« La littérature comme espace de confrontation »
Florence Bouchy : Votre premier roman En finir avec Eddy Bellegueule, paraît en 2014 et connaît un succès immédiat. À ce titre-là, votre œuvre paraît emblématique des enjeux que posait, au début de la décennie 2010, l'écriture littéraire, l'écriture de prose ou de récit – j'évite le terme de roman. Cette écriture a rencontré son public, a comblé une attente. Raison suffisante pour interroger ce qui se jouait pour vous dans cette entrée en écriture, et pour tenter de comprendre ou de supposer les raisons de ce succès.
Au moment où vous publiez En finir avec Eddy Bellegueule, vous codirigez un recueil d'études sur Pierre Bourdieu. Vous n'étiez donc pas complètement innocent en termes de compréhension des enjeux du champ littéraire. Je suppose que vous envisagiez même la littérature comme un champ, ce qui n'est pas toujours le cas des auteurs lorsqu’ils publient leur premier ouvrage. Quels étaient pour vous les enjeux de l'entrée en écriture ? Quelle image vous faisiez-vous de la littérature et de ce qui s’y jouait à ce moment-là ?
Edouard Louis : En ce qui concerne le champ littéraire, je pense que très souvent, on le découvre après la publication de son premier livre. C'est-à-dire que même si on a lu la littérature, même si on a lu la sociologie, même si on s'est intéressé à la manière dont fonctionne le champ littéraire, et d'autant plus quand, comme moi, on a étudié la sociologie de la littérature, avec des gens comme Pierre Bourdieu, Gisèle Sapiro, etc., en dépit de toutes ces connaissances ou de tous ces savoirs accumulés, on écrit toujours d'un autre lieu que celui de la littérature, et ensuite, on se trouve presque par accident, en dépit de soi, placés à l'intérieur du champ littéraire avec des enjeux, des luttes que je pourrais un petit peu évoquer tout à l'heure.
Pour moi, il s'agissait d'abord et avant tout, quand j'ai écrit En finir avec Eddy Bellegueule, d'affronter ce que Jean-Paul Sartre appelait une « contradiction » dans ses écrits sur la littérature, c'est-à-dire le sentiment d'une forme de décalage entre le monde et ce que la littérature disait du monde.
Du fait d'être né dans un milieu populaire, pauvre, du Nord de la France, avec beaucoup de problèmes structurels de violence, de racisme, d'homophobie, de domination masculine, d'alcool, de problèmes de santé, de par l'appartenance arbitraire, liée à ma naissance, à un milieu qui était structuré par ces mécanismes de violence et par la pauvreté, au moment où j'ai découvert la littérature, j'ai eu l'impression d'une forme de scission entre ce que la littérature disait du monde et ce que moi je connaissais du monde. C'est ce que Sartre a appelé une contradiction, non pas au sens courant, mais au sens de cette tension entre la littérature et le monde. Et donc, le geste que j'ai essayé de prolonger à travers ma découverte du champ littéraire, ce premier geste a été un geste quasiment d'agression contre la littérature.
Je me sentais agressé par l'absence et j'avais envie d'agresser la littérature elle-même, me disant : pourquoi est-ce que cette violence n'est pas là ? Pourquoi est-ce que cette violence n'est pas représentée ? Alors évidemment, on n'écrit jamais à partir de rien, donc je trouvais à l'intérieur de la littérature, des repères, des symboles, des bouées, qui ne sont pas forcément d'ailleurs des choses contemporaines : il y avait Émile Zola, il y avait Toni Morrison, il y avait Jean-Paul Sartre, justement. Il y avait dans le champ contemporain aussi Patrick Chamoiseau, Annie Ernaux, Didier Eribon, évidemment, dont j'ai beaucoup parlé.
Le fait d'avoir ces repères ne suffisait pas à éteindre en moi ce sentiment d'invisibilité. Et ce sentiment qu'on a toujours quand on vit la violence, ou quand on expérimente la violence, le sentiment qu'il y avait un lien profond entre le fait que je vivais cette violence et le fait qu'on n'en parlait pas. Ce n'est pas simplement que d'un côté, on expérimente la violence, et puis de l'autre côté, il y a du silence : à partir du moment où on éprouve n'importe quel mécanisme de violence, on se met à penser qu'il y a un rapport causal entre les deux. C'est parce qu'on n'en parle pas que je souffre.
Florence Bouchy : Donc, c'était une prise de parole ? Écrire, c'est d'abord prendre la parole ?
Edouard Louis : Oui, raconter quelque chose que la littérature ne voulait pas raconter, ne racontait pas autour de moi. Et donc c'était à la fois une entrée dans la littérature et contre la littérature, avec une forme de positionnement un peu par défaut. Et puis après, il y a eu une sorte de second mouvement où j'ai découvert ce qu'était le champ littéraire avec ses attentes, ses exigences, ses règles, ses normes. Et là, je me suis senti encore plus en décalage par rapport à la littérature et ce qui était la définition dominante de la littérature. Et à partir d’En finir avec Eddy Bellegueule, cet espèce de sentiment d'inconfort que j'avais éprouvé au début et qui m'avait fait écrire ce premier livre, plutôt que de le fuir ou de m'en détourner, j'ai voulu aller dans l'affrontement de ce monde qui me semblait invisibiliser tout ce que j'avais à raconter, tout ce que j'avais à dire, tout ce que j'avais envie de dire.
Florence Bouchy : Par provocation, j'ai envie de vous dire : « un livre ne suffisait pas ? »
Edouard Louis : Justement non, parce que j'avais envie de raconter d'autres choses, j'avais envie de parler d'autres aspects de la réalité qui étaient ceux que j'avais vécus.
Florence Bouchy : Et que vous avez peut-être découverts, formulés et conscientisés en écrivant ?
Edouard Louis : Oui, sans doute. Il y avait aussi d'autres histoires que j'ai racontées plus tard dans mes autres livres, Qui a tué mon père, sur mon père, ou Combat et métamorphoses d'une femme sur ma mère, par exemple, qui étaient des histoires dont je ne pouvais pas parler dans En finir avec Eddy Bellegueule. Parce que dans ce premier livre, je voulais raconter l'histoire de l'homophobie et de la domination masculine dans les classes populaires de mon enfance. Je savais déjà à ce moment-là que si je parlais des souffrances que mon père avait subies en tant qu'ouvrier ou des souffrances que ma mère a subies en tant que femme des classes populaires, on n'allait pas regarder ce que j'allais dire et ce que j'avais à dire sur l'homophobie.
Il y avait dans cette trajectoire d'écriture une manière d'essayer de garder ensemble et la complexité et la radicalité. Parce que si je mettais toutes ces choses ensemble, on aurait utilisé ce que je racontais sur mon père ou sur ma mère pour ne pas voir ce qu'était l'homophobie dans les classes populaires. Je savais qu'au fond, on aurait utilisé des récits contre d'autres récits, à l'intérieur du récit que j'essayais de déployer. Il fallait, si je voulais garder la radicalité de chaque sujet, les détacher l'un après l'autre.
D'une autre manière, à travers mes livres, ce que j'essaye de faire, c'est d'adresser le plus radicalement possible toutes les vies, tous les rôles sociaux qu'on incarne à un moment donné. Ainsi, mon père a été un bourreau, au moment d'En finir avec Eddy Bellegueule, dans la manière dont il me traitait comme enfant gay, il a été un bourreau par rapport à ma mère ; il a été aussi une victime du système de classe, de la vie à l'usine, des réformes néolibérales qui lui ont enlevé les aides sociales, qui lui ont enlevé la possibilité de vivre normalement, de vivre à peu près dignement.
Mais si je mettais ces histoires ensemble, on ne les aurait pas vues de la même manière.
La question est donc de produire une série de récits qui ne pourraient pas tenir ensemble, mais qui tiennent ensemble seulement lorsqu'ils sont isolés ; de permettre donc de garder la complexité de gens qui sont à la fois bourreaux et victimes et de ne pas diminuer la radicalité de ce qu'on est en train de dire.
Florence Bouchy : Pour prolonger ce que vous venez de dire, je me permets un saut dans votre production littéraire pour évoquer Combats et métamorphoses d'une femme et Changer, méthode, deux ouvrages parus en 2021. J'ai lu dans un article de Raphaëlle Leyris, dans le Monde, que Combats et métamorphoses d'une femme était au départ une partie de Changer, méthode, que vous avez extraite pour la publier avant. Est-ce pour une raison similaire à celle que vous venez de nous exposer ?
Edouard Louis : Sans doute, ça l'a été, malgré moi, puisque j'avais envie, au départ, d'écrire un livre sur la métamorphose et sur l'émancipation. Et donc, j'ai essayé de croiser ma métamorphose à moi et l'histoire de la métamorphose de ma mère, au moment où elle se défait de mon père, au moment où elle le chasse de la maison. C'était là une sorte de scène fondatrice de la vie de ma mère : après 20 ans avec un homme, elle rassemble ses habits dans un sac poubelle, elle les jette par la fenêtre, elle ferme les portes et elle lui dit de plus jamais revenir. À partir de ce moment-là, elle se réinvente.
Et puis, ces histoires ne tenaient pas ensemble. Elles racontaient quelque chose d'à la fois similaire et d'extrêmement différent. Les livres n'ont été possibles qu'à partir du moment où je les ai scindés.
Mais c'est vrai que ce qui m'intéressait dans ces deux livres, c'était de raconter l'histoire de ce qu'on pourrait appeler les paradoxes de la domination et qui font que ma mère s'est émancipée d'un certain destin social justement parce qu'elle était une femme, donc justement parce qu'elle était encore plus dominée que les autres dans un milieu donné.
Et moi je me suis émancipé du milieu de mon enfance parce que j'étais gay, parce que je suis gay, et donc parce que j'étais encore plus dominé à l'intérieur du monde de mon enfance. Et ce que j'avais envie de raconter c'était cette espèce de dialectique de la domination qui fait que ce qui vous domine à un moment donné peut être la condition de votre émancipation à un autre moment.
Parce que j'ai toujours l'impression, notamment dans le champ politique contemporain, qu'on pense la politique d'une manière statique et non pas dialectique. On entend très souvent dans la politique mainstream des discours sur l'homme blanc hétérosexuel. Et moi je me dis que quelqu'un comme mon père, c'est justement parce qu'il est un homme blanc hétérosexuel, qu'il se retrouve à 58 ans à ne plus pouvoir marcher ; un homme comme mon frère meurt à 38 ans parce qu'il était un homme blanc hétérosexuel, et parce que toute sa vie il s'est mis dans des situations violentes, sous l'emprise de l'alcool, ce qui était une manière de performer cette identité. Tout cela bien sûr n'annule pas le fait que mon père ou mon frère étaient homophobes : mon frère cassait la gueule de gens homosexuels qu'il voyait dans la rue juste parce qu'il détestait ça ; mon père disait à ma mère qu'elle devait rester à la maison, qu'elle devait faire la cuisine, faire le ménage, se taire, ne pas sortir, ne pas passer le permis de conduire, ne pas travailler.
Donc il ne s'agit pas d'annuler l'analyse de la domination, mais de voir comme cette domination est en fait en mouvement dialectique ; de voir comment ma mère comme femme, ou moi comme gay, de par même la domination qu'on vivait, nous avons pu, à un moment donné, produire un écart par rapport à cette domination.
Et c'est cette histoire que j'ai voulu raconter, pour aller contre cette image statique de la domination, qui pour moi aujourd'hui constitue l'horizon du champ politique contemporain. On a tendance à voir la domination comme une réalité qu'on pourrait définir à un moment donné sur un tableau pour toujours. J'ai voulu rendre le mouvement à la vie et je pense que c'est là le rôle de la littérature.
Florence Bouchy : Tout ce que vous nous décrivez correspond à des théories politiques, sociologiques et philosophiques bien connues. Dans quelle mesure s'agit-il d'un savoir déjà assimilé que vous avez mis en littérature, et dans quelle mesure la littérature constitue-t-elle pour vous, à l’inverse, la source de ce savoir ? Autrement dit, quelle est la place de la littérature comme recherche dans votre élucidation ou compréhension du monde ?
Edouard Louis : C'est très juste, vous avez raison, c'est aussi dans l'acte d'écriture lui-même que j'ai découvert ça. C'est-à-dire que – évidemment, on le sait, c'est quelque chose d'assez banal – l'écriture fonctionne comme une mémoire. C'est au moment où j'écris que je me souviens de choses dont je ne me serais pas nécessairement souvenu si je n'avais pas écrit. C'est dans cet effort de réflexion que l'on accède à certaines choses. Ce qui est assez intéressant d'ailleurs, c'est que la mémoire qui survient est totalement différente lorsque je travaille pour le théâtre, lorsque j'écris une conférence pour une université ou quand j'écris un roman.
Florence Bouchy : Vous savez les caractériser, ces mémoires ?
Edouard Louis : Oui, il y a des formes de mémoire plus politiques, il y a des formes de mémoire plus charnelles, il y a des formes de mémoire plus complexifiantes, des formes de mémoire plus simplifiantes.
Et évidemment, l'écriture m'a permis de déployer des formes de mémoire différentes sur des individus, que je n'aurais pas pu acquérir avant.
Et puis, dans le même temps, comme je vous disais tout à l'heure, il y a ce que j'ai essayé de raconter au début de Combat et métamorphoses d'une femme : une forme de combat contre des normes du champ littéraire. On pourrait dire d'ailleurs que tout geste littéraire s'accomplit comme une lutte contre le champ littéraire à un moment donné. Dans mon cas, c'est une sorte de recherche consciente de ce que seraient les normes littéraires et de ce qu'elles m'empêchent de dire.
Donc, à la fois, il y a, comme vous dites, une sorte de mémoire que la littérature permet. Et puis, il y a aussi une mémoire qui est rendue impossible par la forme littéraire. Quand j'ai commencé à écrire, je me suis rendu compte qu'on attendait de moi, par exemple, que je ne sois pas trop explicite.
Les règles de la littérature, c'est très difficile parce que c'est comme les règles du genre, c'est comme les règles de la masculinité ou de la féminité : elles ne sont pas inscrites dans le marbre, elles ne sont pas dans un code qu'on nous donne à la naissance, mais elles sont là, partout autour de nous. Et moi, je me souviens, j'ouvrais des revues littéraires, des journaux, j'entendais des discussions littéraires, j'entendais dire des choses comme : « tout est formidable dans ce livre parce que tout est suggéré », une phrase du champ littéraire qui revient régulièrement. (On pourrait faire une étude presque linguistique des éléments de langage du champ littéraire)
Le champ littéraire a historiquement et socialement constitué la valorisation du fait de ne pas dire les choses. D'ailleurs, cela peut être vrai et très intéressant : la poésie fonctionne en grande partie comme ça et elle est très belle parce qu'elle est à cet endroit-là. Mais je me demandais pourquoi est-ce que ça devrait être la norme absolue de la littérature ? Je me souviens par exemple de mon attachée de presse qui parlait à des gens autour d'elle et qui disait : « ah c'est formidable le livre d'Edouard parce qu'il n'y a pas de pathos ». Donc, de la même manière qu'il existe une forme de prime esthétique au silence, je me rendais compte qu'il y avait aussi une prime littéraire et esthétique à l'absence de sentimentalité, ce qui est d'ailleurs très souvent lié à des perceptions de classe. On sait très bien que la littérature est liée à l'histoire des classes dominantes culturellement et que se définir comme littéraire, c'est se définir contre les caractéristiques de l'esthétique des classes populaires, c'est-à-dire la sentimentalité, celle des feuilletons à la télévision sentimentaux, par exemple.
Moi, je me demandais au contraire ce qu'on pourrait faire avec des sentiments à l'intérieur de la littérature. Qu'est-ce que ça voudrait dire, de faire une littérature qui fait pleurer ?
Si je fais parler un livre qui ne fait pas pleurer, je ne raconte pas l'histoire de ma mère, en fait, je la trahis. Si vous ne pleurez pas, c'est-à-dire que j'ai mal raconté sa vie. Et au fond, j'avais l'impression que la littérature ne m'autorisait pas ça.
Nietzsche parlait de faire de la philosophie à coup de marteau, qu'est-ce que ce serait de faire de la littérature à coup de marteau ? Ce pourrait être essayer de casser un par un, une par une, des normes et des règles de la littérature. Et une fois qu'on aurait cassé cette espèce de plaque qui recouvre la littérature, laisser apparaître d'autres voix, d'autres visages, d'autres corps, à qui la littérature ne donne pas de place. Et ce jusqu'au moment où je reconstitue des normes que quelqu'un d'autre va venir casser derrière, etc...
Florence Bouchy : Au premier abord, on peut avoir l'impression que votre enjeu était plutôt thématique – dire quelque chose qui n'avait pas été dit, faire entrer des voix en littérature – et que la recherche esthétique proprement dite passait au second plan. Vous venez de démentir cette impression. Mais pouvez-vous préciser quels ont été les enjeux formels qui se sont posés à vous quand vous êtes entré en littérature ?
Edouard Louis : Oui, il y avait évidemment une volonté thématique qui était pour moi primordiale, et j'avais le sentiment que cette affirmation thématique était jugée comme moins légitime que l'affirmation stylistique. Le champ littéraire n'a cessé de s'affronter sur cette définition-là : cette polarité a toujours structuré le champ et je me situais résolument d'un côté plutôt que de l'autre.
Mais j'étais animé aussi par une recherche stylistique. Je me suis vite rendu compte que les histoires que je voulais raconter à chaque fois demandaient leur propre forme littéraire, c'est-à-dire que je ne pouvais pas écrire Changer : méthode comme j'avais écrit Histoire de la violence.
Cette recherche stylistique me semble liée à l'habitus populaire de mon enfance que je définirais comme un habitus guerrier : l'histoire de mon enfance c'est l'histoire d'une guerre, on criait devant la télé, on s'engueulait. (Et pour moi, la découverte de la bourgeoisie, ça a été la découverte d'une forme de modération des passions, dans laquelle j'ai toujours eu beaucoup de mal à me reconnaître.)
Mais pour moi, il y avait aussi une autre querelle, qui était une querelle non pas contre l'esthétique ou contre ce qui serait d'ordre stylistique mais une querelle contre ce qui était défini de manière dominante comme une construction littéraire.
Je n'avais pas envie de construire comme la définition dominante de la construction me l'imposait, avec des grands chapitres, des grands personnages, des grandes phrases, des grandes figures de style. Pour cela, j'ai été évidemment aidé par des gens comme Peter Handke ou comme Annie Ernaux. Je me disais, c'est une vision ancienne de ce que construire veut dire, de ce que le style veut dire. Qu'est-ce que voudrait dire une autre recherche dans la construction, justement par la violence, par les niveaux de langage – par exemple le langage de mon enfance, qui est très présent dans En finir avec Eddy Bellegueule –, par la confrontation, par l'explicitation sociologique. Qu'est-ce que c'est que de construire de cette manière-là ? Et cette recherche formelle n'a pas cessé de m'accompagner ensuite.
Florence Bouchy : Vous parliez d'Annie Ernaux, à juste titre. Il me semble que chez elle, à partir de La Place, la question de la langue se pose explicitement avec le choix de l'écriture plate, qu'elle justifie par un choix éthique et esthétique. On a parlé de la forme, mais il y a évidemment aussi le choix d'une langue. Est-ce que vous pourriez partager avec nous l'éventuel questionnement qui a été le vôtre, dans le choix d’une langue ?
Edouard Louis : C'est difficile à dire pour moi. Je ne me suis jamais posé explicitement cette question. Ce n'est pas du tout comme ça que j'ai abordé mon projet littéraire.
Florence Bouchy : Pourtant, dans Changer méthode, vous racontez tout ce que vous devez à votre amie Elena. En fréquentant sa famille, vous avez acquis un nouveau langage, un nouveau vocabulaire, vous avez changé de manière de parler, et en changeant de manière de parler, vous avez intégré les formes de langage de la bourgeoisie. On connaît la réaction d'Annie Ernaux face à cela et la culpabilité qu'elle ressent d'être passée de « l'autre côté », en trahissant la langue de son milieu d'origine. Et la décision conséquente de ne pas reproduire cette trahison dans son écriture, malgré une formation qui lui permettrait d'employer une langue plus soutenue ou plus riche. La décision de sous-écrire, en quelque sorte, par choix éthique. Vous avez aussi acquis, comme elle, par vos études, cette capacité que vous n'avez pas reçue en héritage. Est-ce que l'utilisation de cette langue acquise a été naturelle ou vous a posé problème ? Est-ce que vous avez voulu faire entendre une autre langue dans vos livres ?
Edouard Louis : Pour moi, la question ne s'est pas posée de la même façon que pour Annie Ernaux, puisque je n'ai jamais eu le sentiment d'appartenir, donc je n'ai pas pu avoir le sentiment de trahir. Pour trahir, il faut appartenir. Et moi, je n'ai pas appartenu à mon enfance, je n'ai pas appartenu à ma famille, je n'ai pas appartenu à mon père ou à ma mère. Cela est sans doute lié à des structures sexuelles, Annie Ernaux étant hétérosexuelle et moi gay, et cet espèce de décalage produit une fission avec la famille elle-même.
La question de la langue, je me la pose plutôt d'un point de vue stratégique, c'est-à-dire que je me demande comment je peux réussir à dire stratégiquement ce que je veux dire maintenant et faire en sorte que la lectrice ou le lecteur reçoive ce que je suis en train de dire. Et pour ça, encore une fois, je ne pouvais pas écrire Qui a tué mon père comme j'aurais écrit Changer : méthode. Je cherchais une forme qui me permettrait de dire cette vie d'un ouvrier qui est broyé par l'usine, qui est broyé par la politique, alors que dans Changer : méthode j'avais envie de raconter la mélancolie du transfuge de classe, la mélancolie qui nous traverse quand on se transforme. Et pour faire cela, l'approche de l'écriture ne peut pas être la même pour moi, puisque je me pose toujours la question de savoir comment la personne en face de moi va recevoir ce que je suis en train de dire.
Vous savez, je raconte toujours cette scène que j'aime beaucoup, qui est très significative pour moi. Lorsque Jean-Luc Godard reçoit un César d'honneur dans les années 90, il monte sur scène et au lieu de tenir un discours attendu, il remercie les femmes de ménage et les standardistes de chez Gaumont et de chez Pathé. Tout le monde alors explose de rire. Et je me souviens avoir vu cette scène il y a plusieurs années et de m'être dit : « si on remercie sa mère, tout le monde trouve ça émouvant, mais si on remercie sa femme de ménage, tout le monde trouve ça drôle ». J'ai toujours vu ces rires comme une forme de technique physique, de technique chorégraphique presque, pour ne pas de se confronter à ce que raconte Jean-Luc Godard. Lui vient rappeler ce qu'on dénie pour faire exister une œuvre et tout le monde tourne la tête en riant. Au moment où j'écris, cette recherche autour de la langue, elle se situe dans cet enjeu-là pour moi. Comment est-ce que je fais pour confronter la personne qui est en train de me lire à ce que je suis en train de raconter, sans que cette personne puisse tourner la tête, rire, ne pas regarder, ne pas voir, voir les choses autrement ?
C'est d'une certaine manière faire rupture avec toute la littérature politique du XXème siècle dont l'engagement consistait à « ouvrir » la liberté. C'est ce que dit Sartre dans ses écrits sur la littérature : on ouvre la liberté et c'est ensuite au lecteur, qui s'y trouve confronté, d'en faire ou non quelque chose. Ma technique de confrontation se situe à l'opposé : j'essaie de suspendre la liberté du lecteur. C'est pour ça que la langue est stratégique pour moi : comment est-ce que je fais pour emprisonner le lecteur, et pour suspendre sa liberté, pour le forcer à voir quelque chose qu'il n'a pas envie de voir ? C'est dans cet espace de questionnement-là qu'est située ma réflexion sur la langue.
Ma langue possède aussi quelque chose d'intentionnellement théâtral peut-être, car il me semble que j'ai besoin de beaucoup de lyrisme. Mes éditeurs me disent d'ailleurs que je laisse un peu trop d'émotions ou de sentiments dans mes livres. Mais c'est comme ça que je vis, c'est comme ça que je pense. C'est aussi parce que j'étais illettré pendant très longtemps et que je n'ai pas lu de livres jusqu'à un âge assez tardif par rapport à la plupart des personnes qui écrivent. Et comme vous le rappeliez, à ce moment-là, je faisais du théâtre. Pour moi, la seule réception d'un texte littéraire, c'était le théâtre jusqu'à l'âge de 17 ans environ. Au moment où j'écris un livre je ne peux pas écrire une phrase sans me demander si cette phrase est prononçable sur l'espace de la scène.
Florence Bouchy : Je trouve que cela dit quelque chose de votre choix formel et stylistique. C'est un peu ce qu'il y avait derrière ma question sur l'état d'esprit dans lequel vous étiez au moment de commencer à écrire, parce pour vous il y a une dette plus forte envers le théâtre qu'envers le livre.
Edouard Louis : Et en l'occurrence, si je tire le fil, cette littérature de « confrontation » que je recherche, une littérature qui irait à la confrontation du lecteur ou de la lectrice, c'est évidemment quelque chose qui peut et qui doit se nourrir de la forme théâtrale, qui est vraiment un art de confrontation, qui est un art d'emprisonnement qu'on a tous vécu : d'être deux heures devant un spectacle qu'on n'a pas envie de voir ou d'histoires qu'on n'a pas envie d'entendre...
Florence Bouchy : Ça arrive de sortir de la salle...
Edouard Louis : Alors on peut sortir de la salle, mais quand on sort, c'est qu'on a déjà été dérangé. C'est moins facile qu'avec un livre qu'on peut chorégraphiquement et simplement mettre sur le côté. Alors que là, quand on part, c'est que d'une certaine manière, il est déjà trop tard. L'instant fatal a déjà eu lieu, ça déborde.
Et puis, un discours qui est directement adressé à la personne qui est en face de soi, c'est une idée contre laquelle une grande partie de la littérature s'est définit. On sait bien que ce n'est pas l'idée la plus noble de se dire : « je me préoccupe du lecteur ou de la lectrice ». On sait qu’un des éléments de langage du champ littéraire qui consiste à dire : « moi je ne m'occupe pas de ce que pense le lecteur ».
Florence Bouchy : Je pense que la théorie littéraire a fait du chemin et concède que chaque écrivain possède en fait un « lecteur idéal »…
Edouard Louis : Oui mais l'idéologie littéraire fonctionne très souvent sur le principe de la dénégation. Pas sur le principe de l'inexistence, mais sur la dénégation, sur tout ce qu'on dénie de politique, d'humain, de normal, presque, d'une certaine façon, pour faire œuvre littéraire. Je considère que cette remise en cause de la littérature, c'est la plus belle chose qu'on puisse faire à la littérature : ne pas trop l'aimer, la tenir un peu à distance, c'est-à-dire ne pas se mettre en position de serviteur de la littérature mais dans une forme de distance qui est plus critique et qui aujourd'hui me semble un peu manquer. J'ai l'impression qu'on peut faire tellement de choses avec un livre et qu'on fait tellement peu de choses. Bien sûr, il y a plein d'expérimentations qui m'intéressent aujourd'hui, notamment autour de la forme autobiographique. Et qui m'incitent à penser qu'on est seulement à la préhistoire de l'autobiographie...
Florence Bouchy : Alors je pose la question qu'il ne faut absolument pas poser. Vous situez-vous dans l'autobiographie ou dans l'autofiction?
Edouard Louis : Moi, je me suis toujours senti et situé du côté de l'autobiographie.
Florence Bouchy : J’avais envie de vous poser cette question, parce qu'en relisant la quatrième couverture de votre dernier ouvrage, la présentation de l'éditeur souligne : « Édouard Louis est l'auteur de plusieurs livres autobiographiques. » Le mot « autobiographique », chez la lectrice du contemporain que je suis, m'a paru complètement décalé. Revendiquer des livres autobiographiques, ça sonne presque un peu désuet.
Edouard Louis : C'est-à-dire que l'existence autobiographique, c'est une existence de la justification, c'est comme l'existence gay. Pour moi, faire de l'autobiographie, ça a toujours été un peu parallèle au fait d'être homosexuel. C'est-à-dire, c'est toujours l'existence qu'on doit justifier par rapport au neutre, qui serait la fiction, ou en tout cas le brouillage qui peut exister dans la fiction, entre ce qu'on a vécu, ce qu'on a vu et ce qu'on écrit. L'autobiographie, j'ai un peu l'impression que c'est la même chose et qu'il existe en vérité encore une illégitimité de la forme autobiographique. Moi, on me demande toujours, quand est-ce que vous ferez de la fiction ? Pourquoi vous ne faites pas de la fiction ? C'est une question qu'on pose moins dans l'autre sens.
Moi, je me suis rendu compte d'un pouvoir corrosif et subversif de l'autobiographie que je n'avais pas vraiment réalisé, que je n'avais pas vraiment ressenti quand j'écrivais En finir avec Eddy Bellegueule. Je sentais que je voulais raconter mon enfance, que je voulais raconter cette histoire. Et d'un coup je me rendais compte que des individus, notamment à l'intérieur du champ littéraire, étaient dérangés par l'aspect autobiographique du texte, comme si cet aspect autobiographique les forçait à regarder quelque chose que peut-être ils ou elles auraient moins regardé si j'avais affirmé le caractère fictionnel du livre. Mais moi, je me disais, si je n'ai pas écrit une ligne de fiction, pourquoi est-ce qu'il y aurait une attente de ma part qui consisterait à dire, il y a de la fiction à l'intérieur de mon livre ? Et par la suite j'ai voulu tirer de plus en plus fort cette confrontation avec l'autobiographie. Il suffit de voir ce qu'aujourd'hui elle rend possible, notamment dans le champ de la poésie autobiographique avec quelqu'un comme de Claudia Rankine. C'est une poétesse américaine qui a publié un livre qui s'appelle Citizen (traduit en français aux éditions de l'Olivier). Et puis un autre livre qui s'appelle Don't let me be lonely, où elle traite de l'industrie pharmaceutique et du racisme aux Etats-Unis, dans une écriture autobiographique qui produit quelque chose de très confrontationnel justement. En fait, on n'a pas beaucoup exploré les capacités de l'écriture autobiographique. Quand on pense à tout ce qu'on a fait avec le roman, toutes les techniques qu'on a essayées dans le roman, toutes les techniques qu'on a poussées dans le roman, tout ce qu'on a inventé dans le roman, les manières d'écrire, les manières de discourir, les flux de conscience, la narration, la fragmentation... En comparaison, l'autobiographie n'est pas encore allée aussi loin que ça.
Qu'est-ce que ce serait aujourd'hui d'essayer de saisir cette expérimentation à l'intérieur de l'autobiographie, pour la pousser dans toutes ses possibilités politiques? Moi je pense qu'on est au début de ça et que la paranoïa que suscite l'autobiographie est un signe de la subversion qu'aujourd'hui elle produit. Je cite souvent à ce propos le discours du prix Nobel de l'écrivaine polonaise Olga Tokarczuk qui dit qu'aujourd'hui tout le monde veut dire « je », qu'il y a une forme de selfisation de la littérature où tout le monde veut parler de soi. Mais en fait, si on fait une analyse assez simple, assez bourdieusienne du champ littéraire, de ce que les institutions reconnaissent – si on regarde les 20 derniers prix Goncourt, les 20 derniers prix Nobel, les 20 derniers Man Booker Prize, les 300 derniers livres qui sont publiés par mon éditeur en France, au Seuil ou ailleurs, on se rend compte que l'autobiographie a en fait un rôle assez minoritaire, voire très minoritaire. Corrigez-moi si je me trompe, mais Annie Ernaux est sans doute le premier prix Nobel affiché comme étant entièrement autobiographique.
Florence Bouchy : Oui, mais elle a toujours fait un effort pour récuser le simple titre d'écriture autobiographique. Elle a justement créé la notion d'« autosociobiographie » ...
Edouard Louis : Oui, on voit bien que c'est ce qui dérange et c'est ce qui m'intéresse d'aller creuser : comment utiliser la forme autobiographique comme une forme politique de confrontation. Au fond, la suspicion à l'égard du genre autobiographique reproduit un peu les mêmes structures que la transphobie ou que le racisme. Quand j'étais petit, dans le village de mon enfance, mon père voyait une personne noire à la télé et il disait « On est envahi, on n'est plus chez nous, y'a des noirs partout ! ». Aujourd'hui, c'est la même chose avec les discours transphobes qui déclarent que tout le monde veut changer de genre. Au fond, il y a toujours un rapport très étroit entre la subversion du monde tel qu'il existe et la paranoïa, l'idée que c'est partout, l'idée que les choses sont en train d'arriver partout. Et en fait j'ai l'impression que la forme autobiographique aujourd'hui en littérature, elle produit le même effet que produit un corps non blanc sur une personne raciste. Alors que la forme autobiographique est encore une forme dominée, minoritaire, qu'il est encore difficile d'imposer. Et encore une fois, qui n'exclut pas l'existence des autres : ce qui est assez dérangeant, c'est l'aspect impérialiste de l'idéologie fictionnelle. Et cette espèce de conquête impérialiste de l'idée de fiction paraît quelque chose de douteux et qu'il faut essayer aujourd'hui de remettre en cause.
Florence Bouchy : On voit bien comment s'est construit votre parcours avec tout ce que vous venez de nous dire. Et maintenant, quels sont vos projets ? Où sont les enjeux à venir pour vous ? Car on a l'impression que vous avez déjà un beau parcours : le père, la mère, l'histoire personnelle, tout y est. Qu'est-ce qui reste à écrire ?
Edouard Louis : Beaucoup. J'ai un sentiment au contraire de débordement. Je vis dans la peur de ne pas avoir assez d'une vie pour écrire ce que j'ai envie d'écrire. Donc j'ai envie de continuer cette exploration du monde à travers une expérience personnelle. Vous parliez tout à l'heure de Balzac et ce qui est très beau dans ce moment de la littérature qu'on trouve aussi chez des gens comme Zola, bien sûr, c'était l'idée d'utiliser la littérature pour produire une fresque du monde. Qu'est-ce que ce serait d'essayer de produire une fresque à partir d'un corps ? Et d'abolir l'illusion d'une scission entre le corps et le reste du monde. C'est ça que j'ai envie de continuer d'explorer. D'un point de vue thématique, j'ai aussi envie de mettre au jour des réalités qui ne sont pas encore assez audibles, à mon sens, sur la domination, sur la domination de classe, sur la violence sociale. J'ai l'impression de ne pas avoir fini de dire des choses. En ce moment, j'écris un livre sur mon frère, puisque comme je disais tout à l'heure, il est mort cette année. Il était extrêmement jeune, il avait 38 ans, il buvait beaucoup d'alcool et était malade de cela. Ce qui me frappe dans cette trajectoire, c'est l'aspect indiscutable de la violence qu'elle représente. C'est difficile de discuter la mort. Et j'ai tellement eu la sensation que quand j'ai publié les livres sur mon père ou sur ma mère, on m'a dit que j'exagérais la violence, que c'était pas aussi terrible que ça, que ce n'était pas vrai, que j'étais un menteur. Et là, j'ai tout à coup l'impression que je peux jeter la mort de mon frère au visage des gens pour les forcer à voir la misère du monde. Qu'est-ce que voudrait dire commencer l'art ou commencer la politique, parce que j'ai du mal à voir la distinction entre les deux, qu'est-ce que voudrait dire de commencer l'art par la mort ? On sait qu'il y a une femme qui est tuée presque un jour sur deux en France, on sait que les Noirs ou les Arabes peuvent être tués par la police, on sait que les ouvriers ont deux fois plus de chance de mourir avant 65 ans. Peut-être que la vérité du monde se situe de manière indiscutable dans la vie ou dans la mort. Et peut-être que pour moi, dans cette recherche de la littérature comme espace de confrontation, cette question de la vie et de la mort peut me permettre d'aller chercher des lecteurs ou des lectrices là où ils n'ont pas envie que j'aille les chercher.