Les Soirées de Médan, une débâcle des corps
1Dans un article de 1982, David Baguley s’est intéressé au « mode ironique » qui caractérise à la fois les nouvelles des Soirées de Médan et le programme esthétique qui unit leurs six auteurs1. Ces derniers, comme on le sait, ont voulu faire de ce recueil un ciment du groupe naturaliste, mais également une provocation littéraire lancée à la veine patriotique de la littérature issue de la défaite de 1870. Leur contre-modèle, comme on le répète souvent, c’est Paul Déroulède, l’auteur des célébrissimes Chants du soldat, déjà réédités à plus de cinquante reprises en 1880. À la rhétorique nationaliste du futur fondateur de la Ligue des patriotes, le groupe de Médan oppose, pour reprendre les termes de Maupassant dans une lettre à Flaubert, « une note juste sur la guerre », qui se démarque « de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil2 ».
2La tonalité épique, comme l’a noté Northrop Frye dans son Anatomie de la critique, s’accommode mal de la distance ironique3. Or c’est précisément en introduisant une distance qu’Émile Zola, Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis fissurent l’édifice patriotique et militariste de cette littérature de la revanche. À la présentation héroïque du guerrier, ils opposent des figures de fuyards ou de soldats apeurés — le « grand troupier » qui entre dans la chambre du « 7 » dans la nouvelle de Hennique, le soldat qui raconte son histoire à Eugène Lejantel dans « Sac au dos », l’abbé Marty dans « Après la bataille » —, voire une extension du domaine de la lutte, qui dit la guerre depuis ses marges et son envers, loin du champ de bataille. L’écriture du corps est bien sûr un élément central de cette stratégie rhétorique. À l’esthétisation du corps combattant, les six auteurs — ou peut-être les cinq, Zola étant sans doute le plus réservé sur ce point — opposent une peinture triviale : ils montrent, comme le résume David Baguley, « les promiscuités et les privations corporelles, la saleté et les poux, la puanteur des pieds et le sang des blessés4 ». On pourrait en conclure que l’attirail corporel typique du naturalisme serait ici directement mis au service d’une dégradation de l’image héroïque de la guerre. Il suffirait de montrer que « cela sentait mauvais5 », pour reprendre une formule d’« Après la bataille », pour que s’opère la démystification. Le programme idéologique du groupe découlerait naturellement de son programme esthétique.
3Ce serait pourtant aller un peu trop vite en besogne. Il est possible en effet de remarquer que de telles notations corporelles sont absentes des Chants du soldat. Chez Déroulède, les matières ignobles se font rares. Le sang apparaît, certes, mais sous la forme du cruor antique, comme un sang héroïquement versé et dont la liquidité rappelle qu’il coule dans les veines d’autres Français6. Ce n’est pas sous la forme de caillots séchés ou de plaies infectes. Les soldats de Déroulède sont trop propres. Mais c’est là précisément qu’il faut prendre garde à la forêt que cache l’arbre que sont Les Chants du soldat ; nous voulons ici parler du grand massif des textes publiés immédiatement après la guerre de 1870, entre 1871 et 1873.
4Du roman de Marie-Louise Gagneur Chair à canon aux recueils des Idylles prussiennes de Théodore de Banville en passant par Les Charniers de Camille Lemonnier, ces textes forment un ensemble d’une quarantaine de récits, romans et poésies principalement édités par Alphonse Lemerre — dont les presses continuent de tourner à Paris pendant le Siège — et Michel Lévy frères7. On se tromperait à vouloir faire de ce massif d’œuvres un amas de textes patriotiques, dont la valeur serait moins artistique que documentaire. On commettrait une erreur à ne pas aller les lire de plus près, et surtout à s’en tenir à croire que leur rhétorique patriotique et doloriste — qui ne fait pas de doute — aurait pour corollaire un escamotage de la dimension corporelle violente de la guerre.
5Bien au contraire, cette production d’écrits qui a accompagné l’expérience de l’invasion et du Siège se distingue par l’abondance de motifs corporels violents qui l’émaillent, qui appartiennent à la veine que le critique américain Edmund Wilson nomme le « gore patriotique8 » : membres épars et détachés du corps, odeur des blessures et des hôpitaux, coulées de sang, images de charnier, mise à nu des organes internes, évocation de la cervelle qui coule hors du crâne, descriptions de visages broyés ou souillés, d’yeux tombés hors des orbites, de lambeaux de chair, de bouches obstruées par la terre, de cadavres pétrifiés dans des positions grotesques…
6Dans un article des Cahiers naturalistes, nous avons cherché à montrer l’influence de cette constellation d’images dans la genèse du grand roman que Zola écrit sur la guerre franco-prussienne vingt ans après celle-ci9. Zola, qui n’a pas fait l’expérience directe des combats ni du Siège, réinvestit ainsi la texture sensible de l’événement telle que les textes l’ont configurée.
7Les Soirées de Médan se situent à mi-chemin, dix ans avant l’écriture de La Débâcle et dix ans après les faits et la parution de ce massif de textes. La brièveté des récits se prête moins aux grandes reconstitutions spectaculaires et aux morceaux de bravoure sur les salles d’amputation ou les champs de bataille jonchés de blessés qu’à l’écriture par petites touches de la guerre. Le réservoir des motifs corporels des récits du début des années 1870 est donc plutôt réintroduit par éclats. Les six nouvelles se détournent de la représentation directe du combat : le récit intervient toujours ailleurs, ou « après la bataille ». Dans la nouvelle du même nom, les souvenirs confus de l’abbé Marty servent à faire remonter à la surface quelques images frappantes qui réactivent cet horizon imaginaire :
Ce qu’il apercevait encore, au milieu de la brume de sa mémoire, mais alors nettement, c’était l’effrayant et inoubliable changement à vue du visage d’un soldat nègre, à quatre pas de lui, devenu blanc tout à coup, affreusement blanc, pendant une minute, tandis que la cervelle coulait hors du crâne décalotté, et recouvrait la chevelure crépue10.
8Dans « Sac au dos », le champ de bataille est lui aussi escamoté. La débâcle, comme l’a écrit Éléonore Reverzy, est tout « intestinale11 », confinée à l’espace intime du bas-ventre d’Eugène Lejantel, tiraillé par la dysenterie. L’aperçu de la violence de la guerre est délégué à un soldat, rencontré dans un des hôpitaux successifs où est accueilli le personnage, qui raconte avoir vu un officier « giclant le sang par la nuque12 » après avoir été touché.
9Lues à la lumière de la vaste littérature née de la guerre de 1870-1871, ces notations renvoient de manière fragmentaire et éclatée à un ensemble plus vaste d’images et de souvenirs sensibles.
10Mais le passage du plan large au fragment n’est pas la seule évolution qui se produit entre ces deux ensembles de textes. Les notations corporelles des Soirées de Médan, si elles ne sont pas absolument neuves dans le paysage littéraire et en particulier dans la littérature de guerre à ce moment-là, semblent subir une torsion par rapport à leur usage premier dans les textes du début des années 1870. Dans les deux exemples qui viennent d’être cités, les soldats en question sont des fuyards, des déserteurs : l’officier de « Sac au dos » meurt au moment où il menace de tuer le soldat qui raconte cette histoire, qui s’est lui-même enfui du combat « exténué par la peur et affaibli par la faim13 » ; de même, dans « Après la bataille », l’image du soldat noir au crâne « décalotté » est suivie par une série de « ressouvenances vagues14 », où le combat semble avoir lieu malgré le personnage, jusqu’à ce que celui-ci se réveille seul et loin du champ de bataille, prêt à être ramassé par n’importe qui pourvu qu’il échappe à la guerre. Les manifestations corporelles de la violence, ici, servent de détonateur à la peur et au refus absolu du combat. Elles fournissent une justification à l’attitude terrorisée et antihéroïque des soldats.
11Il devient alors nécessaire de déplacer l’hypothèse initiale. La présence marquante et marquée du corps n’est pas en soi un programme polémique dans les six nouvelles des Soirées de Médan ; la subversion consisterait plutôt à faire plier ces images sur elles-mêmes pour en détourner le propos. Leur force expressive, déjà présente dans la littérature patriotique d’après-1870, se trouverait ici réengagée vers un autre programme rhétorique. La mutation idéologique et politique se jouerait donc moins dans l’apparition du motif comme tel, qu’à même celui-ci, selon un procédé de détournement ou de retournement de son énergie figurative.
12On peut, dès lors, examiner quelques voies de ce détournement d’images qui permet aux auteurs naturalistes de faire porter au corps la charge de leur critique.
13Un premier procédé consiste à escamoter la blessure de guerre au profit d’une affection moins glorieuse. C’est l’exemple des troubles gastriques qui poursuivent Eugène Lejantel, atteint de dysenterie. Celui-ci est renvoyé de deux hôpitaux, l’un parce qu’il n’est pas un blessé de guerre, l’autre parce qu’ils n’y ont pas de « pompe foulante15 », ce qu’il est gêné d’admettre devant l’infirmière qui le soigne.
14Le second procédé, qui s’exerce de différentes manières, consiste à déplacer l’imagerie violente associée au champ de bataille, qu’on ne voit pas directement, dans un terrain qui ne lui est pas propre, hors-champ, rendant dès lors la présence de cette violence absurde, voire criminelle. La meilleure illustration de ce détournement est sans doute le massacre des prostituées du « 7 » dans la nouvelle de Léon Hennique. La scène qui conduit au meurtre des femmes retranchées dans la chambre du fond du couloir mêle une scène de combat — ils avancent pas à pas dans le couloir jusqu’à la chambre du fond, qui forme comme une sorte de redoute difficile à prendre — et une scène de siège16.
15La disposition du tableau ridiculise d’emblée son cadre pseudo-martial. Une vingtaine de soldats en armes hésitent, par peur, à entrer dans une chambre où se tiennent sept femmes désarmées et apeurées. Autour d’eux, ce n’est pas la canonnade et les cris, mais le banal décor de mauvais goût d’une maison de passe, saturé de corps : « Deux nudités, sur les murs, montraient des chairs blafardes au milieu d’un fouillis de draperies blanches. » Le changement de décor, du champ de bataille au bordel, n’implique cependant pas sa « privatisation » complète. Çà et là, on voit surgir des références à des inquiétudes historiques et politiques récurrentes du xixe siècle : « La porte entrouverte permettait d’apercevoir un bout de barricade en désordre, un pan de mur éclairé, très rouge17. » L’apparition soudaine d’éléments topiques de l’épisode insurrectionnel ou révolutionnaire ouvre la voie à un nouveau déplacement, qui tirerait l’action violente des soldats du côté de la répression sanglante et extra-légale d’une insurrection. Une fois posé ce cadre asymétrique, le carnage peut avoir lieu :
[…] le coup partit, et elle tomba dans un fauteuil, avec un choc mou […]
Des coups de feu partirent de tous les côtés sur le misérable groupe, le froissèrent, le couchèrent sur le parquet, dans son coin, en un tas où des jupes et des chemises retroussées permirent d’apercevoir les roseurs mortes de ces pauvres corps à trente sous.
[…] D’un coup de baïonnette, le grand troupier la culbuta sur les reins. Trois fois elle se releva, aussitôt rejetée. Son sang lui coulait du ventre jusqu’aux chevilles, mais elle s’acharnait à vivre ; et pour la quatrième fois, elle venait de se relever devant le placard béant, lorsqu’un nouvel assaut l’y précipita, l’obligeant à crever pliée en deux, les jambes en l’air dans une posture obscène18.
16On retrouve l’imagerie du combat corps à corps, d’abord les coups de fusil, puis l’attaque à la baïonnette, mais ici dans un cadre intime, au-dessus duquel les doubles sens des verbes font flotter le spectre du crime sexuel et du viol collectif.
17« L’Affaire du Grand 7 » n’est pas le seul récit où la dimension sexuelle sert à glisser de la représentation de la défaite militaire à celle d’une débâcle sociale et morale. Dans les récits du début des années 1870, ce motif existe, toujours employé pour décrire la menace ou la réalité du viol de femmes françaises par des Prussiens19.
18Dans « Après la bataille », le désir qui attire progressivement l’abbé Marty et la baronne de Plémoran l’un vers l’autre — malgré la présence du cercueil du mari de celle-ci dans la charrette qui les transporte — permet de faire de la guerre un état d’exception où les valeurs préétablies sont suspendues. L’ordre social qui impose respectivement une chasteté contrainte et un mariage forcé à chacun de ces deux personnages se disloque. L’hypocrisie de l’ordre moral bourgeois et catholique se retrouve étalée au grand jour, avant de reprendre le dessus, comme l’indique la clausule ironique de la nouvelle : l’abbé Marty devient curé pour ses faits d’armes et Édith de Plémoran se remarie avec un agent de change20.
19Dans « Boule de suif » ensuite, le corps vénal de l’héroïne catalyse les violences que la guerre charrie, en montrant que celles-ci ne se limitent pas à celle de l’invasion allemande. Le viol de la prostituée par l’officier prussien est activement facilité par les passagers de la diligence, qui s’en rendent complices. Cette galerie de personnages incarne la variété des factions qui détiennent le pouvoir sous le Second Empire : l’aristocratie orléaniste (le comte et la comtesse de Bréville), la grande notabilité (M. Carré-Lamadon, « appartenant à une caste supérieure21 », décoré de la Légion d’honneur et membre du Conseil général), le clergé (les deux religieuses), la bourgeoisie commerçante (le couple Loiseau). On assiste à un glissement du corps sexualisé au corps surreprésenté, qui déborde du cadre, grâce à l’embonpoint de Boule de suif : autour de celui-ci s’organise un réseau d’agressivité sociale et anthropologique qui passe par les notations corporelles, de la nourriture de la jeune femme dévorée par tous dans la première scène puis dont on la prive dans la dernière, à la proposition sarcastique faire par Cornudet de « manger le plus gras des voyageurs22 », dont l’image cannibale anticipe la scène sacrificielle qui se prépare.
20Dans « La Saignée » d’Henry Céard enfin, Mme de Pahauën joue elle aussi un rôle de catalyseur érotique des conflits, qui se résolvent ou s’expriment à même son corps. Elle est la maîtresse à la fois de Trochu et d’une longue série d’autres amants, ce que fait entendre la syllepse : « elle avait été maîtresse de Paris23 », sous-entendant qu’elle est à la fois maîtresse de la ville (étant la maîtresse de son gouverneur militaire) et maîtresse de toute la ville. Le personnage est aussi l’emblème de la résistance de Paris assiégé, en même temps qu’une relique de l’Empire. Trochu jouit ainsi, en la possédant, de « mord[re] à même dans ce vivant restant d’empire24 ». Enfin, elle est un corps que se partagent Français et Prussiens, à la suite de son passage à Versailles qui semble la mener à la prostitution, avant qu’elle ne se révolte in extremis. Très vite dans la nouvelle, on observe donc une tension ironique — le mot est répété huit fois dans le récit — entre deux dynamiques : l’une qui particularise le corps en soulignant sa dimension sexuelle, l’autre qui en fait une allégorie du drame collectif du Siège ; d’un côté, la fille publique, de l’autre, la chose publique, étrangement carambolées dans la même enveloppe de chair. Cette tension touche à son paroxysme lorsque Mme de Pahauën comprend sa propre déchéance et prend conscience, à travers elle, de la réalité de la défaite française :
Pour la première fois, Mme de Pahauën eut conscience de son infamie, sa vie tout entière […] lui apparut méprisable et turpide. Tout le décor de luxe, l’apothéose de féerie dans lequel elle avait trôné, triomphante, accumulant les impudicités et compliquant les débauches, d’un coup, s’écroula.
[…] Assurément quelque chose d’épouvantable s’était passé […] Si elle était déchue ainsi, un cataclysme terrible avait certainement frappé autour d’elle, quelque part. Dans ses malheurs personnels, elle eut la notion d’infortunes générales : elle entrevit la misère de la catastrophe commune, et dans la déroute de son opulence elle devina des infinis de désastres, d’irréparables immensités de ruines. Ainsi, c’était donc ça l’invasion, c’était donc ça la guerre25 !
21Céard tire évidemment toute l’ironie possible de cette situation, où la courtisane a besoin d’être réduite au malheur pour ouvrir les yeux sur les souffrances collectives. Il s’attache cependant — avec un certain sérieux — à détailler l’épreuve corporelle que cette révélation inflige au personnage, qui erre dans les rues de Versailles comme un spectre, semblable au cygne de Baudelaire :
Les rubans flottaient mous, sans éclat, avec des cassures de rubans fanés ; les traînes sur les trottoirs ondulaient avec un froufrou mélancolique et fatigué, et les failles, les satins, les cachemires, tout le coûteux falbala apporté avec soin dans le papier de soie des malles, semblait, sous le ciel de Versailles, le déballage misérable d’une maison de confection vendue après faillite.
En même temps que sa toilette, Mme de Pahauën vieillissait : son âge apparaissait avec ses rides. Là, dans sa chambre d’hôtel, elle n’avait plus ces crayons, ces dentifrices, ces fards, ces poudres de riz, cette pharmacie d’ingrédients avec lesquels, tous les matins, une heure et demie durant, elle rechampissait ses charmes et consolidait sa beauté. Depuis longtemps le carmin dont elle se teignait les lèvres diminuait dans sa boîte, et, quotidiennement, elle l’économisait, faisant des prodiges d’invention pour se conserver longtemps encore le peu qui restait, épouvantée du jour de plus en plus proche où sa bouche éclaterait dans toute l’horreur de sa flétrissure, et où son sourire, derrière des lèvres gercées, découvrirait des dents jaunissantes et point poncées26.
22Le récit délègue à la force expressive de ce tableau de décrépitude physique le pouvoir de figurer un effondrement collectif. Dans cette tension entre singulier et collectif qui se joue dans le corps de Mme de Pahauën, il faut finalement mentionner la scène de son retour à Paris, lorsqu’elle traverse la Seine entre les rangs des soldats prussiens et français, qui cessent miraculeusement de se battre pour la contempler :
Alors pendant que les deux peuples qui, depuis six mois, s’acharnent l’un sur l’autre, et se mitraillent, et se battent, et s’écharpent, dans un effrayant spectacle qui tient l’Europe attentive, s’arrêtent un moment, pendant que la France et la Prusse, enragées dans la destruction et inventives dans la mort, suspendent leurs colères et font faire silence à leur haine, Mme de Pahauën, debout, dans un bateau, avec une apothéotique allure, traverse la Seine ensanglantée. Elle sourit aux rameurs pliés sur les avirons. Des officiers, sur la rive devenue allemande, lui font avec la main des signes d’adieu amicaux ; des officiers sur la rive française l’appellent avec des gestes d’intime familiarité, et dans l’immense désastre des rives ruinées, elle passe, affirmant ainsi au milieu des tueries la toute-puissance invincible de sa chair, le triomphe insolent de son sexe27.
23Malgré la puissante ironie de ce passage, il faut souligner la dimension sérieusement allégorique de cette figure, qui emprunte à l’imagerie d’un Puvis de Chavannes en montrant la femme debout sur une barque en allégorie de la paix — et peut-être, à travers le regard misogyne du narrateur lui-même, en symbole de la féminité.
24Le signifiant sexuel déplace ainsi la représentation de la violence dans le récit, en ouvrant des lignes de front parallèles où le référent historique se trouve diffracté, reconfiguré. Achevons ce parcours fragmentaire par quelques remarques de conclusion.
25Comme cela a déjà pu être souligné, nous remarquons à notre tour le statut particulier de la nouvelle de Zola, « L’Attaque du moulin », au sein des Soirées de Médan. Cette nouvelle est sans doute la moins subversive du recueil sur le plan corporel : on y constate le réemploi de certains topoï du combat (notations sensorielles, blessures) sans toutefois aller jusqu’au « gore » ni détourner les motifs dans une logique d’ironie radicale.
26Deuxièmement, nous avons voulu montrer que ce n’était pas dans la simple présence d’un fort degré de corporalité que gisait l’innovation des six (ou des cinq) naturalistes, mais plutôt dans l’usage détourné de ces motifs déjà culturellement chargés. En déviant les images corporelles marquantes qui servent à dire l’horreur de la guerre et l’humiliation de l’invasion vers une critique de la rhétorique martiale et patriotique, ces récits font porter à la figuration corporelle la charge collective de la débâcle, en jouant sur différentes strates d’incarnation, sur les différents pouvoirs expressifs de la représentation du corps. Nous en distinguons trois.
27Le premier usage, selon une compréhension courante de la représentation « réaliste » du corps en littérature, consiste à introduire, dans ces images, l’impression d’un coefficient de réalité supplémentaire, en interpellant par des notations corporelles et sensorielles l’expérience sensible du lecteur. Ici, cette fonction du corps joue de façon double, en ce que les motifs qui sont convoqués ont déjà été travaillés par les récits qui ont suivi la guerre de 1870 : les images des Soirées de Médan travaillent donc à la fois un horizon d’expérience et un horizon imaginaire.
28Le second usage consiste à utiliser l’expressivité corporelle comme support, ou véhicule d’un discours social et historique. Par exemple, dans « Boule de suif », le portrait des deux religieuses et la description de toutes leurs attitudes corporelles servent à incarner dans ces figures toute l’hypocrisie cléricale que Maupassant dénonce :
L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés28.
29Le dernier usage, et le troisième étage de la pyramide figurative, est l’emploi symbolique du corps, dans les moments où celui-ci semble devenir une allégorie, une idée en chair, au sens littéral29. C’est aussi là que le récit naturaliste cède à une forme d’empathie vis-à-vis du destin collectif, ou admet d’étendre son intrigue à une dimension supérieure. En Boule de suif humiliée, méprisée et violée par la complicité criminelle qui unit l’envahisseur prussien et les différentes factions du pouvoir impérial mourant, on peut voir une image de la France, et peut-être de la république humiliée — quoique, il ne faut pas l’oublier, Boule de suif professe son attachement à Napoléon III. En Mme de Pahauën dans « La Saignée », on peut aussi voir cet emblème allégorique de la féminité et de la paix. Ainsi, quoique sérieuses et puissantes dans la réflexion historique qu’elles engagent, ces allégories de chair restent animées, pour reprendre une expression tirée de « La Saignée », par un « intime besoin d’ironie », qui refuse de céder aux pansements malhabiles de la rhétorique doloriste.