Colloques en ligne

Barbara Servant

Personnages romanesques de femmes artistes entre ombre et lumière : une question de confiance

« Women Artists in Fiction Between Light and Shadow: a Matter of Trust »

1Dans le film Phantom of the Paradise, de Brian de Palma, sorti en 1974, un compositeur, Winslow Leach, se retrouve obligé de signer un pacte faustien avec un producteur machiavélique, Swan : le premier accepte ainsi d’écrire son œuvre dans l’ombre afin de pouvoir l’achever et choisir l’interprète principale, sans avoir conscience qu’il est dupé. La mise en scène cinématographique d’un tel pacte permet au réalisateur de mettre en lumière les questions de la visibilité et de l’autorité de l’artiste mais également la façon dont il peut être dépossédé de son œuvre1 à un moment où la création se pense aussi par rapport aux instances qui la financent : le producteur, l’éditeur, le marchand d’art. Ce faisant il se situe dans un héritage littéraire revendiqué, comme Faust, Le Fantôme de l’opéra ou The Picture of Dorian Gray. Toutes ces œuvres ont pour protagoniste un savant ou un artiste masculin, héros complexe s’interrogeant sur la création. Les personnages féminins sont cantonnés à des rôles secondaires, notamment celui de victime. Quand elles sont elles-mêmes artistes, ces dernières ne sont pas compositrices ou dramaturges mais interprètes – comédienne, chanteuse. Par ailleurs, leur talent sur scène est souvent perçu comme indissociable de leur vie personnelle : si elles interprètent bien c’est qu’elles savent bien puiser dans leur expérience et non inventer. Dès lors, dans ces œuvres, on ne considère pas tout à fait la qualité de leur travail, qui passe après l’illusion de saisir la vérité de leur être, et, de toute façon, elles ont essentiellement pour fonction de mettre en valeur le cheminement du héros.

2Le pacte faustien fait souvent l’objet de réécritures au masculin, moins souvent au féminin. Il en est de même pour le genre du « roman de l’artiste », ou Künstlerroman, qui connut ses lettres de noblesse au XIXe siècle et s’intéresse plus souvent à des hommes qu’à des femmes. Néanmoins, les romans mettant en scène des femmes artistes existent, sont de plus en plus nombreux, et ont donné lieu à un certain nombre d’études déjà (Stewart, 1981 ; Franklin, 1983 ; Gubar, 1983 ; Fuderer, 1990 ; Jones, 1991). Ces derniers prennent souvent une orientation différente de celle adoptée par les romans de l’artiste au masculin : il y est notamment question de l’emprise, d’une forme d’invisibilisation liée à un rapport de confiance rendu problématique. C’est le cas par exemple des fictions autour de Camille Claudel et Frida Kahlo, souvent représentées à travers le prisme de leur relation avec Rodin et Diego Rivera (Delbée, 1982 ; Le Clézio, 1993). Sur un autre plan, l’ouvrage de Camille Laurens a pour vocation à redonner un nom et une identité à cette « Petite danseuse de quatorze ans » qui est célèbre dans le monde entier non pour ses talents de danseuse mais pour avoir été le modèle de Degas (Laurens, 2017). Enfin, le très récent Sarah, Suzanne et l’écrivain d’Eric Reinhardt met en scène une artiste moins pour son travail de créatrice que pour l’abus de confiance dont elle est victime par son mari (Reinhardt, 2023).

3Les deux romancières du XXIe siècle que sont Lola Lafon (Chavirer, 2020) et Siri Hustvedt (The Blazing World, 2014) s’inscrivent dans cet héritage du roman de l’artiste au féminin en réinvestissant le mythe du pacte faustien pour penser le rapport complexe des femmes à la création sous l’angle de la notion de « confiance ». Les deux romans mettent en scène des figures d’artistes féminines, oscillant entre ombre et lumière, visibilité et invisibilité : la première, Cléo, parce qu’elle est danseuse dans des émissions de variété, silhouette de l’arrière-plan ; la seconde, Harry Burden, parce qu’elle est d’abord « une femme de », mariée à un célèbre galeriste et qu’elle ne réussit ensuite à donner de la visibilité à ses œuvres qu’en les attribuant à des hommes. Toutes deux interrogent, à la suite du héros de De Palma, la nécessité ou non d’une compromission pour accéder à la reconnaissance : cette dernière doit-elle se payer d’un pacte d’emblée biaisé ? Parce qu’il s’agit de femmes, ces personnages posent néanmoins autrement la question de leur place entre ombre et lumière. Harry doit passer par des masques masculins pour devenir autrice. Ses œuvres gagnent donc du crédit par la mise en place d’une mystification qui n’est pas rare dans l’histoire de l’art, comme en atteste l’expérience de Margaret Keane, qui a laissé son mari revendiquer la paternité des tableaux qu’elle a peints et dont le biopic Big Eyes, réalisé par Tim Burton, sort la même année que The Blazing World. Mais si l’héroïne de Siri Hustvedt ne signe pas, peut-elle toujours être considérée comme autrice ? Par ailleurs, les trois hommes qui lui prêtent leur nom lui sont utiles pour gagner de la visibilité mais peuvent également s’attribuer le mérite de ses œuvres, ce qui pose la question de la confiance qu’on peut ou non accorder. De même, alors qu’elle est adolescente, Cléo attend d’être repérée par un regard masculin pour être validée, autorisée à croire en elle comme artiste. Lorsqu’elle a treize ans, elle s’engage au sein d’une fondation véreuse, ironiquement appelée Galatée, qui dissimule sous de fausses « bourses au mérite » un système de prédation sexuelle. Abusée dans une relation d’emprise, elle se met à son tour à recruter des candidates, incarnant alors la « mauvaise victime ». En conséquence, elle pose aussi la question de la confiance que l’on peut octroyer au discours, voire au récit de soi : peut-elle accorder crédit à la représentation qu’elle se fait d’elle-même et au récit qu’elle a construit et qu’elle modifie au fil des ans ? Harry, quant à elle, écrit sous un pseudonyme masculin pour révéler au grand jour le pacte faustien avec ses trois prête-noms. Cet énième détour produit un effet de vertige et contribue à la mise en doute de son propos, sans compter que le roman lui-même prend la forme d’un travail universitaire fictif, réunissant des archives diverses, comptes rendus, extraits de carnet, jouant explicitement à se donner les allures du vrai.

4Je voudrais donc envisager la façon dont ces deux romans réinvestissent, au féminin, la trame du Künstlerroman et le motif du pacte faustien pour interroger la notion de confiance au sein de la forme narrative elle-même : les deux romans se fondent sur une forme chorale, qui met en doute la confiance que nous pouvons avoir en notre propre perception, questionnement redoublé chez Siri Hustvedt par le jeu sur la forme. Ce faisant, elles s’intéressent toutes deux à la complexité de ces personnages de femmes artistes, attentives à la fois à la vulnérabilité et à la force de ces « incertaines », comme les nomme Lola Lafon dans Chavirer.

Deux figures de femmes artistes entre ombre et lumière

5Les deux romans mettent d’abord en évidence le message donné aux jeunes filles selon lequel leur vie ne prendrait sens qu’à la condition d’un regard posé sur elles.

6Le mot « repérer », omniprésent dans les magazines féminins des années 90, est défini dès les premières pages de Chavirer – façon de le mettre en évidence : « Repérage, repérée, repérer, verbe transitif : Apercevoir, distinguer, remarquer parmi d’autres quelqu’un ou quelque chose. » (Lafon, 2020, p. 23) Puis, il est employé tout au long du roman à la manière d’un refrain. Dans The Blazing World, la belle-mère d’Harry enjoint sa petite-fille Maisie à apprendre « comment on s’impose à l’attention dans une pièce » en prenant la « pose », dans un épisode décrit à la fois comme désagréable et violent (Hustvedt, 2014b, p. 115)2. L’injonction à attendre d’être repérée ou à se tenir droite cantonne les filles à la passivité, au contraire des garçons. Lola Lafon met en évidence la différence genrée des rapports que les individus nouent avec le regard des autres : « les garçons frimaient en patinant en arrière, les filles les regardaient, des spectatrices travaillant à se faire des proies. » (Lafon, 2020, p. 192) Cléo subit en effet le regard réifiant des autres : à travers les gros plans, de l’émission Champs Élysées, elle semble livrée « en pièces détachées » « à la France du samedi soir » (Lafon, 2020, p. 179). On reproche en revanche à Harry de n’être pas assez féminine car trop grande, elle qui n’a pas appris à sa fille comment se tenir droite.

7Les regards portés sur la danseuse et l’artiste plasticienne ne sont néanmoins pas les mêmes.
En effet, le corps de la danseuse est au cœur de son travail. Cela fait d’elle une figure idoine pour penser le rapport de la société au corps féminin, sujet récurrent pour Lola Lafon, qui met en évidence les fantasmes des mères sur leurs filles : « ce désir de posséder des filles limpides, immatérielles, sylphides au corps vidé de leur mauvais sang. » (Lafon, 2020, p. 17). Un autre fantasme dénoncé par Lola Lafon est celui de l’analogie fréquente entre interprétation et identification lorsqu’on représente le travail de la danseuse, de la comédienne ou de la chanteuse, comme Christine dans Le Fantôme de l’opéra ou l’héroïne du bien plus récent Black Swan. Cette analogie supposerait que la femme ne serait juste dans son interprétation qu’à la condition de ressembler à son personnage : l’inexpérience de Christine lui permettrait d’incarner la pureté, quand l’apprentissage de la sensualité serait nécessaire à la jeune danseuse de Black Swan pour devenir une vedette3. Contre ce fantasme, Lola Lafon reprend le principe central du Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot en rappelant que « Danser c’était apprendre à dissocier » (Lafon, 2020, p. 16). À rebours de ces représentations, l’autrice manifeste en effet sa volonté de mettre en valeur le travail qui est à l’origine du spectacle. Elle présente longuement le point de vue du kinésithérapeute qui s’occupe des danseurs, ce qui lui permet de mettre en lumière les aspérités et la complexité de ces corps souvent souffrants : « pieds déformés, dos musculeux et chevilles gonflées de liquide synovial, cernes noirs et lèvres pâlies à force de privations alimentaires. » (Lafon, 2020, p. 128) Ce faisant elle revalorise en le sublimant l’effort à l’origine de l’effet. Certes, Cléo est une « exécutante, sous les ordres d’un chorégraphe » (Lafon, 2020, p. 196), certes les danseurs sont « des corps à louer qui n’avaient jamais leur mot à dire et ne s’en formalisaient pas » (Lafon, 2020, p. 306), surtout « [c]es danseurs-là, qui travaillaient pour des émissions de variété, des ouvriers de l’art, sans gloire » (Lafon, 2020, p. 184), mais ils n’en restent pas moins « ces acharnés » pour qui « [s]eule survivrait la quête de la beauté » (Lafon, 2020, p. 134) et le fait d’incarner une telle tension les sublime.

8Le regard porté sur la plasticienne n’est pas le même, notamment parce qu’elle est considérée comme une créatrice et non une interprète, parce qu’elle donne à voir sans nécessairement être visible. Dès lors une autre question se pose : en proposant une réécriture originale du roman de l’artiste sous les traits d’une femme âgée, attendant la mort de son mari pour exposer sous des noms trompeurs, Siri Hustvedt s’interroge sur le fait que la femme ne pourrait être prise en considération artistiquement qu’en vieillissant. Elle convoque en ce sens à plusieurs reprises la figure de Louise Bourgeois dans le roman et reconnait le fait que cette dernière est un modèle pour le personnage de Harry.

9Ainsi, les deux romans se rejoignent pour dénoncer le rapport problématique entre femme, désir et création : comme si dans la doxa, un corps désirable était nécessairement jeune et par ailleurs une entrave au fait de voir la femme comme une créatrice. À rebours de ce préjugé, les deux autrices travaillent à représenter les deux protagonistes comme des artistes accomplies et désirables.

10Enfin, si les deux romans mettent en évidence la façon dont leurs héroïnes sont sommées d’attendre un regard masculin pour exister, ils montrent en même temps qu’elles sont constamment invisibilisées. Mariée à Félix, un influent galeriste, Harry est longuement considérée comme une « femme de ». Aux rapports de pouvoir entre les deux sexes, se superposent donc ceux de l’argent. Elle se dit « gommée » (Hustvedt, 2014b, p. 192)4 et décrit de façon ironique la lueur d’ennui dans le regard des autres personnes, persuadées que rien d’intéressant ne pouvait émaner d’elle5. Ce portrait dévalorisant est relayé par d’autres personnages : « en tant qu’artiste, elle n’était personne » affirme ainsi un marchand d’art (Hustvedt, 2014b, p. 353)6. À plusieurs reprises, Harry constate amèrement : « Tout ce qui compte, c’est comment ils voient, et moi, ils ne me verront pas. » (Hustvedt, 2014b, p. 365)7 De fait son mari ne daigne même pas exposer ses œuvres. Cette absence de reconnaissance est à plusieurs reprises attribuée non à un manque de talent mais au fait qu’elle est une femme, comme l’illustre une anecdote – vécue par l’autrice elle-même – d’un spécialiste de dessin persuadé qu’elle doit sa connaissance de Panofsky à son mari, alors que ce dernier ne l’a jamais lu (Hustvedt, 2014a, 205). Le roman repose en partie sur cette thèse dans la mesure où, exposées sous des noms masculins, ses œuvres remportent un grand succès. A l’instar du fantôme de l’opéra, elle reste néanmoins dans l’ombre, à l’arrière-plan. Bruno, son amant, évoque le fait qu’« elle a décidé de passer par la porte de derrière et d’envoyer quelqu’un d’autre en façade » (Hustvedt, 2014b, 212)8 et sa fille Maisie souligne : « Le soir du vernissage […] – maman dans les coulisses et Phinny sous les projecteurs » (Hustvedt, 2014b, p. 256)9. Enfin, Harry elle-même s’insurge : « Pourquoi ai-je toujours été au-dehors, expulsée, jamais l’une d’entre eux ? […] Pourquoi suis-je toujours en train de regarder de l’extérieur par la fenêtre ? » (Hustvedt, 2014b, p. 364)10

11Cléo est, elle aussi, invisibilisée. Son travail consiste en effet paradoxalement à disparaître sous les projecteurs, comme le souligne une des premières phrases du roman : « Elle ôtait ses vêtements de ville, enfilait un pantalon de survêtement, puis, torse nu, assise face au miroir, entamait ce processus qui la verrait disparaître. » (Lafon, 2020, p. 11). Cette image apparaît comme le reflet inversé de la célèbre photographie de Chaplin se démaquillant au miroir, le grimage du clown étant destiné à mettre en valeur ses traits au contraire de la danseuse qui a « [u]ne demi-heure pour s’effacer » (Lafon, 2020, p. 11), pour devenir « une anonyme aux faux cils fournis par la maison » (Lafon, 2020, p. 12). Mais le personnage de Lola Lafon ne subit pas sa place de l’ombre, au contraire, elle semble la rechercher. Plutôt qu’être soliste, elle préfère être une doublure, ce que Lola Lafon appelle avec cette très belle formule : « Être le calque des empêchées » (Lafon, 2020, p. 218). Cela peut s’expliquer en partie aussi par son histoire qui met en lumière une autre strate des rapports de domination en incluant en eux la violence sexuelle. Il est ainsi dit de Betty, autre victime de la fondation, que pour elle, « [d]evenir invisible n’était pas une mort mais, au contraire, une renaissance, une nouvelle enfance. » (Lafon, 2020, p. 249).

Pactes biaisés et perte de confiance dans le récit

12L’intrigue de ces deux romans repose en partie sur un pacte passé entre la protagoniste et une ou plusieurs personnes qui ont plus de crédit qu’elle, financièrement, socialement ou culturellement. Harry parle d’un « accord » avec Anton Tish qui doit récupérer « l’argent des ventes » en échange de son nom (Hustvedt, 2014b, p. 82)11. Le même terme est utilisé par Lola Lafon pour désigner les jeunes filles prises dans l’engrenage de la fondation Galatée : « C’était comme un pacte qu’elles auraient toutes signé » (Lafon, 2020, p. 193). Enfin, Siri Hustvedt fait explicitement référence au « pacte faustien » que Harry sait avoir conclu, « un échange qui serait fatal à son âme, à haut risque depuis le début » (Hustvedt, 2014b, p. 383)12. Or les trois hommes avec qui Harry fomente ses canulars artistiques ont plus de légitimité dans la mesure où ce sont des hommes. La représentante de la fondation Galatée, Cathy, parce qu’elle a de la culture, de l’argent, la connaissance de l’expérience et une certaine élégance, gagne en crédit auprès de Cléo et de sa famille. Si le diable prend ici les traits de l’affabulateur Rune et de la séduisante Cathy, il renvoie aussi au système ultra libéral qui donne une place centrale au financier, au producteur ou au galeriste dont la tâche est de révéler l’artiste, devenu dès lors dépendant de son regard, lui-même soumis à des réalités financières. Par ailleurs, Lola Lafon insiste sur le fait que ce pacte biaisé est moins noué entre deux personnes singulières que le résultat d’une série de petites complaisances, affectations, défaites, qui nourrissent le libéralisme.

13Les accords biaisés que les deux protagonistes nouent sont la conséquence d’un rapport perverti au langage, qui invite à interroger le discours : quelle parole peut être entendue ? être digne de confiance ?

14Dans beaucoup de ses œuvres, Lola Lafon s’attache en effet à mettre en évidence l’inadéquation entre le mot et la réalité dans le discours utilisé par les prédateurs. Ainsi les expressions « se détendre », « acquérir de la maturité », « repérer », qui reviennent dans Chavirer, masquent sous des termes rassurants une réalité qui l’est beaucoup moins. De même, Cathy parle « couramment une langue adolescente semée de mots magiques : futur, repérée, exceptionnelle » (Lafon, 2020, p. 22). De façon symptomatique, elle utilise fréquemment le mot « confiance » : « Est-ce que tu me fais confiance, Cléo ? Est-ce que Cathy lui avait déjà menti ? » (Lafon, 2020, p. 65) L’autrice insiste sur l’effet produit par ce mot sur la jeune fille :

Les battements de son cœur, dispersés jusqu’au ventre, au moment où Cathy avait posé une main fraiche sur sa joue : j’ai confiance en toi. Ses peurs, sa timidité s’étaient évanouies : elle irait seule et convaincrait le jury, pour ne pas décevoir Cathy. (Lafon, 2020, p. 49)

15Le système de prédation repose donc sur une mise en scène, nourrie par des récits falsificateurs destinés à produire des émotions réelles, notamment l’affection et l’amour. Le rapport que Cathy noue avec elle repose ainsi sur des « épisodes », ce que Cléo ne comprend qu’a posteriori lorsqu’elle voit Cathy les reproduire à l’identique avec d’autres jeunes filles : la rencontre à la fin du cours de danse, la première sortie à Paris, le premier cadeau. Cathy construit en outre un ethos, celui de la mère rassurante, mais en plus jeune et plus élégante. L’introduction habile d’une anecdote sur son enfant est ainsi commentée ironiquement : « Le fils de Cathy, un jalon rassurant : on était en terrain connu auprès d’une maman joliment triste » (Lafon, 2020, p. 27). Loin d’être libératrice, la parole est donc outil de manipulation. De même, lorsqu’elle se met à son tour à recruter, Cléo reprend dans un premier temps, à son compte un récit mensonger : « Cléo-Cathy en donnait une version policée, sans mention de Jean-Christophe ni de doigts. La fondation était réglo : elle rémunérait […] » (Lafon, 2020, p. 68).

16Le roman met donc en évidence la façon dont certains récits visent à cacher la réalité au lieu de la révéler. Lola Lafon montre que ce phénomène n’épargne pas la sphère familiale, à travers l’exemple de Betty notamment. Cette dernière est la seconde victime de la fondation Galatée. Le roman la représente à travers plusieurs points de vue, en particulier celui de son neveu, Anton. Ce dernier observe et critique la façon dont la famille de Betty n’a jamais questionné le fait qu’à treize ans, elle avait eu une relation avec un « fiancé » de quarante ans. Le neveu dénonce en particulier l’excès de crédit accordé à cet homme sous prétexte qu’il promettait de la rendre célèbre. Selon Anton, le récit familial qui se tisse autour de Betty repose ainsi lui aussi sur les rapports pervers de l’ultralibéralisme. Le mal-être de Betty une fois adulte, conséquence évidente de cette relation abusive traumatisante, est interprété par ses proches comme une façon de ne pas avoir su exploiter ses capacités. Et, au lieu de prendre soin d’elle, ils lui en veulent « comme à une publicité mensongère pour un investissement rentable qui se serait révélé médiocre. » (Lafon, 2020, p. 259) Ce que cette famille nomme « solidarité » (Lafon, 2020, p. 259) semble dès lors moins un lien de confiance qu'une soumission instinctive à la loi du silence. Or, au moment où il voudrait rompre cette loi et interroger sa tante, Anton prend la mesure du fait qu’il est lui-même pris dans ces rets : « Mais l’allégeance à une famille était l’acceptation d’un corpus de lois dont on découvrait qu’on les connaissait sans les avoir apprises. Dont on découvrait qu’on les appliquait. » (Lafon, 2020, p. 250)

17Le pacte passé par Cléo, puis par Betty est donc la conséquence d’une relation de confiance biaisée, qui repose en partie sur une utilisation pervertie du langage. Se pose alors la question du crédit que l’on peut encore accorder au récit et qui persiste néanmoins au sein des deux romans.

18En effet, c’est à travers l’écriture qu’Harry prend conscience du rapport inégal qui s’est tissé entre elle et son mari, fondé sur des normes patriarcales : « Félix mérite toujours ce que tu ne mérites pas. Pourquoi ? sentiments mystérieux : innés, automatiques, irréfléchis. Avant les mots. Sous les mots. » (Hustvedt, 2014b, p. 85)13 Dans cet exemple, les mots permettent de révéler l’implicite, de le mettre à distance pour s’en libérer. De même, en désignant comme des « épisodes » les différentes actions de Cathy, Cléo prend conscience de la mise en scène qui lui a été jouée. Pourtant, même si elle essaie constamment de parler, soit elle n’est pas vraiment entendue, soit le récit qu’elle finit par donner est falsifié : son parcours lorsqu’elle le raconte est « soigneusement expurgé d’un épisode, à la façon des dictateurs gommant la silhouette d’un traître sur la photo officielle » (Lafon, 2020, p. 270). Et ce d’autant plus que Cléo n’a pas « la bonne histoire » (Lafon, 2020, p. 329). S’il est difficile de parler, il est aussi difficile d’être écoutée, surtout lorsqu’on n’a pas de crédit. Ainsi, tout au long du roman, Cléo ne cesse de répéter : « Je voudrais dire quelque chose ». Cela souligne sa difficulté à être entendue. De même, lorsque Harry donne sa « grande révélation » sous la plume d’un pseudonyme en annonçant dans un article qu’elle est l’autrice de ses œuvres, elle n’est pas crue. Comment croire à un discours signé d’un autre nom ? À côté de et contre son témoignage prennent en outre place les critiques relativement misogynes d’Oswald Case ainsi que le témoignage de Rune.

19Les deux autrices mettent donc en scène la difficulté à être entendue, à être crue, alors même que bon nombre des récits sont trompeurs. Ces interrogations introduisent également une réflexion sur leur propre pratique. Dans cette perspective, Lola Lafon s’interroge notamment sur la forme à donner à une histoire comme celle de Cléo. Ainsi, elle décrit la perplexité d’Anton qui voit comme un devoir le fait de raconter l’histoire de Betty tout en s’interrogeant sur sa légitimité :

S’arroger un passé qui ne lui appartenait pas ? […] Et si le silence de Betty était devenu pour elle un espace choisi, le repli tamisé d’un refuge ? Il fallait se défier du désir de se mettre en lumière en “aidant” . Foutue mauvaise idée que de la diriger sans ménagement, cette lumière, sur celle qui se tenait cloîtrée dans son monde virtuel. (Lafon, 2020, p. 259)

20Il s’agit pour Lola Lafon de parler « avec Betty » et non « de Betty » et cela suppose, comme le suggère le personnage d’un autre de ses romans, de ne « pas raconter sa vie comme une histoire » (Lafon, 2011, p. 43). Quelle forme narrative adopter alors pour mettre en valeur l’invisibilisation des femmes sans les réduire par le récit au statut de victime ou d’héroïne idéalisée ?

Interroger la confiance au cœur de la narration elle-même

21Dans Chavirer, les deux femmes qui désirent produire un documentaire sur l’institut Galatée s’interrogent sur le récit à écrire, thématisant ainsi les réflexions de l’autrice elle-même :

Il ne pourra s’agir d’un portrait d’héroïne. La célébration actuelle du courage, de la force, met mal à l’aise. Ce ne sont que “femmes puissantes” qui se sont “débrouillées seules” pour “s’en sortir”. On les érige en icônes, ces femmes qui “ne se laissent pas faire”, notre boulimie d’héroïsme est le propre d’une société́ de spectateurs rivés à leur siège, écrasés d’impuissance. Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner. Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! (Lafon, 2020, p. 335)

22Tout en manifestant une certaine méfiance à l’égard du discours, les deux narrations explicitent leur souci de présenter des figures complexes, qui ne sont pas uniquement des victimes, en ménageant au sein du récit un regard critique sur lui, pour retisser un autre pacte de confiance. Pour cela, il ne s’agit pas de les expliquer mais de faire du roman un espace de questionnements.

23La forme chorale répond à cet objectif et, dans les deux romans, elle est au cœur du projet d’écriture.

24La diversité des regards posés sur les protagonistes permet d’abord de figurer leur complexité. Harry est ainsi tour à tour présentée comme une force de la nature, comme une femme douce et attentive ou comme une hystérique, invitant à mettre en doute le point de vue de chacun. Son amant, Bruno, constate ainsi : « Je n’arrivais pas vraiment à saisir Harry, à saisir qui elle était, je veux dire. » (Hustvedt, 2014b, 107)14 Pour Lola Lafon le détour par le regard des autres sur Cléo s’accompagne du souci de ne pas non plus la réifier, à la manière dont les émissions de variété la livrent » en pièces détachées », « à la France du samedi soir » (Lafon, 2020, p. 179). En effet, dans les interviews qu’elle donne l’autrice insiste sur le fait de ne pas « offrir Cléo en pâture au lecteur », sur son désir de faire un récit « avec elle »15. De même, elle évoque de façon récurrente la pudeur qui caractérise certaines danseuses en coulisse ou chez le médecin. Ce détail signifiant donne une profondeur à ces silhouettes en rappelant que si elles choisissent de se donner à voir à certains moments, leurs corps ne sont néanmoins pas disponibles. Les nombreux regards portés sur Cléo, loin de l’aplatir, la font gagner en complexité et en densité, sans pour autant l’expliquer. La multiplicité des points de vue donne forme à une figure qui échappe, dans la mesure où les manques et les incertitudes sont mis en évidence. En outre, contrairement au roman de Siri Hustvedt, les regards portés sur elle sont uniquement ceux de personnes qui l’ont aimée. Elle est donc présentée à travers des regards tendres, qui l’admirent.

25Le choix de la forme chorale permet ensuite également de rappeler que chaque point de vue est situé, relatif et donc en partie erroné. Dans Chavirer, le vocabulaire de la lecture est utilisé pour les personnages qui tentent de cerner Betty ou Cléo, comme le kinésithérapeute qui n’arrive pas à lire « le discours incohérent » du « corps de Betty » (Lafon, 2020, p. 131), ou le père de Jonasz qui « feuilletait les personnes comme des textes, soucieux d’y déceler des contradictions, des doubles sens, Cléo en était parcourue » (Lafon, 2020, p. 109). Néanmoins, ces tentatives pour lire les autres sont souvent vouées à l’échec, dans la mesure où les personnages sont aveuglés par leurs propres projections. Dans The Blazing World, Maisie, la fille d’Harry affirme ainsi :

Nous sommes toujours en train de concocter des théories sur […] les raisons pour lesquelles les gens agissent comme ils le font. Nous leur inventons des motifs, comme s’il nous était possible de les connaître, mais le plus souvent ces explications sont comme de fragiles décors de cartons que nous dressons devant la réalité parce qu’ils sont plus simples et moins perturbants que ce qui s’y trouve réellement. (Hustvedt, 2014b, p. 263)16

26De même, dans Chavirer, Cléo reproche à Lara, son amante : « ce que tu aimes, c’est me regarder de loin. » (Lafon, 2020, p. 201) De fait, l’oscillation de Lara entre son désir de lire, de comprendre mais aussi de simplifier Cléo en la résumant à sa condition sociale, à travers un regard condescendant, et son désir de respecter sa complexité est mise en évidence avec une très grande finesse. Par exemple, il est précisé qu’« [e]lle avait envie de raconter Cléo, d’en porter le drapeau » (Lafon, 2020, p. 184), ce qui souligne à la fois son amour, son désir pour elle, et la façon dont cette dernière fantasme Cléo comme une victime de sa condition sociale et professionnelle. Ainsi, Lara constate : « en fait, elle est intelligente, Cléo, pour aussitôt se corriger : Cléo était plus complexe que ce qu’elle laissait entrevoir. » (Lafon, 2020, p. 189)

27Par ailleurs, Cléo et Harry plaquent elles aussi sur les autres leurs propres représentations. Si Harry est dupée c’est en partie aussi par sa prétention à croire qu’elle peut utiliser les autres comme s’ils étaient des objets, de simples « véhicules » qu’elle pourrait emprunter pour présenter ses œuvres17. Son amie Rachel constate : 

Elle s’était imaginé pouvoir, pour sa revanche, emprunter la peau d’un homme, mais les humains ne sont pas des déguisements. Si Anton s’était trouvé pris dans les rets des fantasmes de Harry, elle, à son tour, avait découvert que son protégé avait ses propres rêves. (Hustvedt, 2014b, p. 152)18

28Souligner de telles erreurs permet également de donner une profondeur aux autres personnages qui ne sont pas traités comme de simples figurants pour mettre en valeur l’héroïne. Ainsi Bruno confie la pression qui est la sienne face à son travail de création : « Je ne pouvais pas dire à Harry, guerrière du féminisme, que c’était pire pour un homme, pire pour un homme d’échouer, de perdre l’allant de sa démarche, ce feu viril auquel il devait son ascension. » (Hustvedt, 2014b, p. 213)19 De fait, les motivations des hommes qui acceptent d’être les masques de Harry sont prises en considération, même si c’est souvent en partie pour montrer qu’elles échappent. Harry emploie à ce titre un vocabulaire littéraire et philosophique, qu’elle emprunte à Kierkegaard en expliquant vouloir « peler l’oignon des personnalités [de Rune], l’une après l’autre, en pénétrant de plus en plus loin dans le livre. » (Hustvedt, 2014b, p. 270)20

29Enfin, les deux romans invitent le lecteur et la lectrice à une posture critique de mise à distance, en se fondant sur une esthétique de l’attention.

30Siri Hustvedt en joue explicitement en donnant à son roman la forme d’une enquête universitaire qui s’appuierait sur différents supports écrits pour réussir à faire le portrait d’une artiste plasticienne. Ce faisant, elle donne dès les premières pages un ton volontairement ironique à son propos, à commencer par l’alternance entre des citations erronées et des citations réelles, proposant ainsi un pacte de lecture qui balaie les notions de vrai et de faux. L’ironie est également présente dans le roman de Lola Lafon. Ainsi, lorsqu’elle décrit la façon dont le kinésithérapeute perçoit les danseurs et les danseuses, elle précise : « Sa femme s’inquiétait de le savoir entouré de filles-libellules […]. Ce qu’il voyait surtout, avait-il répondu à Lydia, c’étaient pieds déformés, […] et lèvres pâlies à force de privations alimentaires. » (Lafon, 2020, p. 128) La précision « avait-il répondu » met à distance cette description en rappelant qu’il s’agit d’un discours fait par un mari à sa femme inquiète. De fait, sa façon de percevoir les danseurs et danseuses est présentée comme complexe : il leur dresse un autel dans le cagibi de son cabinet et lorsqu’il entre pour la première fois chez Repetto pour s’acheter des collants il éprouve une gêne similaire à celle qu’il pourrait avoir en entrant dans un sexshop. Ainsi, le roman met en évidence la complexité et l’ambiguïté des émotions et des motivations du personnage sans pour autant en faire une figure de pervers.

31Lola Lafon explique également ne pas vouloir faire dans la psychologie : « l’écriture d’un personnage c’est donner les indices […] ce n’est pas annoncer »21. Il en est ainsi pour le foulard que Cathy offre à Cléo dans la première partie du roman. Dans la seconde partie, il est mentionné que Cléo le porte puis, ensuite, qu’elle n’en veut plus. Ces évocations rapides indiquent avec légèreté le lent travail de détachement que Cléo effectue par rapport à l’emprise de Cathy. De même, le terme « fiancé » pour parler du compagnon de Betty alors qu’elle a treize ans et qu’il en a quarante, apparaît d’abord à travers le point de vue du kinésithérapeute à un moment où Betty lui en parle. Ce n’est que dans un second temps qu’il est explicitement présenté comme problématique lorsque le neveu Anton le reprend pour l’analyser, à un moment où Betty est désormais adulte. Lecteur et lectrice sont invités à percevoir le sens de ces mots, et, s’ils ne le font pas, à constater leur propre aveuglement.

32L’attention aux détails est également thématisée dans ce que les deux personnages défendent artistiquement chacune à leur manière. En effet, la dernière œuvre d’Harry est un labyrinthe qui oblige « les gens à être attentifs » sinon ils ne peuvent pas en sortir, labyrinthe qui est présenté comme une mise en abyme du roman lui-même (Hustvedt, 2014b, p. 329)22. Dans une perspective différente, ce que Lola Lafon met en évidence dans les « paillettes » que Cléo affectionne c’est qu’elles « naiss[ent] de ce qu’on tenait pour négligeable ; elles [ont] la beauté de l’incertitude » (Lafon, 2020, p. 14). Contre l’image binaire de la carte à jouer, » Face, victime et pile, coupable. » (Lafon, 2020, p. 195), Manon Delcour invite à considérer les portraits de Cléo et de Betty sur le modèle des paillettes : comme les « scintillements des paillettes, créées par hasard à partir de débris de plastique », ces portraits « mêlent la question du vrai et du faux sur scène à celle des facettes d’une identité́ » (Delcour, 2022, p. 11).

33Mettre en scène une figure d’artiste est presque toujours prétexte à une réflexion sur la création. Lola Lafon et Siri Hustvedt ne dérogent pas à cette règle, comme en témoigne la présence, dans les deux romans, de personnages ayant pour projet de faire un documentaire qui raconterait l’histoire de ces deux artistes. Les deux romans sont en outre ponctués de références métaromanesques. Ainsi, dans The Blazing World, le projet de Harry est décrit par son amie Rachel non comme « un simple tour de passe-passe » mais comme « une fable susceptible d’être racontée et racontée de nouveau au nom d’un intérêt supérieur. » (Hustvedt, 2014b, p. 142)23 Harry ne dit pas autre chose, lorsqu’elle s’exprime sous son pseudonyme, Richard Brickmann : « L’expérience menée par [Harry] Burden pourrait être plus justement qualifiée de performance ou d’action narrative » (Hustvedt, 2014b, p. 343)24.

34Décrire ces deux femmes au travail est l’occasion d’une réflexion sur la valeur artistique, et notamment sur le goût, sur ce à quoi on accorde crédit, et sur les critères sur lesquels repose cette confiance. Tout d’abord, dans The Blazing World, la mise en scène d’une plasticienne présentant ses œuvres sous des masques, invite à une réflexion sur la réception, tout en remettant en question la « mort de l’auteur » proclamée par Barthes. Harry explique ainsi que le recours à des hommes pour incarner l’auteur de ses œuvres est une façon aussi de voir « dans quelle mesure [s]on art serait reçu différemment en fonction de la personnalité de chacun des masques » (Hustvedt, 2014b, p. 338)25. L’ironie veut que, dans l’émission radiophonique « La Dispute »26 ce qui est reproché au roman par Arnaud Laporte et Daniel Martin repose essentiellement sur l’image qu’ils se font de l’autrice réelle. En effet, tout d’abord, ils accusent Siri Hustvedt d’être immodeste en faisant de Harry une figure qui lui ressemble tout en étant extrêmement positive. La défenseuse, Nathalie Crom, a beau leur opposer que le portrait est nuancé par la variété des points de vue, ils le soutiennent en s’appuyant aussi sur le fait que c’est un roman trop « brillant », trop « intellectuel », ajoutant que c’est également ce qui les agace dans l’œuvre de son mari, Paul Auster. La discussion n’est donc pas sans rappeler ce que le livre dénonce : l’œuvre d’une femme est encore trop souvent envisagée sous l’angle de ce que l’on projette d’elle comme femme, et pire, comme « femme de ».

35Ensuite, le jeu avec les masques invite également à s’interroger sur le rapport genré à la création. Harry reprend l’anecdote d’une autrice écrivant sous un pseudonyme masculin en expliquant : « Si tu adoptes une personnalité masculine, il se passe quelque chose » (Hustvedt, 2014b, p. 253)27. Cela modifie selon elle l’écriture. Elle participe ainsi à une réflexion plus large sur la tension entre caractère fictionnel de l’objet et caractère réel de l’émotion, de l’impact. Ainsi, lorsque Bruno voit Harry « tuer » une de ses œuvres, il souligne la façon dont la peur le prend face à la rage réelle de la plasticienne, même si celle-ci se manifeste sur un objet de fiction. De fait, Harry rappelle que pour les Grecs « le masque, au théâtre, n’était pas un déguisement mais le moyen d’une révélation » (Hustvedt, 2014b, p. 82)28.

36La réflexion sur le faux prend un autre tour chez Lola Lafon dans la mesure où elle invite à s’interroger sur les critères esthétiques du bon ou du mauvais goût. Cléo apparaît comme la porte-parole d’une revalorisation des genres populaires, la chanson de variété et le cabaret en affirmant : « Tout était faux, là résidait la beauté troublante de ce monde. » (Lafon, 2020, p. 14) En soulignant que le velours bon marché resplendit plus à la lumière, elle invite à un autre pacte de confiance : accepter d’être ébloui par le toc, le faux, la paillette. Le critère invoqué par Cléo, et que l’autrice cite en interview, revient à la manière d’un refrain, sous la forme d’un geste : « du moment que ça cognait ici » (Lafon, 2020, p. 115). Paradoxalement, ce critère esthétique fait au contraire primer une forme de sincérité du ressenti lié à l’immédiateté. Ce faisant, Cléo n’est pas sans rappeler le personnage du naïf qui dame le pion aux savants en décillant leurs yeux par son bon sens. Souvent ses réflexions sur l’art sont en effet mises en valeur par la narration, face à des personnages qui, après l’avoir appréhendée de façon condescendante, méditent ses propos pour y reconnaître une certaine vérité.

37Ainsi, dans ces deux œuvres, le détour par la forme chorale et la mise en doute permise par le jeu sur les artifices et les masques sont au service de la création de personnages complexes, qui gagnent en densité parce qu’elles nous échappent en partie.

*

38« Comment faire de l’art quand, partout autour de vous l’art vous dit de vous taire et de vous coltiner la vaisselle ? » (Solnit, 2020, p. 186) Dans son essai Recollections of My Nonexistence, Rebecca Solnit en 2020 analyse ce que serait un « art de l’inexistence » proprement féminin :

J’ai développé un don formidable pour disparaître, m’éclipser, m’esquiver, reculer, m’extraire tant bien que mal de situations tendues, éviter les embrassades, les baisers, les gestes inopportuns, prendre moins de place dans le bus quand un énième type débordait sur mon siège, réagir de moins en moins ou devenir absente à moi-même. L’existence était si périlleuse que j’ai développé un don formidable dans l’art de l’inexistence. (Solnit, 2020, p. 73)

39La Cléo de Chavirer est l’une de ces « invisibles », de ces « incertaines » qui ont appris, comme l’explique Rebecca Solnit, à se fondre dans le décor, à maitriser cet « art de l’inexistence ». Si Harry veut être entendue, elle doit néanmoins elle aussi passer par des détours et accepter une place depuis l’extérieur. Les deux romans The Blazing World et Chavirer mettent ainsi en valeur des figures de femmes artistes, qui se situent sur un seuil, entre ombre et lumière, tout en insistant également sur leurs failles, leurs défauts, leurs difficultés, s’intéressant à ce qu’il se passe en coulisse plutôt que sur scène. Ce faisant, Lola Lafon et Siri Hustvedt s’interrogent constamment sur les rapports qui se nouent entre hommes et femmes et au rôle qu’y jouent les œuvres d’art, les discours, les récits et tout le monde de la culture. Dès lors, ces interrogations touchent la forme narrative elle-même, par le détour ludique d’une fiction universitaire, par l’interrogation constante sur la légitimité du discours, sur la confiance qu’on peut lui accorder, valorisant pour cela aussi le faux, le toc, l’artifice, autant de détours pour retrouver néanmoins le chemin d’un partage. Comme le suggère Harry Burden : « parler m’a presque donné l’impression que je pouvais être comprise. Est-ce un si vain espoir ? » (Hustvedt, 2014b, p. 435)29