Jean-Joseph Rabearivelo, sa vie, ses mots : entretien avec Claire Riffard sur son ouvrage Jean-Joseph Rabearivelo : une biographie (CNRS Éditions, 2022)
1La première annexe de cet ouvrage collectif nous permet de prolonger la réflexion sur le mot poétique dans les espaces francophones en examinant un nouveau corpus, l’œuvre de Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) — prononcé [rɑbeɑrivɛlu] —, et une nouvelle aire géographique, Madagascar, en même temps qu’elle nous donne l’occasion de présenter une partie de l’actualité des recherches scientifiques dans le domaine de la poésie. En novembre 2022, a paru dans la collection « Planète libre essais » de CNRS Éditions, l’ouvrage de Claire Riffard Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie (Riffard, 2022).
2Autrice d’une thèse sur la poésie bilangue de Jean-Joseph Rabearivelo (Riffard, 2006) et ingénieure de recherche au CNRS, Claire Riffard est responsable de l’équipe « Manuscrits francophones » de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM, ENS-CNRS) : ces précisions biographiques ne sont pas accessoires pour comprendre l’origine et la démarche de son ouvrage. En effet, cette biographie conclut, en quelque sorte, le travail génétique et collectif de longue haleine du groupe « Manuscrits malgaches : Rabearivelo », conduit au sein de l’ITEM et piloté par Serge Meitinger, avec l’aide de Laurence Ink, de Liliane Ramarosoa et de Claire Riffard. Comme le raconte l’autrice dans l’avant-propos de sa biographie, cette aventure collective a commencé en 2003 quand la fille du poète, Noro Rabearivelo-Rakotomanga, confie les archives de son père aux chercheurs : « des lettres, des documents administratifs, des poèmes confiés par d’autres écrivains. Des traces de ses commandes d’ouvrages aux libraires parisiens. Et des brouillons, par centaines, par milliers de feuillets, offerts à la lecture » (Riffard, 2022, p. 12). Sept ans plus tard, le groupe fera paraître les Œuvres complètes du poète malgache, une édition critique et, en bonne partie, génétique d’environ trois mille pages en deux tomes (Rabearivelo, 2010 ; Rabearivelo, 2012). En plus de cette édition papier, il faut signaler que, grâce au travail du groupe de recherche et à la générosité de la famille du poète, les archives Rabearivelo ont été numérisées et sont consultables, en accès libre, sur la plateforme EMAN (Rabearivelo, 2010-2022).
3Plutôt que de proposer un compte rendu de la biographie de Jean-Joseph Rabearivelo, nous avons préféré nous entretenir directement avec son autrice, Claire Riffard. En plus de présenter l’ouvrage, l’entretien nous permettra de réfléchir plus précisément aux choix lexicaux du poète malgache et à la question du plurilinguisme.
4Edoardo Cagnan — À l’extérieur des études francophones, on connaît peu l’œuvre de Jean-Joseph Rabearivelo. Et même au sein des études francophones, je dirais qu’on connaît moins son œuvre que son image quelque peu décadente : une vie d’excès — dépendance à l’alcool, fréquentation assidue des fumeries d’opium, amour du jeu, adultères à répétition, amours masculines… —, en dépit de sa santé fragile ; la consécration de son vivant par l’administration coloniale, mais aussi le désintérêt de celle-ci quand il fallait l’aider à faire face aux difficultés matérielles et à payer les usuriers ; l’athéisme, le décès tragique de sa fille et, bien sûr, le suicide au cyanure, le 22 juin 1937, dont le poète relate les derniers instants, non sans une part de mise en scène littéraire, dans ses Calepins bleus :
— 15 h moins 9 —
ça sonne, ça sonne
Fermer les yeux pour voir Voahangy
et commencer les adieux silencieux
Aux chers vivants. Parents. Amis.
Il est trois heures
Ça sonne, ça sonne. Je viens d’éteindre. Je vais
m’étendre après avoir bu mon verre.
Toute ma pensée étreint les miens.
J’embrasse l’album familial.
J’envoie un baiser
aux livres de Baudelaire
que j’ai dans l’autre chambre.
il est 15 h 02. Je vais boire.
C’est bu.
Mary, Enfants, À vous mes pensées toutes
dernières.
J’avale un peu de sucre. Je suffoque.
Je vais m’étendre. (Rabearivelo, 2010, p. 1066-1067, cité dans Riffard, 2022, p. 316-317)
5Si l’on connaît peu l’œuvre de Rabearivelo, c’est, entre autres, parce qu’elle est peu commercialisée, même si l’on peut se procurer Presque-Songes (Rabearivelo, 2006), Traduit de la Nuit (Rabearivelo, 1990 ; Rabearivelo, 2007), L’Interférence (Rabearivelo, 2019) et L’Aube rouge (Rabearivelo, 2020). Le travail mené dans les archives par le groupe « Manuscrits malgaches » a permis de montrer que l’œuvre de Rabearivelo n’est pas seulement celle d’un poète, mais celle d’un véritable polygraphe. Pourrais-tu présenter cette œuvre à la lumière de vos découvertes ?
6Claire Riffard — Merci de me donner la possibilité d’évoquer ici la trajectoire de Rabearivelo et la richesse de sa production littéraire, qui est effectivement assez méconnue. Jusqu’en 2010, l’accès à cette œuvre passait principalement, en France, par l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée par Léopold Sédar Senghor en 1948. Senghor y accordait une place d’honneur à la poésie de Rabearivelo, mais les deux artistes ne s’étaient jamais rencontrés et le poète sénégalais ne pouvait connaître de son homologue malgache que les ensembles publiés de son vivant : six recueils poétiques, deux pièces de théâtre et trois essais. Et encore ces ouvrages étaient-ils très difficiles à trouver, car souvent édités à Madagascar par des imprimeurs plutôt spécialisés dans la presse. À Madagascar, au contraire, on gardait plutôt en mémoire son théâtre en langue malgache, notamment sa pièce Imaitsoanala fille d’oiseau, dont le sujet puise dans un mythe traditionnel des Hautes Terres. Rabearivelo avait conçu ce texte comme une « cantate », avec des parties chantées, conformément au goût du public, ce qui lui a valu un vif succès lors de sa création et une réputation durable. Puis à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition en 1987, la famille de Rabearivelo a souhaité publier des inédits, et en concertation avec une première génération de chercheurs elle a exhumé deux romans historiques, L’Interférence et L’Aube rouge, qui racontent la rencontre sanglante entre deux mondes : celui de la monarchie malgache et celui de la colonisation européenne, à l’intersection du XIXe et du XXe siècle. Dans ce paysage, l’apport de notre travail collectif, en tant que groupe de recherche franco-magache actif entre 2008 et 2012, a été de rassembler un nombre considérable d’éléments épars, à la fois dans les archives familiales, chez les correspondants de l’écrivain et dans les journaux de l’époque, pour les constituer en œuvre. Nous avons retrouvé des poèmes de circonstance en langue malgache, très précoces (Rabearivelo avait 15 ans), dans des gazettes locales ; des fragments d’essais à visée historiographique ; des nouvelles en langue malgache ; des tentatives théâtrales inachevées ; des lettres échangées avec des hommes de lettres du monde entier ; enfin et surtout, le journal intime de l’écrivain (1933-1937), ses Calepins bleus, qui courent sur 800 pages manuscrites et constituent une œuvre en soi.
7Edoardo Cagnan — Comme toute biographie réussie, la tienne ne raconte pas seulement la vie de l’écrivain, mais aussi un lieu et une époque, en l’occurrence le Tananarive colonial, ainsi qu’un microcosme de jeunes Malgaches, lettrés et aristocratiques, qui ont constitué, dès le début des années 1920, une « Phalange Rabearivelo », objet de ton quatrième chapitre (Riffard, 2022, p. 75-95).
8Claire Riffard — C’est justement l’une des richesses des Calepins bleus de nous permettre d’accéder à cet univers intellectuel. Si Rabearivelo était certainement le plus audacieux de tous, ils étaient nombreux avec lui à tenter d’inventer une littérature pour leur pays. Simplement, la tentation était grande pour ces jeunes gens de se retrancher derrière des modèles. Soit des modèles européens — Baudelaire, Verlaine, mais aussi les « petits maîtres » du Tananarive colonial, les Pierre Camo, Camille de Rauville, Octave Mannoni —, soit des figures malgaches — la génération des Mpanoratra Zokiny, les Aînés, qui avait milité dans les années 1915 et avait été brutalement réprimée : plusieurs d’entre eux avaient été emprisonnés et déportés hors du pays. Cette première génération s’était particulièrement attachée à renouveler la poésie écrite en langue malgache. L’histoire de cette poésie est d’ailleurs tout à fait passionnante. Elle commence au XIXe siècle, à l’initiative de missionnaires européens, par la traduction de certains cantiques, qui passent peu à peu dans la mémoire commune dans la ferveur des célébrations au Temple. Puis ces cantiques se déclinent progressivement, au tournant du XXe siècle et sous la plume de poètes malgaches, en poésie moralisatrice, conservant un fort souci de la rime et de la cadence. Dans la « Phalange Rabearivelo », on discutait âprement de la place à accorder à cette poésie versifiée en langue malgache, mais aussi à la poésie traditionnelle des Hain-Teny, ces joutes amoureuses articulées sur des proverbes, et encore aux apports étrangers… Tous ne partageaient pas l’éclectisme de Rabearivelo.
9Edoardo Cagnan — Bien que ces intellectuels militent pour la langue et la culture malgaches, il faut souligner que, avec des revues, des poèmes et des romans-feuilletons qui paraissaient déjà en langue malgache ou dans des versions bilingues, d’un point de vue linguistique et comparé aux pays francophones d’Afrique subsaharienne, le Madagascar de la première moitié du XXe siècle semble dans une situation enviable…
10Claire Riffard — La langue malgache écrite est en effet relativement stabilisée et bien diffusée à l’époque de Rabearivelo. Mais c’est parce que son histoire remonte déjà à un siècle ! Elle commence dès 1818 avec l’arrivée des missionnaires protestants de la London Missionary Society, qui en étudient les mécanismes et en stabilisent la transcription. Le roi Radama Ier suit de près ces travaux et officialise en 1923 un changement d’alphabet, passant du système arabe au système anglais ; dès 1935 une Bible en malgache sort des presses missionnaires de Tananarive ! L’étape suivante, rendue possible par la stabilisation de la langue, est la mise par écrit des grands récits nationaux, notamment Ny Tantara ny Andriana (L’Histoire des Ancêtres), publiée par le Révérend Père Callet. À partir de 1866, les journaux se mettent à proliférer. Le premier roman en langue malgache est publié en 1904, même s’il s’agit d’un roman-feuilleton larmoyant et bien-pensant, signé par le pasteur Rabary, Raketaka zandriko (Raketaka ma petite sœur). Il est clair qu’en matière de littérature écrite, la création en langue française est d’une toute autre productivité dans les années 1920. La colonie n’est pas aussi éloignée qu’on pourrait le penser des avant-gardes littéraires européennes. Les messageries coloniales fournissent deux fois par mois les bibliothèques publiques et les cercles réservés de la capitale en ouvrages, journaux, revues et autres gazettes littéraires. Rabearivelo attend le courrier avec fièvre ! Il en a même fait le sujet d’un de ses poèmes bilingues : « Gazety/Imprimés », où il évoque ces « feuilles peintes et volantes venues à moi de toute la terre ».
11Edoardo Cagnan — Très à l’aise en français et en malgache, avec une production dans les deux langues, Rabearivelo se demande toutefois « comment concilier deux influences contraires, celle de Mallarmé et celle des ancêtres » (Riffard, 2022, p. 170), comme le montre ce poème de Volumes (1928), qu’il dédie au poète mauricien Robert-Edward Hart et où il reprend une rime du « Tombeau d’Edgar Poe » (Mallarmé, 1899, p. 111-112) :
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
et l’imprégner du sang de mes morts que nos combes
ombreuses et nos monts ensoleillés ont bu :
mission périlleuse et double qui m’incombe !
Qui donc me donnera de pouvoir fiancer
l’esprit de mes aïeux à ma langue adoptive,
et mon cœur naturel, calme et fier au penser
pervers et sombre de l’Europe maladive,
pour susciter des chants où ma pure entité
se précise selon le rythme et la cadence
de l’Intuition, et de toute influence
s’affranchit, changée ainsi par l’éternité ? (Rabearivelo, 2012, p. 264, cité dans Riffard, 2022, p. 169-170)
12Tu révèles que l’avis de Rabearivelo sur la poésie en langue malgache est très sévère et que l’origine du mal serait, d’après lui, le fait d’avoir « intégré dans nos poèmes, les modèles et les règles de l’étranger » (Riffard, 2022, p. 214). Pourtant, il ne se construit pas en opposition à la littérature française : dans « Invocation à Apollinaire » (Rabearivelo, 2010, p. 277), comme tu le dis, Rabearivelo regrette que « les auteurs qu’il vénère n’aient pas mentionné son île » (Riffard, 2022, p. 182). Tu cites aussi les propos de René Maran, qui écrit à son sujet en 1934 :
Ce hova n’a jamais quitté la Grande Île. Mais on le sent passionné de tout ce qui est français et l’on se rend compte, à le lire, qu’il est pénétré de culture française au point qu’il a peu ou prou suivi l’influence des écoles poétiques qui essaient depuis quarante ans de tordre le cou à l’éloquence du romantisme. (Riffard, 2022, p. 236)
13Et, paradoxalement, c’est par la traduction en malgache de son panthéon littéraire personnel — Baudelaire, Gongora, Laforgue, Rilke, Rimbaud, Tagore, Valéry, Verlaine, Whitman… — que Rabearivelo compte innover la poésie malgache (Riffard, 2022, p. 217). Pourrais-tu nous éclaircir sur son rapport aux langues et à la traduction ?
14Claire Riffard — On peut affirmer que Rabearivelo est l’un des premiers théoriciens de la traduction à Madagascar, et sans doute à l’échelle de l’Afrique. Il part d’un constat, amer : la production poétique publiée en ce temps-là à Madagascar est terriblement impersonnelle. « Trop pressés de changer de coiffure, nous ne nous étions même pas demandé si les nouveaux modèles convenaient à la musique de notre langue, ou non, s’ils allaient lui faire du bien ou au contraire la détruire », écrit-il en 1931 dans un article-manifeste (Rabearivelo, 2012, p. 1287). À la suite de cette déclaration publique, il propose avec d’autres poètes un vaste mouvement de retour à « ce qui était perdu » (Mitady vy very), mais — c’est intéressant —, sans se couper pour autant des apports étrangers. Au contraire, un atelier collectif de traduction depuis et vers le malgache se déploie entre 1931 et 1934 dans plusieurs journaux malgachophones de Tananarive, dans le but de renouveler la langue. Rabearivelo s’y emploie au premier chef et ce chemin lui ouvre une perspective inattendue, celle de l’auto-traduction.
15Edoardo Cagnan — Pourrais-tu donner un exemple de la manière dont la langue poétique de Rabearivelo, en français ou en malgache, se trouve enrichie par la traduction, ce qui n’est pas sans rappeler les propos d’Irène Gayraud dans ce même ouvrage collectif ?
16Claire Riffard — Je me saisis de ta question pour prolonger ce point de l’auto-traduction, qui permet de voir à l’œuvre la créativité langagière du poète. Un cas fascinant d’auto-traduction est procuré par les recueils bilingues Presque-Songes (1934) et Traduit de la nuit (1935). Ces deux ensembles (de trente poèmes chacun) ont été publiés uniquement dans leur version française du vivant du poète, pour des raisons qui avaient beaucoup à voir avec une réception contrainte en contexte colonial. Mais la famille de Rabearivelo m’a donné accès au brouillon rédactionnel de ces recueils, qui permet d’opérer une plongée dans la complexité d’une écriture bilingue. C’est un cahier d’écolier, dont chaque page est coupée en deux par un trait central, avec à gauche la version malgache des poèmes et à droite la version française. La date figurant au bas des poèmes est identique pour les deux versions. Certes, la disposition sur la page laisse à penser que la version malgache précède souvent, au moins à l’échelle de la strophe, mais ce qui m’a intéressée davantage, c’est la dynamique d’aller-retour entre les deux versions au moment du retravail. Le poète retouche en effet abondamment les vers en langue malgache après les avoir traduits en français. Je prends un exemple. Dans le poème « Asara / Été », qui ouvre le recueil Presque-Songes, il évoque en malgache des forêts (« ala ») au sein lesquelles courent des ruisseaux, cachés sous des broussailles (v. 10-11) ; il rend l’image en français par « sylves gorgées de cours d’eau pure / mais celés sous des ronces ». Le lexique choisi est fortement marqué par les lectures du poète : Valéry, Mallarmé… Comment reprendre la formulation en malgache pour donner plus de densité au lexique ? Rabearivelo ne revient pas sur le terme « ala » — pour « sylves » —, mais pour « celés », il rature tant et plus la version malgache en vain. Il ne trouve pas d’autre terme que « miafina » (cachés) qu’il va donc maintenir, en renonçant à traduire en malgache l’effet produit en français par la convocation du lexique mallarméen.
17Edoardo Cagnan — J’ai trouvé très intéressante la critique de la langue de René Maran que Rabearivelo note dans un tapuscrit inédit, « Enquête sur les prix Goncourt » :
Le français dans lequel est écrit Batouala, encore qu’un peu précieux — voire prétentieux à cause de son rutilant archaïsme (et, mon Dieu, est-il encore beaucoup de Français nés pour manier ces expressions tombées en désuétude aussi savamment que l’a fait Maran ?!) — est excellent. (Rabearivelo, 2012, p. 1381-1382, cité dans Riffard, 2022, p. 109)
18Bien qu’il parle de français « excellent », il regrette le « rutilant archaïsme », avec une inversion on ne peut plus ironique… Pourtant l’archaïsme est souvent une sorte de réservoir de mots poétiques et, parfois, le point de départ pour construire des mots nouveaux ou d’emplois ironiques qui ne sont pas en contradiction avec l’écriture poétique.
19Claire Riffard — Oui, le plaisir de la citation intertexuelle est tel chez Rabearivelo qu’il a souvent recours, quoi qu’il en dise, à l’archaïsme et au mot rare. Le substantif mallarméen « azur » fait partie de ses mots favoris. Son emploi est intéressant à observer. Voici les deux premiers vers du poème « Cactus » (n° 15 de Presque-Songes) : « Cette multitude de mains fondues / qui tendent encore des fleurs à l’azur ». Le substantif malgache en regard de « l’azur » est « ny lanitra » (le ciel). Mais dans « Ton Œuvre » (n° 28 de Presque-Songes), où le poète évoque, vers 13, « ny fahagagana isan’andron’ny ranomasina sy ny hany / le miracle quotidien de la mer et de l’azur », c’est le substantif « ny hany » qui est mis pour « l’azur » — alors qu’en malgache il signifie « le seul, l’unique ». Rabearivelo est allé chercher son sens de « bleu » dans une autre langue austro-polynésienne, celle de Borneo, où « hany » signifie « bleu ». Il donne au mot « hany », dans le microcosme de sa poésie, le sens d’« azur ». Si l’on trace ce mot dans la suite des recueils bilingues, on le retrouve par exemple dans le premier poème du recueil Traduit de la nuit. Vers 2, le poète avait d’abord écrit « évolue dans la profondeur de l’azur » ; puis il remplace « azur » par « ciel », renonçant à mobiliser « hany » en malgache (il utilise le mot « lanitra » qui signifie « ciel »). Mais dans la suite du poème, la question lexicale se repose au moment de rendre en malgache le terme « zénith » (vers 10 : « manatriatra ny fitaratra mangan’ny tendron’ny hany /striant le miroir bleu du zénith »). Plutôt que de renoncer à ce substantif, Rabearivelo invente la formule « cîme de l’azur » (« tendron’ny hany »).
Fig. 1 : Premier feuillet de Traduit de la nuit, cahier manuscrit. Crédits : Famille Rabearivelo.
20Edoardo Cagnan — Tu constates que, parmi les sources d’inspiration de Rabearivelo, il n’y a pas que la littérature malgache traditionnelle et la littérature occidentale, mais aussi les haïkus de Bashô — qui, plus récemment, ont beaucoup inspiré Dany Laferrière, comme nous le verrons dans l’entretien suivant avec Michèle Monte — et les estampes d’Hokusai (Riffard, 2022, p. 147). Comment se concrétise, formellement et linguistiquement, l’influence du haïku ?
21Claire Riffard — Elle est explicite dès l’année 1925 — Rabearivelo a 22 ans. Nous en avons la preuve dans un cahier manuscrit où il couche ses poèmes, et qu’il a choisi d’intituler « Le Livre des tercets ». Dès la dédicace du recueil, apparaît le terme de « haïdjin » qualifiant trois poètes aimés : Kikou Yamata, Robert-Edward Hart et Emmanuel Lochac. Puis vient le recueil, presque entièrement composé de tercets dont l’un, « Le Tombeau de Basho », est un hommage au maître du haïku. L’influence de la culture japonaise est également très évidente dans un autre tercet intitulé « Devant un dessin d’Hokusai ». Plus largement, les intellectuels malgaches de cette époque avaient souvent une fascination pour le Japon de l’ère Meiji. Il leur semblait que ce pays avait trouvé les termes d’une synthèse réussie entre tradition et modernité, dont Madagascar pourrait s’inspirer avec grand profit. L’oncle de Rabearivelo, le pasteur Ravelojaona, avait écrit à ce sujet entre 1913 et 1915 quelques articles dont le retentissement avait été spectaculaire, y compris politiquement. Formellement, l’influence du haïku sur la poétique de Rabearivelo dans Trèfles est plus incertaine. À l’échelle du vers, l’économie de la brièveté n’est pas flagrante ! Serge Meitinger a dénombré dans le recueil 53 pièces entièrement composées en alexandrins et 11 qui associent ce mètre à des mètres plus courts, ou parfois bien plus longs : 14, 16, voire 18 syllabes — dans ce cas, le poète scinde les vers par des décrochements typographiques. La vivacité et la fraîcheur qu’on associe souvent au haïku sont ici contrariées par l’ampleur voir la lourdeur du rythme, les rimes suivies et la préciosité du lexique. Mais certains sont tout de même bien venus, tel celui-ci écrit en hommage à l’oncle de sa femme, Ramilijaona, un immense photographe qui a fait de Rabearivelo des photos sublimes récemment retrouvées sur plaques de verre :
À Ramilijaona
C’est à vous que je pense au sein de la lumière
Qui dépasse ce soir sa force coutumière
Sur les cimes – à vous dont l’art est pur et clair.
Fig. 2 : Portrait de Rabearivelo par Ramilijaona. Crédits : Famille Rabearivelo-Ramilijaona. Avec l’aimable autorisation du Musée de la Photo d’Antananarivo.
22Edoardo Cagnan — La critique de l’archaïsme et le modèle du haïku suggèrent une poésie simple, mais par ailleurs Gongora et Mallarmé, que Rabearivelo mentionne dans son Panthéon, sont réputés pour leur complexité. Tu parles d’une « langue exigeante » et tu cites son successeur spirituel, Jacques Rabemananjara, qui se demande « combien de Malgaches pouvaient, de son vivant, prétendre avoir lu ou simplement feuilleté ses œuvres » et qui va jusqu’à dire que « ce malentendu entre Rabearivelo et la masse de ses compatriotes est lourd de signification : il se creusait davantage au fur et à mesure que ses productions rencontraient du succès à l’étranger et un faible écho à l’intérieur » (Riffard, 2022, p. 293). Peux-tu revenir sur la langue de Rabearivelo et sur cette question du lectorat, qui hante les littératures francophones bien au-delà du cas singulier du poète malgache ?
23Claire Riffard — La langue de Rabearivelo a dressé un mur entre lui et ses lecteurs, aussi bien en français qu’en malgache. Mais l’écart temporel joue un grand rôle dans ce malentendu. Il faut bien distinguer la lecture actuelle de la lecture de l’époque. En 1930, la difficulté d’accès à son œuvre s’expliquait avant tout par l’absence quasi-générale d’instruction. Une infime minorité d’enfants malgaches pouvait prétendre à l’école, qu’elle soit missionnaire ou publique. Au sein de cette frange privilégiée de la population, les écrits de Rabearivelo circulaient intensément via les gazettes et les journaux, aussi bien en malgache qu’en français. Certes, les notables de la Haute Ville ne voyaient pas les frasques du poète d’un très bon œil et hésitaient à lui ouvrir grand la porte de leur demeure, mais à l’occasion des représentations de ses pièces de théâtre dans l’espace public, la foule se pressait en des proportions extraordinaires. C’étaient de très grands succès populaires. Aujourd’hui, les pièces de Rabearivelo sont très peu représentées. Et bien qu’un lycée du centre-ville d’Antananarivo porte son nom, son œuvre n’est presque plus lue à l’école. Seuls quelques poèmes, en langue malgache, sont récités de génération en génération. Mais cela s’explique aussi parce que la langue malgache a évolué depuis un siècle. Malgré les efforts de stabilisation déployés depuis le XIXe siècle, la graphie est parfois légèrement différente aujourd’hui, et le lexique précieux convoqué par le poète n’est plus d’un usage partagé. Sans compter que le sens de certains mots a un peu glissé. Pour bien faire, il faudrait lire Rabearivelo avec sous le coude un des dictionnaires établis par les missionnaires du XIXe siècle !
24Edoardo Cagnan — Dans ton avant-propos, tu cites une note des Calepins bleus du 10 janvier 1934 : « […] on s’intéressera, plus tard, terriblement à moi — ne serait-ce que parce que j’aurai été un fameux précurseur ! » (Riffard, 2022, p. 12). Il a eu raison pour Madagascar, qui en a fait un poète national, mais aussi pour d’autres espaces francophones : je pense à Léopold Sédar Senghor, qui, comme tu le rappelais, lui consacre en 1948 une douzaine de pages de son Anthologie et une sélection de 12 poèmes, ce qui en fait le poète le plus représenté après le triumvirat de la négritude (voir Senghor, [1948] 2015, p. 179-191). Je te laisse conclure en te demandant de proposer un bilan : comment peut-on évaluer ce rôle de précurseur, notamment au niveau linguistique ?
25Claire Riffard — Rabearivelo est précurseur par rapport à la génération de Senghor et Césaire, alors qu’il est à peine plus âgé qu’eux. Mais sa trajectoire fulgurante se déroule entre 1925 et 1937, avec quasiment dix ans d’avance. En l’absence d’une avant-garde malgache ou africaine, c’est à la NRF, au Journal des poètes de Bruxelles, auprès de Claude McKay aux États-Unis ou d’Alfonso Reyes au Mexique qu’il cherchera des pairs. Mais le monde est si loin ! Son île si étroite ! Il se retrouve terriblement isolé, finalement, dans ses explorations langagières. Ce n’est qu’après son suicide que les pistes qu’il a ouvertes se sont révélées stimulantes pour les créateurs de son pays. Esther Nirina a repris le flambeau d’une poésie bilingue dans Mivolana an-tsoratra / Le dire par écrit (2004) ; les romanciers Jean-Luc Raharimanana et Johary Ravaloson se disent tous deux héritiers du rapport aux langues de Rabearivelo. Raharimanana lui sait gré d’avoir remis à l’honneur les hain-teny et une poésie en langue malgache, y compris dans ses variantes locales, dans les journaux et revues du temps : cela l’a encouragé à publier à son tour un recueil de poèmes en langue malgache, Tsiaron’ny nofo (Raharimanana, 2008). Quant à Ravaloson, il a prolongé le geste de traducteur de Rabearivelo en traduisant récemment l’œuvre du romancier Emilson Andriamalala du malgache vers le français, et le roman de Douna Loup, L’Oragé (2015), du français vers le malgache (Ravaloson, 2017) — L’Oragé est, par ailleurs, un merveilleux roman sur la vie rêvée de Rabearivelo !