Le discrédit du témoignage en littérature. Un exemple d’« injustice épistémique »
1Pour nourrir la réflexion sur la fiducie en régime littéraire, il peut être intéressant de se pencher sur une catégorie d’ouvrages qui font de la fiabilité une de leurs problématiques essentielles – pour ne pas dire leur obsession principale –, à savoir les témoignages issus des camps de concentration et d’extermination nazis rédigés par des rescapés qui ont cherché à rendre compte de l’expérience endurée et à l’accréditer auprès des lecteurs en dépit de son invraisemblance. En me fondant sur une vingtaine d’ouvrages, rédigés pour la plupart entre 1945 et 19461, je tenterai de montrer que leurs auteurs et autrices ont mis au point un genre véridictionnel pourvu d’une fonction d’attestation dont la compatibilité avec les attendus du champ littéraire, qui n’était pas évidente en 1945, ne l’est peut-être pas tellement plus aujourd’hui.
Le paradigme du « croire » dans les témoignages des camps
2Prenons les choses dans l’ordre. Avant que le problème crucial de la crédibilité de leur récit ne se pose aux rescapés qui prennent la plume pour rédiger leur témoignage au retour des camps, la question fiduciaire n’a cessé de se poser à eux tout au long de leur expérience, qui a été vécue sur le mode de l’incrédulité. C’est même en partie pour ça qu’ils la relatent, conscients qu’ils sont du caractère non seulement invraisemblable mais incroyable – « inimaginable », écrit Robert Antelme (1957 [1947], p. 9) – de ce qu’ils rapportent, qui fait qu’ils ont parfois eux-mêmes du mal à se croire. Quand Primo Levi relate « l’examen de chimie » auquel il devra sa survie à Monowitz, il interrompt son récit pour exprimer ce doute : « Aujourd'hui encore, à l'heure où j'écris, assis à ma table, j'hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu. » (Levi, 1987 [1947], p. 110).
Dramaturgie du « croire »
3Ainsi, au plan narratif, les récits testimoniaux mettent en scène une dramaturgie du croire qui s’articule autour de deux moments décisifs.
4Le moment, d’abord, où le déporté ne croit pas à ce qu’on lui dit et s’éprouve incrédule face au caractère inouï de ce qu’il découvre : « Est-ce possible ? Non, ce n’est pas possible ! Non, ce n’est pas vrai. C’est pour nous effrayer qu’il dit ça », s'exclame Julien Unger apprenant, à son arrivée à Auschwitz que les membres de son convoi viennent d’être assassinés (Unger, 2007 [1946], p. 23). Incrédulité qui sera rapidement vaincue par l’accumulation de témoignages convergents. De retour du Jungslager de Ravensbrück, les rares survivantes racontent aux autres comment y ont été assassinées les plus âgées d'entre elles : « Je ne puis croire à tant d'horreur, il me faut d'autres témoignages, entendre toutes les rescapées », écrit Nelly Gorce (1995 [1945], p. 127).
5Après cette phase d’initiation brutale vient le moment où les déportés expliquent à leur tour aux nouveaux arrivants ce qui les attend, et où on ne les croit pas. « Elles nous demandent tout de suite ce que sont devenus ceux qui sont montés sur les camions. Et l'horrible vérité apparaît à nouveau. Comme nous, elles se refusent à y croire et sont persuadées que les gens montés en camion sont partis pour un autre camp » (1947, p. 27). L’expérience se rejoue à l’envers pour l’initiée qu’est devenue Louise Alcan peu après son arrivée à Auschwitz ; leur refus d’y croire la renvoie au sien propre, toujours latent, car ce basculement de l’incrédulité des non-initiés au savoir monstrueux (« inutile », dit Charlotte Delbo) des initiés, se rejoue à différentes étapes de l’expérience dont les rescapés sont dépositaires et dont ils confient à leur texte le soin de rendre compte. Ainsi tout témoignage est-il à sa manière un récit d’apprentissage voué à (re)parcourir par le langage la distance qu’une succession d’initiations négatives ont creusée entre les rescapés et le reste du monde.
Typologie des objets de croyance
6En examinant les usages du verbe « croire » et ses dérivés dans vingt récits de déportation, j’ai cherché à identifier les principaux objets du croire. Deux objets se dégagent : on croit (ou pas – le verbe étant le plus souvent nié) à ce qu’on voit ; et on croit (ou pas) à ce qu’on entend.
7. Horribile visu. D’abord on ne croit pas à ce qu’on découvre (même quand on le voit de ses propres yeux) ; ensuite on a du mal à croire à ce qui arrive ; et à la fin on ne croira pas non plus à l’hypothèse de sa propre survie2. Le « je n’en crois pas mes yeux », motif récurrent, n’a pas qu’une dimension rhétorique dans ces textes : souligner sa propre incrédulité permet certes de déjouer celle du lecteur, voire de gagner sa confiance – une manière de captatio fiduciae, pourrait-on dire –, mais cette incrédulité n’en constitue pas moins une donnée fondamentale de l’expérience. Elle correspond en tout cas à une impression forte du moment, un moment d’autant plus violemment vécu que le témoin qui ne croit pas à ce qu’il voit comprend en même temps qu’il lui sera très difficile d’être cru. Autrement dit, la certitude qu’on ne sera pas cru, qui s’acquiert très tôt, fait partie intégrante de l’expérience du pire. Charlotte Schapira décrit les improbables scènes matinales dans les latrines de Birkenau en mentionnant le fait qu’à l’époque déjà, elles et ses camarades doutaient de pouvoir être crédibles pour quiconque : « nous disions si nous en réchappons et si plus tard nous racontons, si nous décrivons cette scène est-ce que l'on nous croira ? non, on nous prendra pour des folles, et pourtant... ». Ainsi, avant de devenir un topos du méta-discours testimonial, être cru était une obsession des concentrationnaires et un topos des conversations du camp : sur le récit des survivants planera un doute qui sera difficile à dissiper. Certains témoins iront jusqu’à s’excuser de demander aux lecteurs un tel effort fiduciaire.
8. Horribile auditu. Dans l’univers concentrationnaire, on n’en croit souvent pas ses oreilles, et la question de savoir s’il faut se fier (ou non) à une information ou à un récit se pose constamment. En effet, on ne saurait travailler sur le paradigme du croire dans les témoignages sans réserver une étude à ce que dans les tranchées on appelait les « fausses nouvelles » (Bloch, 2021 [1921]3) et que, dans les camps nazis, on appelle les « bobards », à savoir les informations qui circulent et qui mettent constamment à l’épreuve la créance des déporté.es – ce mot de « créance » paraissant plus approprié que « croyance » pour désigner ce qui s’apparente ici à une praxis : faut-il se fier ou non à telle information, peut-on y accorder foi et pour quel bénéfice ? Sachant que la survie peut dépendre de ce qu’on va choisir de croire. Croire ou ne pas croire : telle est la question. D’où ces formules, jalonnant les textes, qui miment un flux de conscience débordé par l’assaut continuel de « nouvelles » à appréhender : « pouvons-nous les croire ? », « nous n’osons y croire », « faut-il y croire ? », « on voudrait le croire », « nous n’osons plus croire », etc. Les témoignages rendent comptent d’une panique épistémique permanente dans laquelle sont plongés les concentrationnaires. À tel point que la créance fait l’objet de négociations permanentes, avec les autres et avec soi-même.
Phénoménologie de la créance
9À y regarder de près, en effet, on se rend compte que le mot « bobard » réfère aussi bien aux horreurs qu’on se raconte et qu’on ne veut pas croire – même si c’est souvent vrai (mais le pire n’est pas toujours sûr et il n’est jamais crédible) –, qu’aux fausses bonnes nouvelles qui circulent (pour compenser les autres), auxquelles on se laisse aller à croire tout en les sachant non fiables, voire totalement illusoires. C’est ce que Micheline Maurel appelle les « merveilleux bobards » (Maurel, 1957, p. 150), qui agissent favorablement sur elle et ses compagnes dès lors qu’elles décident de leur accorder du crédit. Ils répondent au besoin de faire exister autre chose (un ailleurs, un après ; ils concernent souvent le retour), et ça marche, confirme-t-elle : ils ont une vraie puissance performative. Le merveilleux bobard est donc un bien précieux, que l’on s’échange : les textes attestent l’existence, dans les camps, d’une économie du bobard bienfaisant, la production et la consommation de « pieux mensonges » (Gorce, 1995 [1945], p. 32) constituant une activité à part entière – et une activité éminemment sociale. « Je ne crois pas au retour quand je suis seule, écrit Delbo. Avec elles, puisqu’elles semblent y croire si fort, j'y crois aussi » (Delbo, 1970 a [1965], p. 164). Dans ces exercices de crédulité choisie (ou de déni de réalité consenti), l’automystification fonctionne mieux si elle se soutient de la croyance des autres. Au camp, le care passe donc par la fabrication de bobards : Nelly Gorce parle des fausses bonnes nouvelles qu’elle répand auprès de ses camarades comme d’un « baume merveilleux avec lequel [elle] panse leur détresse » (Gorce, 1995 [1945], p. 141). Le bobard est un produit de consommation, une denrée alimentaire, qui parfois « s’avale » (Antelme, 1957 [1947], p. 185) : on se repait de la parole de l’autre, d’autant plus goulument qu’on n’a que ça. Les festins de paroles, scènes topiques des récits de déportation où les prisonniers font ensemble des menus ou jouent des repas, relèvent du même principe : on se gave en se payant de mots. Bref, l’activité consistant à s’efforcer de croire à une chose quand bien même on la sait très improbable (voire fausse) est pratiquée de manière assidue dans les camps, dans la mesure où elle favorise la survie psychique. D’ailleurs, quand les paroles n’agissent plus, c’est que la mort est déjà là. Donc on s’évertue à croire, par calcul ; c’est un peu la version ultime et désespérée du pari de Pascal – on croit sans y croire, sans quoi on n’a aucune chance de s’en sortir.
10L’expérience dont les rescapés ont à rendre compte se caractérise donc par une instabilité épistémique très particulière (entre ce qu’on ne veut pas croire mais qui est vrai ; ce qu’on sait faux mais qu’on veut croire…), tout cela étant encore exacerbé par le fait que les camps ont été conçus comme des univers en trompe-l’œil, où tout repose sur le mensonge et les faux-semblants, jusqu’aux modalités de mise à mort. La vérité n’y a pas sa place, les nazis s’étant employés à ce qu’elle ne puisse advenir, même dans un avenir lointain. Ces propos des SS, rapporté par Simon Wiesenthal, en attestent : « aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas » (Levi, 1989, p. 11). D’où l’obsession de vérité qui anime les auteurs et autrices de témoignages : « Alors, moi, je suis obsédé. Je ne suis pas fou. Les fous, eux, ont des obsessions imaginaires. Ils inventent, ils construisent des romans de toutes pièces, qui ne les lâchent plus, dont ils ne peuvent plus se défaire. Moi, c’est la réalité qui m’obsède », écrit Fred Sedel dans Habiter les ténèbres (1963, p. 10). « On perd la notion du réel, mais surtout du vrai », affirme Simone Saint-Clair dans Ravensbrück, l’Enfer des femmes (1945, p. 122). La vérité, c’est ce à quoi rêvent les déportés, qui ont une expérience intime du faux – faux sommeil, fausse nourriture – et qui, imaginant l’après, le peuplent de « vraies » choses : « Nous prendrons une baguette de VRAI pain frais […]. Nous l’enduirons de VRAI beurre frais, et de VRAIE confiture de VRAIES fraises, aux VRAIS fruits. Nous accompagnerons le tout d’un litre de VRAI café au VRAI lait, sucré de VRAI sucre », énumère Paul Chitelman (1977, p. 163-164, c’est lui qui souligne).
11C’est tout cela qu’il faut avoir en tête pour comprendre non seulement les enjeux fiduciaires de l’écriture testimoniale (il s’agit de reprendre pied parmi les vivants en se rendant crédible et en coupant court à toute forme de déréalisation), mais aussi le rapport des témoins aux fictions qui pourront être élaborées à partir de leur expérience. Jean Cayrol, résistant, déporté Nacht und Nebel à Mauthausen-Gusen, déclare avoir songé avec quelques camarades « à décrire dans une fiction » ce qu’ils enduraient : « nous comprîmes rapidement le ridicule de ce projet » (Cayrol, 1953, p. 177). Le témoignage se concevra plutôt comme un contre-récit, par rapport aux récits antérieurs d’une part (qui ne leur ont pas permis d’imaginer ce à quoi ils allaient être confrontés – ce qui explique que le témoignage comporte aussi une critique du roman), et d'autre part, par rapport à toutes les sortes de mensonges accumulés qui ont fait leur quotidien au camp. Il s’agira d’opposer à cet état de connaissances mouvant un récit qui lui substitue une version stable et définitive (dans ce processus, le passage à l’écrit est aussi conçu comme un antidote aux oralités fugitives), qui dénonce le mensonge sous toutes ses formes et qui soit en même temps apte à contrer l’invraisemblance d’abominations excessives au-delà de toute créance.
Gagner confiance : les enjeux fiduciaires du récit testimonial
12Le retour au réel se performe textuellement dans les ouvrages du corpus par la mise en place d’un dispositif d’accréditation qui emprunte au modèle de la déposition en justice, sans qu’un cadre institutionnel permette toutefois d’en garantir la fiabilité (comme c’est le cas, au moment où les rescapés fixent leurs souvenirs par écrit, au procès de Nuremberg qui leur sert de modèle). Étayé, comme le témoignage judiciaire, sur un « j’ai vu » qui le rend acceptable par principe, prima facie – sur la seule bonne foi du témoin –, le témoignage littéraire reste toutefois taraudé par la question de la preuve (sa valeur probatoire courant toujours le risque d’être mise à mal par sa proximité formelle avec les récits fictionnels). Ainsi, pour gagner la confiance du lecteur, le témoin se voit contraint de donner des gages.
Le contrat testimonial
13Ce que j’appelle le « contrat testimonial » (qui diffère du « pacte autobiographique » sur bien des points) inclut un protocole d’attestation personnelle, situé généralement dans les premières pages du livre, par lequel le témoin (qui n’a pas été cité à comparaître) s’auto-habilite, « s’autorise » (à tous les sens du terme) en déclinant son identité : il s’agit de certifier qu’il est bien celui qui a vu et vécu ce qu’il s’apprête à raconter ; l’onymat prévaut dans les témoignages. Pour gagner la « confiance préliminaire » du lecteur (Dulong, 1998, p. 15), il arrive que le témoin apporte là d’autres garanties (photographies, préface d’un tiers servant de témoin au témoin, etc.). C’est le moment aussi où le témoin prête serment, d’une manière plus ou moins formalisée mais qui décalque toujours peu ou prou la formule juridique consacrée – comme ici dans Ceux et celles qui l’ont fait « homme » : « Je déclare sur l’honneur que tous les faits, toutes les situations décrites sont authentiques » (Chitelman, 1977, p. 5). La tournure adoptée par Suzanne Birnbaum dans Une Française juive est revenue est moins solennelle – « Voici simplement tout ce que j’ai vu et vécu » (Birnbaum, 1946, p. 8) – mais tout aussi performative. L’acte d’énonciation en quoi consiste cette prestation de serment s’étaye parfois sur des éléments probatoires (l’apposition d’une signature, par exemple) voués à compenser le fait qu’une telle déclaration ne saurait avoir les mêmes effets pragmatiques que si elle était prononcée dans le cadre d’un tribunal. Mais la validation biographique repose bien in fine sur un « acte de foi » (Dulong, 1998, p. 14) – qui revêt une fonction sociale essentielle puisque, comme l’a montré le sociologue Renaud Dulong, il n’existe pas de manière plus décisive que l’attestation personnelle pour établir un fait. Ainsi, ce dispositif paratextuel par lequel le survivant acte sa propre résurrection sociale lui permet à la fois de revenir à la réalité, de se rétablir dans son identité et de reconstituer des liens (fiduciaires) avec le monde social.
14Ces éléments contribuent à construire le récit testimonial comme un document et à le distinguer non seulement du roman, mais de tous les genres (autobiographie comprise) qui, depuis Montaigne (« C’est ici un livre de bonne foi, lecteur »), protestent de leur sincérité et de leur véridicité. Manière de dire : là, c’est vraiment vrai. Le « contrat testimonial » est donc à la fois plus solennel et plus contraignant que le « pacte autobiographique » – qui inclut ce que Philippe Lejeune appelle un « pacte référentiel », tout en précisant qu’« il n’est pas nécessaire que le résultat soit de l’ordre de la stricte ressemblance » (Lejeune, 1996, p. 37). Dans le cas du témoignage, si. En engageant sa responsabilité morale quant à la vérité de ses assertions, le témoin accepte les conséquences sociales d’un éventuel parjure (le « faux-témoignage » existe – mais non la « fausse autobiographie », quelles que soient les libertés prises avec sa propre histoire). Le témoin peut se tromper (sa mémoire peut le jouer, et c’est ce qui fait que son devoir de véridicité s’accompagne d’une clause de droit à l’erreur, sachant qu’une seule erreur peut jeter le discrédit sur l’ensemble du récit), mais il ne peut pas tromper (ce qui reviendrait à trahir la confiance si chèrement acquise). Et d’ailleurs on remarque que les faux-témoins ne se prêtent pas à l’exercice de la prestation de serment : pas de préface dans Fragments de Binjamin Wilkomirski (1997 [1995]) ; le narrateur tend à faire oublier le témoin qu’il n’est pas.
15L’accréditation du propos se joue sur d’autres plans dans les récits testimoniaux. Elle s’étaye notamment sur certains partis-pris narratifs et stylistiques – sur lesquels je passerai rapidement ici, en signalant simplement que prédomine un souci de précision (le récit s’arrime à des noms, des dates et toutes sortes de détails aptes à garantir sa dimension référentielle, le témoignage établissant une partie de sa fiabilité sur sa vérifiabilité4), d’intelligibilité (il s’agit de rompre avec le règne de la parole trompeuse en rétablissant un rapport à l’autre fondé sur la confiance) et de sobriété tonale et thématique : c’est le « refus du gigantesque et de l’apocalyptique » qui impressionnait tant Georges Perec dans L’Espèce humaine (Perec, 1992 [1963], p. 94). La vérité, fût-elle horrible à dire (horribile dictu), il faut la dire. Mais en l’espèce, elle est si invraisemblable qu’elle exige pour être entendue un léger effet de sourdine (qui permet aussi au témoignage de se démarquer des fictions). Rosemonde Peeters formule, dans La Route sans fin, son refus d’utiliser des superlatifs (Peeters, 1966, p. 115). Certains choisissent même d’expurger du récit certaines abominations dont ils ont été témoin (Martin-Chauffier 1947, p. 88-89). Dire « toute la vérité », ce n’est pas tout dire ; c’est vrai pour ce qui concerne les détails horrifiques et les détails pathétiques : la détresse (la sienne en particulier) n’est pas le sujet (comme elle l’est dans le faux-témoignage). Ces partis-pris éthiques, qui déterminent une esthétique – que Perec tenait pour « l’exemple le plus parfait […] de ce que peut être la littérature » (Perec, 1992 [1963], p. 111) –, procèdent non seulement d’un souci accréditif, mais surtout d’une volonté acharnée d’être entendu.
Enjeux anthropologiques de la fiduciarité dans les récits testimoniaux
16Au-delà des stipulations apparentes du contrat testimonial, vouées à éclaircir le régime de vérité du récit et à mettre en place les conditions d’une confiance mutuelle entre auteur et lecteur, les témoignages sont pris dans un système de transactions symboliques sous-jacentes que je voudrais rendre visibles. En effet, la confiance, ça s’accorde ; ça se donne. Et, comme on le sait depuis Marcel Mauss, ce qui se donne est (obligatoirement) reçu, puis (obligatoirement) rendu. Mon hypothèse, c’est que la confiance, telle qu’elle circule dans les ouvrages du corpus, obéit à la logique du don telle que l’anthropologie l’a théorisée. On peut reconstituer la trame de cet échange à partir des textes du corpus, où apparaissent distinctement « les trois thèmes du don » (Mauss, 2021, p. 148) :
17. Donner. Les disparus ont confié aux survivants la mission de porter témoignage des conditions de leur mort : c’est le serment, contracté collectivement, de témoigner si on en réchappe. « Nous leur avions promis de tout dévoiler, si nous étions du retour », raconte Eva Tichauer. C’est ce qu’elle nomme le « serment des camps » (Tichauer, 1988, p. 18), réitéré à chaque nouvelle mort comme l’attestent les scènes topiques d’agonie où les mourants accordent leur confiance aux rescapés provisoires5. L’auteur d’un témoignage est donc poly-assermenté – et lié aux morts qui lui ont fait confiance.
18. Recevoir. Les rescapés, dépositaires de cette confiance (et par ailleurs souvent redevables à leurs camarades de leur propre survie ; ce qui achève de faire des survivants les obligés des morts), n’ont d’autre choix que de l’honorer. L’obligation de rendre crée une dette ; il s’agit d’être à la hauteur de la confiance reçue, qui pèse lourd. Et ainsi le témoin, de donataire devient donateur6.
19. Rendre. Le contre-don qui est le sien s’incarne dans le témoignage même, offert aux morts (contre-prestation de la confiance donnée) – et aux vivants : à nous lecteurs, qui recevons ce contre-don en lieu et place des morts selon le principe de « réciprocité indirecte », qui prévoit que celui qui a reçu ne redonne pas forcément au premier donateur, car le don est aussi soumis à « la flèche du temps » (Chabal, 1996, p. 134). Dans ce circuit, le lecteur reçoit ce contre-don en lieu et place des disparus (commanditaires du récit), et il ne peut pas ne pas le recevoir, y ajouter foi… et y répondre à son tour : il en a l’obligation. Il arrive d’ailleurs que le témoin formule ce qu’il attend du lecteur en manière de contre-don. À la fin de son témoignage, Micheline Maurel exige de ses lecteurs qu’ils prennent conscience de leur bonheur. Charlotte Delbo implore ses lecteurs de faire « quelque chose », et elle propose : « une danse » (Delbo, 1970 b, p. 190) – ce qui est d’autant plus intéressant que les danses font partie des formes primitives de contre-don. Dans le poème « Shemà », dont un vers donnera son titre à son témoignage, Primo Levi réclame de ses lecteurs de la considération, ainsi qu’un travail de mémoire et de transmission – sans quoi il leur arrivera malheur puisque, selon la règle coutumière, « si le contre-don n’est pas offert, le don est non seulement annulé, mais se retourne en son contraire » (Belmont, 1992, p. 346). Le poème se clôt significativement sur une malédiction : si vous ne répondez pas à la demande (si vous ne vous montrez pas à la hauteur de la parole donnée), « que votre maison s'écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous7 ». La logique du don est implacable.
20Ce détour du côté de l’économie des échanges langagiers en régime testimonial permet de faire ressortir certains enjeux relatifs à la logique fiduciaire à l’œuvre dans les textes, notamment le fait que la confiance que les témoins requièrent de la part de leurs lecteurs procède directement de celle qui leur a été accordée par la communauté des assassinés, auxquels ils doivent la vérité.
Quelle place pour la vérité du témoin en littérature ?
21Cela étant posé, je terminerai en soulevant la question de la place réservée dans le champ littéraire au type de vérité que les auteurs et autrices de témoignage entendent contribuer à établir en produisant des récits d’attestation gagés sur leur bonne foi – puisque c’est tout l’enjeu de ce qui est dû aux morts : attester que cela fut.
22Mon hypothèse, c’est que la manière, scrupuleuse et obstinée, dont le témoignage cherche à approcher la « vérité du monde » (Perec, 1992 [1963], p. 114), et à la transmettre, n’est toujours pas très compatible (malgré les efforts de Perec et de quelques autres pour accréditer le genre) avec ce que le champ reconnaît comme littéraire et valorise aujourd’hui encore comme littérature. En effet, le projet consistant à rendre compte le plus adéquatement possible d’une expérience vécue – projet qui n’est pourtant pas dénué d’intérêt quant aux problèmes esthétiques qu’il soulève – relève pour la critique (et ce, depuis l’avènement du genre) d’un littéralisme naïf, voire d’un « positivisme » (qualificatif régulièrement employé) qui n’a pas sa place dans une œuvre littéraire. Au-delà du sort réservé aux témoignages par notre culture, c’est la question de la compatibilité entre littérature et vérité historique qui est en jeu ici.
Crédit romanesque/discrédit testimonial
23Huit ans après son retour de déportation, Jean Cayrol, celui-là même qui qualifiait de « ridicule » le projet consistant à « décrire dans une fiction » ce que lui et ses camarades avaient vécu dans les camps, fait dans la revue Esprit le constat suivant : « Du moment où un homme de lettres refait un camp de concentration à sa guise et en suivant sa propre imagination », il a toutes les chances de recueillir la confiance des lecteurs. Quant aux témoins : « On ne leur demanda que de prêter serment et de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, et on ne les crut pas » (Cayrol, 1953, p. 576). Et Cayrol de s’indigner à la fois de ce que certains romanciers aient entrepris de faire du camp une fiction, et de ce que le lectorat se soit satisfait de leurs productions au détriment des récits de déportation parus entre 1945 et 1947, et aussi vite oubliés. Autrement dit, pour connaître l’univers concentrationnaire, on se fie au roman et on se défie des témoignages, non pas tant parce que le lectorat doute de la véridicité de ces derniers que parce qu’en matière de vérité, il attend autre chose – une chose qui ne peut supposément jaillir que du roman, celui-ci bénéficiant d’un préjugé favorable qui exaspère l’ancien déporté. Ce qui se dessine ici, c’est une forme d’« injustice épistémique » (Fricker, 2007) frappant non pas seulement un sujet témoin dont la parole serait structurellement discréditée du fait de son positionnement social, mais le genre testimonial lui-même qui peinerait à se faire reconnaître dans le champ littéraire comme producteur de savoirs. Une injustice ayant trait au régime de vérité du témoignage qui le disqualifie comme littérature, et le démet du même coup de toute autorité cognitive, au profit d’autres genres littéraires donnant moins de garanties, comme si les efforts de crédibilisation des témoins ne pouvaient aboutir qu’à la dévaluation littéraire de leurs textes8. Ce qui est en jeu ici, c’est l’idée même de littérature telle qu’elle se construit et évolue depuis 1945 – et même un peu avant.
24En effet, la lutte avait commencé vingt-cinq ans plus tôt lorsqu’un constat assez similaire à celui de Cayrol avait été fait par un autre défenseur (et premier théoricien) du témoignage, Jean Norton Cru, rescapé lui de la Première Guerre mondiale, qui s’était livré, dans Témoins (1929) à la critique systématique de 304 livres de témoins de la Grande Guerre. Il y déplorait que le public et la critique se soient détournés des récits les plus fidèles à ce qu’avait été l’expérience des tranchées pour privilégier les romans – fidèles eux, selon lui, à l’idée immémoriale que les non-combattants se font de la guerre, mais non à ce que les soldats avaient découvert au front. Il s’agissait pour Cru de promouvoir les ouvrages d’une poignée d’auteurs témoins, et de les désigner à la fois aux historiens (comme source historiographique fiable) et aux critiques littéraires (comme textes de valeur) – en vain. La bataille critique qui s’ensuit dans les années trente en dit long sur l’idée de littérature qui prévaut alors. Critiques et romanciers se gaussent : la Littérature n’a que faire de cette vérité factuelle que préconise Cru, dont le souci d’exactitude suscite des ricanements : « le nombre des boutons à la capote d’un artilleur ou d’un mort est sans importance d’un point de vue littéraire ; l’art n’a pas à se soucier de la vérité vraie mais de la vérité possible », rappelle savamment le critique Pierre Humbourg, qui ironise : « que serait l’écrivain si, comme un disque, il reproduisait fidèlement ce qu’il entend ? » (Humbourg, 1929). Où l’on voit que, si « positivisme » il y a (quoiqu’on soit bien loin d’Auguste Comte), il est plutôt du côté des railleurs, qui considèrent qu’il y a d’un côté la réalité des faits (dont le témoignage rendrait compte de manière transparente), et de l’autre l’espace sacré de la littérature, seule à même de donner sens au monde – c’est-à-dire, dans un même mouvement, de le déchiffrer et de le ré-enchanter. Parce que c’est de cela qu’il s’agit : si l’on s’écarte de la réalité factuelle (et qu’on se dispense, en l’occurrence, de la vérité historique), c’est pour partir en quête de vérités supérieures dont nous gratifient les fictions, seules à même de faire jaillir ce que Pierre Scize appelle « la sur-vérité de notre guerre » (Scize, 1930) ; « sur-vérité » qui se conquiert au prix de la vérité factuelle, car les deux sont incompatibles : écrire, renchérit André Thérive, c’est « faire plier les faits aux exigences de l’art », et peu importe qu’ainsi on falsifie la réalité puisqu’aussi bien, « la foule aime à être trompée comme certaines femmes à être battues » (Thérive, 1929, p. 3). Si les lecteurs eux-mêmes réclament qu’on leur mente (comme les femmes qu’on les batte), pourquoi leur refuser ce plaisir ? Ainsi, pour avoir désigné à l’attention de la critique la vérité factuelle comme un possible objet de valeur littéraire – pour avoir défendu le « droit d’être vrai » en littérature –, Cru sera traité de « contempteur de l’art » (Parmentier, 1930) et copieusement insulté dans la presse (« M. l’Avale-Tout-Cru », « M. Cru-Sans-Avoir-Lu », etc.), la question fiduciaire se trouvant décidément (jusque dans le patronyme pourfendu du défenseur de la cause testimoniale) au cœur de cette bataille littéraire oubliée. La cabale a porté ses fruits : le témoignage est durablement refoulé à la frontière du champ littéraire dans lequel ne pénètreront que de rares élus, fruits d’une immigration très choisie.
25Bref, quand il y va de la violence extrême (si in-crédible), la fiction inspire confiance à proportion de ce que le récit factuel laisse sceptique ; les témoignages, fondés sur l’expérience, sont écartés au profit du roman et de ses « savoirs » ; le « comme si » qui forme la clef de voûte de l’ontologie littéraire est plus crédible que le « j’ai vu » des témoins ; les rescapés qui parlent de bonne foi ne font pas le poids face à « la foi des romanciers » (Cayrol, 1953, p. 576). Car c’est bien de foi qu’il s’agit ici, en définitive : de fides plus que de fiducia. La foi que notre culture voue à la fiction, non sans dogmatisme, n’étant pas sans rapport avec le « Sacre de l’Écrivain » (Bénichou, 1973) et le transfert de sacralité de la religion à la littérature qui s’opéra au siècle du romantisme et du roman – ce dernier possédant depuis lors une valeur « fiduciaire » importante (au sens économique du terme) : la valeur des savoirs qu’on y puise repose sur la foi qu’on met dans les pouvoirs de la fiction. Et cette valeur peut enfler en dépit de la réalité. En filant la métaphore, on pourrait dire que Cru a tenté dans Témoins en 1929 (l’année du krach boursier) une dévaluation des savoirs du roman en matière d’expérience guerrière (savoirs qu’il tenait pour de la monnaie de singe), en entreprenant d’une part de démontrer que les romanciers de la Grande Guerre avaient, par la grâce de la littérature (et les abus de confiance qu’elle permet), accrédité auprès du lectorat une vision erronée de la guerre, et d’autre part de promouvoir un genre littéraire nouveau comme alternative au modèle romanesque d’écriture de l’histoire – mais sans parvenir à susciter de crise de confiance dans le roman de guerre : le champ littéraire a fait front. Sacralisation de la fiction (identifiée à la littérature) et dévalorisation de ce qui n’en est pas ; déliaison entre les savoirs dignes de foi et les données de l’expérience : quelque chose achoppe ici qui engage toute une conception de la littérature et que seule la menace négationniste a un peu contribué à ébranler (il faudra attendre les années 1980 pour que davantage de témoignages obtiennent une reconnaissance littéraire). Cette conception continue toutefois de prévaloir – y compris chez ceux qui travaillent sur le témoignage.
26« Après un événement qui a mis en péril l’espèce même, n’a-t-on pas besoin de croire : qu’il est possible de croire à nouveau ? », s’interroge Philippe Mesnard dans la revue Témoigner (Mesnard, 2011, p. 7). Ce « besoin de croire » est tel selon lui, que le lectorat réclame des fables, et même des faux : des faux témoignages en l’occurrence, fables superlatives. Les faux témoins (ceux qui racontent sans avoir vu en faisant croire qu’ils ont vu) ne font que pourvoir à la demande sociale. Le « tort » de Binjamin Wilkomirski (et de quelques autres), c’est de s’être « trop minutieusement » employé à exaucer nos désirs. « C’est pourquoi, estime Mesnard, c’est un jugement bien rapide que de taxer ces hommes d’usurpateurs et de faux témoins en regard d’une vérité qui serait celle des faits et de la souffrance qui leur est historiquement attachée » (Mesnard, 2011, p. 6-7). La vérité factuelle compte pour peu face à notre insondable besoin de croire (fût-ce à une supercherie), besoin que satisfait le faux témoin, pourvoyeur de sens trop longtemps méjugé, qui se voit là non seulement absout mais consacré puisque, toujours selon Philippe Mesnard, « cet autre témoin [qu’est le faux témoin] atteste de bien plus que de ce qu’il aurait vu ». On retrouve là l’idée d’une vérité supérieure dispensée par celui qui n’a pas l’expérience de ce dont il parle, mais que sa plume fabulatrice rend capable d’« attester de bien plus » que de ce dont les vrais témoins s’entêtent fastidieusement à essayer de rendre compte.
27Ce sacre du faux témoin l’atteste : la vérité de la littérature n’est pas celle des faits. À tel point qu’en matière de catastrophe historique (d’extermination, en l’occurrence), le crédit de la fiction bénéficie même au faux-témoignage (rebaptisé « fable » 9) et au faux témoin (promu super-témoin), et disqualifie d’autant le témoignage qui apparaît, en regard des exploits des fabulateurs, comme déceptif, désenchanté et lacunaire10.
Non-fiction/vérité factuelle
28Il ne s’agit nullement de contester à la fiction le pouvoir de faire jaillir une vérité. Simplement de mettre en lumière le fait qu’en littérature, la vérité factuelle continue de poser problème. Pour le montrer, il n’est que d’aller voir du côté de la « non-fiction » : même elle, malgré le parti-pris affiché, résiste encore et toujours au régime véridictionnel11. J’évoquerai rapidement trois cas – trois prix Nobel, qui exemplifient le problème chacun sous un angle différent.
29Pour écrire Dora Bruder, qui compte parmi les modèles français du genre contemporain de l’enquête, Patrick Modiano a délaissé la fiction (Voyage de noces) pour la « non-fiction », en s’offrant de surcroît les services d’un historien, Serge Klarsfeld, qui a accepté de « retrouver » Dora pour lui. Le geste significatif ici, c’est celui qui a consisté ensuite pour l’écrivain à se débarrasser de l’historien : Klarsfeld n’apparaît pas dans Dora Bruder. Cet effacement de l’historien, qui l’a mal pris – « l’enquête, telle que vous la narrez, tient plus du roman que de la réalité, puisque vous m’effacez et pourtant Dieu sait que j’ai œuvré pour découvrir et rassembler des informations sur Dora et vous les communiquer12 » –, s’explique notamment par des logiques de champ concurrentes13. Mais précisément, pour affirmer la puissance supérieure de la littérature sur toute autre forme de connaissance, l’écrivain déleste l’œuvre de ses scories historiographiques, la quête littéraire de l’écrivain-voyant (divagation mélancolique qui sinue entre béances et coïncidences) n’étant guère compatible avec l’enquête historienne (fondée sur la critique des sources et le régime de la preuve) qui la grève. Faire littérature, cela suppose de désarrimer le récit de la lourdeur archivistique qui le rattache trop pesamment au réel, quitte à biffer de la mémoire de l’œuvre celui-là même qui a œuvré à ce que vive la mémoire des Juifs de France assassinés.
30Dans une perspective assez similaire, Svetlana Alexievitch a troqué son statut de journaliste pour celui d’écrivaine en sacrifiant rien moins que… ses archives. La littérature, fût-elle « non-fictionnelle », est à ce prix. En effet, lorsque Galia Ackerman et Frédérick Lemarchand lui ont demandé de verser les entretiens sur lesquels elle s’était appuyée pour écrire La Supplication au fonds Tchernobyl qu’ils voulaient créer au Mémorial de Caen, l’écrivaine leur a dit s’être débarrassée des bandes sonores tant celles-ci contredisaient sa « vocation d’écrivain » (Ackerman et Lemarchand, 2009, § 47). Les témoignages recueillis tiraient l’œuvre du côté du document : en prenant ses distances avec le réel – en l’occurrence en effaçant ses propres preuves –, Svetlana Alexievitch devenait écrivaine. Une écrivaine consacrée par un prix Nobel de littérature qui, en 2015, a parachevé le processus de légitimation de la littérature dite de « non-fiction ».
31La réception de l’œuvre d’Annie Ernaux, enfin, démontre aussi à sa manière l’incompatibilité persistante entre la non-fiction d’un côté, et ce qu’un certain nombre d’acteurs du champ tiennent pour de la Littérature de l’autre. Le parti-pris de véridicité de l’autrice, qui selon ses mots s’affaire à « aller dans le sens de la vérité » (Ernaux, 1987, p. 45), polarise en effet une bonne partie de la critique de ses détracteurs (nombreux et bruyants, comme on a pu le reconstater à l’occasion du Nobel) : si ça flirte de trop près avec le réel, où est la littérature ? En 2022, le refus de la fiction reste une transgression. Le plus intéressant étant la position de certains de ses défenseurs (symétrique inverse de la première) : si on a bien à faire à de la Littérature, alors ça ne peut pas être complètement factuel. Ainsi, en dépit des protestations réitérée de l’autrice qui affirme écrire « en dehors de la fiction » (Ernaux, 2011, p. 36), certains persistent à traquer la dimension fictionnelle de son œuvre et à la tirer vers le roman ou le romanesque – pour la ramener en Littérature.
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32L’exigence de vérité des témoins (vérité promise aux morts, et due aux vivants, à laquelle certains ont tenté de donner forme et crédit dans les récits publiés au retour) a incontestablement joué contre la reconnaissance de leurs textes en littérature, où continue de peser sur le témoignage un discrédit qui confine à l’« injustice épistémique » – les savoirs d’expérience dont le genre est porteur s’étant trouvés d’emblée récusés au profit d’autres modes d’accès à la connaissance et de transmission du savoir. Si le témoignage a ébranlé les frontières du champ en y faisant entrer des préoccupations séculières, frayant la voie à l’émergence d’un nouveau régime de vérité en littérature, la conquête d’une légitimité suppose toujours d’une manière ou d’une autre (même du côté de la « non-fiction ») une prise de distance vis-à-vis de la factualité stricte comme gage de littérature.