Colloques en ligne

Gaëlle Debeaux

Peut-on faire confiance aux utopies de l’effondrement ?

Can We Trust the Utopias of Collapse?

Certes, on publie aujourd’hui de nombreux romans apocalyptiques et dystopiques, mais leur existence ne permet pas d’affirmer que le désastre écologique et civilisationnel contemporain occupe dans nos imaginaires la place qu’il prend dans la réalité : ces romans restent minoritaires, soit au sens où ils sortent des canons formels dominants du roman moderne et demeurent peu diffusés, soit au sens où ils sont relégués aux marges de la littérature légitime, cantonnés par exemple dans des genres mineurs (la science-fiction, la fantasy). Au point qu’on peut accuser la littérature non seulement de négliger, mais véritablement d’occulter le dérèglement climatique. D’autres représentations, d’autres formes narratives que les formes dominantes sont nécessaires pour penser celui-ci (Engélibert, 2021, p. 66).

1Le constat que propose Jean-Paul Engélibert dans la citation qui ouvre cet article ne manque pas d’interroger, tant il semble que l’imaginaire de la fin envahit les productions littéraires et visuelles (cinématographiques ou sérielles) contemporaines, notamment populaires. Cependant, force est de constater que celles-ci relèvent de fait le plus souvent de ce que l’on nomme « littérature de genre » : cet article vise plutôt, comme y incite le chercheur, à se pencher sur un corpus tentant de déployer « d’autres formes narratives » appartenant au champ large des fictions de l’effondrement. On peut distinguer ces dernières des fictions dystopiques ou post-apocalyptiques en général : la dystopie, comme l’expose efficacement Laurent Bazin (Bazin, 2019), n’est pas seulement la description d’un univers cauchemardesque régi par des lois et un système politique autoritaire, voire fasciste (comme on pourrait le voir dans une des œuvres majeures du genre, 1984 de George Orwell), mais aussi le renversement de l’utopie, en somme une utopie qui tourne mal. Ces dystopies peuvent présenter ou prendre ancrage dans un univers apocalyptique ou d’après l’apocalypse, qu’il s’agisse d’une apocalypse climatique (liée à une catastrophe qui détruirait tout sur son passage, feux ravageurs comme dans le roman suédois Et la forêt brûlera sous nos pas [Även om allt tar slut] de Jens Liljestrand ou bien élévation incontrôlable du niveau de la mer et inondations monstrueuses, comme dans Vivonne de Jérôme Leroy), ou encore d’une apocalypse industrielle – notamment une catastrophe nucléaire, comme dans Et toujours Les forêts de Sandrine Collette ou bien dans Le Monde après nous [Leave the World Behind] de Rumaan Alam. Ces récits apocalyptiques adoptent généralement le point de vue d’un personnage, ou d’une unité restreinte (la famille) pour mettre en scène une forme de lutte pour la survie, comme on le voit par exemple dans le grand classique du genre, La Route [The Road] de Cormac McCarthy. S’il est bien question, dans ces œuvres, d’un effondrement (ou même d’effondrements multiples), la catastrophe reste au centre en ce que l’on parvient à distinguer un point de rupture dans la ligne du temps, un événement qui enclenche tout le reste et qui signale l’impossible retour en arrière ; il s’agit alors de confronter le personnage dans son individualité à la catastrophe, pour mesurer sa résilience. Dans les fictions de l’effondrement que cet article évoque, ces phénomènes sont présents mais l’angle d’approche n’est pas tout à fait le même : ces récits s’ancrent généralement dans une temporalité longue, et donnent à voir la catastrophe comme un phénomène multifactoriel, lent et dans lequel les personnages sont englués – comme par exemple dans la courte série du collectif Les Parasites, diffusée en 2019 sur Canal+ et, précisément, nommée L’Effondrement, qui explore en huit épisodes relativement brefs différentes situations dans lesquelles sont pris un ensemble varié de personnages, face à la disparition progressive de tout repère politique ou social. Dans ces fictions, la catastrophe (climatique, industrielle) enclenche une série de réactions qui conduisent à l’effondrement du système capitaliste – compris aussi comme l’effondrement du système démocratique. Ce sont donc des fictions de l’occidentalité, témoignant à la fois de la peur de la perte du confort matériel des sociétés industrialisées, et de l’angoisse de la montée des fascismes. Enfin, ces fictions de l’effondrement présentent régulièrement des focalisations multiples : par-là, on quitte le point de vue individualisé, unique, pour rejoindre une perspective plurielle.

2Ces fictions de l’effondrement relèvent bien, en partie, d’une perspective dystopique, si l’on suit notamment le postulat de Laurent Bazin pour qui « la dystopie n’est pas seulement une forme narrative ou une catégorie esthétique mais bien une vision du monde qui est aussi un mode de pensée ; [elle] est donc à ce titre intrinsèquement liée à ce qu’on appelle une épistémè, à savoir le système de connaissances et de représentations propres à une communauté élargie » (Bazin, 2019, p. 7). De fait, elles donnent à lire, à un moment où à un autre du récit, la description d’un phénomène cataclysmique. Mais ce qu’elles explorent sont avant tout les modalités de l’effondrement des systèmes sociopolitiques occidentaux, post-capitalistes ; elles mettent en scène ce qu’Emmanuel Bouju a mis au jour à propos des récits de la dette et de sa crise :

[…] [L]a crise des dettes (souveraines et individuelles) apparaît bel et bien, dans le roman européen, comme une crise du crédit démocratique (et de la croyance dans le futur) : crise indissociablement économique, politique et symbolique, qui remet en cause l’horizon commun, en rendant impossible la réunion du symbolon social, la résorption contractuelle de la scission interindividuelle, intercommunautaire et internationale (Bouju, 2017, p. 64).

3La spécificité des fictions de l’effondrement dont il est ici question résiderait alors dans leur capacité à interroger précisément cette « croyance dans le futur », en la refondant en dehors du marché de la dette. De ce fait, ces récits peuvent se penser comme des laboratoires politiques, dans lesquels, par la fiction, on tenterait d’élaborer de nouveaux modèles – le plus souvent par la tentative de fonder des démocraties directes. En ce sens, ces récits relèvent tout autant d’une lecture utopique que dystopique. Ils paraissent donc être un terrain d’investigation fécond pour la question au centre de ce dossier, parce que ces modèles politiques renouvelés reposent sur la possibilité de faire émerger des relations fondées sur la parole, l’échange, et sur des logiques de confiance réciproque malgré l’effondrement des systèmes d’attestation antérieurs. La confiance y apparaît comme un enjeu central, en tant qu’elle est bien un « instrument d’évolution sociale et économique, et [une] règle politique d’échange et d’interlocution », ainsi que le rappelait l’avant-propos.

4Les deux romans qui composent le corpus de travail ont été publiés ces dernières années, et sont tous deux le fait d’autrices, ce qui a également une importance dans la réflexion. Après le monde, paru en janvier 2020 aux éditions Buchet Chastel, est le fait de la romancière suisse Antoinette Rychner. Ce roman a connu un certain succès à sa parution, sans doute parce qu’il présentait des échos avec la situation de crise sanitaire dans laquelle nous nous apprêtions à entrer : le point de départ de l’effondrement se situe en effet en l’an 2022, soit dans un futur très proche – une façon d’indiquer que le temps de la catastrophe n’est plus tant celui de l’anticipation que celui de notre propre présent. Si celle-ci n’est pas sanitaire mais bien climatique dans le récit – un « cyclone ravageur », comme l’indique la quatrième de couverture, détruisant la Californie et entraînant la chute du système bancaire américain en raison d’une défaillance généralisée des assurances – elle n’est, finalement, qu’anecdotique : le cyclone n’est pas l’enjeu du roman, et n’est, en quelque sorte, que l’impulsion, pleinement triviale, qui enclenche l’effondrement du château de cartes monétaire. Le récit se présente alors sous la forme de chapitres faisant alterner des « Chants » élaborés par deux protagonistes, Christelle et Barbara, rédigés à la première personne du pluriel et au féminin générique, dans lesquels elles retracent l’origine et le développement de l’effondrement, dans une refondation épique du langage, et des chapitres portant des noms féminins, autant de personnages incarnant différents points de vue sur le monde et portés par une narration extradiégétique qui adopte temporairement le point de vue de chacune. L’histoire – même s’il n’y a pas à proprement parler d’intrigue dans ce roman – se tisse à l’intersection de ces personnages et expose différentes communautés plus ou moins utopiques qui tentent d’émerger depuis les cendres du capitalisme. Tabor, de l’autrice française Phoebe Hadjimarkos Clarke, a été publié en avril 2021 par Le Sabot, originairement une revue littéraire : Tabor est le premier roman à la fois de l’autrice et de ce collectif devenu maison d’édition, dans une collection bien nommée, « Le Seum ». Comme Après le monde, c’est un roman d’anticipation, que le marché éditorial envisage comme un récit de science-fiction – l’autrice est plus prudente avec cette catégorisation (voir Vion-Dury, 2022). Ici, le point de départ de l’effondrement est une catastrophe climatique conduisant à l’engloutissement par les eaux du territoire français : cette catastrophe se déroule alors que les protagonistes du récit, de jeunes gens activistes climatiques, ont entrepris de résister en s’accrochant aux arbres, ce qui n’est pas sans évoquer la trajectoire de Cosimo, le fameux « baron perché » imaginé par Italo Calvino ; ce faisant, ils tentent de fonder, comme on a pu le voir dans les différentes ZAD (à Notre-Dame des Landes, à Bure) ces dernières années en France, des communautés alternatives aux fondations utopistes. C’est donc tout naturellement que se crée, après la catastrophe, une micro-société communautaire, dans un hameau abandonné situé un peu en hauteur, aux abords d’une forêt. L’ensemble du récit suit la vie de cette société elle aussi utopique, à travers un récit choral : chaque chapitre (ou presque) porte un surtitre indiquant le personnage focalisateur, certains, plus importants dans l’économie narrative, faisant régulièrement retour, comme Mona et Pauli, deux jeunes femmes entretenant une relation amoureuse qui est aussi au cœur du récit. Certains de ces chapitres sont énoncés à la troisième personne, la plupart à la première personne, dans une narration intra et homodiégétique.

5Ces deux romans offrent un traitement narratif spécifique de l’effondrement : la narration plurielle ou chorale, favorisant la démultiplication des points de vue, fait de l’échange de la parole le cœur de ces récits de refondation. Dès lors, et puisque les régimes politiques, économiques et sociaux se sont effondrés, il s’agit de reconstruire une nouvelle société démocratique, fondée sur un renouvellement de la confiance interpersonnelle. Cet enjeu thématique, nous en faisons ici l’hypothèse, est aussi un enjeu narratif, précisément parce que nous avons à faire à des récits pluriels, confrontant la lectrice ou le lecteur à des points de vue multiples, souvent divergents – quant aux modalités d’organisation, quant aux choix intimes, mais aussi, à l’extrême, quant à la nature même de l’effondrement. De la sorte, la lectrice est placée face à l’émergence d’utopies au cœur d’un régime dystopique, dont il s’agit de prendre la mesure : faut-il faire confiance à ces utopies de l’effondrement ? Il s’agit donc de tenter de considérer la portée politique et éthique de ces récits d’anticipation.

Désirer l’effondrement : des récits antisociaux ?

6L’expression « utopies de l’effondrement » peut sembler paradoxale. De fait, ces récits mettent en scène la refondation de communautés autonomes, auto-gérées et démocratiques : d’une certaine façon, l’effondrement peut être compris comme la condition même de possibilité de cette utopie politique. En d’autres termes, l’horizon initial de ces récits est de désirer l’effondrement de notre monde.

7Une des raisons pour lesquelles il faudrait désirer l’effondrement, dans une perspective collapsologique, repose dans la reconnaissance que celui-ci est inéluctable. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, dans leur essai paru en 2015 aux éditions du Seuil où ils proposent la notion de collapsologie, postulent ainsi qu’« aujourd’hui, l’utopie a changé de camp : est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. L’effondrement est l’horizon de notre génération, c’est le début de son avenir. Qu’y aura-t-il après ? Tout cela reste à penser, à imaginer, et à vivre… » (Servigne et Stevens, 2015, quatrième de couverture). Cet ouvrage se présente donc comme un appel à l’invention de récits de l’après, dans le but de « transformer nos imaginaires ». Mais il s’agit aussi de pointer du doigt l’hypocrisie du monde dans lequel on vit, qui se bercerait de fictions concernant la possibilité d’un « développement durable » ou d’une quelconque « transition énergétique », prolongeant un système capitaliste pourtant à bout de souffle : un monde, en somme, dans lequel les récits du capitalisme tardif doivent être contrebalancés par des récits de vérité – selon la perspective collapsologique – s’affrontant au pire (voir également Canabate, 2021).

8De fait, dans les deux romans, un des ferments de l’effondrement réside précisément dans la perte de confiance dans ces grands récits du capitalisme, comme on le voit dans Après le monde : dans le chapitre intitulé « Chant de témoignage, 1 », qui raconte l’ouragan catastrophique causant soixante mille morts sur la côte Ouest des États-Unis, on voit comment, inexorablement, cet événement climatique entraîne, par un effet boule de neige, la dissolution de tout un système fondé sur l’équilibre, précaire, de la dette.

La Californie, avons-nous appris, était l’un des États où les particuliers comme les sociétés étaient les plus assurés. Mais les coûts des dégâts se révélaient si massifs qu’on craignait l’incapacité à les couvrir. […] Avant Noël, il devient évident qu[e les compagnies d’assurance] ne s’en sortiraient pas. […] Semaine après semaine, de nouvelles réunions au sommet, de nouveaux plans d’urgence étaient annoncés. Nous avons entendu parler de nationalisations mais, devant les montants exigés, il apparut que recourir aux contribuables cette fois-ci aurait mis l’État en défaut immédiat. […] Une idée commençait à poindre : si les États-Unis avaient pu continuer à emprunter si facilement, ce n’était pas parce que leur dette était davantage remboursable que celle des pays pauvres, mais parce que des taux faibles avaient représenté la condition même d’évitement d’un nouveau krach et que les opérateurs estimaient qu’ils seraient les derniers à devenir insolvables. Et voilà que cette confiance volait en éclat : entre le 27 et le 28 février, le dollar, hégémonique depuis des décennies, chutait en Bourse (Rychner, 2020, p. 44-47).

9Cette mise en récit de l’effondrement capitaliste, portée par une écriture de la vitesse qui avance, linéairement et inexorablement, vers la rupture du système, se présente comme plausible parce qu’elle emprunte un scénario envisagé par certains discours économistes contemporains. La confiance dans le système, comprise comme à son fondement même, est alors bien ce pivot sans lequel toute la fiction capitaliste s’écroule, comme le rappelle le récit quelques pages plus loin :

Dans le monde que nous avions connu, chaque acheminement commençait par un crédit. Et entre les conseils réunis autour de tables design, les gigantesques grues empilant des containers et notre économie à nous – celle des sommes que nous virions à nos opérateurs téléphoniques ou des billets que nous échangions contre nos quiches à emporter –, des corrélations inflexibles se sont révélées, entièrement basées sur des monnaies fiduciaires, c’est-à-dire non soutenues par un dépôt de valeur en or, en argent ou en terre. Tout ce qui avait fait notre base matérielle et avait, par extension, conditionné une grande partie de nos rapports les unes aux autres avait été prêté, avec intérêt. Mais qui pouvait encore émettre des créances, ou honorer ses engagements ? (Rychner, 2020, p. 51)

10C’est bien à partir du moment où l’échange de créances n’est plus possible que l’ensemble du monde s’écroule, économique, mais aussi relationnel : le grand récit du capitalisme, hégémonique, se dévoile pour ce qu’il est, une fiction – une fiction dans laquelle plus personne ne peut avoir confiance. Dans Tabor, les premiers chapitres proposent, par une analepse, un retour dans le monde d’avant la catastrophe, un monde dominé par l’économie de marché aveugle à la crise écologique ; l’une des protagonistes, Mona, cherche à lutter mais en vain, contre cette hydre capitaliste : « Elle sentait que se dressait contre tout l’univers un adversaire immense qui le précipitait à sa perte et avec lequel il était probablement dérisoire de se battre. Quelque chose de désincarné et de méchant, une opposition abstraite qui invalidait tout, parce que l’ouverture ou l’obturation du réel dépendait uniquement de cet ennemi qui n’en faisait qu’à sa tête » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 57).

11Dans les deux cas, la situation est aporétique : l’effondrement apparaît comme inéluctable dans Après le monde, tandis qu’il en devient souhaitable dans Tabor car ce serait la seule solution pour échapper à l’inaction. C’est le désir qui anime le personnage de Mona, celle que le récit désigne comme « l’idéologue du campement » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 83) :

Mona a toujours rêvé de cet effondrement, même si ces rêves étaient parfois peu avouables et tout à fait secrets. D’abord parce qu’un véritable cataclysme serait une preuve de sa clairvoyance, validant son militantisme tout en le renvoyant à une définitive inutilité, ensuite parce qu’elle souhaitait toujours que le monde soit révolutionné et plus souvent encore que crèvent le monde dont elle a hérité et tous ceux qui y vivent, car à quoi bon leurs vies minuscules et destructrices, leurs vies d’insectes aveugles ou malveillants, habités par la volonté de tout ronger en dépit du bon sens. Ce souhait-là, aussi, était indicible […] (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 73).

12Dès lors, la lectrice doit comprendre qu’il ne faut pas craindre l’effondrement : s’il est inéluctable, alors peut-être faudrait-il le désirer, comme une sorte de table rase permettant de reconstruire le monde sur de meilleures fondations ? Raphaëlle Guidée et Jean-Paul Engélibert rappellent que c’est un trait commun dans les récits apocalyptiques contemporains : « Les fictions apocalyptiques d’aujourd’hui font table rase du présent pour imaginer le néant, avec désespoir ou nihilisme, ou le détruisent pour le reconstruire, avec utopisme ou tout simplement disponibilité, hospitalité à l’égard de ce qui arrive » (Engélibert et Guidée, 2018, p. 11). L’effondrement serait donc bien, dans ces récits, la condition de possibilité de l’utopie.

13Cette utopie peut être désignée dans les deux romans comme écoféministe, puisqu’il s’agit bien de refonder une société égalitaire, dans laquelle l’existence en symbiose avec la nature se pense également comme respectueuse de chacun par-delà les distinctions de genre, mais aussi identitaires de tous ordres (pour une définition complète de l’écoféminisme, voir Burgart-Goutal, 2020). On en trouve le principe brièvement et efficacement énoncé dans Tabor : « On aime à penser qu’on a inventé des manières d’exister nouvelles et meilleures, plus libres » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 19). Cette affirmation est énoncée dans un chapitre incarnant un point de vue spécifique, celui de « Tabor », ce hameau dans lequel la petite communauté a trouvé refuge et s’est constituée année après année ; il a été nommé ainsi par le personnage de Mona, en référence, pêle-mêle, au « mont hébreu épargné par le Déluge » dans la tradition juive, au village fondé au XVe siècle par une communauté « anarcho-mystique » en Bohème, et à l’idée de campement, que le mot désigne en tchèque. On pourrait aussi dire que « Tabor », dans le roman éponyme, c’est en fait l’autre nom de l’utopie, ce lieu de nulle part où tout devient possible, entouré par la forêt1 qui le protège en même temps qu’elle l’exclut du reste de la société. Comme on le lit un peu plus loin, à travers la voix de Mona, Tabor est

à une ère nouvelle, purifiée, une ère incertaine, mais illuminée. Nous vivons dans une forme de paix. Nous tentons de trouver un état de symbiose avec la nature malade, les saisons déréglées, avec nous-mêmes comme groupe changeant. C’est un travail infini, mais c’est un bon travail, celui de restaurer une forme d’harmonie. Le groupe d’ailleurs n’est pas sans conflit, mais nous vivons dans une interdépendance si précise que nos rapports ne peuvent se jouer que sur le mode de l’égalité (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 83-84).

14Ce travail est à la source même de l’utopie, qui s’énonce dans un chapitre portant la voix de Tabor, village-organisme :

Depuis qu’on est là, une espèce de récit s’est formé peu à peu. Il dit : nous sommes choisis par Tabor pour y fonder un monde nouveau, le dernier monde magique, lavé de toute faute mais aussi de toute morale. La morale comme faute, ça a trait à des choses individuelles, à des organes et des mouvements qui n’appartiennent qu’à un corps, enfermé dans une seule peau. Nous, c’est différent. C’est pas qu’on soit grégaires, on est mieux que ça. On partage la sensation du monde, et on en partage le sens. Bien sûr, nous agissons comme des organismes séparés, mais on se pense aussi comme un vrai corps commun qui prime sur le reste, et qui agit et c’est tout, il n’y a pas de mal ou de bien (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 141).

15L’organisation collective, contrairement à ce qui se déploie dans Après le monde, est pensée dans Tabor sous le prisme de la fusion, dans une forme de démocratie organique et amorale, n’ayant pour seul but que de persévérer dans son être.

16Nous sommes donc, face à ces récits qu’on désignera provisoirement comme collapsologiques, dans une situation relativement inconfortable, et qui justifie la critique que leur adresse Jean-Paul Engélibert dans son article intitulé « Utopie ou effondrement » cité en ouverture : s’il s’agit bien d’appeler à une prise de conscience dans notre temps présent de la crise (c’est-à-dire montrer la crise comme n’étant plus à venir, mais en cours), cette prise de conscience s’accompagne d’un abandon pur et simple de nos conditions d’existence, et ce qu’elles permettent – notamment un accès aux soins, seule possibilité d’amorcer l’établissement d’une société inclusive. La vocation de ces récits est donc certes d’opposer aux récits de l’à quoi bon des récits de l’action désirable, mais bien parce qu’il s’agit de renoncer définitivement à notre monde – d’en désirer, somme toute, l’effondrement comme condition de possibilité de l’action. Comme le soutient Jean-Paul Engélibert, « la menace d’un effondrement brutal de la civilisation occidentale dans un avenir proche est […] au centre d’un débat contradictoire et en évolution constante. Cette centralité oblige à une critique de l’idée d’effondrement qui permette de prendre du recul par rapport à elle sans renoncer à penser que le développement capitaliste est insoutenable et touche à des limites absolues qui sont celles de la planète » (Engélibert, 2021, p. 66). Pour ce dernier, Après le monde est un parfait exemple de ces récits collapsologiques qui contournent la complexité du problème – et de fait, une des deux citations en exergue du roman d’Antoinette Rychner provient d’un ouvrage corédigé par Pablo Servigne, nommément remercié en fin d’ouvrage. Pourtant, il n’est pas certain que ces deux romans célèbrent la collapsologie : si l’effondrement y apparaît comme inéluctable, voire désirable, en tant qu’il permet d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation sociale plus égalitaires, ces récits utopiques se montrent rapidement pour ce qu’ils sont vraiment, à savoir des dystopies – dans le renversement du regard que pointait Laurent Bazin dans sa définition du genre.

Fiabilité narrative et logique du doute : des récits de l’aporie

17De fait, ces deux romans reposent sur un principe de choralité : la reconstruction utopique se dit donc à travers différents points de vue, qui sont à l’origine de la bascule vers une interprétation dystopique. Les dispositifs littéraires reconstruisent, dans le discours, dans la parole, la possibilité d’émergence d’une société utopique plurielle mais masquent dans ces discours une forme de vice inaltérable : ces dispositifs sont illusionnistes, trompeurs, non-fiables et mettent en jeu la confiance de la lectrice, qui pense lire des utopies de l’effondrement répondant à l’appel collapsologique.

18Une première lecture peut donc laisser penser que la pluralité narrative de ces deux romans serait la garantie même de l’utopie, une sorte de réponse aux aveuglements de la littérature contemporaine, héritière d’une tradition bourgeoise du roman vraisemblable et rationnel, telle que la lit Jean-Paul Engélibert :

Dans cette tradition littéraire, qui impose encore ses cadres formels aujourd’hui, […] l’analyse d’une trajectoire individuelle prédomine : le roman se confond souvent avec l’histoire d’une vie ou d’un épisode significatif d’une vie. Le récit se concentre sur un individu dont le point de vue subjectif devient le lieu d’où comprendre le monde. Il est alors difficile de raconter tout ce qui excède les bornes de la perception individuelle, ce qui survient imprévisiblement sans cause immédiatement perceptible, comme un phénomène météorologique extrême (Engélibert, 2021, p. 70).

19Le récit choral permettrait donc d’instiller du multiple, de complexifier, voire d’opacifier la lecture du monde. C’est ce qui est postulé, dans un propos souvent métalittéraire, dans Après le monde, puisqu’outre les chapitres portant chacun sur un personnage (féminin) différent, on retrouve les fameux « chants » élaborés par Barbara et Christelle : leur démarche, visant à réinventer l’épopée dans un monde où la fabrication et la conservation du texte sont devenues un défi, veut dépasser l’expérience individuelle par une tension vers l’universel, incarné par l’usage du nous, mais aussi à repenser cet universel, à la fois par l’accord au féminin générique, et par l’insistance sur ce que ce « nous » englobe, à savoir les sociétés industrialisées des États dominants. Ce « nous », c’est la garantie de l’existence d’un récit unifiant malgré la diversité des points de vue : Barbara et Christelle se font en effet « bardesses », comme elles le disent, et ont le souhait « qu’à travers le récit » (celui de l’effondrement) « [chacun] se sente emporté, reçoive la sensation de s’élever, d’embrasser du regard une totalité et qu[e chacun] reconnaisse, au-delà de cet ensemble désigné par le “nous”, son histoire à lui, celle des siens et de tous ceux qu’il avait connus » (Rychner, 2020, p. 38). On retrouve un phénomène similaire, bien que non explicité, dans Tabor, dans l’usage du « on » permettant de rassembler les multiples points de vue en une vision globale, dans les chapitres portant le titre « Tabor » et semblant portés par une conscience collective – et on peut ajouter que Mona, aux côtés de Valérie avec laquelle elle a forgé le projet Tabor, sont présentées dans le récit comme des sortes de « gourous » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 245) involontaires, porteuses de cette voix symbiotique.

20On peut proposer une interprétation politique de ces modalités énonciatives, qu’évoque Laurence Perron dans un très riche article qu’elle consacre à Après le monde, et qu’on retrouve également à propos de Tabor dans la presse culturelle. En quoi consiste cette hypothèse ? Elle a recours à la contre-théorie proposée par Ursula Le Guin, grande autrice de science-fiction américaine, concernant l’émergence du récit : face à ce qu’expose Carlo Ginzburg dans son bien connu ouvrage Signes, traces, pistes, pour qui les racines du paradigme indiciaire remontent à la naissance même du besoin de récit, c’est-à-dire au retour de la chasse et au désir de raconter cette traque au coin du feu, Ursula Le Guin oppose, dans un texte intitulé « The Carrier Bag Theory » (1996), une conception du récit écoféministe qui consiste à proposer le modèle du panier plutôt que celui de la chasse. Le panier, c’est le réceptacle non pas de l’exceptionnel (la chasse), mais bien plutôt de la cueillette quotidienne, de ce qui compose la répétition des journées et dont on parle plutôt au coin du fourneau qu’au coin du feu. Le modèle du chasseur débouche sur le récit linéaire, à intrigue et suspense, tandis que le modèle du panier offre une tout autre modalité narrative, tissée de plusieurs voix et qui assemble une diversité au sein d’un même réceptacle – le récit. Comme le montre Laurence Perron, Après le monde confronte bien le récit-flèche hérité du paradigme indiciaire et la « fiction-cabas », comme la chercheuse la nomme (voir Perron, 2022). Ainsi, la pluralité des points de vue – le fait même d’incarner, aux côtés de quelques protagonistes désignés, Barbara et Christelle ou Mona et Pauli, divers autres personnages dans le récit – ouvre-t-elle vers une forme divergente de mise en récit, qui ne cherche pas tant la ligne droite (et la résolution du conflit, la solution à l’effondrement) qu’elle n’explore l’avenir hors de la téléologie. Ce postulat narratif est une des modalités de l’écoféminisme à l’œuvre dans les textes.

21Un des objets de cette exploration, dans les deux romans, est alors précisément la possibilité de rétablir une forme de démocratie directe, dans laquelle chacun aurait voix au chapitre parce qu’il s’agirait, dans le débat, d’apprendre à construire une opinion, à élaborer une véritable parole politique, à construire un consensus. Cet apprentissage débouche sur une confiance dans les nouvelles modalités démocratiques de gestion du collectif, où le groupe, de taille restreinte, permet souvent la prise de décision à l’unanimité, jugée la plus vertueuse. C’est dans ce type de représentation que l’on identifie le lieu de l’utopie dans ces récits ; l’utopie véritable, c’est la possibilité de l’organisation démocratique, d’une démocratie au sens fort du terme, telle que la définit par exemple Corine Pelluchon :

[La démocratie] désigne un type de société complexe reposant sur la capacité de l’autonomie, qui est une force désynchronisante, à produire une synchronisation non pathologique, c’est-à-dire à constituer des points de rencontre entre ses membres qui s’enracinent dans leur désir de bâtir ensemble un monde meilleur. La condition pour que cela soit possible est que ce désir soit porté par une vision d’avenir qui rassemble les citoyens sans que leur unité repose sur l’opposition amis-ennemis (Pelluchon, 2023, p. 80-81).

22D’un point de vue microstructural, on trouve un écho important entre cette définition et les citations de la communauté-organisme de Tabor présentées plus haut ; d’un point de vue macrostructural, c’est ce que tentent d’instaurer les deux romans explorés ici : le récit choral porte la complexité et met en scène l’autonomie des membres du groupe, tandis que les chants de Christelle et Barbara, ou le récit incarnant le point de vue de « Tabor », servent à produire cette synchronisation en instaurant des points de rencontre entre les trajectoires, en unifiant le divers ; dans chacun des romans, un personnage incarne par ailleurs la vision d’avenir capable d’impulser la dynamique démocratique : c’est la mission que se donnent Christelle et Barbara avec leur épopée, « manifeste, hymne, philtre de cohésion locale » (Rychner, 2020, p. 152), et c’est le rôle que joue Mona dans la petite société de Tabor.

23Et pourtant, ces récits sont en fait bien plutôt des dystopies : l’horizon utopique ne résiste pas longtemps. C’est pour cette raison qu’une seconde lecture du corpus permet de contredire l’idée de Jean-Paul Engélibert selon laquelle il s’agirait de récits collapsologiques, marqués par « le biais millénariste d’une collapsologie prompte à imaginer que la fin du capitalisme déboucherait magiquement sur un monde de solidarité et de bienveillance, tel que le figurent certains romans contemporains » (Engélibert, 2021, p. 682). De fait, dès qu’une crise fait retour, comme c’est par exemple le cas dans Après le monde où un automne très pluvieux décime les cultures, le système démocratique vacille. Dans la scène en question, il s’agit de décider si la communauté des Mélèzes à la Chaux-de-Fonds reste, malgré cette récolte catastrophique, en mesure d’accueillir les voyageurs qui se sont installés dans le courant de l’année – dont Christelle, Barbara et leurs proches, qui sont des amis de longue date : « Animée par la commission d’accueil, la séance était présidée par Katy, très pâle. La crise en cours exigeant des mesures exceptionnelles, commence-t-elle dans le silence qu’avait imposé un coup de gong, le principe de l’unanimité sera abandonné au profit d’un arbitrage par majorité absolue » (Rychner, 2020, p. 167). Si cette décision paraît rationnelle, elle signe la défaite de l’utopie, le refus des solidarités et de l’accueil (puisque chaque voyageur, y compris les amis de longue date, seront reconduits à la porte du village). Elle engage dès lors à une relecture de l’ensemble du roman ; en réalité, on constate que la plupart des chapitres portant sur les différents personnages font entendre des frustrations face au système : dominent les voix de celles et ceux qui savent manier les récits, qui ont du charisme et savent imposer leurs idées. De même, dans Tabor, le dénouement catastrophique du récit – c’est-à-dire l’échec de l’utopie, « l’effondrement de [la] société idéale » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 195, nous soulignons), car c’est là que réside la véritable catastrophe – induit une relecture des premiers chapitres, et notamment de la première scène, dans laquelle Pauli, pourtant dans une relation amoureuse et a priori exclusive avec Mona, noue une relation charnelle avec Jonas, un homme de passage : cette scène, qui fait alterner le point de vue de Jonas et celui de Pauli, montre que chacun est en train de mentir ; Jonas savoure l’interdit de cette relation et le secret qui l’entoure (elle ne doit pas être révélée au reste de la communauté), tandis que Pauli, qui sait bien qu’elle « ment » (Hadjimarkos Clarke, 2021, p. 9) à Mona, n’a pas non plus révélé à Jonas les raisons qui l’ont poussée à consommer cette relation sexuelle (elle souhaite avoir un enfant) ; plus encore, Jonas n’a pas non plus dévoilé à Pauli, ni au reste de la communauté, qui il est vraiment : c’est lui qui entrainera la débâcle. Autrement dit, dans ce récit, et précisément parce que les fondations de la confiance sont sapées dès la première scène, l’utopie n’est qu’un leurre. À l’aune de cette relecture, la suite du récit, revenant sur la fondation de la communauté, ses règles de vie et son fonctionnement vertueux, est lestée d’un double-fond interdisant l’adhésion à l’élan utopiste, et remettant même en cause la lecture écoféministe du récit : en effet, la superposition de ces strates de mensonge dans la première scène met en jeu une notion fondamentale, à la fois dans une lecture féministe et dans une lecture démocratique, celle du consentement. La tromperie empêche alors le consentement d’être donné en toute connaissance de cause (Jonas ne sait pas qu’il est instrumentalisé dans un but de procréation, Pauli ne sait pas qu’elle est instrumentalisée dans un but de déstabilisation) : ce faisant, elle l’annule, et jette le trouble sur le reste des interactions à venir. Plus encore, on comprend que l’on fait face à un récit à la narration non-fiable : tout au long du roman sont distillés des indices laissant à penser que l’effondrement n’a en fait pas vraiment eu lieu (à commencer par sa mise en récit, faite au conditionnel et à travers le point de vue de Mona, qui le désire), et que la société fondée par Mona, Valérie et Pauli l’a été sur des fondations trompeuses, mensongères – un mensonge rapidement transformé en fiction, auquel toute la communauté a accepté de croire, comme on confie son destin à une vérité supérieure qui ne sera jamais remise en question. Jamais remise en cause, excepté lorsqu’un élément exogène à cette communauté-organisme vient briser la confiance qui unit ses membres : c’est le rôle de Jonas dans le récit.

24En définitive, le renversement de l’utopie dans ces romans montre que l’enjeu n’est pas tant l’effondrement de la société capitaliste que l’extrême difficulté à faire advenir l’utopie écoféministe – qu’elle apparaisse comme une forme d’idéalisme ne résistant pas aux épreuves dans Après le monde, ou qu’elle paraisse fondée sur des faux-semblants, dans Tabor. Dans les deux cas, il n’est donc pas possible de faire confiance à ces utopies – quand bien même la lectrice désirerait elle aussi se laisser porter par l’espoir inscrit à la surface des textes.

Tenir un discours de vérité sur le futur : moyens et enjeux

25Faut-il déduire de ce constat que ces deux romans seraient à placer, pire encore que dans le camp des récits collapsologiques, dans celui des récits de l’à quoi bon ? Il ne semble pas qu’il faille aller jusque-là ; en effet, l’enjeu de ces deux romans n’est pas de discréditer l’utopie, mais plutôt d’en dénoncer les facilités, dans une mise en tension de la confiance qui se joue à trois niveaux : au niveau thématique, au niveau narratif et au niveau politique. Nous serions alors bien, dans ces fictions, en régime dystopique, en cela que la dystopie, comme le soutient Laurent Bazin, serait une « pensée de la mise en garde » (Bazin, 2019, p. 59) : la table rase écologique, économique et politique ne peut rien pour une humanité précarisée, prise dans le trouble des relations interpersonnelles et des désirs ancestraux, et incapable d’imaginer d’autres modes d’action ou d’organisation. Si l’appel à la refondation démocratique, qu’on lit dans la première citation en exergue du roman d’Antoinette Rychner3, est mis à mal par le récit lui-même qui le dénonce comme idéalisme utopique (en tout cas dans la lecture que nous proposons ici), la réponse est peut-être alors à chercher dans la seconde citation, qui en appelle à l’empathie : « Personne n’éprouve d’empathie pour la planète bleue si ce n’est par le truchement des paysages aimés et humés » (Rychner, 2020, p. 9 ; l’autrice cite Dominique Bourg, Une Nouvelle Terre). Cette empathie est construite par le récit qui en revient à ces « paysages aimés et humés » : l’enjeu des fictions ne serait pas de produire une réponse consolante au risque bien réel de l’effondrement (c’est-à-dire offrir une utopie qui fonctionne), mais de sauvegarder des modes d’existence, qui ont de la valeur parce qu’ils sont précaires. De fait, les deux romans ancrent la majorité de leur intrigue dans des fragments de vie ordinaire en contexte extraordinaire : le plaisir de la lecture ne réside pas dans les moments de tension ou de crise, mais bien plutôt dans ces moments d’apaisement, celui de la cueillette, de la préparation des repas, d’un quotidien réinventé autour d’un principe de parcimonie heureuse. Et si cela ne résiste pas, dans aucun des deux romans, pour autant, dans la fiction, ces instants ont existé, alors même que notre monde s’était effondré. Tabor va plus loin, en offrant un ultime chapitre, portant un point de vue multiple et unifié dans un « nous » indistinct, dans lequel l’ensemble du petit groupe de survivants s’est ensauvagé, et trouve dans cet ensauvagement caractérisé par le choix d’avancer à quatre pattes et de vivre dans la forêt, une forme absolue de libération – perspective prolongée dans le deuxième roman de l’autrice, Aliène, paru en 2024.

26Ainsi, par nature, il semblerait qu’on ne puisse pas avoir confiance dans des récits d’anticipation – mais que c’est là que réside leur vertu. Un récit d’anticipation, quand bien même son point de départ deviendrait dangereusement proche, ne peut qu’imaginer le futur. Cette imagination, qui appartient en propre à la fiction, comme tendent à le prouver les travaux de Jean-Paul Engélibert, de Raphaëlle Guidée, mais aussi l’ouvrage récent d’Alice Carabédian (Carabédian, 2022), a une dimension politique – et c’est ce que démontrent les deux romans étudiés ici. Il apparaît alors impératif de parvenir à les lire pour ce qu’ils offrent : non pas une vision idéalisée d’un futur détruit, donc ouvert aux possibles, dans une lecture naïve et lénifiante de l’effondrement, ni une vision cauchemardesque où seule la destruction persiste (même si on en est parfois proche), dans une lecture savourant le pire, mais une vision complexe, comme le sont ces récits qui refusent la ligne droite de l’intrigue et l’univocité narrative. De ce fait, le modèle démocratique qu’ils tentent de refonder, même s’il échoue, porte tout de même la valeur de cette pluralité, et se donne à lire, précisément parce qu’il échoue, comme une négociation constante, où le consensus et le consentement doivent sans cesse être remis sur la table, parce que la confiance n’est jamais définitivement donnée, ni acquise. La vertu de ces utopies de l’effondrement réside alors dans le fait qu’elles se présentent comme des échecs : c’est cet échec qui préserve la fiction de tout désir d’absolu ou de pureté, inatteignable ; ces fictions témoignent du dynamisme et de la pluralité constantes de ces formes de vie que la fiction imagine, qu’elle peut encore imaginer. On rejoint ici, par un chemin peut-être un peu différent, l’appel qu’énonce Alice Carabédian dans son essai sur L’Utopie radicale : celui en faveur de fictions conservant la vitalité de l’espérance, dépassant les faux-semblants, accordant crédit à la capacité de la fiction à ouvrir des voies.