Colloques en ligne

Lucie Amir

« Le prosélytisme est bien mort » : enjeux de l’énonciation dans le polar français contemporain

« Proselytism is truly dead »: the issue of enunciation in French crime fiction

1L’un des tous premiers constats que j’ai été amenée à poser sur le polar français de l’extrême contemporain est celui d’un jeu paradoxal vis-à-vis de son héritage : jeu qui d’un côté reconnaît le patronage encore vif du néo-polar, mais qui dans le même temps met en scène un décalage générationnel, et revendique des formes de rupture, esthétiques et idéologiques. Tel est le point de départ de mon travail : prendre acte d’une posture du « dégagement » qui structure l’espace des positions dans le polar contemporain, et qui entérine des discontinuités à la fois sociologiques et culturelles (Amir 2023). Les auteurs d’aujourd’hui n’ont pas les mêmes pratiques politiques que les auteurs de la génération précédente, ils n’ont pas non plus la même culture politique et théorique, ni même vraiment les mêmes références artistiques. Ils se revendiquent souvent d’une autre culture littéraire que celle du « néo-polar ». Ils jugent ce dernier trop transparent politiquement, simpliste, « idéologue » (Caryl Férey : Amir 2023), trop proches du « tract » (Dominique Manotti : Frommer & Oberti 2001, §14), « prosélyte » (Antoine Chainas : Liger 2009) : ils le rapprochent, plus ou moins implicitement, de ce qu’on appelle le « roman à thèse ».

2Les polars qu’ils écrivent sont-ils pour autant si différents ? Sans le recul historique, la tentation est facile, face à ces discours de rupture, de céder au postulat de la table rase et d’alimenter aveuglément, textes à l’appui, l’illusion du renouveau. Un petit détour diachronique m’a semblé important pour contourner ce piège. De là l’étude comparative que je propose de présenter ici, qui consiste à mettre en miroir les choix narratifs et énonciatifs du polar contemporain à ceux d’un polar antérieur, correspondant à la période 1970-1990.

3Dans la thèse, celle-ci devait permettre de mesurer dans quelle mesure le néo-polar ressemble à l’image qui en est véhiculée dans le champ contemporain : est-il monolithique et autoritaire comme certains discours contemporains tendent à le suggérer ? A-t-il, derrière les jeux polémiques, des traits du roman à thèse ? Dans la critique ordinaire, le roman à thèse est une catégorie repoussoir (« toujours le roman d’un autre » : Suleiman [1983] 1993, p. 3), mais c’est aussi une catégorie qui a fait l’objet de quelques travaux universitaires importants, au premier chef desquels le travail de théorisation narratologique de Susan Rubin Suleiman sur « l’autorité fictive » (Suleiman 1983). J’ai alors proposé de confronter les postures contemporaines à la réalité des textes, en objectivant les critères formels de cette supposée « autorité » dans les textes policiers. L’étude a permis de montrer que le néo-polar comme « roman à thèse » relevait en grande partie de la « tradition inventée » (Hobsbawm & Ranger, [1983] 2006, p. 12,17), mais elle a aussi révélé de quelle manière la posture du « dégagement » politique était tout de même productive sur le plan esthétique. Dans quelle mesure, et à quels niveaux, jouent alors la volonté de distinction d’un groupe littéraire et son souci du retrait ?

4Pour qu’on puisse rentrer assez vite dans l’analyse de détail, j’ai organisé cette présentation autour des trois constats principaux qui structuraient le chapitre 2 de ma thèse, et qui sont autant d’infléchissements que j’associe au polar contemporain. Je montrerai d’abord que le néo-polar n’est pas monologique, mais que le polar de l’extrême contemporain tend néanmoins à être plus polyphonique encore, et surtout de manière plus ostentatoire. À une échelle plus fine, je m’attarderai ensuite sur les spécificités de l’écriture du point de vue dans le roman contemporain, pour montrer combien le style énonciatif qui domine le genre aujourd’hui me semble significatif d’un ethos du retrait et de l’agnosticisme politique. Enfin, j’introduirai l’hypothèse d’un dialogisme d’idées majoritairement interne, par lequel la polyphonie tend à devenir, dans ces corpus, un dispositif délibératif. Je conclurai alors rapidement en faisant le lien avec l’hypothèse centrale de mon travail de thèse, qui voit dans les formes contemporaines du polar l’émergence d’une politique républicaine de la littérature, par laquelle celle-ci devient, plutôt qu’une tribune, l’espace d’une scénographie démocratique, et le lieu affiché de l’éducation civique du citoyen.

5Le corpus sur lequel repose cette étude est constitué d’environ 300 romans. Il est composé du corpus d’étude de la thèse (200 romans ayant été primés entre 2004 et 2019, dont un corpus d’étude, soumis à analyse littéraire, composé des 88 romans les plus primés et/ou les plus réédités) et augmenté d’un corpus contrastif, fondé en suivant la même méthodologie sur les palmarès des principaux prix polar qui existaient déjà en France entre les années 1972 et 2004. Ces corpus ont été soumis à des comparaisons de nature quantitative, en ce qui concerne les types de narration par exemple. On préférera ici s’attarder sur quelques comparaisons microtextuelles, exercées sur quelques exemples choisis. En termes théoriques, ce chapitre a nécessité le double éclairage de la critériologie narratologique de Susan Rubin Suleiman (Suleiman 1983) et celui des études récentes en matière d’énonciation (Authier-Revuz 2019) et de points de vue narratifs (Rabatel 1998, 2009).

Le roman choral : une polyphonie ostentatoire

6Premier constat : le polar contemporain cultive une polyphonie foisonnante, plus étendue que dans le polar des années 1970 à 1990. Surtout, il la pratique de manière plus ostentatoire : telle semble être en effet l’interprétation qu’on peut faire de la forme chorale de la polyphonie contemporaine.

Une polyphonie nouvelle ?

7La première étape de ce travail a consisté à comparer la répartition des types de narration des romans de la période 1970-1990 et des romans de la période contemporaine. Il s’agissait de déterminer s’il y avait des profils narratifs spécifiques à l’une ou l’autre période, et si certaines formes ou choix d’écriture associables au « roman à thèse » prévalaient à l’époque du néo-polar. Selon Susan Rubin Suleiman, l’un des trois grands critères du roman à thèse est le critère de « redondance » (Suleiman 1983, p. 42, 55) dans la traduction axiologique des structures actancielles, redondance qui repose nécessairement sur une figure d’autorité (narrateur ou personnage) portant les valeurs du récit. L’autorité suppose une certaine asymétrie dans la répartition de la parole : tous les personnages ne parlent pas ou ne sont pas également validés par le narrateur. Le roman à thèse emprunte des formes narratives propices à un certain monologisme d’idées (Bakhtine 1929) : ce peut être la « narration omnisciente », et plus largement la narration « extradiégétique » invoquant l’autorité d’un narrateur hétérodiégétique extérieur à l’histoire et en position de l’évaluer, ou narration à la première personne, confiant l’intégralité du récit à la cohérence d’une conscience faisant autorité par son expérience (Suleiman 1983 p. 71-72).

8Un repérage manuel des types de narration sur le corpus d’étude et le corpus contrastif a conduit à la visualisation suivante :

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Figure 1 : Répartition des types de narration par décennie, sur un échantillon de 156 romans (1972-2019)

9Le diagramme compare la proportion de narrations homodiégétiques (première personne), de narrations hétérodiégétiques, mais aussi de narrations homodiégétiques chorales (plusieurs narrateurs à la première personne), et de récits hybrides, mêlant parfois plusieurs niveaux et types de narrations (une narration à la troisième personne à l’intérieur de laquelle un récit à la première personne se trouve enchâssé). Notons ici que la catégorie « hétérodiégétique » englobe des formes de narrations polyphoniques, écrites à la troisième personne mais caractérisées par une alternance très marquée de points de vue autres, et qu’elle n’est par conséquent pas une garantie de récit monologique.

10Il en ressort néanmoins que le polar contemporain aime incontestablement la narration complexe et multiple. Le diagramme montre la prévalence des narrations hybrides et hétérodiégétiques dans le roman de l’extrême-contemporain, contrairement à une période année 1980-1990 qu’on peut associer au Poulpe et qui est plus favorable au récit à la première personne.

11Les différences de répartition ne sont pas très marquées pour autant. Le diagramme dit aussi qu’il y a peu de narrations homodiégétiques dans les années 1970. Tout lecteur de néo-polar sait par ailleurs qu’il y a déjà de la polyphonie dans les récits hétérodiégétiques de Jean-Patrick Manchette ou de Jean Vautrin, ou même des narrations hybrides alternant différents types de narrations, chez Thierry Jonquet par exemple (La Bête et la Belle), ou chez Didier Daeninckx – dans le bien connu Meurtres pour mémoires, la narration bascule à la première personne au moment où est introduit l’inspecteur Cadin.

12La diversité des dispositifs narratifs dans le roman noir des années 1980-1990 a déjà été abordé dans des travaux antérieurs, d’ailleurs, comme ceux de Natacha Levet ou d’Anissa Belhadjin pour le roman noir des années 1980-1990 (Belhadjin 2006 ; Levet 2006). Anissa Belhadjin commente déjà, dans une thèse datée de 2006, le goût croissant pour la polyphonie du polar français des années 1990, marquée par la multiplication des dispositifs hybrides de narration romanesque (Belhadjin 2006, p. 121). Il serait donc faux de considérer que la polyphonie structurale est nouvelle et qu’elle est, dans le polar, l’apanage du contemporain.

Exhiber la polyphonie

13Il reste en revanche un trait qui me semble particulièrement présent dans le polar contemporain : c’est ce qui est en jeu dans ce qu’on appelle couramment le « roman choral ». Je propose d’envisager celui-ci comme un objet énonciatif plus que narratologique. Dans le polar, le roman choral me semble correspondre en effet à un dispositif formel permettant d’exhiber l’intention polyphonique des auteurs, plus qu’à une forme narrative permettant une polyphonie plus foisonnante.

14Il n’y a pas à ce jour de théorie de la choralité en littérature (un projet de colloque est en cours toutefois : Adler, Duval et Michel 2024). Métaphore musicale, le concept d’œuvre chorale est emprunté à la critique cinématographique ; en critique littéraire, on dit généralement d’un roman qu’il est « choral » lorsqu’il présente une polyphonie étendue à de nombreux personnages. Des Variations Goldberg de Nancy Huston à La Supplication de Svetlana Alexievitch, l’étiquette semble plus précisément nommer des romans dans lesquels la polyphonie devient structurante, détermine la composition textuelle du récit, à travers un chapitrage qui obéit à l’alternance de points de vue et qui souvent, annonce cette alternance. Ce type de structure concerne un nombre notable de titres du corpus de polars contemporains primés en France. Dans Aux animaux la guerre, de Nicolas Mathieu, dans Il reste la poussière, de Sandrine Colette, dans Rien ne se perd de Chloé Mehdi, dans Seules les bêtes de Colin Niel, les chapitres correspondent aux personnages qui focalisent le récit, et leurs titres indiquent, par leurs noms, ce choix de focalisation.

15On peut se demander à partir de ces cas si la structure chorale n’est pas définie par le dispositif péritextuel plus que par la multiplication des personnages et des points de vue à proprement parler. Remarquons en tout cas que cette dernière n’est pas une garantie de polyphonie, dans la mesure où la promesse de choralité contenue dans le péritexte peut tout à fait être déçue dans le texte lui-même : dans Terminus Belz, par exemple, d’Emmanuel Grand, le premier chapitre s’intitule « Marko » mais l’incipit n’adopte pas, contre toute attente, le point de vue du protagoniste « Marko » ; il présente le personnage du point de vue de la serveuse Karine qui l’accueille dans un bar. Il semble donc plus juste de postuler que le roman choral est avant tout une mise en scène de polyphonie, support d’une intention polyphonique à exprimer plutôt que support de la polyphonie. Par une succession d’effets de polyphonie, il installe au cœur du roman une certaine « scénographie » : une scène instituée dans le discours par son énonciation même, qui place les interlocuteurs à une certaine place dans l’espace des discours (Maingueneau [1993] 2004, p. 192-202). La scénographie chorale emprunte au chœur musical ou au polylogue ; elle impose au lecteur une scène de lecture qui, tout en s’inscrivant dans le roman, fait mine de congédier l’énonciation distanciée et objectivante du récit, pour lui substituer les images polyphoniques du théâtre, du recueil, du procès ou du débat. Avec la forme chorale, le polar contemporain se distingue alors au moins du néo-polar par une polyphonie qui s’affiche comme telle : une polyphonie ostentatoire.

Énonciation « agnostique » : la représentation du point de vue

16Puisque la structure chorale n’est qu’une annonce de polyphonie (et puisque la comparaison des types de narration est peu concluante), la deuxième étape du travail a consisté à descendre à l’échelle stylistique pour voir si les traces d’une « autorité fictive » susceptible de gêner les écrivains contemporains ne se situaient pas au niveau de l’articulation énonciative des points de vue. Comment est introduit le point de vue de Martel, de Rita, dans le roman choral Aux animaux la guerre de Nicolas Mathieu ? Combien de temps le lecteur se voit-il octroyer l’accès à leurs consciences avant que nous n’en sortions à nouveau ? Est-ce que le récit fait alterner rapidement les points de vue ? Ces questions sont essentielles pour établir la présence effective de l’auteur dans les romans, et de là son rapport aux questions politiques et sociales bien souvent thématisées dans le polar. On fait alors le pari que « l’autorité fictive » d’un roman se joue aussi à ce niveau : « l’engagement littéraire » est aussi un phénomène énonciatif.

Une polyphonie étendue

17À l’échelle intermédiaire de l’analyse semi-quantitative, on peut s’essayer à quantifier le nombre moyen d’« énonciateurs » principaux présents dans les romans du corpus. Par opposition aux « locuteurs », ceux-ci correspondent, selon la terminologie d’Oswald Ducrot, aux instances (personnelles ou collectives) dont la voix (point de vue, parole) est représentée par celui qui parle (Ducrot 1984). Le relevé que j’ai tenté repose ainsi sur un repérage rapide des personnages qui sont ressentis à la lecture comme focalisant le récit. L’idée était ici de trouver des critères simples, immédiats, mais tout de même précis linguistiquement, permettant d’évaluer (de la manière la plus rationnelle possible) le nombre de foyers de perception de chacun des romans. Je me suis appuyée sur les marqueurs linguistiques du « débrayage énonciatif » identifiés par Alain Rabatel : combinaisons entre un nom propre de personnage et un ou plusieurs verbes de perception ou de discours, ruptures aspectuelles (passage du passé simple du récit à l’imparfait d’une description subjectivée), indices de discours représentés (Rabatel 2003, Rabatel 2009, p. 74-76). Le relevé va dans le même sens que le diagramme ci-haut : il fait apparaître un nombre moyen d’énonciateurs plus élevé dans le polar contemporain que dans le roman noir de la deuxième moitié du XXe siècle. Il corrobore donc l’hypothèse selon laquelle il y aurait dans celui-ci une polyphonie plus généreuse ou plus étendue que dans ce dernier.

Privilège au « point de vue asserté » : le ressort énonciatif du retrait

18Mais surtout, le « dégagement » qui ressort de la scène chorale est aussi appuyé à petite échelle par une certaine manière de représenter le point de vue d’un personnage. Le linguiste Alain Rabatel distingue trois grandes modalités de mise en discours du point de vue, qui induisent différents degrés d’implication ou au contraire d’effacement du narrateur (Rabatel 2009, p. 74-101). On les rappelle ici, avec l’appui d’exemples tirés du Petit bleu de la côte ouest (Manchette 1976) :

  • Le point de vue « raconté » : il s’agit d’un point de vue minimal, complètement intégré à la subjectivité de l’énonciation première. Le point de vue raconté envisage le déroulement des faits à partir de la perspective d’un des acteurs de l’énoncé, sans donner à cet acteur de l’énoncé un espace énonciatif particulier. C’est ainsi qu’on peut qualifier l’écriture de Jean-Patrick Manchette, lorsque celui-ci s’essaie à ce qu’il appelle le style « behavioriste » (dans Le Petit bleu de la côte ouest ou dans La Position du tireur couché) :

Gerfaut tomba lentement en avant la bouche ouverte et l’eau s’engouffra dans sa bouche. Le jeune assaillant le saisit à deux mains par la taille et lui maintint le milieu du corps sous l’eau. L’homme aux mèches livides empoigna les cheveux de Gerfaut dans sa main gauche, et il lui referma son autre main sur la gorge en lui enfonçant les doigts dans la chair, autour du pharynx. Il étranglait Gerfaut en même temps qu’il l’empêchait de sortir la tête de l’eau.

Dans l’instant où on lui avait porté le premier coup, Gerfaut avait eu le plexus solaire juste au niveau de l’eau. Le coup avait été donné tangentiellement à la surface. Sa force s’en était trouvée amoindrie. À présent, Gerfaut n’était pas aussi totalement incapable de réagir qu’il aurait dû (Manchette [1976] 2014, p. 61).

  • Le point de vue « représenté », qui constitue un stade intermédiaire de délégation du récit au personnage. Il se distingue du point de vue raconté par ce que Rabatel appelle « le débrayage énonciatif », qui marque un changement de « plan énonciatif » et de focalisateur. Pour Rabatel, le débrayage énonciatif peut-être associé à une rupture aspectuelle dans l’écriture, logée dans le choix des tiroirs verbaux (le passage du passé simple à l’imparfait dans un récit, associé à un verbe de perception signalant l’entrée dans un point de vue de personnage – nous les soulignons ci-dessous). Ce type d’intrication des points de vue est très classique et l’on trouve déjà beaucoup de descriptions embrayées dans le roman réaliste et naturaliste. Ici un exemple tiré du Petit bleu :

Rasé, douché, peigné, désodorisé, vêtu, vers 14 heures, il se regardait dans la glace de l’entrée. Beau visage pâle et ovale, les cheveux blonds, le nez et le menton énergiques, mais les yeux bleu liquide, le regard un peu vague, un peu mou, un peu étonné et fuyant. La taille un peu petite. L’été passé, chaussée de sabots aux talons gigantesques, Béa le dépassait de plusieurs centimètres. Des proportions, une carrure et des muscles simplement convenables, entretenus par la gymnastique plus ou moins quotidienne. Pas trop d’estomac pour le moment, mais une menace de ce côté. L’ensemble était contenu dans un slip Mariner, un complet de jersey ardoise sur une chemise rayée de blanc et d’ardoise à col blanc uni, cravate prune ; chaussettes de fil ; chaussures anglaises prune aux nombreuses coutures apparentes, ou peut-être appelle-t-on ça des surpiqûres (Manchette [1976] 2014, p. 42-43).

  • Le point de vue « asserté » forme un troisième stade de délégation du récit, dans lequel le focalisateur n’endosse plus seulement la perception de la scène, mais l’acte d’énonciation lui-même. Le récit fait comme si c’était le personnage qui racontait : « avec le point de vue asserté le focalisateur perçoit et pense en racontant », résume Rabatel (Rabatel 2009, p. 101). Ce type de construction du point de vue est marqué par la prolifération des discours rapportés, et par le privilège des discours « libres » (discours indirect libre, discours direct libre), qui ont la particularité d’être peu embrayés (l’instance d’énonciation censée introduire le discours rapporté s’efface) et flous dans leur délimitation (ce qui ouvre le champ à des effets de discours longs) :

Et alors, au bout d’une longue minute, les deux tueurs se mirent à fuir. Parce qu’ils n’arrivaient pas à venir à bout de leur gibier. Parce que leur gibier était devenu une espèce de machine hystérique qui remuait des masses d’eau considérables et qui menaçait à chaque instant de leur faire sauter un œil avec les ongles. Et parce que d’un instant à l’autre, Gerfaut allait retrouver assez d’air pour hurler, et alors les gens alentour, qui pour le moment étaient bien tranquilles et vaquaient à leurs petits jeux et occupations, les gens s’apercevraient que quelque chose n’allait pas. Et il faudrait se frayer un passage à travers une véritable foule, avec de l’eau jusqu’à la taille. Cela ne plaisait pas du tout aux deux tueurs. Ils se mirent donc à fuir (Manchette [1976] 2014, p. 63).

19Il est difficile de rendre parfaitement opérationnelles ces trois catégories tant la mise en forme du point de vue est généralement changeante dans un roman, pas aussi cohérente et clairement répartie que ne le voudrait sans doute Rabatel. Cependant, la conceptualisation du « point de vue asserté » aide à mettre le doigt sur une différence notable entre les corpus du néo-polar et les tendances majoritaires du polar contemporain. Le polar contemporain aime non pas seulement à multiplier les points de vue de personnages, mais aussi à déléguer à ceux-ci des pans entiers de récit, jusqu’à faire disparaître toute trace de l’énonciation première. En bref, le polar contemporain semble privilégier le point de vue asserté. Il privilégie en tout cas une écriture qui repose sur la durée et sur la totalité du point de vue, c’est-à-dire sur une écriture qui minimise les marques d’embrayage énonciatif pour faire disparaître l’auteur.

20Comparons quelques extraits tirés du néo-polar et du polar contemporain pour le montrer. Voici d’abord un extrait de Zulu, de Caryl Férey (2008) :

Neuman ne savait pas qui avait vendu la mèche aux médias (d’après le coroner, la moitié du service vendrait la date de sa mort au premier venu, et l’autre moitié à celui qui mettait un zéro de plus sur le chèque) mais les révélations autour du meurtre de Kate Montgomery eurent, en pleine campagne anti-crime, un effet désastreux. La sauvagerie de l’exécution, le viol, la mèche et les ongles fétiches, la revendication tribale gravée en lettres de sang sur le corps d’une jeune Blanche : le mythe du « Zoulou » pouvait germer dans les rédactions.

Première ethnie du sous-continent africain, les Zoulous avaient traumatisé leur époque en massacrant un régiment anglais — avant d’être passés par les armes. Chargés de défricher les territoires hostiles, les pionniers boers avaient combattu les Zoulous avec la même âpreté, avant de les parquer dans les bantoustans de l’apartheid.

Ololo, « nous vous tuons », était interprété comme un avertissement et une menace à l’encontre de la population blanche, la réminiscence d’une forme d’ethnocide sortie d’un esprit malade, celui du tueur.

Les meurtres ravivaient un passé trouble, volontairement occulté au nom de la réconciliation nationale. La chute du Mur, l’inéluctabilité de la mondialisation et la personnalité hors norme de Mandela avaient eu raison de l’apartheid et des guerres intestines — tout le monde se souvenait de l’accession au pouvoir du leader de l’ANC, quand le Xhosa avait levé les bras de ses pires adversaires, De Klerk l’Afrikaner et Buthelezi le Zoulou, en signe de victoire. Nicole Wiese et Kate Montgomery étaient les enfants de deux symboles, le champion du monde de la première équipe multiraciale et la voix de la nation arc-en-ciel : s’y attaquer était simplement inacceptable. Entre les lignes des rédactions les plus conservatrices, il y avait en filigrane la salissure historique du viol d’une Blanche par un Noir, cette vieille idée de promiscuité où biologie et politique se mêlaient. Les soupçons de viol et de corruption qui pesaient sur Zuma, le leader le plus populiste de l’ANC, n’arrangeaient pas les choses…

Neuman sortait d’une entrevue houleuse avec le chef de la police quand il reçut le rapport détaillé de Tembo (Férey [2008] 2011, p. 294-295).

21Cet extrait introduit la réflexion suscitée dans la conscience du policier Ali Neuman au deuxième meurtre du roman. Dès la première phrase, une interrogative indirecte embraye le point de vue de Neuman, et nous invite implicitement à lire la suite du paragraphe comme formulant textuellement le raisonnement de Neuman sur l’affaire. L’impression qui en résulte est proche de celle du courant de conscience et persiste sur les deux paragraphes suivants, qui introduisent une mise au point documentaire sur le colonialisme boer en Afrique du Sud. On a ici un exemple intéressant de « point de vue asserté », construit par un procédé d’encadrement assez lâche, qui arrange des espaces très longs de « discours autre ». Paradoxalement, le point de vue asserté repose aussi sur la rareté des embrayeurs : Caryl Férey semble ainsi se décharger discrètement du passage documentaire.

22Opposons à cet extrait un extrait tiré des Orpailleurs de Thierry Jonquet, roman noir déjà un peu tardif pour être considéré comme un néo-polar (1993) mais signé de la main d’un écrivain considéré comme central pour le polar de cette génération :

Un clodo frissonnant, soulagé de trouver un lit à sa convenance, s'allongea sur un banc de la place Sainte-Marthe, tout près de l'endroit où l'on avait découvert le cadavre le matin même. Il était deux heures. Un nuage masqua le quartier de lune, et bientôt il plut. Recroquevillé sur son lit de fortune, le clodo leva un poing vengeur vers le ciel dans un geste emphatique.

Maryse Horvel dodelinait de la tête, heureuse et alanguie, en caressant la tête de Butch, enfouie entre ses cuisses. Elle oubliait la putain du périphérique, la petite vieille poignardée square Réaumur, toute cette galerie des horreurs ordinaires, consignée sur les registres de la huitième section du Parquet, et s'abandonnait à son plaisir.

Rue de Tourtille, Nadia Lintz savourait sa première soirée de tranquillité. Elle défit quelques cartons, déballant en vrac vêtements et bibelots à la lumière de sa torche, qui ne tarda pas à manifester des signes de faiblesse (Jonquet [1993] 1998, p. 64-65).

23Voilà un extrait qui a été commenté par Alain Rabatel comme un exemple typique d’instabilité énonciative, constitutive selon lui d’un « ethos narratorial omniscient » (Rabatel 2000). Dans un espace resserré de texte, le récit voyage de la conscience d’un « clodo » anonyme, vers celle de Maryse puis vers celle de Nadia qui se trouve dans un tout autre lieu. Certes, il y a ici représentation du discours des personnages : Maryse pense (je souligne dans l’exemple les marques de subjectivité qui permettraient de défendre l’hypothèse du discours indirect libre), mais le point de vue n’est pas poussé jusqu’au stade où Maryse prendrait le relais du récit principal. La vitesse à laquelle nous sommes extraits de sa conscience pour rentrer dans celle de Nadia nous empêche de parler de point de vue asserté.

24L’effet créé par cette intermittence rapide peut être discuté : l’analyse de Rabatel évoque un effet proche de ce que Gérard Genette appelait le « narrateur omniscient », mais on peut aussi conclure à l’évanescence ou à la disparition du narrateur. Sur un plan strictement énonciatif, l’inconstance du point de vue rend en tout cas assez présente l’instance d’énonciation première, dans la mesure où chaque changement de point de vue nécessite un réembrayage et un nouveau débrayage énonciatif, phases transitoires où le narrateur reparaît. Il y a en tout cas quelqu’un qui vient interrompre le point de vue de personnage, quelqu’un qui d’en haut raconte. C’est aussi dans cette présence subtile que se loge l’« autorité fictive » d’un roman.

25Un deuxième trait semble singulier au contemporain. C’est aussi par la continuité et la totalité du point de vue, semble-t-il, et non pas seulement par le critère de la durée, qu’on peut définir le point de vue asserté : un point de vue long et entier, dont l’incipit du Dernier Lapon offre un bon exemple :

Lundi 10 janvier.

Nuit polaire.

9 h 30. Laponie centrale.

C'était la journée la plus extraordinaire de l'année, celle qui portait tous les espoirs de l'humanité. Demain, le soleil allait renaître. Depuis quarante jours, les femmes et les hommes du vidda survivaient en courbant l'âme, privés de cette source de vie.

Klemet, policier et rationnel, oui rationnel puisque policier, y voyait le signe intangible d'une faute originelle. Pourquoi, sinon, imposer à des êtres humains une telle souffrance ? Quarante jours sans laisser d'ombre, ramenés au niveau du sol, comme des insectes rampants.

Et si, demain, le soleil ne se montrait pas ? Mais Klemet était rationnel. Puisqu'il était policier. Le soleil allait renaître. Finnmark Dagblad, le quotidien local, avait même annoncé dans son édition du matin à quelle heure la malédiction allait être levée. Que le progrès était beau. Comment ses ancêtres avaient-ils pu supporter de ne pas lire dans le journal que le soleil allait revenir à la fin de l'hiver ? Peut-être ne connaissaient-ils pas l'espoir ? (Truc 2012, p. 15)

26Le récit commence de manière assez factuelle. Les indications spatio-temporelles reposent sur le langage objectivant de la référence absolue (date, lieu désigné par un nom propre), et le style est télégraphique : tout laisse d’abord croire à un récit à narration externe. Le personnage principal est ensuite introduit, dans une phrase qui non seulement représente son point de vue (« voyait »), mais qui s’interrompt en outre dans une double expansion détachée à valeur de commentaire (nous la soulignons) qui subjective le discours, si bien qu’on a immédiatement l’impression que le portrait de personnage est en réalité un autoportrait à la troisième personne. La répétition et l’adverbe interlocutif « oui » créent un effet de modalisation autonymique, comme si quelqu’un prenait conscience du récit en train de s’énoncer et venait le confirmer. Puisqu’il est question du point de vue de Klemet juste après, on a alors le sentiment que Klemet se présente lui-même. À ce moment-là de la lecture, on a même le sentiment que ce qui a été raconté avant, que le pronom « y » condense généreusement (en une anaphore résomptive) était aussi focalisé par le personnage. On a donc ici un procédé de subjectivation rétrospective du récit premier par le discours rapporté. L’enchaînement des interrogatives signale ensuite l’entrée dans un segment de discours indirect libre, et le point de vue devient clairement asserté. Le point de vue de Klemet tend alors à contaminer le récit sur des espaces continus et indéfinis ; il est si totalisant et si peu délimité qu’il tend à se substituer à l’instance d’énonciation première, qui s’efface derrière lui.

27Le néo-polar est à l’inverse dominé par un dialogisme narrateur/personnage, ou énonciateur primaire/énonciateur secondaire. Dans Billy Ze Kick, de Jean Vautrin, par exemple, l’embrayage du point de vue est régulièrement relancé, à travers des verbes de perception qui certes, représentent le point de vue du personnage, mais qui dans le même temps créent un point de vue de narrateur :

Clovis se redressa, hébété. Sa mâchoire inférieure remonta lentement à la rencontre de l’autre. La baraque était un petit tas. Cordier était devenu nuage. Un des flics dépassait juste de la main. Le reste de lui, sa gidouille, son baudrier, ses jambes, était enfoui dans les ruines. Mais ce qui parut le plus surnaturel à Chapeau, ce fut le comportement du deuxième agent. Il était plutôt corpulent et pas agile d’habitude. Mais là, il courait, dans tous les sens. Il portait la main à sa tête. Il farfouillait sous toutes les pierres, toutes les poutres… Il allait, il venait, il reniflait (Vautrin [1974] 2011, chap. 23).

28Un verbe comme « paraître », dans « ce qui parut surnaturel à Chapeau » porte ainsi à la fois la perception du personnage-énonciateur et la subjectivité de l’instance narrative première : il est là pour dire la perception, mais aussi pour la valider ou l’invalider. Le point de vue est « imputé » à un énonciateur et arbitré par un autre énonciateur qui se rend ainsi visible (Rabatel 2009, p. 60). De ce fait, la figure de l’auteur est beaucoup plus palpable dans l’énonciation.

La polyphonie comme dispositif délibératif ?

29Quand on cumule les analyses relatives au dispositif choral, les observations faites sur l’hybridation narrative des récits et celles de la mise en discours du point de vue, on a un faisceau de phénomènes qui tous concourent à l’évanescence générale de tout point de vue premier, à la disparition de l’instance auctoriale dans le récit policier contemporain. J’interprète cet effacement comme la traduction d’une posture du retrait politique, car l’ethos « dégagé » que façonne l’énonciation des romans rentre en résonance avec la posture médiatique de prudence et d’agnosticisme politique des auteurs.

30Bien sûr, cette corrélation reste à prouver. Ce n’est pas parce qu’il y a effacement énonciatif que celui-ci exprime forcément un agnosticisme politique. De même, la polyphonie n’est pas forcément le support d’une mise en jeu littéraire des différences politiques. Tout dépend en somme de ce dont les personnages sont porteurs. Il y a dans le roman contemporain des formes de polyphonie qui servent à construire un monologisme d’idées (dans Terminus Radieux d’Antoine Volodine, par exemple, tous les personnages sont alignés idéologiquement).

31N’y a-t-il pas toutefois dans le polar contemporain une tendance à faire de la polyphonie romanesque le support d’un théâtre de la divergence, d’un espace de délibération à faire partager au lecteur ? L’exemple du roman Entre deux mondes, roman d’Olivier Norek sur la question migratoire qui a eu beaucoup de succès et qui est considéré comme relevant du roman noir de critique sociale, est assez intéressant à cet égard. Il confronte, sous la forme d’un récit structurellement polyphonique, les récits croisés d’Adam (agent secret syrien poussé à l’exil et fuyant la Syrie avec sa famille), de Kilani (un enfant soudanais qui rencontre la femme et la fille d’Adam sur un bateau de fortune) et Bastien, jeune policier tout juste muté à Calais. Non seulement le récit confronte Bastien à un choix cornélien (aider Kilani à passer en Angleterre ou faire son travail qui est un travail répressif), mais la polyphonie est présente pour mettre en balance deux raisons divergentes et inconciliables : d’un côté, le point de vue de l’exilé qui doit aller au bout de son voyage, de l’autre, le point de vue du policier de Calais payé pour faire respecter la loi, victime du manque de moyens de la police.

32Le récit du voyage migratoire est incisif. En revanche, la scénographie polyphonique, signalée par ailleurs par tout un ensemble de symboles et de métaphores, à commencer par « l’échangeur 47 » où se déroule « entre deux mondes » une scène de répression racontée du point de vue des policiers (Norek [2017] 2018, p. 184), modère en définitive le propos critique. Le roman dresse un monde où règne la fatalité et où chacun en définitive a de bonnes raisons d’agir comme il agit. Au lieu de choisir un parti, il dramatise l’irréconciliable.

33La structure polyphonique du roman, dans ce cas, neutralise les divergences politiques réelles qui existent pourtant derrière le point de vue des migrants et le point de vue des policiers. Qu’elle soit exhibée comme chorale ou non, elle situe la lecture en amont du parti pris politique, et traduit plutôt la structure du débat d’idées, avec l’idée sous-jacente que la lecture prépare une délibération qui appartient au lecteur. Il me semble qu’on retrouve là la conception éducative volontiers exprimée dans les discours d’escorte du polar (et notamment dans les discours institutionnels et critiques diffusés en festival), qui consiste à faire du polar un dispositif d’action culturelle, susceptible non seulement de renforcer l’esprit critique des populations mais aussi d’en faire des citoyens éclairés et actifs dans le débat public (Amir 2022, 2023).

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34 Cruciaux sont en tout cas les enjeux politiques et idéologiques de la polyphonie romanesque en contexte contemporain. La posture du retrait, le choix de l’hybridation narrative et la construction microtextuelle du point de vue permettent de façonner, à tous les niveaux de la pratique littéraire, le genre du polar comme un espace pluraliste, où le récit devient un lieu de mise en balance des visions du monde, et où l’écriture suspend tout parti pris au nom d’un horizon délibératif devenu primordial dans la manière de donner sens à la littérature. Cet horizon fait écho à la fonction éducative du genre qui s’est imposée via les festivals de polar, et qui entend faire de lui un instrument de lutte contre l’illettrisme et d’éducation à l’esprit critique. Concordantes, ces pratiques et ces conceptions sont révélatrices d’un imaginaire nouveau de l’activité politique, dont la polyphonie semble être l’un des principes discursifs. Cet imaginaire semble prendre ses origines dans les « années Lang » de la politique culturelle française, mais sa généalogie reste à faire. Il reste aussi à évaluer sa diffusion contemporaine dans d’autres espaces du champ littéraire.