Colloques en ligne

Marc Vervel

Oralité et ambivalence du rapport au style chez l’écrivain de genre. Le cas Meckert/Amila

Orality and ambivalence of the genre writer’s relationship to style. The Meckert/Amila case

1Jean Meckert (1910-1995), dont l’œuvre couvre les années 1940 à 1980, et qui, après avoir été publié chez Gallimard à la « Blanche », est passé à la Série noire dans les années 1950 sous le pseudonyme d’Amila, est l’un des auteurs de « polars » français les plus notables de l’après-guerre. Daniel Compère en parle comme du « plus important écrivain français de romans noirs des années 1950-60 » (Compère, 2007, p. 20). Pour autant, on peut dire qu’il reste encore aujourd’hui peu lu au-delà d’un cercle d’« initiés », fans de romans noirs, même si les choses changent – pensons à l’étude fondatrice de Pierre Gauyat (Gauyat, 2013) et aux rééditions et publications d’inédits chez Joëlle Losfeld ou Joseph K. Revenir sur le cas de cet écrivain dans le cadre de réflexions sur la question du style dans le roman policier peut sembler d’autant plus pertinent qu’il occupe une place privilégiée et originale dans le genre, où il a toujours manifesté le souci de « faire œuvre ».

2Il s’agit d’un écrivain à la fois résolument original et absolument ancré dans son temps. Il est le second auteur français publié à la Série noire, et le premier à passer de la « Blanche » à la « Noire » ; dès lors, sa position spécifique dans le « champ » littéraire dans le contexte de la guerre et de l’après-guerre, les divers effets de réception ayant affecté son œuvre, ses « stratégies » obstinément destinées à réaffirmer dans le contexte du genre un ethos adossé à une posture d’auteur (Meizoz, 2007) selon des modalités complexes, ou encore les effets de circulation entre les romans « littéraires » publiés sous le nom de Meckert et les « polars » d’Amila, tous ces éléments, et bien d’autres encore, rendent passionnante à envisager une œuvre éminemment reconnaissable, fortement idiosyncratique, en même temps qu’intrinsèquement associée à l’écriture formulaire et à des traits thématiques et formels largement considérés comme des marqueurs du roman noir français d’après-guerre.

3Il serait à vrai dire passionnant d’entreprendre l’analyse comparée de tel et tel texte de Meckert et d’Amila et d’envisager les ponts, les effets de résonance qui s’en dégagent, tant un certain nombre de ses romans publiés à la « Blanche » et à la « Noire » peuvent à l’occasion se répondre1, parfois terme à terme, du point de vue du matériau thématique comme des choix énonciatifs, narratologiques ou stylistiques. Pour autant, on se propose ici d’aborder l’œuvre en son ensemble, afin d’en dégager quelques traits généraux. Ce qu’il s’agit d’envisager, c’est la manière dont les premiers textes de Meckert témoignent d’un ethos d’auteur spécifique, et dont ses romans noirs vont se voir à leur tour régulièrement traversés de préoccupations et d’approches formelles y faisant écho. L’idée sera de mettre au jour une problématique d’ensemble touchant le statut d’écrivain « divisé » de Meckert et la manière dont il en met les termes en scène dans son œuvre, pour voir comment cette question prend corps par le biais d’une réflexion sur le style et le rapport au texte sous le signe de la « voix », le statut de « l’oralité » jouant ici un rôle absolument central.

De la Blanche à la Noire : parcours d’un écrivain de genre

4Il faut revenir brièvement sur le parcours de Meckert, qui innerve ouvertement l’œuvre. Ses romans, résolument inscrits dans leur époque, sont fréquemment en prise avec un jeu autofictionnel, qui peut aller jusqu’à toucher à l’autobiographie pure et simple. Au cœur de cette articulation se trouve la question de la place spécifique de Meckert dans le « champ », puisqu’il s’agit là d’une question dont il fait un enjeu pour l’œuvre, jusqu’à l’y intégrer explicitement à l’occasion par le biais d’effets de mise en abîme.

5Le parcours de Meckert en fait à l’évidence un auteur éminemment « situé »2. Il naît en 1910 à Paris dans un milieu populaire, grandit à Belleville, connaît une enfance assez difficile : alors que son père a disparu pendant la Première Guerre mondiale et que sa mère est bientôt internée, il passe par l’orphelinat et doit très tôt commencer à travailler, notamment en tant qu’ouvrier, avant de devenir employé de mairie. Son parcours, mais aussi les motifs qui traversent des romans où les ouvriers et le peuple parisien sont très présents, et qui abordent ouvertement des thématiques sociales, ont amené à voir en lui un écrivain prolétarien. Mais si bien des traits se rattachent à ce courant, et si la question d’un tel ancrage se pose plus largement pour le roman noir français (Levet, 2024), Meckert est rétif à toute assignation, à tout « embrigadement » trop massif. Il est de gauche, mais l’anarchisme dont il se revendique relève plutôt d’une sensibilité globale que d’un engagement structuré – un article qu’il a consacré aux réunions anarchistes montre l’ambivalence qui peut être la sienne à l’égard de tout mouvement construit et dès lors potentiellement figé (Meckert, 2021a). Pour pertinent qu’il soit à certains égards, le rapprochement avec le courant prolétarien - comme d’ailleurs avec le courant populiste - a ses limites, on le verra.

6Meckert ne parvient pas tout de suite à se faire publier. C’est le roman Les Coups, écrit au début de la guerre, qui lui permet d’être repéré et marque pour lui un véritable tournant. Remarqué notamment par Queneau, il est publié fin 1941 chez Gallimard, à un moment très particulier de l’histoire de la maison – l’anecdote rapportée par Queneau, selon laquelle son attention fut attirée par le papier à en-tête de la république française sur lequel Meckert, fonctionnaire, avait écrit son manuscrit (Schmitt, 1999), n’est pas aussi anodine qu’il y paraît. Meckert, qui se morfondait dans une place d’employé, abandonne bientôt son poste pour vivre de sa plume. Mais le succès ne vient pas, et il est rapidement contraint d’écrire, à côté des œuvres publiées en son nom, des ouvrages de commande – ce qu’il appellera son « second métier » (Gauyat, 2013, p. 302), qui le ramène à ses origines et à un rapport au travail contraint. Duhamel lui propose bientôt d’écrire pour la Série noire. Il y publie Y’a pas de bon Dieu ! en 1950. Alors que les auteurs Gallimard se désintéressent peu à peu de lui et qu’il ne parvient bientôt plus à se faire publier sous son nom, ce sera désormais à la « Noire » que se fera sauf exception le reste de sa carrière, et qu’il publiera des ouvrages où sa « patte » apparaîtra rapidement de manière très claire3. En 1975, il subit une violente agression – il attribuera cet épisode à une revanche des services secrets suite à la publication de La Vierge et le Taureau (ouvrage exceptionnellement édité aux Presses de la Cité et pour une fois sous le nom de Meckert) qui traite indirectement des essais nucléaires en Polynésie française. Il devient alors partiellement amnésique. Il se remet pourtant finalement à l’écriture, sans parvenir à conjurer ce qu’il vit comme la malédiction de la relégation au genre : ses « Meckert » sont à nouveau refusés, tandis que la Série Noire prend les derniers « Amila », parmi lesquels le plus célèbre, Le Boucher des Hurlus (1982). Ce n’est qu’à l’extrême fin de sa vie que les choses commencent à bouger, avec la réédition en 1993 des Coups chez Pauvert avec une préface d’Annie Le Brun, et c’est surtout après son décès que l’œuvre de Meckert va peu à peu réapparaître.

7C’est donc sous le nom d’Amila que Meckert aura trouvé son public et connu le succès, et qu’il sera passé à la postérité. Il a été rétrospectivement considéré comme le père du néo-polar, par exemple par Siniac, Vautrin ou surtout Daeninckx (Daeninckx, 1998), et les histoires du roman noir français lui confèrent une place privilégiée, décelant dans ses textes l’expression d’un carrefour générique, en lien étroit avec l’ancrage historique, social et biographique de l’œuvre. Franck Évrard parle à son propos du « mariage du roman noir américain et de la tradition populaire française » (Évrard, 1996, p. 162), quand pour Michel Lebrun, « Avec Amila s’opérait, pour la première fois en France, la symbiose du roman prolétarien (romprol) et du roman policier (rompol) » (Lebrun, 1980, p. 49). Ce statut à l’époque assez particulier de l’œuvre tient à l’évidence à son matériau thématique – Amila prend volontiers pour personnages des ouvriers, des paysans, des gens du « peuple », des personnages anonymes –, mais aussi bien sûr à des caractéristiques formelles très affirmées, avec en particulier la mise en avant d’une écriture se donnant sous le signe de l’oralité.

Les Coups, une œuvre sous le signe de l’oralité

8Dès le premier roman, c’est en effet cette part de l’oralité qui frappe Queneau, Gide ou Martin du Gard, et qui va faire la réputation des Coups, véritable matrice pour le reste de l’œuvre. Ce roman se passe sous le Front Populaire, alors que le narrateur-héros, Félix, jeune manœuvre désespéré et révolté par l’injustice sociale, ne sait que faire de sa vie. Il épouse une femme issue d’un milieu bourgeois avec laquelle il a des relations difficiles marquées par une grande violence. Le titre de l’ouvrage, renvoie à tout ce que subit le héros, à son impuissance sociale, mais aussi à sa propre violence, notamment à l’égard de sa femme. Ce qui se donne à lire avec ce roman, c’est une inaptitude à trouver l’apaisement dans un monde résolument sombre et dur. La violence, au cœur du texte, prend corps par le biais d’un usage propre de la langue - langue d’allure simple, directe, populaire, ordinaire, mais aussi frappée au coin de la révolte, du dégoût, de la brutalité.

9Ce sont toutes ces caractéristiques que l’oralité est ici amenée à prendre en charge. Les marqueurs d’oralité renvoient à la langue populaire et familière du héros. Ils sont, surtout, insérés dans un flot discursif fait d’effets de rupture où les traits expressifs visent à rendre compte de l’état d’un personnage en proie à la désillusion et à la colère, et exprimant son rejet d’une modernité urbaine se donnant sous le signe de l’injustice et de la déshumanisation. Au début du chapitre 5, Félix redoute d’être renvoyé de l’atelier où il travaille :

Bientôt l'hiver est venu, la vache, pas tellement en froidure mais en morte-saison. On se demandait toujours si Parmain la prendrait sa fameuse décision énergique de foutre la moitié du monde en chômage pendant que les voitures ne sortent pas.

On vivait des accidents. À nous les pare-chocs maladifs, les caisses défoncées, les ailes gondoleuses, les marchepieds emboutis, les capotes déchirées ! À nous le verglas et les dérapages ! Un bon point aux apprentis ! Un triple ban aux défonceurs de becs de gaz ! Une tournée générale aux chauffeurs de taxis ! Tant qu'il y avait de la casse, il y avait de la vie. Au fond, on se faisait entretenir par les compagnies d'assurances, une combine comme une autre, mais tout de même pas suffisante (Meckert, [1941] 2002, p. 76).

10Le caractère très oral du texte est évident, et se repère par des traits attendus (registre familier, traits phatiques, utilisation de « on » pour « nous », effet de dislocation avec rappel : « si Parmain la prendrait sa fameuse décision énergique »,…) ; il est ici au service d’un travail appuyé de l’expressivité, selon une langue dont le caractère très travaillé est souligné par la mise en œuvre d’un ensemble de traits propres au style coupé. En atteste le travail de la prononciation (avec l’appel répété au point d’exclamation) ou encore l’appel manifeste à la juxtaposition, à l’hypozeuxe, aux parallélismes syntaxiques, aux redoublements de compléments, à l’asyndète, à l’anacoluthe…  L’ensemble des traits formels concourent à créer un effet de ressassement voire de matraquage, au service d’une langue brouillant la frontière entre je narrant et je narré.

11Ces caractéristiques se retrouveront peu ou prou dans l’essentiel des textes, que ce soit à l’échelle de l’ensemble du récit ou de manière plus locale. Meckert-Amila privilégie plus particulièrement à cet égard certains types de tournures qui, si elles se retrouvent aussi chez d’autres auteurs, finissent par faire « signature » tant elles prennent à l’occasion un caractère systématique. Il tend notamment à mettre en avant des éléments rhématiques par le biais de phrases ou de tournures averbales se centrant sur le constituant faisant office de complément, comme on le voit de manière répétée dans l’extrait ci-dessus. Les tournures averbales elliptiques, avec jeu de coordination ou de juxtaposition, font en particulier volontiers retour dans l’œuvre, notamment lorsque le personnage ou le narrateur affirme un point de vue personnel sur l’action, sous le signe par exemple de la colère ou du cynisme ; ainsi, par exemple de ce passage des Fous de Hong Kong (1969), signé Amila :

J’ai vu comment vous avez agi avec Stépano. C’est dégueulasse ! Il a été volé comme dans un bois ! Il a amené l’idée, les dessins, les astuces ! Même les procédés de fabrication, on les tient de Stépano et de Bernard ! L’un, vous l’avez fait expulser ! Et l’autre doit se contenter de croûtons ! Et on appelle ça Verdier-La Ciotat ! Et vous passez pour l’inventeur génial ! Un chantier volé, des idées volées, des ingénieurs au chômage et pas un fifrelin pour les actionnaires ! Il y a vraiment de quoi être fier ! (Amila 1969, p. 211).

12Les structures en parallélisme et l’appel répété au point d’exclamation dominent pour exprimer les reproches rageurs du héros, mais la suite de propositions elliptiques coordonnées fait bientôt retour au moment de condenser et de résumer l’accusation. De tels tours, extrêmement fréquents, servent le plus souvent un effet de cascade verbale où interviennent aussi de nombreux néologismes et détournements affixaux engageant au passage un travail ouvertement « rabelaisien » de la langue. Cette oralité se veut alors brutale, frontale, dénonciatrice, et a inévitablement amené le parallèle avec Céline.

Oralité populaire, oralité littéraire – une posture essentiellement ambivalente au principe d’une mise en tension de la langue

13De fait, un tel parallèle, repéré d’emblée par les lecteurs de Meckert4, n’a cessé d’être noté au cours des années ; et on peut interroger le sens d’un renvoi aussi obstiné. Dans le cadre des jeux de réception de l’œuvre, Céline est posé à la fois comme un modèle et un contre-modèle, comme en témoignent les jeux de complémentation pour parler de Meckert comme d’un « Céline de gauche » (Streiff, 2017) puis d’Amila comme d’un « Céline de la Série Noire » (Ferniot, 2005). Tout autant que celui de la littérature légitimée et de l’écriture de genre, le nouage du littéraire et du politique est à l’évidence ici en jeu. La filiation permet de mettre en avant un « air de famille » pour ce qui est du style en même temps que d’affirmer une distance idéologique : « si politiquement Amila annonce Manchette et le néo-polar, stylistiquement il fait le lien entre Céline, Simonin et ADG » (Gauyat, 2013, p. 198). Alors que l’opposition « gauche » / « droite » a pu être régulièrement pensée selon le poncife opposant les tenants du primat des idées (de gauche) à ceux du style (de droite) (Berthelier, 2022), ce qui modélise d’emblée la réception de Meckert et permet de mobiliser la référence célinienne sur la durée, c’est l’idée d’une certaine approche du style détachée des options idéologiques auxquelles on attendrait de le voir associé. Comme Meckert le rappelle lui-même, en ayant bien en tête un tel jeu d’opposition : « il s’est trouvé qu’après la publication des Coups, on m’a dit : "Mais c’est du Céline !", en ce qui concernait le style évidemment » (Calibre 38, 1988, p. 11).

14D’un point de vue contextuel, la langue d’allure si célinienne de Meckert s’inscrit dans le passage général de l’oralité à la vocalité amorcé en littérature depuis les années 20, et qu’a précisément décrit Gilles Philippe (Philippe 2009). Cette évolution se joue au carrefour de plusieurs questions (Meizoz, 2001), Meckert se situant à l’intersection de celles-ci. Le rapport à l’oralité qui est le sien peut de fait être rapproché à certains égards de la tradition de la littérature prolétarienne, Meckert pouvant aller à l’occasion jusqu’à revendiquer un tel ancrage – il est cela dit à noter qu’il ne semble pas bien au courant de la question, et ne différencie pas toujours clairement roman prolétarien et roman populiste5. Lorsqu’il dit transcrire « son » langage6, il s’inscrit en tout cas indirectement dans une telle tradition7, en récusant tout travail du « style » comme tel et en adoptant une vision essentialisante et spontanéiste du traitement textuel d’une oralité présentée comme l’expression directe et brute d’un « dire » en prise avec sa condition propre. Pour autant, Meckert tend au contraire le plus souvent à insister sur le caractère littéraire et très écrit de « l’oralité » de ses romans : « si le "langage parlé" tend à faire plus vrai, plus véridique que ce qu’on appelle le "beau langage", il n’en reste pas moins que c’est une reconstitution littéraire, et que le tempérament de chaque auteur y joue librement… Je veux dire par là qu’on peut jouer du "langage parlé" en artiste. C’est tout au plus une question de tonalité » (cité par Gauyat, 2013, p. 301). C’est sur cet aspect que revient Meckert le plus régulièrement, en assumant résolument un ancrage littéraire associé à toute une série de noms, de Rabelais à Zola8. La référence « populaire », sans cesser d’exister, se voit alors assujettie à une approche littéraire de l’écriture renvoyant aux débats d’époque sur les modalités de renouvellement du style – dans lesquels Meckert s’insinue cela dit de manière déjà bien tardive. Ce qui est assez original, c’est la manière dont se nouent chez lui selon des termes souvent instables ces divers jeux de filiation. D’où le caractère plus insaisissable qu’il y paraît d’une œuvre aux contours d’allure nette, aux caractéristiques formelles bien visibles, mais qui se joue simultanément au carrefour d’options théoriques difficilement conciliables, et qui peut dès lors tour à tour se donner selon les attentes des lecteurs sous le signe d’une littérature engagée ou plus esthétisante, populaire ou moderniste.

15Cette ambivalence explique pour partie l’intérêt que les lecteurs de Gallimard portent aux Coups lorsqu’ils reçoivent le manuscrit en 1941. C’est évidemment là un moment bien particulier dans l’histoire de la maison - Gallimard a pu conserver une relative autonomie pour ce qui concerne la publication des ouvrages maison en acceptant que le côté « NRF » passe, lui, directement sous le contrôle de Drieu. Dans un tel contexte, Queneau, Gide ou Martin du Gard, dont la sensibilité est notoirement de gauche en même temps qu’ils s’inscrivent pleinement dans le champ de la littérature reconnue, trouvent dans Les Coups un texte puissant en ce qu’il semble toucher à ces deux dimensions, et relève d’un travail de l’écriture et d’une réflexion sur la langue en même temps que s’y lit un esprit de révolte sociale. Car ce statut particulier de l’oralité dans l’œuvre tient d’abord au fait que la question du statut social du langage y est érigée en enjeu central, comme en témoigne le résumé que Meckert livre lui-même de son texte : « Félix tente d'expliquer en phrases saines et drues son désarroi d'être incompris et de mal comprendre. Que ce soit dans ses discussions avec ses patrons, avec les cousins ou avec sa femme, Paulette, Félix souffre toujours de savoir mal s'exprimer. Il lui arrive même d'entrer en conflit, dans l'esprit de sa femme, avec de superbes mots de roman-feuilleton, et de perdre la bataille. Alors, il bat sa femme, au bout du désespoir. Tout comme on est contraint de faire la révolution lorsque les mots, les échanges et finalement l'existence ont perdu tout leur sens profond pour sombrer dans la vulgarité des idées trop couramment reçues et trop rarement ressenties. » (Meckert [1941] 2002, résumé par l’auteur en quatrième de couverture). Le sujet même du texte, c’est la langue, ce qu’ont bien vu aussi Gide ou plus tard Manchette : « « J’y vois avant tout un roman sur les impossibilités de l’expression et sur la domination culturelle qui détermine ces impossibilités. Avoir fait passer tout cela en phrases simples, faussement embarrassées, avec quelques impropriétés stylistiques ("que je dis", "qu’elle dit"), c’est impressionnant » (Manchette 1996, p. 346-7).

16Le roman parle d’une impuissance langagière manifestée par l’oralité, mais le fait au moyen d’un travail formel destiné à lui conférer une portée expressive pour donner corps à cette impuissance. L’ambivalence du rapport de Meckert à la littérature et à la langue devient ainsi en quelque sorte un enjeu essentiel pour l’œuvre elle-même, qui met en scène l’effet de tension sur lequel elle se fonde. On peut reconnaître là, mais à l’intérieur d’une logique de genre, la manifestation d’un jeu paratopique au sens de Maingueneau (Maingueneau 2004), Meckert travaillant, par le biais de ce roman autofictionnel mettant en avant sa position de prolétaire, une position d’écart dans le champ, faisant son sujet de cette question, et en tirant des effets de légitimation de sa position d’écrivain. Il parle obstinément de sa position d’exclusion du champ culturel, mais ce faisant, intègre le champ en question et peut se poser comme auteur, sans cesser de valoriser une approche populaire, qu’il appelle à l’occasion « simple », « vraie », ou encore « saine » - terme récurrent chez lui. Stratégie ambivalente si l’en est, qui pour être au cœur de l’œuvre ne s’en voit pas mieux stabilisée.

Une position impossible d’auteur littéraire ouvrant à une approche de l’oralité sous le signe du genre

17En témoigne le fait que dans les romans suivants de Meckert, le souci de se poser comme « auteur » se manifeste toujours plus clairement, ce qui se traduit par la démultiplication de traits formels fonctionnant comme autant de signes de littérarité de plus en plus affichés. L’oralité, toujours essentielle, va voir sa place progressivement réduite, à côté de passages relevant à l’occasion d’une langue classique, dans des œuvres qui peuvent user d’un régime de narration hétérodiégétique ; Meckert va par ailleurs multiplier des effets de mise en abîme, mettre en scène des personnages d’écrivains porteurs de considérations métadiscursives, engager des propos ouvertement didactiques renvoyant à des « messages » aussi bien politiques que métaphysiques, sur l’aveuglement de l’homme ordinaire, la solitude de l’humain moderne aliéné dans un monde brutal, la supériorité de l’écrivain issu du peuple et se vivant comme à part… ; ce qu’on voit se dégager de plus en plus nettement, c’est une conception de l’écrivain entendu comme porteur d’un message à délivrer, en quoi se signerait sa position particulière. La Ville de plomb (1949) traite de l’histoire de deux amis ouvriers rivaux en amour, et dont l’un, Marcel, est un écrivain en devenir, avec des passages de son propre récit insérés dans le roman. Marcel ne cesse de parler de son ambition d’écrivain, de la manière dont elle signe une élection et en même temps une inaptitude à vivre. Il incarne la division entre l’ancrage populaire et l’aspiration littéraire dont l’association est saisie comme problématique. Il est significatif que le roman qu’écrit Marcel dans le livre traite d’un Paris coupé en deux suite à un bombardement atomique, que tout y renvoie à la question de la division et de la limite à ne pas franchir, et que le héros finisse par passer de l’autre côté pour quitter sa condition aliénée, quitte à disparaître. La question de la division, de l’exclusion, du passage de l’autre côté sur un mode ouvrant sur la mise en danger du moi, tout cela peut être analysé en lien avec la position et l’ambition de Meckert. La fin du livre, quand Marcel parvient à séduire la femme qu’il aime et se voit pour ainsi dire « sauvé » par sa capacité à raconter des histoires, renvoie alors à une supériorité d’auteur enfin reconnue dans le cadre même de la diégèse.

18On peut dès lors comprendre l’échec de Meckert, son positionnement d’auteur « littéraire » – tel qu’il l’envisage – l’amenant à assumer progressivement un rapport à l’écriture toujours plus éloigné de ce que ses premiers lecteurs avaient spontanément cherché et trouvé dans son œuvre, et révélant a posteriori l’ampleur du malentendu initial. Aux yeux de Queneau ou de Martin du Gard, la force de l’œuvre tient à son caractère brut, frontal, à ce travail et à cette mise en scène de l’impuissance de la langue conférant à l’œuvre une vraie originalité formelle9 ; mais pour Meckert, l’enjeu consiste non seulement à témoigner d’une situation mais à en délivrer la vérité, et à témoigner de l’aptitude de l’écrivain à se faire le porteur d’un sens : l’oralité doit être mise en scène mais aussi dépassée dans et par le livre au service d’un message fort et univoque. On comprend qu’une telle aspiration didactique ne puisse qu’ulcérer Queneau ou Martin du Gard : « dès que vous quittez la réalité pour vous essayer à des fictions symboliques, moralisatrices, votre talent s’essouffle et se gauchit […] C’est en approfondissant le réel, et non en voulant viser plus haut, que vous donnerez à votre œuvre ce caractère "moral " que vous cherchez par d’autres voies » (lettre de Martin du Gard à Meckert de 1947, rapportée dans Gauyat, 2013, p. 305-6). Pour eux, l’ambition de Meckert se retourne contre lui, et l’amène à se détourner d’un usage de la langue orale qu’il continue pourtant à adopter, et où réside selon eux sa seule force.

19Le décalage de Meckert avec son époque ne va faire que s’accentuer dans le contexte de l’après-guerre, au moment même où le rapport à l’oralité en littérature revêt par ailleurs de nouveaux contours avec la vogue du genre noir. Alors qu’il n’est politiquement et pour ainsi dire sociologiquement plus au bon endroit, c’est la dimension de son écriture même qui signait la condition d’auteur de Meckert qui va alors se révéler soudain compatible avec un cahier des charges générique – celui de la « Série noire » où Duhamel le recrute précisément au nom du caractère oral et populaire de son écriture (813, 2005, p. 8). Dès lors, l’ambivalence première de Meckert prend un nouveau tour : elle concerne une relation obstinément compliquée à la « littérature », dont il se défie en tant qu’institution figée et élitiste, en même temps qu’il se pense obstinément comme écrivain ; et elle touche tout autant le « genre », qu’il perçoit comme un espace d’expression tout autant que comme un cadre contraignant et emprisonnant. Il peut présenter son entrée à la Série noire comme lui ayant d’emblée convenu : « c’est chez Gallimard que j’ai rencontré Marcel Duhamel qui m’a dit : "Vous savez que le langage parlé que vous avez ressemble beaucoup à celui des Américains… Il n’y a même pas besoin de traduire. Alors si vous voulez faire des romans genre Série Noire, voilà mon vieux… 1… 2… 3… 4… 5 romans ! Imprégnez-vous de ça". Je ne me rappelle plus des titres qu’il a pu me donner, mais j’ai trouvé en effet que ça ressemblait à ce que je voulais faire » (Calibre 38, 1988, p. 7). Mais en même temps, il ne cesse de mettre en avant la part de son œuvre signée Meckert, contre les romans publiés sous l’étiquette du genre : « Entre Jean Meckert et John Amila il y a bien sûr des points communs, ne serait-ce que cette facilité à utiliser le langage parlé, mais John Amila ne peut pas dire tout ce que voudrait dire Meckert. Dans la Série noire, il n’est pas question du moindre commentaire. Il faut de l’action, uniquement de l’action. Dès que je me permets la moindre entorse à cette règle, je suis impitoyablement coupé » (cité dans Gauyat, 2013, p. 156).

De l’oralité à la voix – révolte et expression de soi en contexte de genre

20C’est en ayant en tête ce fond que l’on peut comprendre comment Amila va se saisir de l’oralité pour en faire, précisément, un enjeu de sens de l’intérieur même de la Noire, où elle aura pour fonction de réaffirmer la part de l’auteur au moment même où il adopte les codes et la langue du genre.

21Il est d’abord à noter que la « disparition » de Meckert au profit d’Amila ne relève que partiellement et temporairement d’une logique d’effacement d’auteur – l’idée qu’on a bien affaire à un écrivain comme tel va rapidement se réinsinuer là même où elle paraissait condamnée à disparaître. En 1950, Duhamel impose à Meckert, en même temps qu’un pseudonyme, un prénom à consonance américaine, John, pour un premier roman se déroulant dans un décor américain, Y’a pas de bon Dieu (1950). Mais l’ouvrage n’en est pas moins présenté comme adapté en français par Meckert, et dès le second roman, Motus ! (1953), l’action revient en France, dans un milieu populaire – celui des éclusiers -, et la langue mobilise largement une langue dialectale et argotique. Quant au prénom « Jean », il fait retour et se substitue à « John » à la fin des années 50, tandis qu’en quatrième de couverture apparaît sa photographie – avant en tout cas que les publicités n’envahissent cet espace dans les années 70. Le nom « Jean Amila » dit alors ainsi à la fois la « division » Meckert-Amila, en même temps qu’un principe de continuité à l’œuvre entre deux écritures.

22Cette affirmation tacite va de pair avec la construction d’un univers qui se caractérise notamment par la mise en avant de thématiques politiques10, Amila cherchant obstinément à « se faire entendre » et intégrant volontiers à l’occasion le cours de l’histoire et les questions géopolitiques (Première Guerre mondiale, Hiroshima, essais atomiques en Polynésie française, etc.). Dans un premier temps, Duhamel infléchit ce positionnement, comme à propos de Motus ! où il oppose à Amila la visée « populaire » de la Noire, au sens cette fois-ci médiatique du terme : « il est un peu scabreux de donner à un roman de collection courante populaire un argument de politique actuelle ; la Série noire ne peut pas se permettre, étant donné la diversité et le nombre de ses lecteurs, de prendre position dans un conflit international ? » (cité par Gauyat, 2013, p. 309). Mais très rapidement, les choses évoluent, et les romans endossent à l’occasion un discours de plus en plus dénonciateur, en particulier dans des textes tels que À qui ai-je l’honneur ? (1974), où les services secrets français sont présentés comme une mafia pratiquant systématiquement le meurtre et la torture. Dès lors, les textes parlent d’hommes ordinaires pris dans la spirale de l’histoire ou confrontés à des milieux étrangers et qui courent à leur perte. Dans ce contexte réapparaît la propension au « message » de Meckert, qui prend ici un tour plus concret et ancré pour dire le « tragique » de l’homme moderne et la nécessité de se libérer des chaînes sociales, quitte à devenir meurtrier, comme dans Noces de soufre.

23C’est dans un tel cadre que Meckert reprend et élargit son rapport à l’oralité – qui, tout en occupant une place très importante dans les romans, peut tout à fait s’articuler, en particulier dans les textes à la troisième personne, à des passages se posant comme non marqués. Ce qui est à noter, c’est que ces effets d’oralité, quelle que soit leur importance dans le roman, sont généralement pris dans des approches formelles destinées à les désigner comme porteurs de sens. L’oralité, ce peut par exemple être, dans les textes, ce qui exprime une vérité retrouvée des choses, un rapport au monde refusant le mensonge social. Il en est ainsi dès le premier Amila, Y’a pas de bon Dieu !, qui place d’abord l’oralité au second plan : le héros-narrateur, un pasteur américain, est du côté du « beau langage » tout autant que de la maîtrise de soi. La conquête de l’oralité surgit en même temps que la violence, et signe alors l’irruption d’une « vérité » du moi se manifestant aux yeux du héros de manière impromptue et comme de l’extérieur : « "Stop ! Jette ta seringue !" C’était moi qui parlais ! J’avais une voix toute neuve que je ne connaissais pas » (Amila, 1950, p. 42).

24Cette « oralité » meckertienne n’est pas exactement l’argot associé au banditisme parisien qu’on trouve par exemple chez Simonin. Amila a certes mis en scène à l’occasion des truands, usant alors de la langue conventionnellement associée au « milieu » et de divers jeux verbaux exprimés selon une perspective ironique et distanciée11 ; mais en réalité, cette approche de la langue peut, d’ailleurs sans solution de continuité, s’allier à des tours plus proprement meckertiens :

Combien de temps va-t-il rester à Paris ? se demandait-il… Il a la mine d’un gars qui est pourri de fric. Tout lui réussit ! Il est venu faire une virée de surveillance et d’encaisse, probable ! Ce type est milliardaire, c’est certain, par personnes interposées ! Toujours en cavale, mais jamais alpagué ! La vie d’un grand fauve ! La reine des vies !… Il arrive à ça, lui ! Mais moi, je ferai encore mieux ! Parce que, en plus, j’ai de la classe, moi ! Et ce que je veux, c’est pas seulement les mille briques, mais le salut des condés !… Sans trop se mouiller, et autrement peinard !… Dix ans, vingt ans, s’il le faut ! Y a pas le feu au robinet ! (Amila, 1955, p. 31)

25On est toujours ici dans une écriture de genre aux traits reconnaissables, mais en même temps s’affirment de manière plus marquée dans de tels passages les traits déjà notés plus haut à propos de l’écriture meckertienne, avec le travail de la progression rythmique et thématique, de la ponctuation, tout autant que le goût des structures parallèles ou des phrases averbales, l’ensemble visant à réaffirmer le point de vue propre d’un personnage cherchant rageusement à trouver sa place propre et l’exprimant dans un style quasi-percussif.

26Dès lors, l’oralité revêt plus que jamais un caractère stratégique dans les romans d’Amila. L’oralité renvoie certes conventionnellement à un codage de genre. Mais par le marquage spécifique que lui imprime Meckert, avec ce tour quasi-idiosyncratique des traits qu’on a pu noter et qui reviennent obstinément dans l’œuvre, elle exprime une dimension de révolte et de volonté de réaffirmation de la part du sujet renvoyant en dernière analyse à l’instance auctoriale, dans la mesure même où elle fait le pont entre l’ensemble des écrits signés d’un nom ou de l’autre au sein de l’œuvre. Si les romans signés Amila ne cessent, comme les Meckert avant eux, de confronter des personnages porteurs de manières de parler différentes et de les opposer, c’est dans l’optique le plus souvent de valoriser in fine cette langue orale très particulière et vue comme du côté de l’expression intérieure, et dès lors de faire prévaloir une certaine idée de la « voix », pensée ici comme une instance transcendante et en dernière analyse irréductible à tout réalisme romanesque. Cette « voix » se donne à entendre par le biais de ces passages très marqués qui font régulièrement retour et, dans des textes souvent empreints d’effets de polyphonie, peuvent de fait et indifféremment renvoyer aussi bien au personnage qu’au narrateur ou à une instance en dernière analyse insituable (Patron, 2015). Dans certains romans, l’apparition de la « voix » peut ainsi n’avoir plus guère de rapport avec la situation narrative ou avec une langue attribuable aux personnages, comme pour renvoyer de manière résolue à une instance supérieure se posant de manière autonome et exprimant son propre rapport révolté au monde. Pensons par exemple à La Lune d’Omaha. Dans ce récit écrit à la troisième personne et empruntant à divers registres, le héros américain peine à s’exprimer en français, mais alors qu’il éprouve une sensation de colère, ses pensées intérieures, par le biais du discours indirect libre, relèvent soudain d’une langue familière et argotique exprimant subitement sa « vérité », le texte semblant se délecter de juxtaposer sans complexe ces deux langues a priori incompatibles à l’intérieur d’un même sujet :

- Meilleur vous fait allusion quand vous fait le catéchisme à moi, dit Reilly. Alors je fous père Delouis à la pôte ! Maintenant je peux plous je fous à la pôte ! Monsieur l’eubbé, l’honneur de vous saouler !

Et il sortit avec une grande dignité.

Il lui semblait qu’il était porteur d’une nouvelle terrible qui allait faire boum dans les relations internationales !

Bondit au volant, démarre, passe les vitesses ! La petite route de Saint-Laurent à Colleville est farcie de virages aveugles ! Les prend à quatre-vingt-dix ! Furieux ! Ça ira loin ! En référer au supérieur ! Immédiat ! Se passera pas comme ça ! (Amila, 1964b, p. 66)

27Langue orale, argotique, populaire, qui paraît relever du discours indirect libre mais ne saurait pourtant être celle du personnage pas plus que d’un narrateur insituable. Si elle en dit pourtant l’essence profonde, c’est dans la mesure où elle tient de cette oralité pensée comme transcendante et comme susceptible de renvoyer à une instance discursive conférant à l’œuvre son unité sous le signe de la révolte et de la réaffirmation d’une radicale subjectivité.

28Il y aurait beaucoup à dire sur les conséquences qu’Amila a pu tirer d’un tel traitement de l’oralité destiné à construire en contexte de genre une œuvre rêvant de se présenter sous le signe de l’idiosyncrasie ; du point de vue de la conduite du récit, on peut noter par exemple qu’il met fréquemment en place une logique du détour et de l’évidement narratif en lien avec ce rapport à la parole envisagée comme expression d’un individu en décalage avec l’univers où il évolue. Le drame global est généralement trompeur ici, la vraie affaire est intime, souvent conjugale, et c’est aussi en lien avec sa violence propre que prend sens la manifestation d’une oralité brutale comme manifestation du refus du compromis social. Par ailleurs, on peut retrouver en mode mineur dans certains Amila la trace de la « pensée » littéraire de Meckert, et certains de ses romans peuvent être vus à leur tour comme des mises en abîme où se dit sur un mode décalé la place de l’écrivain, chez qui le rapport à l’oralité permet de construire une paratopie au second degré, et de mettre en scène un ethos propre d’écrivain sous le signe du décalage, à l’écart du « littéraire » en son ensemble aussi bien que du rapport au genre lui-même. Un certain nombre de personnages font office de « poètes », d’écrivains ou d’artistes chez Amila, et engagent un rapport explicite à l’art et au style, sous le signe du pas de côté, à la manière de Michel, le héros de Pitié pour les rats ! (1964), ouvrier et voleur qui ne s’occupe que de questions de style12, et se révolte contre Julien, jeune bellâtre de l’OAS cherchant à tirer un maximum de profit de ses méfaits – où se dit aussi, en l’occurrence, une défiance à l’égard du discours de rentabilité porté par la Série noire. Il s’agit au fond toujours d’en revenir à l’art, et à une certaine idée de la langue orale en contexte littéraire, en tant qu’elle est en prise avec l’individu en lui-même, et peut dès lors ouvrir à un véritable espace relationnel, au respect de l’autre, et qu’elle constitue ainsi l’œuvre en refuge. Au fond, Meckert n’aura jamais cessé de penser la langue, et un usage oral de la langue en contexte littéraire, comme ce qui lui permet de faire œuvre dans la mesure même où c’est par là que l’individu peut plus généralement s’adresser valablement au collectif, et rétablir dans le cadre du texte ce qui relève du lien humain : « A mon sens, le gros inconvénient du langage "noble", c’est qu’il recrée à tous les niveaux une humanité qui n’a qu’un faible rapport à l’humanité toute simple. Le "beau langage" tire la couverture à lui et on dit : "Ah ! que c’est beau !..." Seulement nous on est tous nus et on grelotte ! Le langage parlé, lui, partage la couverture avec nous. C’est peut-être moins beau, mais c’est plus chaud, plus vrai, et finalement plus émouvant » (cité dans Gauyat, 2013, p. 302). L’oralité, chez Meckert-Amila, est loin d’être neutre – elle dit, sur fond de questionnements d’époque, la quête obstinée d’un style, d’une place propre, dans un monde qu’il ne cesse simultanément de décrire comme n’étant pas absolument le sien.