Colloques en ligne

Natacha Levet

Du polar « amerloque » au roman de langue verte : enjeux génériques du style « roman noir »

From « American Style » Thriller to French Slang-laden Novel : Generic Stakes of the “Noir Fiction” Style

1La période de l’Occupation a privé le public français des productions culturelles venues des États-Unis. Les listes Otto, en 1941 puis en 1942, conduisent à l’interdiction des publications et réimpressions d’ouvrages anglais ou américains parus après 1870. Certains éditeurs français commencent alors à proposer des ersatz de littérature de genre à l’allure anglaise ou américaine, signées sous pseudonyme anglophone. Dans le domaine des fictions criminelles imprimées, avant 1939, le récit criminel hardboiled s’était imposé comme une forme née aux États-Unis, en rupture avec le récit d’énigme. Dès 1941, l’éditeur Georges Ventillard, avec sa collection « Minuit », offre au public de faux hardboiled américain, signés Frank Harding, alias Léo Malet, ou Joe Christmas, en réalité Maurice Nadeau, pour ne citer qu’eux. Si à partir de 1945, les États-Unis reviennent en force dans le paysage culturel hexagonal, à la fois parce que le public est friand de la culture du libérateur et parce que des accords favorisent, dans certains secteurs, l’import de productions américaines, ces ersatz ne disparaissent pas tout à fait. Même au sein des collections se constituant autour d’un catalogue anglophone de hardboiled, bientôt appelé « roman noir », les auteurs français continuent à publier sous pseudonyme et à proposer des récits ancrés aux États-Unis. Ainsi coexistent trois types de productions : les romans traduits de l’anglais (et parfois retraduits, selon des exigences stylistiques précises), les romans noirs français publiés sous pseudonyme anglophone avec un cadre diégétique états-unien, les romans noirs français présentés en tant que tels. Ce sont ces deux dernières catégories que cette étude envisagera, à partir du catalogue de la Série Noire, en tant qu’elles sont ou non soumises au style supposé de la première (les traductions). La Série Noire a non seulement constitué un fonds essentiel eu égard à l’histoire du roman noir, mais elle a également manifesté une auctorialité éditoriale (Letourneux, 2017) très forte, sans doute parce que Marcel Duhamel, son fondateur et directeur jusqu’en 1977, était traducteur – de l’anglais – avant de créer la collection.

2Dès 1945, Marcel Duhamel impose en effet un « style » Série Noire, résultat de pratiques de traduction contestées depuis, mais qui ont construit le roman noir en France. Elles ont été largement documentées par la recherche (Frenay, Quaquarelli, 2020 ; Gouanvic, 2018 ; Rolls, Sitbon, Vuaille-Barcan, 2018). Loin d’une transparence stylistique, le catalogue de la Série Noire impose une certaine conception du genre, à partir de l’usage de l’argot et d’une oralité qui s’insinue aussi bien dans les dialogues que dans le récit même, et d’une attention portée à l’action au détriment de la psychologie, de l’introspection et de la description. Les coupes opérées dans les textes originaux en témoignent. Le style du roman noir, qui est ainsi le résultat d’une pratique éditoriale autant qu’auctoriale, semble se convertir en prescription pour les auteurs de langue française d’abord introduits sous pseudonymes anglophones dans la collection à partir de 1948. Cependant, ce style, supposé imiter la langue du hardboiled à l’américaine, va rapidement être domestiqué par des auteurs comme Auguste le Breton ou Albert Simonin, et le roman noir à l’américaine va devenir un polar à la française, qui hérite aussi bien de la langue verte des romans de truands de l’entre-deux guerres que de la stylistique du roman prolétarien.

3C’est cette réappropriation stylistique et culturelle que cette étude se propose d’envisager, une réappropriation qui témoigne de la fugacité du « moment américain » (Cadin, 2020) dans le roman noir français, et de la capacité des auteurs de langue française à investir le genre d’enjeux culturels et stylistiques spécifiques. Le corpus sera composé des auteurs de langue française publiés dans la Série Noire entre 1948 et 1955, soit de l’apparition d’un auteur de langue française dans le catalogue – sous pseudonyme anglophone – à ce que la chercheuse Anne Cadin considère comme la fin du « moment américain », vers 1955. Afin de voir si le roman noir français se conforme au type de récit, au style, aux thèmes et figures du hardboiled de langue anglaise, une comparaison s’impose entre les romans anglophones parus de 1945 à fin 1951 et l’ensemble des trente-trois romans noirs français parus. Pourquoi s’arrêter à fin 1951 pour les romans anglophones ? Le rythme de parution s’étant accéléré, cela permet de mettre en regard cent-sept romans de langue anglaise et les trente-trois romans français. Le ton est donné côté anglophone, suffisamment pour examiner ici si les romans français sont encore sous l’influence des « modèles ».

Le moment américain du polar français

4Il est admis que le roman noir français, tel qu’il se développe après la Seconde Guerre mondiale, doit beaucoup au hardboiled états-unien. Benoît Tadié (Tadié, 2006) a démontré l’importance du polar américain dans l’avènement littéraire d’une langue propre aux États-Unis, forgée contre l’héritage européen et britannique, notamment au moyen de l’oralité et d’un recours au slang, à l’argot.

5La fiction criminelle de langue française, sous la plume d’un Terry Stewart (Serge Arcouët), d’un John Amila (Jean Meckert), d’un Vernon Sullivan (Boris Vian) ou d’un Frank Harding (Léo Malet), explore d’abord le hardboiled sous la forme de pastiches et de parodies. À vrai dire, l’Amérique s’insinue dans l’univers et la langue des récits français. La pratique du pseudonyme en atteste au sein de la Série Noire : Terry Stewart et John Amila ne se dévoilent pas comme auteurs français et mentionnent une traduction ou adaptation de l’américain. Ainsi, La Mort et l’Ange de Terry Stewart est « traduit de l’américain » sans autre précision, et Y’a pas de bon dieu ! de John Amila est « adapté de l’américain par Jean Meckert ». La Série Noire n’est pas la seule collection à user de ce procédé, rapidement abandonné puisqu’en 1950, la Chambre de commerce internationale menace de poursuites les éditeurs qui persisteraient dans cette voie, au motif d’une concurrence déloyale (Lhomeau, 2010, p. 43).

6Dans les romans eux-mêmes, il y a en réalité peu de traces de l’anglais américain. Il faut d’ailleurs distinguer les romans situés en Amérique, et les romans situés en France mais qui, pour s’adosser au hardboiled états-unien, vont cultiver les références linguistiques et culturelles venues des États-Unis. Dans Y’a pas de bon Dieu ! de John Amila, l’intrigue se situe dans une bourgade américaine du nom de Mowalla, « village de l’époque des pionniers » (Amila, 1950, p. 13). De fait, le roman doit tout autant au western qu’au récit hardboiled :

Pas de pré, pas de terre : du roc et du pin. On aurait eu le temps de faire trois fois aller et retour les dix-huit miles d’Altone à Mowalla, avant de parvenir au bout de ces sept miles en escalier.

Soudain le paysage changea comme pour tomber un décor de théâtre et je compris qu’on arrivait.

C’était une immense cuvette verte dont les bords, escarpés par endroits, étaient garnis de conifères sombres. (Amila, 1950, p. 112)

7Les effets de réel posés par le roman renvoient à une Amérique pastorale, avec pour décor un ranch, pour personnage un pasteur méthodiste : « Un homme venait du ranch en galopant sur une propriété. Il agita son grand chapeau et caracola à hauteur de la voiture pilote. Puis il se tourna et cria : “Youpee!” » (Amila, 1950, p. 112)

8Lorsque les romans sont publiés sous pseudonyme anglophone seulement, le récit propose des références culturelles et linguistiques, mais somme toute peu nombreuses et dans un cadre diégétique français. Les emprunts à la langue anglaise se font par les noms ou surnoms de personnages, par les lieux, notamment les bars et les boîtes de nuit. Ainsi, dans Passons la monnaie ! d’André Piljean, qui cultive un contexte très français (l’Occupation, la rue de la Chapelle), le tenancier du bar s’appelle Robert mais on l’appelle Bobby. On joue au « poker dice ». Les noms de bars et de boîtes de nuit ont souvent des consonances américaines : le Tomahawk, le Woogie. Chez Albert Simonin, les serveuses sont des « barmaid[s] » (Simonin, [1953] 2020, p. 55), il y a des « taxi-girls » (Simonin, [1955] 2020, p. 353), même à Pigalle. L’américanité des récits est ainsi créée par l’évocation d’un mode de vie, de produits made in USA : le culte de la vitesse et des voitures américaines (Pontiac, Chevrolet, Hudson, Ford) ; les boissons américaines, whisky ou verres de « rye » (Stewart, 1955, p. 15). Ce sont aussi les armes, comme le .38 police.

9Cet ancrage « amerloque » cède rapidement la place à un cadre plus français, voire parisien. C’est alors une stylistique de la violence qui s’impose comme un emprunt aux codes du hardboiled états-unien. Comme le signale Natalie Beunat, « dans le roman hardboiled, le langage du héros reflète la violence de son univers » (Beunat, 1997, p. 55). Cette stylistique de la violence s’adosse à une narration laconique, faite de phrases courtes, d’un registre de langue familier, reproduisant l’oralité, parsemée de champs lexicaux de l’action violente qui elle-même structure le récit. Elle se caractérise également par le refus du psychologisme, de la narration omnisciente, et par le choix du comportementalisme : le récit se centre sur l’action et évite les pauses, le commentaire. Cela suppose des choix syntaxiques, un rythme rapide des phrases (courtes et simples), le goût des dialogues, le recours dominant aux temps du discours, souvent même à un présent de narration qui s’oppose à la littérarité recherchée des temps du récit. Dans Le Pêcheur de serpents (1953), Marcel Le Chaps fait le choix d’une intrigue française contemporaine, puisque le récit se situe en 1952, d’une narration à la première personne et au présent, sous forme de journal. Il peint ainsi la dérive d’un homme ordinaire venu en aide à un ami réprouvé de la société, dans un récit qui privilégie les phrases courtes et simples, une syntaxe expressive où les exclamatives sont nombreuses :

Le cinquième jour, à onze heures du matin ;
Avant de tirer le verrou, le gardien m’a secoué, d’un hurlement qu’il affectionne :
- Maistre !... Nom de Dieu !
- Ouais !
Je suis allongé et c’est à peine si je me soulève sur un coude.
Il rage :
Alors !… Magne-toi ! On te demande au parloir.
L’imbécile !
Voilà le mot qu’il fallait dire. Il glisse comme un baume salutaire.
Au parloir !
Je suis déjà dans l’escalier. (Le Chaps, 1953, p. .88)

10Dans La Belle Vie, deuxième titre de Terry Stewart publié en 1950, l’auteur garde son pseudonyme anglophone, une intrigue « amerloque » et contemporaine (l’action se déroule en 1948). Mais cette histoire de grève écrasée dans le sang est d’emblée placée sous le signe de la violence et de l’action, conformément au modèle états-unien. L’incipit in medias res précipite le lecteur dans un récit d’action prospectif, s’ouvrant sur une scène d’action violente :

J’avais un goût de sang dans la bouche tandis que je me cramponnais à la rampe pour descendre. Mes idées n’étaient pas nettes, mais je me rendais tout de même compte que c’était un vrai miracle si leurs balles ne m’avaient pas touché. Après m’avoir cassé la gueule, ils m’avaient tiré dessus à bout portant. J’avais senti le vent d’une bonne douzaine de pruneaux et l’un d’eux, un vicieux sans doute, s’était baladé sous la peau de mon sein gauche. Je sentais comme un trait de feu contre ma poitrine et le jus me dégoulinait le long du torse, rampait dans mon pantalon par la ceinture un peu lâche.

Ça, c’était rien. Ça faisait moins mal que tous les gnons que je venais de déguster en pleine tomate. J’y voyais plus que d’un œil, mon foie me paraissait aussi lourd qu’un sac de patates et un petit feu de camp y brûlait, un feu suffisant pour cuire un beefsteak. Mon poignet gauche était foulé, je boitais bas et j’avais l’impression qu’un autre nez que le mien me poussait dans la nuque. De plus, mes vêtements étaient en loque, mais je m’en foutais. Les articulations de mes deux poings saignaient car j’avais tapé comme un sourd, mais ils étaient au moins cinq contre moi. (Stewart, 1950, p.11-12)

11Les seize chapitres qui constituent le roman comportent tous des bagarres, des tabassages, des poursuites, des tentatives de meurtres ou des meurtres.

12Ainsi, dans ces premiers romans noirs français de la Série Noire, tout le récit semble tendu vers l’action, et sans doute faut-il rappeler ici l’influence du cinéma sur le roman noir en général et sur les romans noirs français en particulier : dès la période de l’Occupation, les références des auteurs qui proposent des romans façon hardboiled sous pseudonymes américains sont tout autant cinématographiques que littéraires. C’est bien ce que recherche le directeur de la collection, Marcel Duhamel, comme il l’écrit à M. Scialtiel, qui représente des auteurs anglophones, le 8 février 1961 : « notre marotte, c’est le rythme cinématographique1 ». Et en septembre 1945 déjà, le critique P.-J. Launay écrivait dans un article paru dans Libération2, à propos des deux premiers titres signés Peter Cheyney à la Série Noire : « Ce sont plus que des récits d’aventures, ce sont des films. » Cette impression est créée par le rythme trépidant de l’action, la fréquence des scènes d’action pure, de bagarres, de poursuites, la rapidité des intrigues, l’importance des dialogues, qui confèrent au récit une dimension scénaristique. Les auteurs français intègrent très rapidement le rejet du commentaire, de la pause introspective et de l’analyse. En 1971, Jean Meckert (alias John Amila ou Jean Amila) revient sur la spécificité de son écriture pour la Série Noire : « il n’est pas question du moindre commentaire. Il faut de l’action, uniquement de l’action. Dès que je me permets la moindre entorse à cette règle, je suis impitoyablement coupé3. »

13Le caractère cinématographique n’est pas seulement un choix esthétique, littéraire ; il faut que les auteurs manifestent un souci de la possible adaptation cinématographique de leur roman. Marcel Duhamel n’a de cesse de vendre les droits d’adaptation au cinéma. Ainsi, le 18 juin 1954, il explique dans un projet de note à l’intention de Claude Gallimard l’intérêt d’un roman à paraître, Du Raisin dans le gazoil, de Georges Bayle, qui avant même sa parution donne lieu à un projet d’adaptation cinématographique : « Je crois vraiment que les scénarios Série Noire sont une affaire d’avenir et qu’il y aurait intérêt à ne pas le gâcher au départ4 ». Les « scénarios Série Noire » : l’expression montre la continuité évidente entre les deux formes d’écriture pour Marcel Duhamel.

14Nuançons tout de même ce constat d’une écriture pré-cinématographique, tendue vers l’action. Les auteurs ne renoncent pas radicalement à la dimension psychologique dans le récit, en particulier lorsqu’ils font le choix du récit à la première personne ou plus globalement du point de vue interne. Terry Stewart a beau être le premier Français de la collection et s’avancer sous le masque d’un auteur états-unien, il s’attarde volontiers sur les méditations des personnages. La Mort et l’Ange (1948) fait la part belle à l’introspection par le récit du condamné, qui tente de fournir des explications psychologiques à sa trajectoire criminelle.

15Cela ne remet pas en cause le choix, dans sa globalité, d’un polar français sous tutelle américaine. Mais considérer le roman noir français à l’aune de ces seules pratiques revient à occulter d’autres influences et une position ambivalente vis-à-vis du hardboiled. Ainsi que le souligne Anne Cadin, le moment américain du polar français révèle surtout « une alliance problématique de l’acceptation et du refus de l’influence américaine » (Cadin, 2020, p. 486). Le style du roman noir français cultive rapidement ses spécificités.

L’acculturation du hardboiled

16D’ailleurs, si les auteurs états-uniens continuent de dominer – et pour longtemps – le catalogue et de fasciner le public, les Français, dès le début des années 1950, ne se contentent plus d’une présence discrète. Ils se démasquent en 1951 : Yvan Dailly et André Piljean ne s’encombrent pas d’un pseudonyme anglophone. Les auteurs commencent à prendre leurs distances avec une écriture d’imitation du hardboiled. Les références à la culture américaine voisinent avec un imaginaire plus national. Aux Lucky Strike répondent les Gauloises, le Cinzano s’impose aux côtés du whisky, tout comme le Dubonnet, présent aussi par le slogan de l’époque : « Dubo… Dubon… Dubonnet ». Ces mentions peuvent d’ailleurs être le fruit d’un placement de produit négocié par l’éditeur.

17Le roman noir se développe ainsi sur fond de francité. Le terme est à « entendre à la façon dont les Anglo-Américains utilisent le vocable de Frenchness ou d’autres semblables, et qu’on pourrait aussi traduire par “l’être français”. » (Deschamps, 2015, §1) Ce n’est pas seulement une substitution : se donne à voir dans le roman noir français un art de vivre qui n’a pas d’équivalent dans le hardboiled états-unien. Les personnages accordent une grande importance à la « bectance » : les truands se ménagent des moments de convivialité et ripaillent en dégustant de bons vins, comme dans Touchez pas au grisbi (1953) d’Albert Simonin : « Il nous l’expliquait, dans la cuisine où nous étions attablés, devant un mastard pâté en croûte, une tarte et quelques flacons de rosé, parce que, évidemment, dans la valise il n’avait oublié ni le casse-graine, ni le gorgeon. » (Simonin, [1953] 2020, p. 127) Dans Le Cave se rebiffe (1954), le narrateur loue l’accueil de Marinette :

Tout ce que j’aimais becqueter chez elle, Marinette l’avait mis à son menu. En avant-garde, le carry de langoustines dont on était en train de s’occuper, méchamment mis en valeur par le Crémant nature de la réserve du Gros, et derjo, j’avais pas à m’égarer, le canard à l’orange allait filer le train ; les deux rouilles de Pomerol qui chambraient sur la desserte m’en avertissaient. (Simonin, [1954] 2020, p. 255)

18Plus globalement, le polar français prend ses distances avec le hardboiled pour investir l’héritage à la fois du roman des bas-fonds né au XIXe siècle et du roman prolétarien de l’entre-deux guerres. Rappelons que trois catégories d’intrigues s’offrent dans le hardboiled américain, représentés par le catalogue anglophone de la Série Noire : dans le type 1, une enquête est menée par un privé, un journaliste, un policier (même si ce dernier est rare encore) ou tout autre personnage investi d’une enquête à titre professionnel ou personnel ; dans le type 2, le roman relate une trajectoire de gangsters, de criminels ; enfin, dans le type 3, les dérives criminelles d’hommes et de femmes ordinaires organisent le récit. Examinons les 106 romans états-uniens sur la période retenue, 1945-1951 et les 33 romans de langue française parus dans la collection entre 1945 et 1955. Tous les volumes des séries ici représentées n’ont pas été lus (par exemple, les volumes de la série « Lemmy Caution » de Peter Cheyney), ce qui porte à 94 le nombre de romans lus pour l’analyse du type de récit. En revanche, les 106 romans traduits ont pu être consultés pour le repérage du type de narration (1ʳᵉ ou 3ᵉ personne).

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19Le modèle narratif de l’enquête est largement prédominant (et ici sous-estimé puisque tous les récits d’enquête n’ont pas été pris en compte). De même, aussi bien dans les récits d’enquête que dans les romans qui peignent la déchéance d’hommes et de femmes pris dans des circonstances extraordinaires et dans un engrenage criminel, la narration à la 1ʳᵉ personne domine. En revanche, elle est comparativement moins utilisée dans les récits qui peignent les portraits de criminels et gangsters : il est possible que les romanciers manifestent ainsi leur volonté de ne pas favoriser l’identification à des personnages dont la morale pose problème.

20Le corpus de langue française, bien que moins important, montre des tendances très différentes. Les trois types de récits sont représentés mais les équilibres sont autres.

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21Le récit d’enquête est moins représenté, d’autant que dix des onze titres concernés appartiennent à la série du Gorille, d’Antoine L. Dominique. Aucun ne fait le choix de la narration à la 1ʳᵉ personne. Comme dans le corpus traduit de l’anglais, les dérives des individus ordinaires sont minoritaires, même s’ils le sont un peu moins : le récit à la 1ʳᵉ personne y domine. Par ailleurs, ils sont en proportion bien plus nombreux que les récits d’enquête, représentés par deux auteurs français seulement. Ce sont les récits de gangsters, les trajectoires de criminels qui dominent avec près de la moitié des titres de langue française, et les auteurs ne craignent pas que les lecteurs entrent en empathie avec leurs personnages de hors-la-loi : l’utilisation du récit à la 1ʳᵉ personne domine plus nettement que dans le corpus traduit.

22Si les romans de langue anglaise représentés dans la Série Noire montrent une prédominance des récits d’enquête (type 1) sur les récits criminels (types 2 et 3), avec une proportion de 60 % contre 40 %, les auteurs français font bien davantage le choix du récit criminel, « professionnel » (type 2) ou de circonstance (type 3), puisque le récit d’enquête n’est présent que dans un tiers des romans, quand les deux autres cumulés forment les deux tiers du corpus. Il est raisonnable d’y voir l’héritage du roman des bas-fonds de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le roman noir français, plus que son grand frère états-unien, évoque la pègre, les prostituées, les criminels de métier, et les marginaux, acculés au crime par des circonstances défavorables. Cependant, c’est moins au récit de gangster à la Scarface qu’il faut se référer pour aborder les récits de type 2 qu’au récit de truands, bien attesté en France, représenté par exemple par Francis Carco avec Jésus-la-Caille (1914). Les premiers succès français de la Série Noire marquent un attachement aux figures françaises de hors-la-loi. Ainsi, Albert Simonin, qui marque la collection de son empreinte et lance la tendance du polar de truands, prend ses distances vis-à-vis du modèle culturel états-unien dans Touchez pas au grisbi ! : « Frédo et son équipe d’empétardés, c’était exactement ça : un ramassis de barbeaux café-crème qu’avaient trop écouté les chansons d’Édith Piaf, de demi-sels qu’avaient trop lu les romans de Peter Cheyney… et puis un jour, qu’avaient voulu les vivre à toute force. » (Simonin, 1953, p. 46). Quelques mois plus tard, dans Du Rififi chez les hommes, le narrateur d’Auguste le Breton réagit face à l’enlèvement du fils de l’un des truands : « Chouraver un gosse ? Jamais ça s’était maquillé en France. Par les truands tout au moins. Les voyous français ne bectent pas de ce pain-là. Une invention de gangsters américains. Ça n’a pas cours ici. » (Le Breton, 1953, p. 214)

23Les romans noirs français de la Série Noire s’éloignent en effet des récits flamboyants et tragiques venus des États-Unis. Il n’y a pas d’ascension – même éphémère – par le crime, comme dans Scarface (Trail, 1930), et les truands français n’ont pas toujours le luxe de la rédemption. Le roman noir français relate des histoires de braqueurs sans superbe, de souteneurs minables, piégés par leur aspiration à la richesse et à l’honneur viril. Si ces récits héritent d’une forme de tragique, celle des romans des bas-fonds, ils sont, dans la plupart des cas, dépourvus de dimension critique. Les truands à la française ne sont pas des contestataires, ils reproduisent et reconduisent un ordre profondément inégalitaire, fondé sur l’exploitation des plus faibles, au nom de valeurs individualistes et en dépit de l’affirmation d’un code d’honneur fait de loyauté, de fidélité et d’entraide. Jean-Patrick Manchette le notait dans l’une de ses Chroniques, en 1979 :

Les truands eux aussi veulent remonter à Villon. Leur anarchisme est réactionnaire et ne cesse de se plaindre du temps qui passe, et qui amène de plus en plus d’organisation et de salariat. Leur contre-société est pour eux la seule communauté bonne, la seule communauté qui existe : ils nomment leur milieu le Milieu, et ils se nomment eux-mêmes les Hommes. Le reste de la société n’est qu’un ramassis de pue-la-sueur soumis aux politiciens et craignant les flics. Le sujet des romans de truands est presque toujours le temps qui passe, et la décadence du Milieu, envahi par les jeunes, les étrangers, voire – comble d’horreur – les Arabes et les pédérastes (qui sont toujours des donneuses). Après avoir chanté les vieux truands, Simonin se réfugiera dans le rétro (la série des Hotus), puis dans le renoncement stoïque de L’Élégant (Gallimard, hors-série). (Manchette, 1979)

24De même, l’héritage du roman des bas-fonds est perceptible dans l’évocation des quartiers populaires : les faubourgs rappellent les zones dangereuses des récits de la fin du XIXe siècle, avec leur imaginaire de la périphérie urbaine, de zones qui sont à la lisière de Paris, et un imaginaire du terrain vague qui est déjà à l’œuvre au XIXe siècle :

Les deux hommes marchaient depuis une demi-heure quand Vivi bifurqua sur la droite vers Saint-Denis et Aubervilliers. Par de petites rues sales, aux maisons délabrées, il atteignit la ligne de chemin de fer.

Talus herbeux, décharge, publiques congrès de ressorts de sommier, squelettes de lits-cages et de boîtes de conserves, traverses de chemin de fer étagées comme des biscuits à la cuiller, voies recouvertes par des ronces, butoirs démantibulés. Il y avait là toute une bande de terrain oublié par la S.N.C.F. Un village à l’extrémité.

Paris s’était débarrassé de sa zone lépreuse, mais de petits abcès se formaient à nouveau çà et là dans la périphérie. (Piljean, 1951, p. 83)

25Ici, André Piljean, dans Passons la monnaie !, évoque la zone frontière entre Paris et sa banlieue, dont le délabrement et l’horizontalité vide sont bien loin de la verticalité conquérante des espaces urbains américains.

26Le roman noir français délaisse parfois la stylistique d’un récit hardboiled dévolu à l’action, pour élaborer une stylistique de la déambulation et de l’ennui. Dans cet extrait, André Piljean fait le choix des temps du récit mais le chapitre 4 commence au présent de narration. Loin d’être utilisé pour souligner une rupture de rythme et un surgissement de l’action, ce temps exprime l’enlisement de l’action et du personnage. Ce passage au présent correspond à une pause dans le récit, et introduit une forme de tableau qui pourrait s’intituler « Gamberger au zinc » :

Il est là, la tête vide, fixe une petite mare au pied de son verre et s’amuse à y tremper son doigt pour tracer des arabesques sur le zinc du comptoir. Un jeune type aux allures de frappe termine son café, et sort en le dévisageant.

L’après-midi se traîne. Brummel regarde la pendule digérer le temps à petits coups d’aiguille pas pressés.

Un seul client demeure et lui tourne le dos. Il l’ignore et sifflote entre ses dents. Les mains dans les poches, campé sur ses jambes écartées, il s’écrase le nez contre la vitre, bien attentif à surveiller la rue morose. Le chat somnole, lové entre les pieds du godin, qui s’endort et tiédit. L’un des deux ronfle, on ne sait pas lequel.

Il fait triste.

Dans la quiétude de la cuisine, Mme Nénette tricote. Sans se retourner le client dit :

— Redonnez-moi un café.

Il recommence à siffler car au fond il s’en moque, il n’a pas de conviction. Il a dit ça pour passer le temps, pour casser le silence ?

— Oh ! Camille, traînaille Madame Nénette, le perco est en rade… faudrait que j’en remette à chauffer.

Elle continue à tricoter. Elle sait bien que cela n’a pas d’importance, et qu’il faut dire des bricoles pour combler les après-midi trop vides. (Piljean, 1951, p. 46-47)

27Ces romans ne sont pas dépourvus de réalisme : ils peignent les quartiers de la criminalité parisienne, Pigalle, Barbès, avec leurs rapports de force entre les communautés (les Corses, les Arabes), et cultivent une vision à la fois poétisée et désenchantée d’un Milieu qui tente de s’adapter à la modernité mais se perd dans les rêves de richesse, de vitesse et d’individualisme. Ainsi, le roman noir français, au moins quand il se focalise sur des trajectoires criminelles, se situe bien plus dans l’héritage de formes et d’écritures littéraires françaises que dans l’imitation des modèles états-uniens.

Une fiction de voix

28La transgression criminelle qui est au centre des récits trouve un écho direct dans la transgression stylistique que représente à cette époque un récit empreint d’oralité. Au moment où les romanciers états-uniens, et parmi eux les auteurs hardboiled, inventent une langue littéraire tissée d’oralité et de spécificités linguistiques, le roman français est pour sa part bouleversé par le style novateur de Céline. De même, l’oralité populaire et argotique des romans noirs en France – dans les romans de langue française comme dans les traductions – est aussi bien un héritage littéraire français qu’une pratique d’imitation des auteurs américains. En effet, cette oralité doit beaucoup au roman prolétarien théorisé dans les années 1930 par Henry Poulaille et qui trouve, en tant que programme, un aboutissement chez un auteur qui n’est pas prolétarien, Céline. Un enjeu majeur du roman prolétarien est que le peuple y est le sujet de l’énonciation (Ambroise, 2001 ; Ambroise, 2003). Les principaux marqueurs linguistiques sont le lexique, les relatives construites avec « que » (« où qu’on va »), l’usage du « on » plutôt que du « nous », du « ça » plutôt que du « cela », les exclamatives, les répétitions et les élisions. Les premiers romans noirs français se situent dans cette filiation : John Amila, alias Jean Meckert, est souvent annexé au mouvement prolétarien (Gauyat 2013), et Georges Bayle revendiquait volontiers cet héritage.

29Dans la majorité du corpus, les personnages d’extraction populaire se voient dotés d’une voix : que le récit soit écrit à la première personne ou non, il donne à entendre le lexique et la syntaxe du milieu dépeint. Dans cette oralité populaire se lit bien l’influence du roman prolétarien. Certains auteurs de romans noirs tendent vers ce Jérôme Meizoz appelle un « récit oralisé », dans des « romans qui donnent à entendre l’acte narratif comme une parole et non comme un écrit » (Meizoz, 2001, p. 35).

30Le Gorille et le barbu (1955) d’Antoine L. Dominique et Polka dans le champ de tir (1955) d’Ange Bastiani reprennent tous deux des marqueurs linguistiques de l’oralité argotique et populaire. Chez Antoine L. Dominique, le récit est mené par le Gorille, dans un récit à la 1re personne qui fait usage du « on » dans des paragraphes très courts et des phrases brèves à la ponctualité expressive :

On dort aussi bien dans la journée assurent les bons apôtres. Ce n’est pas vrai.

Vingt et un jours, vingt et un jours d’imbécillité ! Dormir le jour, veiller la nuit, tout ça pour… peau de balle !

Sauf au moment du pèlerinage des gitans, Saintes-Maries-de-la-Mer est un patelin peinard, tranquille ; et ces jours-ci, pas de gitans.

Pourtant il y a une rue…

… Où loge un coq qui chante dans la journée.

Ah ! ce coq s’il avait pu le tenir dans ses pognes !

Une rue où vit un forgeron qui tape dans la journée.

Ah ! ce forgeron, s’il le tenait dans ses pognes !

Et dans cette rue, habitait Géo.

(Dominique, 1955, p. 9)

31Chez Ange Bastiani, l’incipit introduit un narrateur au registre de langue familier et argotique, une fiction de voix, celle d’un prisonnier qui veut s’évader :

La noye était noire et, sur la route qui longe le grand mur de la taule, comme convenu, César-le-dénicheur nous attendait avec sa charrette.

Se faire la paire dans des conditions pareilles, c’est du beignet. Il faut bien dire que j’avais tout mis au point, minuté, réglé comme papier musique et qu’à moins d’un coup de pestouille imprévisible, on devait, Tino et moi, décarrer de l’auberge, les doigts dans le nez.

Quinze jours avant, au parloir, j’avais affranchi sur mes intentions ma langouste qui s’était magné le train de première pour aider son petit homme à jouer rip. La semaine suivante, une lame de scie était parachutée dans un colis de bectance et, toujours au parloir, Dany m’avertissait que César viendrait me récupérer avec sa bagnole, à la descente du mur. (Bastiani, 1955, p. 9)

32Cette oralité argotique crée pourtant un effet de décalage, parfois humoristique, et s’impose dans tous les cas comme un artefact de langage populaire oralisé. Il s’agit, comme le dit Jérôme Meizoz, d’un « mirage d’oralité », une « fiction de voix » (Meizoz, 2001, p. 35). Jean Meckert n’avait d’ailleurs pas manqué de souligner cet effet littéraire de l’oralité :

Si le « langage parlé » tend à faire plus vrai, plus véridique que ce qu’on appelle le « beau langage », il n’en reste pas moins que c’est une reconstitution littéraire, et que le tempérament de chaque auteur y joue librement… Je veux dire par là qu’on peut jouer du « langage parlé » en artiste. C’est tout au plus une question de tonalité. (cité par Gauyat, 2013, p. 59)

33Ainsi, à y regarder de plus près, les premiers récits français de la Série Noire, bien que sous tutelle du hardboiled, ne sont pas si américains dans le style qu’il n’y paraît. Dans les traductions elles-mêmes, de la Série Noire et d’autres collections de l’après-guerre, l’argot se veut l’équivalent des choix linguistiques des auteurs états-uniens, tournés vers la langue des États-Unis et les sociolectes divers. Dashiell Hammett utilise le slang et le pig-latin5, mais les traductions – et parfois les retraductions – accentuent volontairement cette particularité du style hardboiled, au point que Dominique Jeannerod parle de « pseudo-slang, destiné à tirer parti de la vogue de la culture populaire américaine » (Jeannerod, 2014, p. 130-131). Les œuvres originales sont souvent moins argotiques que les traductions. Le paradoxe est que les traductions françaises accentuent la présence de l’oralité argotique tout en estompant les différences entre les sociolectes maniés par les auteurs états-uniens, au profit d’un argot parisien, parfois inventé. Du côté des auteurs français, Auguste le Breton popularise le mot « rififi ». Traductions et œuvres de langue française contribuent de la même manière à imposer un argot bien local, associées au genre comme une caractéristique stylistique.

34Albert Simonin et Auguste le Breton, avec leurs romans de pègre, puisent aux sources d’argots parfois très anciens, mais ils utilisent surtout l’argot des truands de leur époque ou repris d’usages argotiques du XIXe siècle. Ainsi, Auguste le Breton, au début du Rififi chez les hommes (1953), met en scène une partie de poker : les « brêmes » y désignent les cartes à jouer depuis les années 1820, et il est question de « paumer » ou d’« affurer » de l’argent, c’est-à-dire en prendre : le terme est attesté pour la première fois dans les Mémoires de Vidocq.

35Les titres eux-mêmes adoptent peu à peu l’oralité, l’argot, la référence et le jeu de mots, qui devient une marque de fabrique de la collection. Le catalogue de la Série Noire multiplie, pour l’ensemble de ses titres, traduits ou non, une oralité argotique humoristique, alliée parfois à l’expressivité de la ponctuation : Journal d’une sauterelle, Razzia sur la schnouf, Un vrai Chopin !, Du gâteau !, Gaffe au Gorille !, Tu mens, Beth !, Beck et ongles, La Souris du Missouri, Arrête ton char, Ben-Hur !, Rien ne sert de mourir, Mon cadavre au Canada, En sang ou en mille. Le rapport avec le contenu du roman n’est pas toujours évident. The Little Sister de Raymond Chandler (1949) devient ainsi Fais pas ta rosière ! dans l’édition de 1950, tandis que Green Ice de Raoul Whitfield (1930), traduit en 1931 sous le titre Les Émeraudes sanglantes est réintitulé Vivement mes pantoufles ! en 1949.

36Ce polar français de langue verte est mis en valeur par son arrivée « massive » au sein du catalogue en 1953. Six titres français paraissent alors, et Albert Simonin remporte un premier succès made in France, avec Touchez pas au grisbi. Sorti dans les premiers jours de janvier, auréolé du Prix des Deux Magots, le livre s’écoule à 44 000 exemplaires entre le 3 et le 22 janvier, et dépasse les 100 000 exemplaires vendus début novembre. Auguste le Breton répétera l’exploit un an plus tard avec Du Rififi chez les hommes, écoulé à plus de 40 000 exemplaires en quinze jours, après un lancement sous forme d’un cocktail en présence de la pègre parisienne, qui fait évènement. Ce virage français du genre est remarqué dans la presse. Le moment américain du roman noir cède la place à un frisson plus national, dans la Série Noire comme dans d’autres collections. Chez le Breton, cela devient un argument de vente.

37En somme, une « couleur locale » et générique est créée grâce à la langue verte, qui est tout autant une création poétique qu’un indice de réalisme, car comme le souligne Dominique Jeannerod, une « remarquable licence poétique et verbale caractérise alors l’écriture de romans noirs originaux en français » (Jeannerod, 2014, p. 134). Ces auteurs peuvent avoir un pedigree de truands, ils jouent avant tout de l’image que cela leur confère, et fraient authentiquement avec les poètes de leur temps. Les premiers auteurs de roman noir, comme Léo Malet, les éditeurs aussi, comme Duhamel, ont des liens avec le surréalisme, avec des mouvements d’avant-garde.

38C’est aussi le cas des romanciers-truands, introduits dans les milieux de l’édition et auprès du public sous le parrainage de tel ou tel poète : les rares préfaces de la Série Noire de cette époque prennent la forme de parrainages de poètes et d’artistes qui n’ont rien à voir avec la littérature de genre.

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39Il n’est pas question de nier l’influence américaine des récits hardboiled sur le roman noir français, mais plutôt de souligner la rapidité de l’acculturation dont témoigne le catalogue de la Série Noire. Dès 1950, les titres français multiplient les indices de francité, rompent avec la prédominance de l’action en introduisant des pauses, et cultivent l’héritage des romans de truands. Cette veine du roman noir français prospère aussi bien au sein des catalogues – Série Noire en tête – que sur les écrans de cinéma, et va donner naissance à un ensemble de codes rapidement pastichés et parodiés. La plume alerte de Michel Audiard, qui a publié des romans noirs (au Fleuve Noir), saura saisir le style français, pittoresque, argotique et humoristique.

40En somme, le roman noir français s’invente et invente un genre en saisissant les aspirations et les réalités de l’époque, avant une nouvelle révolution, celle d’une contre-culture dont Mai 68 sera la cristallisation. Ce moment se poursuit dans les années 1970, donnant naissance dans le domaine des fictions criminelles à ce « nouveau polar » français qui est un phénomène générationnel marquant la fin de la pop culture des « long sixties ». C’est aussi une décennie qui parachève l’avènement du roman noir français et d’une certaine idée de la francité culturelle.