité » d’un genre.
Classe et groupe : lire une bibliothèque, lire la bibliothèque
7Pour savoir dans quelle mesure il est possible, ou non, de « lire une bibliothèque tous les matins », il faut tout d’abord expliciter les critères par lesquels on constitue cette bibliothèque et par lesquels on entend l’explorer. On peut en effet plus ou moins compulser chacun des ouvrages de la bibliothèque tout en considérant, dans tous les cas, l’avoir parcourue dans son ensemble. Tout dépend du modèle épistémique choisi quand on forme et on parcourt la bibliothèque, l’un étant générique, et l’autre empirique : tantôt explore-t-on la bibliothèque en privilégiant la partie — chaque livre qui la compose —, tantôt priorise-t-on au contraire le tout — ce qui fait sa cohérence globale.
8Avoir une acception empirique de la bibliothèque, tout d’abord, implique de la penser comme une collection finie et suivie de textes qu’il est possible d’identifier et de lire un à un. Chaque ouvrage est ainsi connaissable individuellement : on peut le rapporter à un contexte de production, le rattacher à une période historique et, de façon plus précise encore, à un.e auteur.ice. Dans le cas de Lemaître, par exemple, l’objectif de ses conférences au Collège de France est de sillonner l’intégralité des œuvres de Chateaubriand.
9Cet ensemble textuel, dans ce cas, relève de ce que Gérard Genette identifie comme un « groupe », par opposition à une « classe ». Les critères par lesquels on rassemble des œuvres dans un groupe sont génétiques, tandis qu’ils sont génériques dans le cas d’une classe. Si aucun ensemble textuel ne relève uniquement de l’un ou de l’autre de ces critères, et si on les mélange au contraire constamment, on peut néanmoins identifier des tendances. Que La Comédie humaine, par exemple, relève du genre romanesque, ou plus globalement de la prose (critères génériques) ne signifie pas pour autant que cet ensemble constitue une classe, le critère principal par lequel on regroupe ici ces textes étant, in fine, avant tout auctorial, et donc génétique :
[…] elles sont toutes, pour nous, sorties, comme on dit, de la plume du même auteur (« pour nous », en ce sens que, et dans la mesure où, cette parenté génétique nous est connue, et nous importe) (Genette, 2002, p.49).
10Raisonner de manière empirique détermine la façon dont on peut parcourir ensuite la bibliothèque que l’on aura formée. La connaissance que l’on peut en avoir est entièrement cumulative, c’est-à-dire qu’elle dépend de notre capacité à connaître chacun des individus qui compose le groupe : la relation à « un groupe, écrit Genette, est en fait aussi concrète que la relation à chacun(e) de ses individus constituant(e)s » (Genette, 2002, p. 47). Si l’on ne peut connaître la bibliothèque que par ses individus, il faut donc, pour en avoir un aperçu global et exhaustif, la parcourir et la fouiller jusqu’à épuisement : on n’aura proprement « lu la bibliothèque », tout comme on n’aura conscience de sa qualité même de bibliothèque, qu’en ayant parcouru et recensé autant de livres qu’elle en comporte. Telle est l’exhaustivité empirique : la capacité à lire toujours plus constitue l’horizon régulateur de la bonne étude littéraire, si bien que la posture épistémique valorisée est celle de l’érudition.
11Partant, le problème qu’évoque Lemaître, dans le cas d’un corpus empirique, est avant tout scalaire : si un seul matin ne suffit pas, plusieurs matinées viendront à bout de la bibliothèque. Ce sont ainsi les capacités empiriques humaines, trop réduites, qui empêchent de compléter une tâche que des progrès techniques ou des moyens surnaturels pourraient, et devraient, pouvoir accomplir. La satisfaction d’avoir embrassé l’ensemble du corpus est donc largement déterminée par des facteurs matériels et temporels3 ; et c’est la raison pour laquelle la formule de Lemaître s’entend sur le mode du regret : une exploration exhaustive et instantanée de l’ensemble de la bibliothèque chateaubrianesque aurait dû lui permettre de mieux lire un texte — « Les Aventures du dernier Abencérage » — qu’il redécouvre quarante années après une première lecture demeurée sans effet.
12En définitive, une bibliothèque empirique est parcourable dans le détail — on peut en effet identifier et nommer précisément l’ensemble des objets singuliers du groupe —, et inappréhendable dans sa globalité — l’appartenance de ces objets singuliers à un groupe n’est éprouvable que par les moyens trop limités et partiels de la lecture empirique. Thibaudet est à cet égard catégorique quand il commente la phrase de Lemaître : « Si vous voulez, sur un objet donné, tout connaître de première main, dépouiller tous les documents, épuiser toutes les sources de renseignements, vous n’aurez jamais fini » (Thibaudet, [1930], 2013, p. 75).
13À ce premier type de bibliothèque, on peut opposer celle que l’on constitue comme une classe logique, et non pas comme un groupe empirique : on rassemble, cette fois, les textes « sous un concept commun » (Genette, 2002, p. 40), le plus souvent, un genre littéraire. L’intitulé sous lequel on réunit les livres — l’étiquette « roman », par exemple — dit quelque chose de chaque livre de la bibliothèque de façon apriorique. Parce qu’il est conceptuel, ce critère par lequel on ordonnance la bibliothèque est en effet connaissable à l’avance, indépendamment des circonstances empiriques qui déterminent les textes : le critère de sélection « Balzac », contrairement à « roman », même si on le connaît avant d’explorer la bibliothèque, dépend de propriétés que l’on ne peut pas inventer sans l’existence, ni avant l’apparition, proprement dite d’un Balzac au XIXe siècle.
14Par conséquent, l’inverse se produit quand il s’agit d’explorer la bibliothèque : on ne la parcourt pas par le menu et de façon artisanale — il est impossible d’identifier et de nommer un à un les livres qui la composent — mais on la parcourt dans sa globalité et de façon spéculative. C’est le rapport d’analogie existant entre les livres qui permet d’avoir cette appréhension qui n’est plus locale mais globale ; on ne se préoccupe pas tant des textes dans leur individualité que de la façon dont ceux-ci font système et convergent autour des propriétés que l’on a imputées au concept « roman » et que l’on suppose commune à l’ensemble.
15Ainsi, l’étiquette « roman » réunit toutes les œuvres d’une bibliothèque sans en viser aucune en particulier : quand le critère empirique ne fournit aucune information supplémentaire que celles qu’il formule instantanément sur les textes — qu’ils ont été écrits, réunis ou édités par tel individu, ou qu’ils ont été écrits en telle année, à telle époque ou dans telles circonstances —, le critère générique, à l’inverse, fournit peu d’informations immédiates sur le contexte de production ou la réalité du texte, mais prévoit une série abstraite de propriétés textuelles que l’on trouvera potentiellement dans chaque texte.
16Enfin, toute injonction à la lecture exhaustive, dès lors, devient inopérante : puisque l’on peut agrandir la bibliothèque au gré des œuvres rencontrées qui correspondent à la nomenclature de départ, celle-ci est potentiellement infinie. Cette bibliothèque incarne ainsi davantage un champ des possibles discursifs : on ne lit plus une bibliothèque particulière, celle de Chateaubriand, de Germaine de Staël, ou bien des œuvres romanesques de l’entre-deux guerre, par exemple, mais on lit la bibliothèque, dans un sens tout à fait babélien, c’est-à-dire qu’on ne la lit pas, ou pas seulement, mais qu’on l’imagine, à l’instar d’un Brunetière, dont Lemaître décrit la pensée en ces termes :
M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement, et ainsi de suite… Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité (Lemaître, 1896, p. VII).
17Cette fois, c’est précisément l’impossibilité de lire la bibliothèque qui la rend appréhendable : à défaut d’être lue, on peut l’embrasser dans son ensemble en sillonnant le système des relations textuelles qui la composent. La formule de Lemaître, dans ce cas, n’est plus une capitulation, mais une invitation pragmatique à faire autre chose : puisque l’« on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins », pourquoi s’efforce-t-on de le faire ?
Empirie et abstraction : bibliothèque construite, bibliothèque donnée
18On a donc identifié deux façons de former une bibliothèque : plus celle-ci est générique, plus on l’embrasse par le tout, et plus celle-ci est empirique, et plus on l’appréhende par les parties. Ces deux logiques sont évidemment poreuses et s’entremêlent systématiquement quand il s’agit de former un corpus.
19Une bibliothèque, en effet, n’est jamais ou bien purement générique, ou bien, purement empirique. Cette opposition est à penser de façon graduelle : il y a, d’une part, les catégories au sens le plus abstrait qui soit ; l’épopée, par exemple, quand on entend par là « l’épopée-en-général », désignant de façon « cavalière et intemporelle » (Genette, 2002, p. 41), écrit Genette, à peu près n’importe quel texte de l’histoire que l’on aura jugé, pour une raison ou pour une autre, « épique ». Il y a, d’autre part, les catégories aux limitations empiriques plus précises : « poésie médiévale », ou « roman réaliste du XIXe siècle français », par exemple. Or, ces deux tendances sont à relativiser : l’ « épopée-en-général », tout abstraite qu’elle est, renvoie presque systématiquement à un texte précis, l’Iliade, modèle paradigmatique que camoufle, bien souvent, toute pensée générale sur l’épopée ; tandis que les termes « poésie » et « roman », à l’inverse, aussi déterminés soient-ils par des barrières chronologiques, contiennent pour autant un « ferment de généricité » (Genette, 2002, p. 56) qui leur confère également une part de transhistoricité.
20La théorie des genres, bien souvent, a consisté à faire peser la balance vers l’une ou l’autre de ces vérités. C’est ainsi, par exemple, que Genette prend le parti de la généricité, en rappelant qu’aucun ensemble de textes ne peut être « déterminé de manière purement empirique »4 : la pensée générique est nécessaire a minima, ne serait-ce que pour pouvoir produire un discours partageable sur la littérature. Mais de nombreux théoricien·ne·s des genres s’évertuent paradoxalement à avancer surtout l’inverse, c’est-à-dire qu’aucun concept générique n’échappe à l’empiricité :
I consider genres « historical », écrit ainsi David Fishelov, in the sense that they are concrete configurations of texts in specific periods and literatures, and oppose abstract, atemporal classificatory schemata, which produce numberless and unfruitful “empty” rubrics” (Fishelov, 1993, p. 10).
21En effet, plutôt que de prôner l’abstraction, l’enjeu pour les théoricien·ne·s — dont l’objet est déjà, en soi, abstrait — est surtout d’insister sur la dimension concrète des genres et leur caractère opératoire pour décrire la littérature. Dans une forme de rhétorique justificatrice, le but est de prouver l’utilité des genres face à une méfiance généralisée5 à l’encontre des classifications génériques. Le danger récurrent qu’évoque ici David Fishelov — de ne voir, dans les genres, que des cases vides (empty rubrics) — intègre ainsi, au sein même du discours de la théorie des genres, en le présupposant, le scepticisme crocéen6 à l’égard des classifications génériques, et que Blanchot7, et même Brunetière8 auparavant — quoi qu’il ait pourtant été un penseur des genres — ont ensuite largement véhiculé.
22En ce sens, les deux tendances que l’on a décrites jusqu’ici, toutes relatives qu’elles sont dans la pratique, structurent pour autant de façon diamétrale l’intégralité des débats sur la théorie des genres : si la bibliothèque que l’on lit tous les matins est toujours un hybride empirico-générique (dans des proportions variables que l’on peut comparer, d’une catégorie à l’autre), le discours que l’on portera à son égard supposera toujours de choisir, ou du moins de privilégier, ou bien le camp de l’abstraction, ou bien celui de l’empirie.
23Jean-Marie Schaeffer a cependant souligné les limites d’un tel débat, dont les termes dépossèdent la théorie littéraire de ses moyens propres : toute réflexion sur la nature des genres — ou, plus généralement, sur la nature de tout regroupement de textes, dans notre cas — se transforme inévitablement en une réflexion ontologique sur la relation entre « les phénomènes empiriques et les concepts » :
[L]e tour est joué, et la balle passe aux philosophes qui risquent bien de se la repasser ad infinitum. […] [L]e débat sur la théorie générique se change en champ de bataille de la querelle des universaux, avec ses protagonistes habituels que sont le réalisme et l’idéalisme, sans oublier le dernier venu, à savoir le constructiviste qui prétend tirer les marrons du feu. Quant au « théoricien de la littérature », il est perdant d’avance, car que peut-il répondre à des questions-massues telles que : « les genres existent-ils ? Et, si oui, de quelle existence ? » (Schaeffer, 1986, p. 180-181).
24Si la réflexion consiste à se demander de quoi est faite la bibliothèque que l’on lit tous les matins, on ne sort donc pas du débat insoluble entre empirie et abstraction.
25Or, plutôt que d’opposer ces deux logiques, soit pour promouvoir l’approche générique, soit pour la déjouer, on peut s’intéresser aux effets que ces deux modes d’intelligibilité suscitent quand il s’agit de décrire la bibliothèque. Ainsi ne tranche-t-on pas quant au statut de la bibliothèque, mais on tâche de comprendre son fonctionnement. Il ne s’agit pas tant de savoir si les ensembles textuels que recouvre la bibliothèque existent pour de vrai ou pour de faux, que de comprendre la façon dont on les agence et dont ils existent, de fait, en discours.
26Si l’on s’intéresse aux effets, on constate que les agencements textuels à dominance empirique suscitent l’effet de préexister au regard critique, tandis que les seconds — génériques — semblent n’avoir d’existence qu’à travers ce regard. Quand Blanchot écrit que « seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques » (Blanchot, 1959, p. 253-254), sa formulation est emblématique de cette différence de fonctionnement : il y a d’une part l’objet livre « tel qu’il est », et qu’il faut pouvoir lire comme tel, selon les données empiriques qui lui sont propres (largement liée à la singularité de l’auteur·ice) et, de l’autre, les grilles génériques qu’on lui impose de l’extérieur. De sorte que tout se passe comme si les aspects empiriques d’une bibliothèque relevaient incontestablement du donné — critiques et théoricien·ne·s ne font que reprendre une organisation de la bibliothèque qui existe déjà — , et les aspects génériques, quant à eux, du construit : critiques et théoricien·ne·s les inventent, « pour leur propre soulagement », selon la formule de Brunetière (Brunetière, 1892, § 23).
27Dans la mesure où les critères empiriques sont principalement génétiques, liés à la matérialité et à l’ancrage géographique et culturels des textes, ceux-ci passent en effet pour se donner comme tels : on ne décide pas qu’un texte a été écrit par tel.le auteur.ice, à telle époque, dans telles conditions. Même dans le cas de querelles d’attribution ou de datation d’un texte, l’enjeu demeure de dévoiler, tout alternatif qu’il est, un état de fait, et non pas de proposer un choix interprétatif tributaire du regard critique. Le cas de départ, celui de la bibliothèque chateaubrianesque qu’explore Lemaître, nous rappelle comme les découpages empiriques, parce qu’ils sont principalement auctoriaux, impliquent de délimiter un espace-temps, celui de l’auteur·ice en question et de la langue dans laquelle iel s’exprime. Cette logique est d’autant plus visible si l’on pousse le critère de l’empiricité à l’extrême, quitte à inventer des ensembles de textes dont l’étiquetage n’est pas proprement institué : une bibliothèque fondée sur le seul critère que les textes aient été « écrits en 1978 », par exemple, ou encore « écrits à Nevers », produit l’effet que les ouvrages qui la composent ont comme été extraits directement du réel, à la façon d’une matière brute encore non travaillée par la main de la critique.
28A l’inverse, les aspects génériques passent pour être construits de toutes pièces. Parce qu’ils sont abstraits, cette fois, les critères par lesquels on forme des ensembles de textes relèvent, non pas de données factuelles inaltérables, mais de choix lectoriaux régulés par des classifications et des usages génériques qui, même s’ils préexistent aux textes lus, sont bien des modèles d’intelligibilité conçus artificiellement par la tradition critique. Ainsi groupe-t-on ensemble les textes identifiés comme narratifs et réalistes, par exemple, en les distinguant des textes versifiés ou bien d’autres, encore, à thématique merveilleuse. Le corpus générique, ce faisant, dépend de la capacité critique à uniformiser de vastes ensembles de textes : on peut toujours inventer un critère pour former une classe, tant que l’on identifie des traits formels et des thématiques en commun.
29Somme toute, le critère de formation générique repose sur la capacité à construire des points communs, là où le critère de formation empirique repose sur la capacité à décoder le réel. On aura tendance à considérer que les aspects génériques par lesquels on construit la bibliothèque sont donc amendables et toujours discutables, tandis que les aspects empiriques ne sont pas révocables. Si bien qu’une bibliothèque, quand on la forme et qu’on l’explore, suscite l’effet d’être plus ou moins naturelle.
30Or, que l’on soit constructiviste ou essentialiste, la différence entre le construit et le donné n’est pas tant une différence de nature qu’une différence d’institutionnalisation : à terme, le construit acquiert, lui aussi, un sentiment d’évidence tel qu’il passe pour relever du donné. Le vocabulaire générique, quand il est suffisamment institué dans la tradition critique et les usages génériques, n’obéit plus tellement à la logique binaire du nominalisme — un nom de genre est comme une étiquette plaquée à une chose —, mais il peut finir par obéir à une logique essentialiste : il devient la chose elle-même. C’est notamment le cas des étiquetages génériques que l’on perçoit comme des invariants anthropologiques structurant les sociétés. Les théories politiques de l’épopée, genre auquel on impute un rôle de fondation sociale9, font ainsi de ce genre un passage obligé de la constitution symbolique et imaginaire d’un peuple. Tant et si bien que cette forme n’est plus seulement une construction issue de la pensée générique, mais une donnée que l’on suppose inhérente au monde social. De façon plus générale, la pensée romantique des genres, fondée sur l’idée que les genres émanent de l’esprit des sociétés et de leur évolution au cours de l’histoire, implique de naturaliser les genres de telle sorte que les aspects empiriques et génériques de la bibliothèque ne font plus qu’un : les déterminations historiques sont aussi génériques, et inversement10.
31De la même façon, les aspects empiriques de la bibliothèque ne semblent naturels que dans la mesure où leur degré d’institutionnalisation est fort. Mais en réalité, tout agencement de la bibliothèque, même ceux soumis aux circonstances empiriques les plus inaliénables en apparence, comporte toujours une part de choix qu’il s’agit de pouvoir rendre visible. Si le choix ne réside pas dans la nature des critères — on peut difficilement faire un classement empirique autrement que selon les individus, l’espace, et le temps —, cette part de décision se trouve donc dans les individus et dans l’espace-temps que l’on choisit d’avoir. Si l’on n’interroge pas l’agencement empirique de la bibliothèque, alors ce cadre spatio-temporel existe comme par défaut et sature le champ des possibles. Le fait que les aspects empiriques de la bibliothèque passent pour relever du donné produit en effet l’illusion d’une exhaustivité, quand cette bibliothèque, pour autant, est bien une bibliothèque parmi d’autres possibles.
32Plutôt que de vouloir définir la nature de la bibliothèque, on s’est donc intéressé aux conditions qui la rendent possible et aux effets que ses aspects, aussi bien empiriques que génériques, suscitent. Si, dans l’immédiat, l’empirique passe pour relever du donné, et le générique du construit, on s’est surtout s’intéressé à la réciproque : c’est-à-dire à la façon dont les classifications génériques, elles aussi, comportent une part de naturalité, et, surtout, à la façon dont les ordonnancements empiriques, quant à eux, n’ont rien d’évident ou de naturel.
33Il reste en effet à détricoter l’illusion selon laquelle la bibliothèque que l’on lit tous les matins, non seulement préexiste à celles et ceux qui la lisent, mais encore, recouvre l’intégralité du réel.
Situer la bibliothèque : comparatisme et théorie des genres littéraires
34La maxime de Lemaître camoufle la véritable impossibilité : celle de pouvoir faire une bibliothèque proprement totale. Si non seulement notre lecture de la bibliothèque est en effet toujours partielle, la bibliothèque à partir de laquelle on pense l’exhaustivité, elle aussi, l’est tout autant.
35Le problème n’est donc pas tant de lire la bibliothèque que de pouvoir ne serait-ce que la construire. Le comparatiste René Étiemble signale ce problème de façon emblématique quand, dans son analyse de la notion de Weltliteratur, il critique plusieurs projets de constitution d’une bibliothèque d’ampleur mondiale, parmi lesquels celui d’Adolf Spemann (Vergleichende Zeittafel der Weltliteratur, von Mittelalter bis zur Neuzeit 1150-1939) :
Lorsque, sur onze mille titres, on en accorde vingt à M. Joseph Péladan, mais qu’on ignore, ou néglige, le Hikurige, le Kim Vân Kiêu, le Ugetsu Monogatari, et l’œuvre de Mohammed Ibal, est-on qualifié — je me permets de le demander — pour composer un tableau d’honneur de la Weltliteratur ? (Étiemble, 1974, p. 20-21)
36Les vertus du comparatisme consistent ainsi à rappeler la façon dont ce qui s’impose comme naturel et ininterrogé dans une bibliothèque — c’est-à-dire le canon européen qui la compose — est à exhiber comme tel et, surtout, à décentrer.
37Il ne va cependant pas de soi que la théorie des genres participe de ce projet comparatiste. L’adverbe polémique qu’accole Étiemble au terme « général » dans son Essai de littérature (vraiment) générale, s’adresse tout particulièrement à la théorie des genres, dont il s’agit de montrer les limites ethnocentriques : le discours général sur les genres recouvre un corpus de textes principalement occidental qui, parce qu’il est canonique et dominant, incarne le général tout en camouflant, pour autant, son caractère particulier. Dans un tel contexte, dès lors, la théorie des genres n’est convoquée que dans le but de pouvoir être contestée, « foutue par terre », écrit Étiemble :
[D]u seul fait qu’elle est ce qu’elle est, la littérature japonaise fout par terre, d’un seul coup, et pour toujours, nos théories de l’épopée, ses rapports avec le roman ; du même coup elle rend nulle et non advenue la théorie que Lukacs et Goldman après lui échafaudèrent du roman. Etc.
Toute théorie littéraire qui s’élabore à partir des seuls phénomènes européens ne vaudra pas mieux désormais.
Il faut repartir à zéro. Essayons. (Étiemble, 1974, p. 11)
38La rhétorique du contre-exemple mise à l’œuvre ici est emblématique de la façon dont la théorie des genres constitue un étalon normatif à partir duquel on vient confronter l’exception culturelle de littératures minorées par le canon occidental. De sorte que la théorie des genres, dans cette perspective, fait obstacle à toute approche transculturelle de la bibliothèque.
39Partant, je voudrais réfléchir à la façon dont la théorie des genres ne constitue pas nécessairement un carcan ethnocentré et peut également contribuer à une pensée mondiale et décentrée de la littérature. La question, pour finir, sera donc la suivante : que peut la théorie des genres pour le comparatisme ?
40Je propose, à cet effet, d’étudier un cas d’étiquetage générique en contexte transculturel : prenons l’exemple de l’un des grands absents de la bibliothèque de Spemann que mentionne Étiemble, le Kim-Vân-Kiêu, texte vietnamien que le critique fait figurer au nombre des « œuvres représentatives » de la collection « Connaissance de l’Orient » 11. Si l’on regarde la façon dont ce texte étranger a été reçu et catégorisé dans la critique francophone du milieu du XXe siècle12, on voit que les choix d’étiquetages sont principalement ciblistes : si, le Kim-Vân-Kiêu, appartient au genre vietnamien du « truyên »13, sa réception critique française l’a étiqueté sous le nom de « roman », ou bien de « roman en vers » (Durand et Nguyễn, 1969, p. 86). Selon que le critère de la versification est privilégié, ou non, pour caractériser l’œuvre, les appellations oscillent entre le domaine de l’épique (« poème national » (Baruch, 1961, p. 2), ou bien « poème » tout court (Xuân-Phuc et Xuan-Viêt, 1961, p. 15) et du romanesque (« roman », « roman en vers » (Durand, 1949, p. 86)), en impliquant des discussions sur le « romanesque », le « merveilleux » ou le « légendaire » de ce texte qu’on a aussi pu identifier — à tort, selon certains — comme un « conte »14. Autant d’étiquetages, quoi qu’il en soit, symptomatiques d’un horizon générique purement européen et d’un mode de réflexion principalement analogique : on réduit l’altérité d’un texte en le désignant par le moyen d’un vocabulaire métadiscursif connu.
41Le premier problème réside dans le remplacement systématique du vocabulaire générique d’origine par celui de la culture de réception. L’effacement des étiquetages génériques en langue étrangère, au profit de ceux connus par les récepteur·ice·s, entretient l’illusion d’une bibliothèque unique et uniforme, dont l’universalité est néanmoins systématiquement européocentrée. Or, l’intérêt comparatiste de la théorie des genres littéraires réside dans la variété des étiquettes génériques qu’il s’agit de ne pas aplatir en traduction. Le fait de conserver le nom de genre « truyên », en ne le traduisant pas systématiquement par « roman », met ainsi au jour la diversité culturelle et linguistique des textes composant une bibliothèque. Si bien que, par le moyen des étiquetages que l’on opère, on peut situer le corpus que l’on étudie et marquer, ce faisant, la façon dont la bibliothèque que l’on lit tous les matins est bien une bibliothèque au contexte historique et géographique spécifique.
42L’étiquette d’origine « truyên » n’est pourtant pas ignorée des critiques, et celle-ci circule dans les ouvrages critiques de langue française, notamment lorsque le critique belge Jacques Baruch (1961) recense les différents titres concurrents donnés à l’œuvre, dont la plupart comportent la mention directe du nom de genre « truyên » : Kim-Vân-Kiêu tân truyên (Roman de Kim-Vân-Kiêu), Doan-tru’o’ng tân-tanh (Nouvelles plaintes d’un cœur meurtri), Kim-Vân-Kiêu tân-truyên (Nouveau roman de Kim-Vân-Kiêu) et Truyên Thuy-Kiêu (Roman de Thuy-Kiêu). L’étiquette ne participe cependant pas à proprement parler du métadiscours puisque sa présence est avant tout paratextuelle : en apparaissant uniquement dans la restitution littérale des titres en langue originale, le mot « truyên » ne se trouve que dans une situation de coprésence avec le métadiscours français, mais il n’y participe pas.
43L’enjeu ne réside donc pas tant dans le fait de traduire, ou non, les étiquettes génériques. Il va de soi qu’il est un tant soit peu nécessaire d’introduire la notion de truyên aux cultures occidentales par le moyen de mises en équivalence qui font comprendre, par analogie, ce à quoi le genre vietnamien pourrait renvoyer dans le monde francophone ; de sorte que la question de la traduction est finalement hors-jeu.
44L’enjeu est surtout celui d’un décentrement métadiscursif : le statut du mot « truyên » dans les différents ouvrages critiques parcourus montre que le fait d’introduire l’étiquette — le plus souvent une fois, en début de parcours — ne suffit pas à en faire un terme véritablement visible et autonome dans la culture de réception. La traduction du nom de genre étranger devient comme un passage obligé du discours critique, moment après lequel le vocabulaire occidental prend la relève. Le vocabulaire métadiscursif d’origine est donc effectivement « introduit », mais celui-ci n’irrigue pas pour autant le métadiscours de réception. Le décentrement réside alors dans le choix délibéré de diversifier le vocabulaire métadiscursif qu’on emploie : non seulement en conservant, mais également en intégrant dans son propre discours le lexique de la langue d’origine. Si la critique fait vivre les étiquetages des cultures dont elle transmet la littérature, alors la théorie des genres participe de la production d’un savoir situé.
45Le second problème réside dans l’usage systématique d’étiquettes aussi vagues et écrasantes que « roman » ou « récit » : celles-ci sont suffisamment malléables et larges au point de pouvoir recouvrir n’importe quel type de texte — quitte, même, à remplacer le mot « texte » — tout en ramenant celui-ci, pour autant, à une culture de référence européocentrée. Ainsi la catégorie « roman » est-elle capable de subsumer à peu près n’importe quelle œuvre, même au détriment des frontières formelles en apparence les plus infranchissables telles que celles séparant le vers de la prose, ou le narratif du dramatique. Or, les outils de théorisation du roman étant tributaires d’une tradition occidentale et aristotélicienne, tout étiquetage « roman », aussi peu déterminé soit-il, précisément parce qu’il est intuitif et facile à opérer, comporte inévitablement des implications ethnocentrées quand on les transpose à une autre culture.
46Qui plus est, la volonté d’employer des étiquettes aussi larges que possibles en contexte transculturel va souvent de pair avec une méfiance, voire un refus, des étiquetages génériques. Considérant qu’il faut, pour ne pas violenter les œuvres, les classer et les qualifier le moins possible, la tendance est alors de limiter autant que faire se peut les étiquetages, pour ne conserver que les appellations les moins déterminées qui soient et que l’on suppose ouvertes au possible, car non génériques : on parle alors de « livre », de « texte », d’ « œuvre », ou, dans le cas du Kim-Vân-Kiêu, d’« histoire ». Mais toute forme de désignation, même celles que l’on pense purement matérielles (dans le cas des trois premiers termes, qui désignent l’objet de manifestation) ou dénuées d’implications génériques (dans le cas du mot « histoire », qui désigne une matière supposément « brute »), suppose une conception de la textualité, de la linéarité, de la fictionnalité, ou, encore, de l’organisation du discours, dont on ne soupçonne probablement pas l’occidentalité inhérente.
47Ce faisant, si non seulement le refus de la généricité est illusoire, les approches supposément non génériques, ou antigénériques, évacuent par ailleurs le problème de l’ethnocentrisme sans s’y confronter proprement. Elles ne permettent pas de rendre visible les spécificités culturelles de textes qui, dans la bibliothèque, se voient donc assimilés et invisibilisés par le canon dominant. La théorie des genres, au contraire, permet de nommer et de situer, en les confrontant, les décalages possibles entre les délimitations empiriques et les délimitations génériques de la bibliothèque ; c’est-à-dire, entre les aires culturelles et linguistiques que l’on choisit d’embrasser, d’une part, et le vocabulaire que l’on choisit d’employer pour les quadriller, d’autre part : celui-ci n’est plus systématiquement celui du canon dominant en vigueur.
48Pour pallier les limites de la généricité, la solution n’est donc pas tant l’absence de toute qualification générique que la surenchère des appellations. Les classifications génériques ne constituent pas seulement des outils d’uniformisation : c’est également par ces étiquettes que l’on exhibe l’hétérogénéité culturelle inhérente à toute bibliothèque, là où l’idéal d’une « littérature sans adjectif » (Étiemble, 1974, p. 15-16) — auquel rêve Étiemble en révisant la notion de Weltliteratur — ouvre la possibilité à ce que cette place laissée vacante soit toujours prise, implicitement, par les mêmes adjectifs. L’absence de qualification est en effet un privilège dont seules bénéficient les littératures canoniques et dominantes.
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49En définitive, les usages génériques ont des implications transculturelles fortes et, selon nos choix d’étiquetage, ceux-ci peuvent largement participer de la production d’un savoir situé. L’ouverture de la bibliothèque à des œuvres d’horizons culturels diversifiés ne va pas sans une diversification du vocabulaire métadiscursif lui-même15. Et si l’on ne peut pas, en effet, lire une bibliothèque tous les matins, on peut quoi qu’il en soit veiller à ce que cette bibliothèque, tous les matins, soit différente.