« À qui parler de ses problèmes de virgule, sinon ? » : trois écrivaines issues des masters de Création littéraire
Adrien Chassain :
Shane Haddad, Anne Pauly, Lucie Rico, bonjour et merci de vous être rassemblées aujourd’hui à l’occasion de ce colloque dont le propos est de réfléchir à un bilan de la littérature française de la dernière décennie. La raison de cette invitation, et le motif de cet entretien, tient à ce que vous avez en commun d’être passées par un master de Création littéraire, dans le cadre duquel vous avez chacune préparé votre premier livre.
Certes, les formations diplômantes de création littéraire ont déjà toute une histoire, notamment au Canada et aux États-Unis, où le creative writing s’enseigne à l’université depuis la fin du xixe siècle1. En France, des formes avant-coureuses de ce phénomène s’observent dans les ateliers d’écriture qui intègrent les formations universitaires depuis les années 1970. Il reste que l’apparition de masters (et autres diplômes universitaires) n’y constitue pas moins une des grandes nouveautés des années 2010. Pour s’en tenir à quelques jalons, mentionnons le master de l’université de Toulouse Jean Jaurès et celui de l’université du Havre (en partenariat avec l’École Supérieure d’Art et Design du Havre), tous deux fondés en 2012, le master de Paris 8 ouvert en 2013 ou encore celui de Cergy en 2015. Si elle a vu naître ces différentes formations, la décennie passée les a aussi vu s’établir dans le paysage littéraire contemporain, si bien que les procès en légitimité qui ont accompagné leurs débuts semblent aujourd’hui bien lointains. Significatif est à ce titre de pouvoir désormais évoquer celles-ci non seulement avec leurs fondateur·ices mais aussi avec d’anciennes étudiantes comme vous qui, en l’espace d’une dizaine d’années, avez eu le temps de les suivre, d’en sortir et de commencer une carrière littéraire.
Anne Pauly, vous avez fait partie de la deuxième promotion du master de Création littéraire de l’université Paris 8 en 2014-2016, après des études de Lettres Modernes à Nanterre et une première carrière dans la presse en tant que correctrice, secrétaire de rédaction et directrice de publication. Votre premier roman, Avant que j’oublie, a paru en 2019 chez Verdier et a été récompensé en 2020 par le Prix du Livre Inter. Dans ce récit à la première personne, vous racontez la mort et le deuil d’un père que l’on pourrait qualifier de difficile : à vivre, à aimer, à comprendre dans ses contradictions avec lesquelles votre narratrice et son frère se débattent.
Lucie Rico, vous avez suivi le même master dionysien en 2016-2018, à l’issue duquel vous avez publié un roman, Le Chant du poulet sous vide (P.O.L, 2020), récompensé par le prix du roman d’écologie. Vous venez par ailleurs, chez le même éditeur, de publier GPS, roman qui vient de recevoir la mention spéciale du prix Wepler. Le Chant du poulet sous vide traite du rapport à la consommation animale à travers le personnage de Paule, qui reprend l’élevage de sa mère défunte et devient la biographe des poulets qu’elle exécute. GPS, quant à lui, raconte l’enquête que mène Ariane, depuis son canapé, sur les traces de son amie Sandrine qui, peu avant de disparaître le soir de ses fiançailles, avait partagé avec elle la géolocalisation de son téléphone mobile.
Shane Haddad, vous avez intégré le master de Création littéraire du Havre en 2018, après avoir étudié en classes préparatoires et obtenu une licence d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle. Votre premier roman, Toni tout court, a paru en 2021 chez P.O.L. C’est un livre qui retrace l’errance dans la ville, et aussi dans sa mémoire, d’une jeune femme le jour de ses vingt ans, jusqu’à un match auquel elle doit assister le soir.
Si vous trois êtes ainsi devenues autrices dans le compagnonnage de ces formations, celles-ci contribuaient dans le même temps, parmi d’autres phénomènes connexes, à transformer la pratique et l’idée même du métier d’écrivain·e. C’est cette transformation, cette adaptation à la puissance deux, propre à votre génération, qu’il me semble important d’évoquer avec vous aujourd’hui. D’où cette première question, adressée à vous trois : pourquoi vous être tournées vers ces masters ? Comment les imaginiez-vous avant d’y entrer ? Qu’est-ce qui vous a attirées vers eux et où en étiez-vous à ce moment-là dans votre rapport à l’écriture, dans votre désir (ou non) d’en faire un métier ?
Shane Haddad :
Pour ma part, j’ai commencé à écrire de manière régulière autour de mes dix-neuf ans, en prépa2, où je grattais pas mal par agacement de ce qui se passait devant nous, c’est-à-dire des professeurs qui nous maintenaient dans l’académisme de la langue. Alors que, précisément, je voulais créer de nouvelles formes. Ensuite, j’ai suivi des ateliers d’écriture, qui étaient des ateliers privés, organisés par des associations comme celle d’Élisabeth Bing, qui n’existe plus aujourd’hui. Le travail tournait surtout autour du thème de la mémoire, de l’écriture de soi. De mon côté, j’avais envie d’être dans le contemporain. J’ai donc tapé sur internet creative writing, parce que je ne connaissais que les formations canadiennes et américaines de manière générale et je suis tombée sur le master d’écriture de Paris 8. J’ai postulé, j’ai été refusée. L’année suivante, j’ai postulé à Paris et au Havre et je suis partie au Havre. Quand on a dix-neuf, vingt ans et que l’on est prise dans un master, on fonce. Allier l’écriture à l’étude, c’était vraiment parfait. Voilà comment je suis arrivée au Havre !
Adrien Chassain :
Et Toni tout court, vous y pensiez déjà avant le master ou c’est un projet qui est né dans ce cadre-là ?
Shane Haddad :
J’ai rencontré un professeur de Paris 8, Sylvain Pattieu, qui m’a aidée à faire les dossiers. Il m’a honnêtement dit que le projet que j’avais soumis à Paris 8 manquait de jus. C’est à ce moment-là que mon travail d’écriture a réellement commencé, d’ailleurs. Je lui ai parlé de mon rapport au football, qui faisait partie de ma vie quotidienne. Il m’a dit de foncer dans cette direction. J’ai donc travaillé ce dossier et creusé mon rapport au football pendant un an. Comme je faisais des études de théâtre et que je travaillais dans un théâtre, le lien entre théâtre et football, spectatrice et supportrice, s’est fait tout seul. Et ensuite, j’ai commencé ce texte pendant le master.
Adrien Chassain :
Lucie, c’est internet qui vous a amenée à Paris, c’est le GPS ?
Lucie Rico :
Oui, c’est le GPS, Internet et le désespoir aussi. Finalement, c’est ça mes livres, et c’était déjà en germe. J’avais travaillé pendant sept ans dans la communication, je n’avais jamais écrit quoi que ce soit. Ou plutôt si : j’avais écrit des scénarios, surtout des commandes, des choses qui ne me plaisaient pas beaucoup, des grosses comédies par exemple. J’ai aussi beaucoup écrit pour la communication, pour des marques globalement assez atroces, et des startups. Puis, un jour, j’ai complètement craqué, je me suis mise au chômage, et je suis tombée incidemment sur un post Facebook de François Bon, qui rappelait que la deadline du master de création littéraire de Paris 8 était une semaine plus tard. J’étais partie en Islande avec mes indemnités chômage. C’était le premier voyage que je faisais depuis très longtemps, et il postait ça ! J’avais déjà ce projet du Chant du poulet sous vide, ou plutôt cette idée de biographie de poulet qui me hantait depuis dix ans, depuis que quelqu’un de chez Charal m’avait parlé du marketing de la viande. J’ai donc écrit assez rapidement ce dossier, je l’ai envoyé et j’ai été prise. L’idée de ce texte, je l’avais donc depuis très longtemps. Je me raconte beaucoup de fictions dans ma tête depuis très longtemps. Par contre, réussir à se dire : « Je vais avoir la légitimité d’écrire, d’aller jusqu’au bout d’un livre et que le livre soit autre chose qu’un premier jet », c’est autre chose. Je crois qu’il y a des témoins ici qui ont lu certains de mes premiers jets très scénaristiques, très pitoyables de livres, mais je crois que c’est vraiment le master qui m’a apporté le travail de la langue, de la création de la langue, et non seulement le regard des professeurs, mais celui aussi des autres personnes du master, de cette communauté qui se crée autour des textes. Il me manquait cette légitimité, ce cadre et cette communauté. C’est comme ça que je suis rentrée dans le master.
Adrien Chassain :
Anne Pauly, c’est aussi cette autorisation à écrire que vous êtes allée chercher dans le master de création ? Vous avez en commun avec Lucie d’être arrivée après une première carrière, où l’on écrit, et où l’on corrige et édite les textes des autres.
Anne Pauly :
Alors moi, en l’occurrence, j’ai fait des études littéraires, j’ai fait une Hypokhâgne, j’ai fait une dépression, après j’ai fait une Licence. J’ai démarré un master sur Francis Ponge, écrit un truc sur Les Choses. Dans ces études littéraires, notamment en prépa, je me suis sentie comme « n’appartenant pas », humiliée dans mon inculture et j’ai mis un temps fou à rouvrir un livre pour le simple plaisir de lire. L’air de rien, j’ai quand même suivi ensuite des études pour devenir secrétaire de rédaction : c’est la personne qui corrige les mauvais textes des journalistes débordés, qui fait les chapôs et les titres... Je plaisante, parce que j’ai travaillé dans des endroits bizarres, pas Poney Magazine, mais limite.
De fil en aiguille, j’en ai eu marre de corriger les articles dans la presse féminine, sur laquelle je ne crache pas du tout. J’avais cette envie d’écrire depuis toujours, et c’est pour cela que j’avais fait des études de Lettres. Mais on m’avait dit : « Vous ne savez rien. Vous ne venez pas du bon endroit, etc. » Donc je m’étais un peu résignée. J’étais au chômage et, comme par hasard, à ce moment-là, j’ai entendu parler par un ami de cette formation qui démarrait. La première année, j’ai raté la deadline, par pur auto-sabotage mais j’ai envoyé le dossier à temps pour la promo 2014-2016. C’est donc comme ça que j’y suis venue. Je vous le disais avant de rentrer dans la salle, je pense que pour les deux premières promos, le nombre d’inscrits correspond vraiment à un manque dans l’enseignement. Dans ma promo, par exemple, certaines personnes étaient quadragénaires, comme je l’étais moi-même. Je pense qu’il s’agit, justement, de gens qui ont cherché, pendant toutes ces années, une formation qui correspondait à celle-ci, mais qui n’existait pas. Il y avait des formations comme les Beaux-Arts, mais il n’y avait rien pour la littérature. Ceux pour qui le désir était profond et ancien se sont rués, si je puis dire, sur cette formation.
Adrien Chassain :
À propos de « ruée », et de « communauté » suivant le mot de Lucie, parlons de cette façon collective d’envisager l’activité littéraire qui est induite par le master de création. Progressivement depuis l’Ancien Régime, on s’est mis à penser l’écrivain·e dans les termes d’un « régime de singularité » (Nathalie Heinich), d’une forme d’autonomie qui implique, entre autres choses, qu’écrire ne s’apprend pas. Une sorte de solitude peut encore aujourd’hui accompagner notre idée de l’auteur·ice, et se trouve aussi énoncée par tout un pan de la littérature. Était-ce aussi votre représentation ? Quelle incidence le cadre collectif du master a-t-il eu sur votre idée et votre pratique de l’écriture ?
Anne Pauly :
Ce mythe de l’écrivain, à qui Dieu parle directement dans sa mansarde sans fenêtre, c’est une vision très romantique de l’écriture. Il y a quelque chose de très dramatique là-dedans qui fait perdurer cette image. Les gens ont toujours cet imaginaire-là de l’écrivain seul et tourmenté. Arriver dans ce master, c’est comprendre qu’on va être plusieurs et que tout ne sera pas que souffrance. Ce que je retiens surtout, c’est l’effervescence créative et l’accès aux autres, parce que c’est très intime quand on y pense. Au premier atelier d’écriture, on écrit tous et chacun lit son texte. C’est quand même se mettre à poil tout de suite, et surtout découvrir l’imaginaire des autres. Et ça, ça n’a pas de valeur. C’est bouleversant et aussi très riche. C’est-à-dire que tout d’un coup, cette espèce d’effervescence — « Machin a pensé à ça », « Machin a fait comme ça pour le faire », « Machin raconte cette histoire », « C’est quand même fou, cette histoire que machin raconte » —, tout cela crée une espèce de continuum créatif, un mouvement. C’est une des choses que m’a apporté le fait d’être en groupe : ne pas être toute seule devant sa feuille et avoir des retours. Non seulement le retour du tuteur et des professeurs, mais aussi le retour des camarades qui disent : « Non. Je ne comprends rien à ton paragraphe. » On s’apprivoise petit à petit et, surtout, on découvre sa propre intériorité d’écriture au contact des autres. Elle est là, mais encore faut-il l’essayer sur d’autres imaginaires. Est-ce qu’elle fonctionne ? Est-ce qu’elle ne fonctionne pas ?
Lucie Rico :
Je suis complètement d’accord. Quand je parlais de légitimité tout à l’heure, je crois qu’il était question de légitimité sociale, que je n’avais pas — ni statut ni argent — mais aussi de légitimité par rapport à cet imaginaire d’écrivain. Quand je me mettais à mon ordinateur et que j’essayais d’écrire, j’attendais ce truc d’éclair qui me frappe. Et en fait, je me disais que ce que j’écrivais, c’était juste des suites de mots. Finalement, être avec d’autres personnes qui rencontrent les mêmes difficultés, c’est apprendre que l’écriture, ce n’est pas seulement écrire mais réécrire, qu’il est normal de se tromper, de chercher ses mots, de chercher quelque chose dans la littérature, et d’explorer son imaginaire. C’est aussi apprendre à mieux lire les projets des autres pour mieux se lire soi-même et découvrir ce qu’on a fait en creux. C’est la chose la plus précieuse que j’ai vue : la manière dont on fait attention aux projets des autres, la manière dont les professeurs eux-mêmes nous apprennent cela, en nous montrant comment faire un retour pertinent, en dehors du « J’aime », « Je n’aime pas ». Juste réfléchir : si je ne comprends pas, quelle en est la raison ? C’est parce que là, par exemple, le temps ou le point de vue n’est pas clair, etc. Ou encore : comment essayer de formuler les choses qui peuvent faire obstacle à la réception ? Je trouvais cela très précieux. On a beaucoup reproché à ces masters d’apprendre à écrire d’une certaine manière, mais je n’ai jamais eu cette impression-là. J’ai appris que c’était plus que cela : j’apprenais à lire, j’apprenais à connaître les références de chacun. Il y avait comme une arborescence : chacun m’amenait des références qui m’apportaient quelque chose comme des prismes. Et je crois que c’est ça qui a été le plus précieux : apprendre à lire plus qu’apprendre à écrire.
Adrien Chassain :
C’est intéressant cette formule : apprendre à lire plus qu’à écrire. On pourrait imaginer que ces masters reposent sur une pédagogie de l’écriture, qu’ils transmettent des techniques, mais quand on vous écoute, ce n’est pas tout à fait cela. Shane, vous avez appris à écrire au master de Création du Havre ?
Shane Haddad :
J’ai remarqué une grande différence entre le master et les ateliers d’écriture que je faisais à Paris, en association.
Pour chaque atelier en association, nous avions une méthode, c’est-à-dire qu’on se basait sur un texte — par exemple, la description d’un territoire — qu’on lisait en groupe puis on avait quarante-cinq minutes pour imiter ce type de forme. Les ateliers d’écriture m’avaient appris qu’il y avait des outils à utiliser, ou disons des outils d’imitation. En arrivant au master du Havre, ce que j’ai découvert, c’est apprendre à me décentrer. Par exemple, quand on est apprenti comédien, on apprend son corps en apprenant le corps des autres. C’est donc un système de miroir, de projection, de décentrement et de recentrement. C’est ce qui s’est passé dans le master Création, mais à travers des textes. Les textes devenaient donc des corps et des imaginaires. Par ce jeu de miroir, je me comprends mieux en comprenant mieux le texte de l’autre, ses failles, etc. C’est là que je me suis sentie dans le contemporain, dans l’écriture contemporaine, vraiment. À aucun moment nous n’avons eu de cours sur la description, le dialogue... À tel point qu’un jour on a demandé à une professeure de nous aider sur le dialogue. Le cours qu’elle nous a fait était complètement évasif, et heureusement, parce que si elle avait essayé d’en faire autre chose, on aurait été à côté de la plaque. Je rejoins Lucie sur le fait que, pendant deux ans, on a appris à lire. Ce qui est génial dans ce master, c’est qu’il y a une positivité générale qui fait qu’on se tire tous vers le haut et qu’on comprend beaucoup mieux la critique dans cette ambiance-là.
Anne Pauly :
C’est parce qu’elle est horizontale, qu’elle se fait d’égal à égal.
Si je peux ajouter quelque chose, à propos de cette notion de collectif : on n’est pas tout seuls et on avance ensemble, même dans le temps. C’est-à-dire qu’il y a quand même des échéances, il y a la fin de l’année, la soutenance, des rendez-vous, etc. Il faut quand même avancer. Donc, on avance à plusieurs, avec l’imaginaire des autres. Il y a des deadlines très importantes, parce qu’on veut écrire, on veut écrire, mais sans deadlines, le projet peut ne jamais se concrétiser.
Je voulais aussi ajouter autre chose, sur la question des techniques d’écriture. Justement, le master, ce n’était pas ça. Moi, je me souviens d’ateliers d’écriture avec des consignes extrêmement simples. Par exemple : « Racontez votre trajet pour venir jusqu’ici. » Rien que ça, c’était vraiment un robinet qui s’ouvrait. Et c’est incroyable, tout ce qu’on a à dire sur juste un trajet en métro. Il y avait quelque chose de soulageant là-dedans et de dédramatisant, mais en même temps de très sérieux et de très profond.
Lucie Rico :
Deux ans après avoir été diplômée de Paris 8, je suis devenue professeure associée au master de Création littéraire de Saint-Étienne, pour trois ans. Le mois dernier, une étudiante m’a dit : « Vous me pointez quelque chose, mais comment je fais pour résoudre ça ? » Ce n’est pas mon problème. Je sais qu’il y a des étudiants qui attendent un peu ça. Mais c’est tout le contraire. Ce n’est pas parce qu’on pointe quelque chose que l’on a la solution, même en tant que professeure. Je pense que les professeurs n’apportent pas de solution, ils nous montrent des problèmes, et on avance ensemble.
Anne Pauly :
Il nous est aussi arrivé d’avoir à répondre à des questions théoriques par de la fiction, ou en tout cas par une pièce de création. C’était très nouveau aussi, ça : on arrive d’Hypokhâgne et il faut résoudre une question théorique. Tout d’un coup, on vous dit : « Alors, vous écrivez un texte qui va soulever ces questions, mais subtilement. »
Adrien Chassain :
C’était justement une question que je voulais vous poser : celle de la place de la théorie, et du discours plus classiquement universitaire, dans vos expériences en master de création. Évidemment, ce qui est au premier plan, c’est votre projet d’écriture, c’est le mémoire de création que vous allez soutenir à l’issue de la seconde année. Souvent, ce mémoire est accompagné d’un texte plus réflexif ou spéculatif qui indexe la démarche d’ensemble au domaine de la recherche-création, ce qui participe aussi à justifier l’ancrage universitaire de ces formations. Dans vos réponses, a néanmoins affleuré un rapport à l’occasion tendu avec l’université, ses cursus et savoirs traditionnels. Toni tout court de Shane Haddad s’en fait l’écho : « Mais de quoi parle le cours ? Toni doit se souvenir. En retard, je suis en retard. Elle lève la tête au plafond. Plafond, aide-moi. De quoi parle le cours ? De structuralisme. De dadaïsme. Je ne sais plus. De naturalisme. Peut-être d’échangisme. Je n’ai pas envie d’écouter un cours sur quelque chose en -isme ». Quel est votre rapport à la théorie et à l’histoire littéraires ? Vous êtes-vous réconciliée avec les savoirs de l’université ? Ceux-ci ont-ils eu une place dans votre master et dans votre écriture ?
Shane Haddad :
J’adore la théorie, en fait. J’aime beaucoup étudier la littérature, l’histoire de la littérature, les histoires de manière générale. Ce avec quoi je ne me suis pas réconciliée — dans le même temps que cela me formait parce qu’on se forme aussi dans le « contre » — et ce qui m’a dérangée — en prépa, notamment — c’était la dureté des professeurs qui ne laissaient pas du tout de place à la créativité dans un texte académique. Et à l’université, ce qui m’a vraiment troublée, et ce que j’écris dans le texte, c’est l’anonymat total d’être... On est tous des spectres.
Adrien Chassain :
Vous écrivez : « Rien n’est grave à l’université. »
Shane Haddad :
Oui. Alors que tout est grave. On a vingt ans. On est dans un endroit où il y a trois mille personnes qui ont toutes le même âge et on ne connaît personne. En arrivant au master, on est quinze. Et on exprime tous nos blessures par le biais de la fiction. On arrive à se détacher. On apprend à être autonome dans notre propre langue. Et ça, ça n’a pas de prix. Je dis cela à titre très personnel parce que j’ai aussi adoré être en prépa, et s’il fallait le refaire, je le referais. En prépa, on nous demandait d’avoir une langue générale et de s’effacer complètement. Mais à dix-huit, dix-neuf ans, jamais on ne s’efface ! On veut montrer que l’on vit, on veut affirmer sa personnalité. Là où j’étais en colère, c’était qu’on essayait de mater nos singularités. Et Toni tout court a voulu répondre à ça.
Adrien Chassain :
Lucie, quelle a été la place de la théorie dans le master et dans votre travail, quel rôle ont joué les lectures que vous avez pu y faire ?
Lucie Rico :
À propos de la lecture, j’ai l’impression que ça m’a située dans le champ contemporain. J’avais aussi fait une prépa et j’avais adoré, alors qu’en communication, j’avais beaucoup moins aimé mes études. Donc les études de création littéraire m’ont vraiment plu. Je crois qu’il y a eu peu de cours vraiment théoriques à proprement parler, mais des approches assez diverses de dispositifs littéraires. Ça allait de la traduction à l’hyper-contemporain. On avait un cours, par exemple, sur l’affaire Tarnac et sur ce que peut la littérature avec le politique, etc. Et, en même temps, on liait ça à des dispositifs littéraires. On devait rendre un petit mémoire, que j’avais fait sur Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre, un texte sur la réutilisation des discours externes… Cela m’avait donné le goût de lire de la théorie et de la critique contemporaine, d’explorer plein de ramifications. D’ailleurs, je vais commencer une thèse en recherche-création. Mon travail sera sur la procrastination chez les écrivains. C’est quelque chose que je trouve essentiel, la manière dont on se situe par rapport aux autres, comment on continue le dialogue, etc. Je trouve que le master apprend le dialogue et que la théorie est aussi une manière de dialoguer avec le champ du contemporain, avec les gens qui font la même chose que nous, très différemment. Ça me passionne et je crois que c’est le master qui m’a aussi donné le goût de ça, qui me l’a fait connaître. Là, l’apport théorique a lieu selon les besoins, on ne vous l’assène pas : c’est vous qui allez le chercher. Par rapport à un enseignement plus vertical, ce n’est pas du tout la même chose, en termes d’indépendance et de légitimité, ça ne se présente pas de la même manière psychiquement.
Adrien Chassain :
Vous parlez de la théorie qui permet de se situer dans le contemporain, or voilà une bonne décennie qu’on parle beaucoup de « littérature exposée3 », pour insister sur le fait que le livre serait de moins en moins un repère central dans la production des écrivain·es contemporain·es, tandis que des activités que l’on aurait pu juger annexes montent en gamme et en dignité. La littérature s’expérimente et s’expose sur le web, dans des conférences-performances, des lectures publiques, des activités ou restitutions de résidence, et bien sûr des ateliers d’écriture. Vous sentez-vous concernées par cela ?
Shane Haddad :
Parmi les étudiants du master, il y en a tout de même beaucoup qui ne publient pas. La question, c’est : comment on fait après un master de création quand on n’a pas publié ? C’est vraiment une question qui existe, en tout cas dans notre communauté de littéraires au Havre. Il se crée alors des alternatives. Par exemple, dans un mois, deux amis vont organiser dans un ancien hangar désaffecté — qu’ils ont réhabilité en un espace artistique avec plusieurs artistes résidents — un événement littéraire de performances et d’écriture. On pourra y faire des pièces d’écriture, au sens d’objets écrits (ça peut être un objet en volume, en vidéo, ou une lecture, une performance). Je trouve ça formidable parce qu’on continue à créer pour partager. Il y a aussi d’autres formes d’ateliers : on fait par exemple des workshops très simples de quelques jours entre amis. On continue de se présenter nos textes les uns aux autres. Pour ma part, après que mon livre a été publié, j’ai eu une espèce de blocage. Je n’arrive plus à rendre ma littérature physique ou performative. Il n’y a plus que l’écrit. Je ne sais pas pourquoi ce silence, ce retrait s’imposent à moi. Peut-être que ça changera plus tard. En revanche, je fais des fanzines avec des amis, des créations un peu alternatives, un peu underground, sans moyens. C’est aussi une relation à l’argent, au fait de ne pas avoir de moyens pour faire de l’auto-édition, pour diffuser, et puis de ne pas avoir le temps aussi. On ne s’arrête donc pas au livre.
Adrien Chassain : Lucie, vous ne vous arrêtez pas au livre non plus ?
Lucie Rico : Non, je suis assez d’accord et j’ai eu la même réaction que Shane, c’est-à-dire que le livre, quand il est là — et ça me touche aussi pour les adaptations au cinéma, au théâtre ou même les traductions — je ne vais plus vouloir en entendre parler. Sauf pour GPS, parce qu’il y avait une demande de la Maison de la Poésie, on a monté un projet avec une amie du master, Mathilde Forget. Comme c’était la première lectrice de GPS, je lui ai proposé qu’on monte cette forme ensemble, et on a mis en scène GPS avec de la vidéo et de la musique, parce qu’elle chante, fait de la musique. J’ai pris beaucoup de plaisir à cela, et on l’a refait plein de fois et allons recommencer dix ou quinze fois dans les trois prochains mois. Je suis moi aussi très intéressée par la littérature hors du livre. Et ma maison d’édition, P.O.L, encourage ces explorations.
Adrien Chassain :
Le livre reste tout de même important, si je comprends bien.
Lucie Rico :
Le livre reste important, oui. Après, je suis aussi en train de monter un projet de littérature collective sur une application numérique, sur le mode du feuilleton collectif, où chacun écrit un chapitre. Ce n’est pas comme un cadavre exquis, mais plutôt comme la construction d’un monde fictionnel, ensemble, avec chaque auteur et son imaginaire qui écrit un chapitre. Et ça reste le livre.
Anne Pauly :
Par rapport au hors-livre, qu’est-ce que je dirais d’intéressant ? L’idée que, pareil, j’ai monté quelque chose pour la Maison de la Poésie. Une lecture musicale un peu mise en scène finalement, un petit spectacle. Et ce qui m’apparaît dans tout ça — bien que l’on ne parle pas de ça — c’est que c’est aussi un moyen de subsistance. C’est-à-dire que l’on va performer quelque part, qu’il y a une petite forme que l’on peut produire, et donc, si ça passe par une institution, on est payés. On n’en parle jamais, mais c’est quand même très important parce que le temps qu’on passe à écrire un livre, ça dure un certain temps.
Adrien Chassain :
Vous avez une revue, aussi ?
Anne Pauly :
Oui, une revue, mais complètement gratuite. Pour moi, le chemin est un peu inverse, c’est-à-dire que j’ai commencé par faire des trucs à la marge. Par exemple, maintenant, tout le monde a son podcast. Autrefois, personne n’en avait. J’ai commencé à faire de la radio en 2004. Les revues, ça a toujours existé, mais moi, je suis plutôt arrivée par des side-projects collectifs. Et finalement, je me dis : « Mais, et si, moi, je méritais de faire un truc pour moi toute seule ? » Donc ça s’est plutôt joué de cette façon-là. Après, je ne suis pas contre l’écriture collective, mais c’est un truc que je n’arrive pas très bien à faire. On a des camarades. Par exemple avec Elitza Gueorguieva, on continue à se voir pour bosser ensemble des fois, pour se lire des choses. Parce qu’à qui parler de ses problèmes de virgule, sinon, dans la vraie vie ? Dans le cadre de l’écriture d’un texte ou d’un roman, c’est quand même utile. Et je voulais ajouter un dernier truc à propos de la forme livre. J’ai l’impression que — c’est une espèce de sentiment sans réel argument — c’est presque une forme qui est désormais désuète. Il y a quelque chose de désuet dans tout ça. Il y a un business très fort et en même temps, déjà, cette forme semble s’effacer un petit peu. J’ai cette sensation.
Adrien Chassain :
Et cette forme en voie d’obsolescence, vous la conservez ou vous vous en séparez progressivement ?
Anne Pauly :
Non, je vais continuer à écrire des livres. Je ne vais pas m’en éloigner, parce qu’à l’époque à laquelle je suis née, et pour moi encore aujourd’hui, cela représente un certain nombre de choses. Mais même en tant que lectrice, un roman ultra-traditionnel peut me tomber des mains assez facilement. Moi, ce qui m’intéresse beaucoup c’est le contraste, le lecteur réveillé.
Lucie Rico :
Tu n’as pas l’impression que ces dernières années — peut-être avec les masters ou peut-être pas du tout — l’objet livre est devenu un lieu d’inventivité, un espace ouvert, et que cela porte aussi la trace de la littérature hors du livre et de la performance ?
Anne Pauly :
Je suis d’accord. On a peut-être contribué à régénérer quelque chose. C’est bête à dire, mais on nous a dit : « Vous avez des trucs à dire, alors dites-le comme vous voulez. » « Ah bon ? On peut le dire comme on veut ? » « Oui oui, allez-y ». Et voilà, ça donne des choses hybrides, des choses contrastées, ça ouvre d’autres imaginaires et le livre continue de les contenir.
Shane Haddad :
En fait, la question que je me pose, en voyant tous mes camarades et mes amis qui font des performances, des lectures, qui font des objets-livres, etc., c’est de savoir si leur finalité c’est d’écrire un texte qui serait le germe d’un livre, d’une publication future, ou est-ce que ce qui vraiment leur plaît dans la littérature c’est de ne pas être littéraire comme on l’entend nous, en tant qu’écrivaines, avec notre statut d’écrivaine. Et, là où je sens que je ne suis, pour l’instant, pas capable de performer ou de faire des lectures publiques ou des choses comme ça, c’est parce qu’en fait l’objet livre, pour moi, a été une finalité. Je ne pouvais pas rêver mieux que d’avoir la trace écrite des pensées que j’avais eues pendant deux ans. C’est la question que je me pose : est-ce que bientôt, la littérature orale, la littérature performée sera officiellement et complètement installée dans le champ littéraire ? Il y a effectivement tout l’aspect financier qui aide énormément, ou en tous cas qui pousse les gens à s’y essayer. Mais je trouve qu’il y a aussi autre chose dans ce mouvement un peu oral de la langue et de la littérature : l’aspect ludique de la langue. Tout d’un coup, on partage, on a une réaction directe, et avoir une réaction directe à un texte, c’est rare. Et nous on a de la chance parce que c’était tout le but du master que d’avoir une réaction directe, exactement comme au théâtre. On joue et on sait tout de suite si on joue mal ou pas. Dans nos lectures de master, on savait tout de suite si c’était nul ou pas, c’était instantané. Et là, j’ai l’impression que dans cette génération, dans cette nouvelle activité, on retrouve ce besoin d’avoir un contact direct entre le texte et le spectateur-lecteur.
Adrien Chassain :
Dans les masters que vous avez faits, on écrit — on prépare un livre, on expérimente d’autres formes hors du livre —, mais dans le même temps on s’initie aussi à un possible métier. Quelle part occupe alors l’acquisition de compétences sociales et professionnelles, la découverte des institutions de la littérature ? Votre passage par le master a-t-il facilité ou accéléré la rencontre d’un éditeur ?
Anne Pauly :
Pour l’aspect professionnel des choses, on avait dans la promotion des rencontres avec des professionnels du livre, de l’édition, des éditeurs, des écrivains... C’était très instructif, notamment les rencontres avec les éditeurs, puisque généralement on n’en a jamais rencontrés dans la vie et là, tout d’un coup, c’est l’éditeur qui parle. C’était intéressant cette question-là : le point de vue de l’éditeur… Qu’est-ce qu’un éditeur recherche ? Qu’est-ce qu’il aime ? Qu’est-ce qu’il n’aime pas ? Qu’est-ce qui est important pour lui ? Comment il a monté sa maison ? Qu’est-ce qu’il voulait défendre par là ?
Il y avait aussi des choses plus pragmatiques, comme le camembert des revenus du livre. On a tous fait une syncope. On t’explique que tu gagneras un euro par exemplaire vendu. Tout de suite, on redescend et on se dit qu’on va rigoler puisque de toute manière on ne va pas gagner d’argent. Il y avait ce côté-là. Après, les professeurs sont aussi pour la plupart des auteurs, en lien avec des institutions. Parfois ils jugent que tel manuscrit mériterait d’être présenté à telle commission ou à tel éditeur. Pour moi, ça a fonctionné comme ça.
Adrien Chassain :
Oui, puisque Lionel Ruffel, qui a co-fondé votre master et qui y enseigne, dirige aussi la collection « Chaoïd » chez Verdier, où vous avez publié votre roman. Avez-vous eu des contacts avec d’autres maisons d’édition ?
Anne Pauly :
Non. En fait, c’est surtout que je n’ai pas essayé. Lionel Ruffel m’a proposé, j’ai dit oui. C’était aussi une histoire de peur. Parce que, quand on voit cinq éditeurs qui disent : « Ah, c’est très sympa, mais non », cela fait peur. Moi, je n’ai pas voulu me confronter à ça. Pour Verdier, attention : il fallait quand même que Lionel Ruffel présente le manuscrit à Colette Olive et Michèle Planel qui seraient d’accord ou pas. Elles ont été d’accord, mais elles auraient très bien pu refuser. Je m’étais dit que si refus il y avait, j’essaierais P.O.L mais je ne voulais pas me prendre une vague de plusieurs refus d’un coup. Cela m’aurait démolie.
Adrien Chassain :
Dans ce que vous dites, on voit bien comme les écrivain·es et chercheur·ses qui enseignent dans ces masters Création sont à la jonction de l’université et du monde de l’édition.
Anne Pauly :
C’est un renversement, justement, puisque vous voyez bien qu’aux débuts du master Création, le monde de l’édition disait : « On va bien rigoler, ces écrivains formatés, etc. » Et puis, maintenant, ces masters sont un peu des agences littéraires.
Frédéric Forte :
On a des demandes autour de quatre à cinq éditeurs par an qui veulent des entretiens, qui disent : « Si vous pouviez me passer des manuscrits, ça serait bien. »
Anne Pauly :
Voilà, le master devient une agence littéraire et, globalement, réalise le boulot que les éditeurs n’ont pas le temps de faire. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas le faire, c’est qu’ils n’ont pas le temps de le faire. Je me souviens très bien des débuts où les gens nous riaient un peu au nez. Maintenant, tout le monde veut faire un master de Création littéraire. C’est parce qu’il y a un travail préalable, parce qu’il y a des voix qu’il faut consolider, mais qu’on ne peut consolider qu’en étant avec d’autres gens.
Lucie Rico :
Il y a un travail qui est d’apprendre à réécrire, d’apprendre à se confronter aux regards, à aller beaucoup plus loin. C’est quelque chose que moi, en tout cas, je ne pouvais faire que dans le cadre du master. Après, je savais que je voulais être chez P.O.L, depuis le début, pour une question de famille littéraire. Et donc, j’ai essayé. J’ai mis trois mois à avoir une réponse. Et après, c’était parti. Mais j’avais quand même peur, après deux ans à me confronter aux retours de tout le monde, des comités de sélection, des éditeurs, de ne pas avoir suffisamment confiance dans le texte au point de l’envoyer à un éditeur. Je trouve que ce moment-là est toujours très impressionnant.
Shane Haddad :
Aujourd’hui, en 2022, les masters Création littéraire sont de plus en plus médiatisés. Mais dans ma promo, ce n’était pas encore ça. Moi, je ne venais pas pour écrire un livre. Je venais pour écrire un texte. Ce n’était vraiment pas du tout la même chose. À la fin de ma soutenance, je devais faire un objet-livre qui m’appartenait complètement. Il n’y avait que cinq exemplaires. En fait, je savais que l’écriture allait être ma vie, mais je n’avais pas prévu d’être écrivaine au sens propre. La relation s’est créée avec des éditeurs après la soutenance. Tout d’un coup, la soutenance officialise un texte. Les textes qui le méritent — du point de vue du jury — sont envoyés à des éditeurs par les relations qu’on a créées avec nos référents, avec nos professeurs. Mais le but, encore en 2018, c’était d’écrire des textes, de partager nos textes, de comprendre les corps, d’être jeunes, d’habiter la ville. Aussi, c’était Le Havre. Donc ce n’était pas pareil que Paris. Et puis on était en école d’art et, en école d’art, il n’y a que des étudiants qui ont envie de faire des pièces, qui ont envie d’essayer avec de la matière. On voulait faire la même chose avec des textes.
Anne Pauly :
Au départ, c’est pareil pour les premières promos à Paris 8 : on n’était pas là pour sortir un bouquin. Il y avait un projet, on avait un truc à proposer et à la fin, un objet terminé. Mais, ce n’était pas du tout pour une publication.
Frédéric Forte :
Bien sûr, on les encourage à faire le meilleur texte possible. Mais quand, au Havre, Shane publie un livre, que cette année Claire Baglin publie à la rentrée chez Minuit, bien sûr, les gens qui rentrent après ont un peu la pression. Et le travail c’est aussi de leur dire : « On ne vous accompagne pas pour que dans deux ans il y ait un bouquin terminé. » On a aussi des diplômés qui publient très longtemps après et peut-être certains qui ne publieront pas et qui feront d’autres choses en lien avec la création. Et donc, le travail ce n’est pas de dire : « Attention on n’est là pour vous formater », ni de vous dire : « Vous allez avoir un bouquin clé en main ». C’est aussi qu’il y ait une sorte d’exploration, de travail qui puisse amener à des choses différentes. Le livre reste central mais on parle d’abord de texte.
Lucie Rico :
Peut-être que le danger, même par rapport à l’argent, c’est d’être en compétition. Après, je sais que — peut-être parce que c’est une reprise d’études — j’avais envie de faire un livre. Mais ce désir était assumé même dans le dialogue, parce qu’un texte c’est aussi fait pour explorer quelque chose. Et je trouve important que chacun vienne, que ce soit un truc hors du livre, un texte, un livre, etc. Et que ce ne soit pas un truc de compétition où on veut tous être publiés.
Anne Pauly :
Ou de production tout simplement où il faut produire un truc à tout prix. Une fois qu’on a publié, c’est sûr qu’on ne peut pas cracher dessus. Moi, je suis très heureuse de l’avoir fait. Mais, de fait, c’est rattrapé par le business, la machine. Comment préserver ces îlots-là pour que ça reste quelque chose de collectif, quelque chose de politique, éventuellement ?
Lucie Rico :
Et que ce ne soit pas le master qui porte ce désir à la place des étudiants et des étudiantes. Ce truc de : « Vous devez produire à la fin des deux ans votre livre. »
Adrien Chassain :
Ce rapport au texte et au livre dont vous venez de parler, qu’en est-il aujourd’hui ? Vous avez désormais toutes publié au moins un livre, écrit dans le cadre du master. Lucie, vous venez de publier votre deuxième. Comment se poursuit une carrière qui s’est nouée dans cette expérience très particulière du master ? Comment fait-on un deuxième livre ? Et quel rôle joue encore l’expérience du master dans votre travail actuel — vous parliez d’habitude de travail collectif, de regard des uns sur les autres, de transversalité, etc., tout cela se prolonge-t-il au-delà du master ?
Lucie Rico :
Je crois que c’est dur, le deuxième livre, qu’on ait fait un master Création littéraire ou pas. Mais c’est vrai qu’à la fin du premier livre, après sa sortie et son relatif succès, j’en voulais presque au master — pour être tout à fait honnête — de ne plus m’accompagner. Et ça continue quand même. Avec Mathilde [Forget], par exemple, on continue à se lire, etc. Mais on n’a jamais le même regard que quand on avait des deadlines. C’est ça qui compte : avoir une équipe enseignante qui nous dit : « Vas-y. Tu nous rends le texte. Sinon, tu es en retard. »
Adrien Chassain :
L’éditeur ne le fait pas ?
Lucie Rico :
Si, mais ce n’est pas pareil. Il ne peut pas forcer. L’éditeur a quand même moins de poids qu’un prof. Dans le master, on nous a donné un tel cadre privilégié d’expérimentation pour aller loin dans le texte, que là, je ne sais plus du tout comment faire. Un truc de dépression.
Anne Pauly :
Il y avait cette idée de ne pas être seule. Parce que moi, j’ai découvert ça là. Je le savais déjà avant, mais être écrivain, c’est quand même être devant sa feuille toute seule. Moi, je galère pour écrire le deuxième parce que le premier a bien marché, et que, surtout, j’en ai beaucoup, beaucoup, beaucoup parlé. C’est-à-dire que j’ai épuisé mon stock de mots. Après, quand il y a eu un succès, évidemment, il y a une espèce de pression, parce qu’à chaque fois que vous rencontrez quelqu’un, on vous dit : « Alors ? » Et il y a toute la question de la procrastination, la question d’est-ce qu’on est un écrivain quand on n’écrit pas tous les jours. De plus, c’est assez difficile de se situer parce qu’il y a le business du livre — parce que c’est un business, il ne faut pas se le cacher. Est-ce que je réponds aux attentes du business ? Est-ce que c’est ça que je veux faire dans la vie pour gagner de l’argent, ou pour avoir un bénéfice ? Est-ce que je reste libre de tous mes mouvements et est-ce que je fais confiance à mes lecteurs ? Est-ce que je suis un peu complaisante ? Est-ce que si je vais dans quelque chose de beaucoup plus radical finalement on me suit ? Est-ce que je suis là où on m’attend ? Est-ce que je suis là où on ne m’attend pas ? Et il y a aussi, dans le fait d’avoir un premier livre qui a bien marché, qu’on vous a repéré comme auteur et que, tout d’un coup, vous devenez un contenu. Machin a un festival sur les relations de famille, hop, vous êtes un contenu. Il y a une machine littéraire qui tourne, de festivals, d’institutions, et on vous y place. C’est bien, parce qu’on gagne des sous, parce que c’est important, mais il y a des moments aussi où c’est déstabilisant, parce qu’au bout d’un moment, je suis donc un paragraphe dans un prospectus.
Lucie Rico :
Continuer à parler de ton premier livre alors que tu n’écris pas, que tu n’arrives pas à écrire le deuxième… Je trouve qu’il y a une violence et une dissonance à dire : « Oui, alors, j’ai écrit le livre comme ça », alors que tu es incapable de sortir le moindre mot depuis je ne sais pas combien de temps.
Shane Haddad :
Tout ça, c’est lié. Je n’ai pas eu de colère contre le master Création. J’ai eu beaucoup de mélancolie qui en a découlé. J’aurais voulu que ça continue. Ce qui m’a manqué, c’était effectivement l’échange que j’ai pu avoir avec tous les étudiants mais c’était aussi d’avoir un espace commun. L’espace commun, c’est un territoire, et ce territoire là il est entre quatre murs, préservé par le fait qu’on est étudiant et que, du coup, on écrit avec une certaine sérénité que j’ai complètement perdue. Je ne suis plus étudiante et ça change tout. Il n’y aura plus jamais l’innocence. Après, il faut aussi apprendre à fonctionner autrement. Je pense qu’un écrivain ne fait qu’évoluer, ne fait qu’apprendre. Évoluer ne veut pas dire progresser. Mais, dans son rapport à l’écriture et dans son rapport au monde, on est constamment en train d’apprendre ce que c’est d’écrire, on est constamment en train d’apprendre à se connaître. Et, pour en revenir à la question, j’ai eu cette mélancolie-là. J’ai aussi ressenti mon incapacité à écrire. Mais il y a aussi l’urgence financière. Après la publication de Toni, j’ai enchaîné les boulots… Donc, mon livre, pour être très concrète, c’est quatre-mille exemplaires vendus, cinq-mille euros touchés en tout. C’est rien. C’est ridicule pour deux ans de travail. Et derrière, encore deux ans d’écriture. Je ne sais pas si je peux parler de violence, mais j’ai trouvé ça marquant, en tout cas, la relation à la médiatisation, aux journalistes, à la rapidité, au manque de moyens financiers…
Quand j’écris, j’ai du mal à trouver ma voix parce que j’ai peur de ce que vont dire les journalistes. Pas le public, les journalistes. J’ai peur d’être catégorisée, j’ai peur d’être mise dans la mauvaise case. Par exemple, on m’a posé une question, c’était : « Qu’est-ce que c’est avoir vingt ans ? » Je l’ai encore en tête. Je n’arrive pas à m’en défaire. Quand j’écris, je pense à : « Qu’est-ce que c’est avoir vingt ans ? » Donc voilà, il y a quand même une trace. Publier un livre, ça laisse une trace dans le corps.
1La discussion se prolonge avec les questions de la salle.
Morgane Kieffer :
Le master de Création littéraire pose la question de l’écriture comme un possible artisanat. Or, ce qui m’a semblé tout à fait passionnant dans vos explications, c’est qu’au contraire on ne vous a jamais soumis ces fameux « exercices à contraintes » — à l’opposé par exemple du livre de François Bon qui a très longtemps fait référence dans les ateliers d’écriture qu’on donnait en France, Tous les mots sont adultes, où on propose la lecture d’un texte sur thème ou sur contrainte, pour ensuite faire travailler les personnes que l’on a en face de nous sur ces questions-là. Le but n’est pas tant de formater la voix que de s’essayer à des exercices de style. Ce que vous disiez, c’est qu’au contraire, dans ces masters-là, ce que l’on vous avait proposé, c’était des exercices de décentrement par circulation. Ce professeur dont vous avez si bien dit que vous auriez détesté que ce soit une figure pédagogique de sanction, est-ce qu’il importe donc qu’il soit écrivain lui-même, ou bien est-ce qu’il joue plutôt le rôle d’un proto-lecteur ? Et donc, est-ce qu’il importe que l’enseignant dans ces masters exerce lui-même la profession d’écrivain ? Est-ce que c’est ça, la valeur d’autorisation dont vous parliez ; deux personnes qui cherchent en réalité la même chose, dans un rapport marqué par une forme d’horizontalité plutôt que d’autorité ? Ou bien suffit-il que l’enseignant, sans pour autant écrire lui-même, se départisse de toute autorité pédagogique pour se faire plutôt miroir de votre texte ? qu’il se « déprofe » ?
Shane Haddad :
Je dirais que le prof, à ce moment-là, a les deux casquettes. C’est-à-dire qu’on cherche la même chose, sauf que lui, a déjà avancé un peu plus. Donc, il sait un peu mieux comment on fait, comment on cherche.
Anne Pauly :
Non seulement ils ont avancé un peu plus, mais ils ont aussi l’appareil théorique et critique que toi tu n’as pas forcément. Ils n’ont pas que du métier, ils ont aussi un champ théorique plus vaste que moi, petit artisan, qui écrit : « Hier, papa est mort. »
Frédéric Forte :
Moi, j’aime bien l’idée de se « déprofer », j’essaie de faire ça souvent. Le proto-lecteur, tout à fait, mais c’est aussi que, quand on discute avec quelqu’un qui est en situation de doute, de blocage, etc., c’est des choses qu’on connaît en tant qu’écrivain. Je ne sais pas si on peut dire qu’on est légitime mais on comprend exactement ce qui se passe à l’intérieur parce qu’on est dans les mêmes difficultés.
Lucie Rico :
J’étais très satisfaite de l’enseignement que j’ai reçu. Car, ça a beau être des écrivains, ça pourrait être quelque chose de négatif. Et ils nous disaient : « Lisez-nous aussi pour savoir d’où on parle ». Mais ce qu’ils nous ont apporté, c’était aussi parce qu’ils arrivaient à se mettre à notre place, à la place du projet de ce que nous, on voulait faire, et pas de ce qu’eux voulaient faire dans leur propre vision de la littérature. Ce qu’ils savaient en tant qu’écrivains, ça nous a accompagnés, dans la bienveillance, même dans l’appareil critique et théorique, mais l’important était aussi pour eux de se mettre à notre place, en essayant de pousser un projet aussi loin que possible avec notre propre position littéraire et pas la leur.
Vincent Message :
Concrètement, à Paris 8, dans l’équipe des professeurs du master de Création littéraire, il y a des gens qui n’écrivent pas de fiction. Lionel Ruffel n’écrit pas de fiction. Il y a des gens qui écrivent des choses à mi-chemin : Pierre Bayard écrit de la création critique plus que de la fiction. C’est vrai que jusqu’à présent on a plutôt confié les ateliers à des gens qui étaient eux-mêmes auteurs de fiction. Moi, cela ne me paraît pas une condition nécessaire. Cela pourrait être des proto-lecteurs au sens du développement d’un regard éditorial. Donc, je pense que le jour où un éditeur qui ne serait pas lui-même auteur aurait la fantaisie de devenir professeur dans un master de Création littéraire, il serait non seulement le très bienvenu, mais il serait sans doute extrêmement pertinent dans ses remarques et retours.
En revanche, pour se « déprofer », il y a un truc qui n’est pas facile : c’est de se poser des questions esthétiques et des questions de théorie littéraire en tant que praticien. Parce que quand on a été formé pendant dix ans — c’est assez long, les études littéraires, quand on va jusqu’à la thèse — à se poser des questions de théorie et d’esthétique en tant qu’analyste de la littérature, généralement, on ne se les est pas posées en tant que praticien. Or ce n’est pas la même approche. Par exemple, vous avez dit toutes les trois que l’on ne donnait pas de techniques. Une des raisons, c’est que la bibliographie technique qui permettrait d’expliquer « comment écrire de la littérature » n’existe pas. Il y a trois titres qui se battent en duel, peut-être un peu plus dans le monde anglo-saxon.
Le plus important, c’est vraiment de prendre conscience que les questions de praticiens ne se recoupent que très partiellement avec les questions de théorie littéraire. À un moment donné, on peut essayer de les théoriser, et évidemment, moi, après dix ans à enseigner ça, ça me démange parfois. Je vais donner un exemple concret. J’ai un truc dans mes cours qui est de me référer à la pub Lindt : « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes ». Car une erreur fréquente dans les textes de personnes qui débutent dans l’écriture, c’est de représenter leur personnage focal, principal, qui dit je, etc. comme quelqu’un parcouru de failles, extrêmement sensible, qui s’en prend plein la gueule dans la vie et qui avance dans un monde où pour les autres tout va bien, tout est sur des rails, où ils portent des masques, ce sont des figures du métro parisien le matin qui eux, savent où ils vont. Et moi, malheureusement, je ne sais pas où je vais, je suis en doute, etc. Ce biais perceptif appauvrit les textes, les rend trop manichéens. Mais vous voyez bien que Genette ou Todorov n’ont pas consacré un article à la question de « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes ». Ce n’est tout simplement pas leur regard. Donc, il y a aussi des textes qui restent à écrire pour théoriser la pratique de la littérature. Gracq s’en est approché dans En lisant en écrivant. Il explique par exemple dans un passage magnifique comment on gère la pression cumulative d’un roman et comment on peut soit faire exploser la fin du roman, un petit peu à La Chartreuse de Parme, soit faire atterrir le roman doucement comme une feuille d’automne qui se pose sur le sol. Là, il parle vraiment en praticien, cela se sent. Mais ce n’est pas si fréquent, ces textes-là.
Lucie Rico :
Il y a le prof, écrivain, mais il y a aussi le groupe. Et le prof-écrivain, il ne distribue même pas la parole dans le groupe, il donne la légitimité au groupe entier de s’exprimer sur le texte. Je n’ai pas eu l’impression, du moins à Paris 8, qu’il y avait la parole de l’écrivain, par exemple, qui a déjà publié, contre les autres. C’est-à-dire que ce dont j’avais l’impression, c’est que tout le monde avait un avis qui était légitime, y compris les gens qui n’avaient pas publié. Et ça, pour moi, je crois que c’était assez important. Après, évidemment que le prof, en général, fait des remarques plus pertinentes sur le projet, par exemple, en le décentrant et en étant moins collé au texte. Mais tout le monde peut s’exprimer. Et moi, c’est le groupe qui était assez important dans cette légitimité.
Anne Pauly :
Et puis, il y a une histoire d’horizon politique en fait. L’histoire de Paris 8, c’est ça. C’est que le tourneur-fraiseur peut devenir historien. L’idée du master, c’était aussi ça : que le savoir des professeurs serve à ce que les voix puissent surgir. Donc l’autorisation intervient déjà à ce niveau-là. Elle vient du fait de dire : « Vous aussi peut-être que vous avez une voix et on va vous aider. » Bon, après, j’imagine que pour vendre ce master aux instances universitaires, il a fallu dire que c’était important pour la formation, pour l’emploi… Alors qu’en réalité, c’était un projet politique : « On va ouvrir tout ça pour que d’autres arrivent et que, justement, on fasse exploser cet endroit-là. » L’autorisation, elle est là dès le début.
Shane Haddad :
En fait, il y a deux choses assez importantes, concrètement. Nous, en tout cas, dans le master du Havre, la question des notes, on s’en fichait complètement. On était notés, parce qu’ils étaient obligés, avec le système administratif de l’université, mais, si on avait pu ne pas être notés, on n’aurait pas été notés. Quant à l’idée de se « déprofer », nous, on était dans des salles en école d’art. On était tous face à face. Et puis, Fred [Frédéric Forte], qui était mon professeur et la directrice du master, Nicole [Caligaris], on les tutoyait, on les appelait par leur prénom. Cela permet de remettre tout en perspective et de se dire : « Je suis face à quelqu’un qui est complètement égal à moi, qui a plus d’expérience et qui va me permettre de comprendre ce que c’est un livre, l’objet en tant que tel ». C’est là où on retire complètement l’idée de « je suis face à quelqu’un qui va me critiquer ». On n’est jamais dans la négation. On va chercher le positif d’un texte et on va aller le renforcer.
Frédéric Forte :
Le sentiment que j’ai quand on parle de communauté — je parle beaucoup de « communautés », de « groupes », de la question de l’horizontalité, etc. — c’est que, tel que moi je l’espère, j’aime l’idée de faire partie de ce groupe. Je m’occupe d’un master d’art, etc. et je suis un peu plus âgé que certains mais, idéalement, autour de la table, on est tous des écrivains. En tant que professeur on a un peu plus d’expérience, on a des référents extérieurs qui sont plus expérimentés, mais mon idée, en tout cas, depuis que je fais ce boulot — là, ça fait trois ans — c’est que j’apprends autant qu’eux. Et que moi, ça m’aide à continuer à écrire. Donc, pour moi, une réponse à votre question, c’est que je suis un miroir, mais ils sont aussi des miroirs. Je ne leur parle pas de mon travail tout le temps, mais ça peut arriver, très ponctuellement. Même, idéalement, quand on peut se revoir avec Shane, une fois qu’elle a eu son diplôme, on peut avoir ces dialogues-là sur son travail. Et on parle de nos travaux. Et donc, pour moi, il y a la question de la réciprocité qui est très importante. Je ne sais pas comment tu le vois Vincent, mais ce n’est pas surplombant, ce n’est pas vertical, en fait, on se met en jeu aussi. Et parce qu’on se met en jeu, finalement, on peut peut-être avoir un vrai dialogue sur un texte qui est en train de s’écrire. Ça peut exister avec un lecteur hypersensible, mais il y a quelque chose pour moi de l’ordre de la réciprocité qui marche parce qu’on est tous écrivains autour de la table.
Lucie Rico :
Il y a ces groupes où tout le monde est autour de la table et parle. Mais il y a aussi — je ne sais pas si c’est la même chose au Havre — le référent — Vincent Message pour moi —, qui lit le texte au fur et à mesure. Et là, ce sont des tête-à-tête, en tout cas, des retours directs sur le texte. Et on se choisit mutuellement, c’est-à-dire qu’on choisit le référent, l’écrivain qui correspond au texte, qui va nous faire des retours et à qui on répondra. Ce n’est jamais des remarques comme « c’est nul ». Jamais on n’a eu quoi que ce soit, je pense, pour personne dans le master, de l’ordre de : « il faudrait changer ça » ou « ton personnage ne va pas ». Il s’agit plutôt de pointer quelque chose qui peut faire question dans le texte.
Vincent Message :
La bienveillance, effectivement c’est un postulat essentiel parce qu’on s’inscrit contre toute cette tradition de castration et d’inhibition liée à la littérature. Néanmoins, pour moi c’est assez vertigineux parce que je me rends compte aussi avec les années qu’il faut développer un sens très aigu de ce qui permet à l’autre d’entendre la critique, et ça m’est arrivé de prendre conscience, encore récemment, qu’il y a des gens avec qui je n’avais pas été assez dur et à qui j’ai fait perdre beaucoup de temps. Parce que je me retrouve à leur dire maintenant des choses que j’aurais dû leur formuler de manière plus radicale, il y a un an ou deux et qui, peut-être, auraient fait leur chemin dans leur esprit et leur auraient évité de galérer pendant longtemps. Et donc ça, ça reste un point de trouble pour moi très important. En même temps, le risque qui guette ces masters est de devenir des écuries pour former des jeunes auteurs. Je pense qu’il y a des livres qui trouveront difficilement un écho éditorial et qui peuvent être parmi les plus intéressants littérairement. Il y a des auteurs qui sont parmi les plus doués dans ces masters qui ne publieront pas tout de suite parce qu’ils se sont fixé des ambitions très hautes par rapport à leurs moyens du moment.
Frédéric Forte :
Il y en a qui font de la poésie et qui ont un projet éditorial.
Vincent Message :
Exactement. La répartition par genres au sein de ces masters est la même que dans le champ littéraire : on ne peut que constater la marginalisation de la poésie, la difficulté à publier du théâtre, des formes hybrides plus compliquées à caser que les formes romanesques, la nouvelle c’est compliqué aussi, etc. Or on ne va pas changer tout le champ littéraire. On est tributaires de ces rapports de force qui sont bien établis. L’expression que j’ai beaucoup répétée c’est : « en connaissance de cause ». Ce qui m’importe, c’est que les gens fassent ce qu’ils font en connaissance de cause. C’est-à-dire que quelqu’un qui est en train d’écrire un roman démago et racoleur — ça arrive peu dans les masters — ne pense pas qu’il va aller chez Verticales, chez P.O.L ou chez Minuit. Et à l’inverse, que la personne qui porte un projet destiné à être très confidentiel, qui peut-être ne trouvera pas d’éditeur, n’ait pas une connaissance insuffisante du champ littéraire, et ne soit pas en train de se dire : « Cela va marcher comme sur des roulettes, dès que j’aurai fini. » Parce que sinon, le contrecoup peut être très rude à vivre.
Frédéric Forte :
Il m’est arrivé de dire : « Cela va être difficile pour toi de trouver un éditeur et, en même temps, je trouve ça très beau », et ce n’est pas notre rôle d’en faire autre chose que cet objet qui va être difficilement éditable.
Vincent Message :
Moi je peux vraiment avoir des remarques en deux temps : des remarques strictement littéraires, et puis ensuite une espèce de petit warning : est-ce que tu es conscient que quand tu dis que ta littérature te paraît trop commerciale, en fait elle touche quatre-mille personnes, et que du coup toi, si tu t’orientes vers des choses que tu jugeras moins commerciales, elles toucheront deux-cent-cinquante personnes. Dont certaines peut-être ne sont pas des amies à toi, mais quand même ! Les masters permettent de faire émerger ce genre de questions, en assumant justement de casser le romantisme. Je pense qu’on peut y être à la fois très matérialiste et très idéaliste. Parce que précisément, si on supporte un tel degré de précariat, c’est parce qu’on croit très très fort dans la littérature. Et donc ce n’est pas du tout contradictoire.
Lucie Rico :
Juste pour revenir sur ce que tu dis par rapport à la question de la légitimité du prof, ce que tu disais sur le tâtonnement, etc. Depuis que je suis prof, je crois que je me sens moins légitime pour faire des retours sur les textes des autres. Je me sentais plus à même de faire des retours sur les textes des gens de la promo. En fait, tout le monde ne peut pas entendre le même degré de critique de la même manière. Tu ne peux pas faire les mêmes retours à toutes les personnes. Tu ne peux pas passer, même si tu te « déprofes » tant que tu veux, le cap où tu es amie avec eux complètement. Ce n’est pas ton rôle ni ton poste. Et donc, je trouve que ça te positionne dans quelque chose qui est très étrange. Oui, je me sens plus fragile, je crois, en tant que prof qu’en tant qu’élève dans ces masters, quant aux retours vraiment critiques. Bizarrement.