Colloques en ligne

Lise Michel

Un « point de droit invisible » : la justice du Prince dans Horace de Corneille et Le Jugement équitable de Charles le Hardy de Mareschal

An ‘invisible point of law’: the Prince's justice in Corneille's Horace and Mareschal's Jugement équitable de Charles le Hardy

1Le 15 novembre 1638, une question débattue lors de la séance de rentrée du Bureau d’adresse, à Paris1, suscita un échange particulièrement nourri. Alors que la saison précédente s’était achevée sur les questions de savoir « si la stérilité vient plus communément du côté des hommes que des femmes » et « si la complaisance est un effet du courage ou de la lâcheté » (Troisième centurie des conférences du Bureau d’adresse, p. 481-488) les orateurs eurent ce jour-là à se prononcer sur un problème d’ordre sociojuridique : « Quelles sont les plus communes causes des procès, et pourquoi il y en a plus aujourd’hui que le temps passé ? » (p. 497). Les actes des débats font état de six discours proposés en guise de réponse. Le dernier d’entre eux attribue la multiplication des procès au fonctionnement d’une justice qui, au lieu de s’en tenir au seul respect des lois, repose sur un double régime, celui de la loi et celui de l’équité – fonctionnement que l’orateur estime légitime en lui-même, mais dont il déplore les inconvénients pratiques. L’équité dépendant des circonstances, aucun jugement ne peut en effet s’appuyer sur les verdicts antérieurs, et tout est toujours à recommencer : « le point de droit invisible en soi étant balancé diversement entre la loi et l’équité, et tiré de chaque côté, selon l’intérêt des parties, les décisions des uns ne peuvent s’ajuster entièrement aux autres, pour [à cause de] la diversité des circonstances » (p. 500).

2C’est précisément ce point invisible, tendu entre respect de la loi et équité, que questionne et travaille le genre tragique dans les formes produites en France à partir des années 1630. Celles-ci réactivent en effet le modèle aristotélicien de l’hamartia (faute) que commettent des personnages ni entièrement bons ni entièrement mauvais. Plus exactement, théoriciens et dramaturges français du XVIIe siècle interprétant la notion d’hamartia en termes de culpabilité : le personnage, pour produire le véritable effet tragique, ne doit être, comme Racine l’écrira pour Phèdre, « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent » (voir Racine, préface de Phèdre, p. 817). La distinction entre deux régimes de légitimité, l’un du côté de la loi, l’autre d’ordre filial, amoureux, ou politique, est l’un des moyens privilégiés pour assurer cette ambivalence de la faute. Le genre tragique constitue à ce titre un riche réservoir de cas illustrant la tension entre légalité et légitimité, qui s’accompagne d’autant d’exemples de résolution ou de dépassement de cette tension.

3Pour éclairer ce fonctionnement casuistique de la tragédie, on s’attachera ici à deux pièces dans lesquelles cette tension se résout de façon contradictoire. Horace de Pierre Corneille, créé en 1640 sur la scène du théâtre du Marais à Paris, et publié l’année suivante et le Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne, tragédie d’André Mareschal, créée en 1644 par la troupe de l’Illustre théâtre de Molière et publiée en 1645, présentent des situations structurellement semblables. Un roi, qui intervient en tant que juge, doit trancher, lors d’un procès, du cas d’un héros qui est à la fois son favori et le principal soutien du royaume, mais qui s’est rendu coupable d’un crime sur le plan privé. Le dilemme qui s’offre au roi-juge est le même ; c’est celui de suivre la loi civile, qui implique de condamner les crimes en question, ou de l’enfreindre au nom d’une raison supérieure. Or ces deux rois rendent des verdicts opposés. Tulle, dans la pièce de Pierre Corneille, fait taire les lois civiles qui condamneraient Horace, tandis que Charles, chez André Mareschal, condamne le héros à mort. Dans les deux cas, ces verdicts apparaissent comme équitables aux yeux des spectateurs. On s’intéressera ici précisément à la manière dont ces jugements contradictoires sont l’un comme l’autre construits comme justes.

Deux cas contradictoires

Le cas d’Horace est connu : le roi Tulle doit juger du cas d’Horace qui vient de sauver Rome dans la guerre fratricide contre Albe mais qui a tué sa sœur Camille ; celle-ci avait proféré des imprécations contre Rome. Lors du procès, qui se déroule chez le père de l’accusé, plusieurs conceptions de la justice s’affrontent2. L’accusation est portée par Valère, qui aimait Camille, et demande la condamnation à mort d’Horace. La notion de justice qu’il défend se fonde sur une assimilation entre vertu politique et vertu morale. Selon lui, la justice du Prince devrait consister à suivre la morale. Dans cette perspective, tout assassinat est condamnable :

[…] l’Etat demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes. (V, 2, v. 1471-14723)

Il en va de la sécurité des citoyens, et de l’intérêt même de Rome :
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur » (V,2, v. 1501-1502)

En ce lieu Rome a vu le premier parricide,
La suite en est à craindre, et la haine des Cieux,
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les Dieux. (V,2, v. 1532-1534)

4En somme, le crime privé d’Horace le rend dangereux pour ses concitoyens, et doit intéresser l’État romain dans sa fonction protectrice.

5Horace, quand vient pour lui le temps de se défendre, s’inscrit dans une perspective totalement hétérogène à celle de Valère en faisant résider la justice non dans un principe général mais dans la seule volonté du Prince :

Ce que vous en croyez me doit être une loi. […]
Notre sang est son bien, il en peut disposer,
Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose
Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause. (V, 2, v. 1537-1544)

6Assimilant purement et simplement la vertu à la vertu politique, il refuse de voir une différence de « vertu » entre sa victoire contre Albe et le meurtre de Camille, mais une différence d’« occasion » (v. 1557). Dans le second cas, « l’occasion est moindre » et le peuple n’est donc pas capable d’y reconnaître la vertu, du fait qu’elle s’exerce, en raison du contexte, avec un effet moins glorieux. Horace demande à être autorisé à se tuer pour conserver l’honneur de sa première victoire contre l’ennemi, toutes les « occasions » à venir ne pouvant que se prêter au même malentendu et faire de lui un objet d’ « ignominie » : elles ne seront jamais aussi glorieuses que la première. En sollicitant l’autorisation de se tuer pour conserver son honneur, Horace n’entre pas en matière sur le terrain de la culpabilité ou de l’innocence, mais demande au Prince de rendre son suicide juste pour récompenser sa vertu sans faille :

Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur
Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur. (V, 2, v. 1593-1594)

7Sabine, femme d’Horace, est alors entendue. Elle supplie le roi de la punir à la place de son époux :

De mon sang malheureux expiez tout son crime […]
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux […]
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des Dieux qu’a pu fâcher sa vertu trop sévère,
Satisfaire en mourant aux Mânes de sa sœur,
Et conserver à Rome un si bon défenseur. (V, 3, 1603-1606)

8Cette troisième conception de la justice est quant à elle proche de la loi du talion : si la substitution est possible, c’est que les Mânes de la défunte demandent, pour être apaisées, une victime, plus qu’un coupable. Il s’agirait alors de payer, par une mort équivalente, le crime commis sur Camille.

9Le vieil Horace, enfin, défend l'idée selon laquelle les paroles de sa propre fille Camille (les imprécations contre Rome) relevaient elles-mêmes du crime politique :

Souhaiter à l’État un malheur infini
C’est ce qu’on nomme crime, et ce qu’il a puni. (V, 3, v. 1653-1654)

10Par conséquent, Horace aurait servi l’État en tuant sa sœur. Il faut l’acquitter – et ce, d’autant que l’État a encore besoin de lui : « Ce qu’il a fait pour elle [Rome], il peut encore le faire » (V, 3, 1703). Le vieil Horace se place donc ici dans la perspective exactement opposée à celle de Valère. Au lieu de faire de la morale l’étalon de la vertu politique, il fait de la vertu politique l’étalon de la vertu morale : puisqu’Horace a sauvé Rome, alors il a agi avec justice en tuant Camille.

11Même si, par son verdict, Tulle rejoint la requête du vieil Horace, le raisonnement qui l'y conduit se démarque des précédents en les rendant en quelque sorte toutes compatibles. En effet, Tulle ne lève pas la culpabilité d'Horace. Il la maintient absolument mais décide de faire triompher l'intérêt public. Ce faisant, il fait bien de la volonté royale, et non de la loi, la mesure de la justice, comme le préconisait Horace. Mais cette volonté-loi, contrairement à la demande d’Horace, ne rend pas le crime privé juste : l’accusé reste entièrement coupable, au regard des lois de la nature comme des lois positives. Tulle demande aux lois de se taire au nom de la vertu. La considération du juste et de l’injuste ne recouvre donc pas ici celle qui existait dans les arguments précédents entre innocence et culpabilité4. Le crime d'Horance est « grand, énorme, inexcusable ». Il est néanmoins juste d'épargner le coupable :

De pareils serviteurs sont les forces des Rois
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois. (V, 3, v. 1753-1754)
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime. (V, 3, v. 1760)

12Cette manière de déjouer les attentes en rendant soudainement compatibles des propositions a priori incompatibles fait du jugement de Tulle un geste qui relève de la merveille ou du sublime au sens que les théoriciens du théâtre donnent alors à cette notion, à savoir la capacité à rendre vraisemblable ce qui est a priori impossible, au même titre, même si de façon moins évidente, que le sera la clémence d’Auguste dans Cinna, à la saison suivante5.

13Le procès de Rodolfe mené par le duc Charles dans Le Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne mène lui aussi à un jugement sublime, de façon encore plus forte car les partis en présence apparaissent a priori comme encore plus incompatibles. L’intrigue de la pièce de Mareschal se déroule à Maastricht, aux Pays Bas, au XVe siècle, à l’époque où ce territoire était gouverné par les ducs de Bourgogne. Rodolfe, qui est le sauveur et le soutien du royaume, et qui a même porté Charles sur le trône, a lui aussi commis un crime privé : il a fait arrêter Albert sous un fallacieux prétexte de trahison politique afin d’exercer un chantage sur son épouse Matilde, en négociant la libération de l’époux en échange des faveurs de la jeune femme. Face au refus de cette dernière, il a tenté de la violer – la jeune femme a été sauvée par la mère de Rodolfe, mais elle l’ignore car elle s’est évanouie avant l’arrivée de cette dernière – puis a mis à mort son époux.

14Le procès est diffracté entre l’acte II et l’acte V. Les discours des différentes parties sont moins développées que chez Corneille ; en revanche la partie consacrée à l’annonce du verdict l’est beaucoup plus. La plaignante est Matilde, qui demande justice pour le crime de « rapt » (viol). Elle demande à ce que les intérêts politiques comme privés (qui pousseraient Charles à épargner son favori et soutien du royaume) soient écartés au profit du respect de la loi, unique garant de la justice du prince, qu’elle assimile à la justice divine :

Mais j’attends de mon Prince un acte solennel
Qu’il punisse le crime aimant le criminel [...]
Vos Etats, sa valeur, sa faveur, votre foi ;
Tout parle enfin pour lui, le Ciel parle pour moi. (II, 2, 427-432)

15La justice du Prince s’apparente purement et simplement au respect des lois : « Combattez pour le Ciel, pour nous, et pour les lois » (II,2, 448).

16Un second accusateur, Ferdinand, ayant appris entre temps la mise à mort de l’époux de Matilde, ajoute au chef d’accusation précédent celui d’assassinat, ce que Rodolfe conteste : c’est en tant que conspirateur qu’Albert aurait été exécuté (voir II, 3, v. 566-600). La mère putative de Rodolfe, quant à elle, demande la grâce de son fils. Sans nier le crime, elle demande son effacement au nom de la toute-puissance royale, qui fait seule la loi. Le roi devrait être sensible à la pitié envers une mère, qui a par ailleurs elle-même sauvé la victime du viol : « Il mérite la mort, je mérite sa grâce » (III,1, 674)

17Le débat se cripse autour des deux positions, l’une demandant la justice, l’autre la clémence6.

18Or – et c’est le point qui m’intéresse ici – au lieu de choisir entre les deux parties, Charles promet, à l’étonnement général, d’obliger les deux (III, 1) :

Dans un partage égal mon esprit combattu
Suivra pour vos désirs l’une et l’autre vertu [la Justice et la Clémence].  (III,1, 747-748)

19La suite est menée comme un véritable thriller, qui déploie pleinement le sublime du jugement. Le verdict tombe en effet : Rodolfe ayant ravi l’honneur de Matilde, il doit le lui rendre … en l’épousant. Ce serait là une « réparation » :

Il a ravi l’honneur : j’ordonne qu’il le rende
Qu’à Matilde d’Albert il répare le sort. (III, 1, v. 750-751)

20Devant la révolte que l’idée de l’alliance avec le meurtrier de son époux provoque chez Matilde – cette alliance s’apparentant à une récompense pour le criminel – il tranche de façon autoritaire : « il le faut », « je le veux », pressant le mariage et refusant même à la jeune femme le temps de la liberté des pleurs (voir III, 1, v. 763, 788 et 771-774).

21Cette clémence surprenante est suivie de l’ordre de libérer le coupable. Devant l’incompréhension générale, Charles proteste de son intégrité dans ce jugement : la seule justice a régné dans son cœur, et la postérité s’en souviendra. On en comprend le mot à l’acte suivant, dans un récit que fait la suivante Dionée : immédiatement après que le mariage a été prononcé, une pièce de théâtre a été proposée aux invités de la cérémonie. Un échafaud a été préparé pour faire représenter une scène d’exécution capitale. Surprise toutefois : l’un des acteurs ne connaît pas encore son rôle. De fait, à la place de l’acteur, c’est Rodolfe lui-même qui a été saisi et envoyé sur la scène. Le spectacle proposé au public est une exécution véritable, orchestrée par le roi metteur en scène. Rodolfe mourra, mais non sans avoir légué sa fortune à sa victime, désormais légalement son épouse. C’était là la véritable « réparation ».

22Pourtant, l’exécution de la justice est retardée : Charles ne peut se résoudre à donner au bourreau l’ultime signal. La voix du sang, encore indistincte, parle en faveur du criminel. C’est alors qu’il apprend que Rodolfe n’est autre que son fils. Refusant de « perdre le fruit d’un arrêt équitable », Charles maintient son verdict. Le coupable est quitte envers l’honneur, mais il est encore redevable envers la loi :

Le tort est réparé, non le crime et le vice ;
L’honneur est satisfait, et non pas ma Justice ;
Le Jugement rendu, non pas tout achevé. (V, 2, 1469-1471)

Ce sera seulement après l’exécution de Rodolfe que Charles s’accordera la liberté privée des larmes.

La justice : vraisemblance et sublime

23Quels codes sont fournis aux spectateurs et lecteurs pour que chacune de ces décisions apparaisse comme légitime, alors même que le geste d’Horace n’est pas moins scandaleux aux yeux du public que celui de Rodolfe, et que le crime est reconnu comme tel par le Prince dans les deux cas ? La question revient en réalité à se demander comment se manifeste avec vraisemblance l’ethos du bon souverain – c’est-à-dire du souverain juste – dans ces verdicts contradictoires.

24Le premier code fourni aux spectateurs est d’ordre dramaturgique. Dans la tragédie des années 1630-1650, on repère le discours du bon monarque au fait qu’il entend toutes les parties. Le jugement de Tulle est exemplaire de ce point de vue. Le roi laisse parler l’accusateur Valère et lui rend même la parole lorsque le Vieil Horace tente de l’interrompre, il donne seulement ensuite la parole à Horace et veille explicitement à prendre en compte tous les discours avant de prononcer son propre jugement7. Dans Le Jugement équitable de Charles le Hardy, la structure judiciaire reflète de la même façon l’absence de préjugé - ce qui ne veut pas dire absence de préférence. Les premières paroles de Charles, à l’acte II, le placent d’emblée en position de bon juge ; il entendra toutes les parties :

Je garde en mon esprit vos plaintes et son vice ;
J’ai pitié de vos maux ; je vous rendrai justice. (II, 2, v. 417-418)

25Charles, comme Tulle, accorde à l’accusé le droit de se défendre, et l’engage à être persuasif :

Jamais je n’ai fermé mon cœur à l’innocence
Parlez avec effet ainsi que par licence [en toute liberté]. (II, 2, v. 486)

26Il va même plus loin que Tulle, exigeant des indices, « appareil, temps et lieu », et souhaitant confronter les témoins. Avant tout, il veut entendre avec précision les arguments de la défense (voir II, 2, v. 510).

27Alors même que les jugements de Tulle et de Charles s’exercent selon deux procédures distinctes8, cette configuration équitable du jugement que manifeste la liberté de parole accordée aux différentes parties donne aux deux verdicts une valeur de justice : elle les rend vraisemblablement justes. Dans d’autres tragédies de la même époque, à l’inverse, le signe du jugement tyrannique tient au fait que le roi est accusateur et juge, ou qu’il ne laisse pas parler certaines des parties9.

28Le second indice fortement codifié de la justice des décisions prises par les deux Princes réside dans l’horizon idéologique qu’ils formulent, tourné explicitement vers l’intérêt de l’État. Il s’agit là également d’un lieu commun des traités politiques contemporains10. C’est, dans la tragédie des années 1630-1650, la principale ligne de partage entre les rois et les tyrans : le souverain véritable agit toujours – et déclare toujours agir – en fonction de l’intérêt de l’État, tandis que le tyran fait prévaloir son intérêt privé. Dès lors, l’enjeu, pour les dramaturges, réside dans l’invention d’arguments propres à rendre crédible, dans une situation par définition toujours extraordinaire, le lien entre la décision du monarque et l’intérêt de l’État. De fait, les deux types d’argumentation mobilisés par Tulle (la justice réside dans un intérêt supérieur à la légalité) et par Charles (l’intérêt public se confond avec l’application stricte de la loi) sont défendus dans les traités politiques de l’époque11 mais ils constituent aussi et surtout des classiques de l’enseignement rhétorique de l’époque. La leçon sur les lois dans le Traité de rhétorique de René Bary énonce ainsi :

Si donc ce qu’on allègue contre nous est écrit, il faut représenter que l’équité est fixe, et que la Loi est changeante ; que l’une est infaillible, et que l’autre est peccable ; que la bonté des Lois écrites dépend des circonstances, et qu’encore qu’un Législateur ait l’esprit merveilleusement étendu, il est impossible qu’il puisse prévoir tout ce qui peut intervenir. [...]

Si la Loi écrite est avantageuse à notre cause, il faut dire qu’il est permis d’éclaircir la Loi, mais qu’il est défendu de s’en dispenser. Qu’on ne peut négliger la loi qu’on ne ravale l’autorité de celui qui l’a faite, et par conséquent qu’on n’excite la licence de mal faire (Bary, p. 5-6).

29En d’autres termes, les jugements de Tulle et de Charles incarnent les deux possibles rhétoriques de la justice12. Celle-ci se révèle dans la vraisemblance d’une argumentation, bien plus que comme l’énoncé d’une valeur transcendante immuable.

30On pourrait opposer à ce qui précède le fait que la notion d’intérêt de l’État pourrait être alléguée de façon fallacieuse par certains tyrans de tragédie pour couvrir leurs malversations. Deux réponses ici : d’une part, c’est moins l’intérêt de l’État que la raison d’État, qui par définition sacrifie la légalité, que revendiquent les tyrans de tragédie ; or la raison d’État est toujours explicitement identifiée comme mensongère dans ce type de corpus. D’autre part, et surtout, si les jugements apparaissent ici comme véritablement justes, ce n’est pas uniquement parce qu’ils allèguent l’intérêt de l’État mais aussi parce qu’ils le manifestent. En effet, le point commun entre ces verdicts tient précisément au fait qu’ils ne se contentent pas de prôner le dépassement de l’intérêt privé mais qu’ils constituent en eux-mêmes un sacrifice du domaine privé. C’est parce que le coupable est un allié ou un fils que peut se manifester, en acte et pas seulement en paroles, le sacrifice visible, douloureux et éclatant de l’ordre privé au profit du public. Plus le sacrifice est effectif et visible, plus il se donne comme vraisemblablement juste.

31Parmi les arguments allégués lors du procès d’Horace, on peut remarquer que tous plaident en faveur de l’intérêt de l’État, mais qu’en réalité seul le jugement de Tulle possède une dimension performative en instaurant le dépassement de la loi par l’intérêt public. Chez Charles, le jugement manifeste également en actes le sacrifice du privé puisqu’il s’agit pour le roi-père de tuer son propre fils et de faire triompher la vertu proprement politique, jusqu’au dernier vers : « Ciel ! je l’ai fait ; j’en pleure, et ne m’en repens point. » (V, 5, 1620)

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32On l’aura compris, ce ne sont donc pas la décision en elle-même ni le rapport à la loi qui signent, pour les spectateurs, le caractère souverain ou tyrannique du verdict, mais une convergence entre la structure de la scène judiciaire, les valeurs au nom desquelles cette décision est prise, et la manifestation en actes du dépassement du domaine privé en faveur de l’intérêt de l’État. Le lien entre justice et sublime apparaît dès lors non comme un simple procédé dramaturgique destiné à créer une surprise finale mais comme une corrélation nécessaire : toute véritable justice, dans la tragédie, est sublime, au sens où elle se manifeste par une rupture extraordinaire et spectaculaire avec les intérêts privés – rupture à la fois inattendue et vraisemblable, après coup du moins, puisque le souverain a été constitué comme juste à ce moment précis. Dès lors, la curiosité et l’intérêt des spectateurs se portent en grande partie, d’une tragédie judiciaire à l’autre, sur la manière dont l’action construit un ordre de légitimation suffisamment puissant sur le plan privé pour que la justice puisse avoir l’occasion de le dépasser pour se manifester en actes, mais aussi sur l’ingéniosité que déploient les dramaturges pour rendre vraisemblables ces jugements extraordinaires. La diversité infinie des « circonstances », dans laquelle l’orateur du Bureau d’adresse voyait au seuil des années 1640 une difficulté pour la détermination du « point de droit invisible » dans les véritables procès constitue précisément, dans ces mêmes années, le principe même de renouvellement de l’invention tragique.