« Préférer la littérature ». Poétiques performatives de la croyance dans Croire aux fauves de Nastassja Martin et Un singe à ma fenêtre d’Olivia Rosenthal
Introduction. Se fier à l’incroyable
1Le succès, au XXIe siècle, de ce que Dominique Viart a baptisé « littératures de terrain » (Viart 2019) semble aller de pair avec une position d’autorité paradoxale pour les écrivains : d’un côté, il s’agit de défendre la construction d’un savoir littéraire du monde, scrupuleusement attentif à ses limites (ibid., p. 30) ; de l’autre, pour garantir la légitimité d’un tel projet, l’emprunt critique à des formes et des outils des sciences sociales viendrait compenser la « non-maîtrise » épistémologique affichée par les auteurs (Zenetti 2019, p. 8‑9). D’où, selon Marie-Jeanne Zenetti, l’abandon par les écrivains contemporains du modèle moderniste du « laboratoire » d’écriture issu des sciences « exactes », ou du paradigme indiciaire (Ginzburg 2010) promouvant une conception positiviste de la réalité, au profit de l’implication de l’enquêteur dans l’enquête, du privilège accordé à la description de la réalité plutôt qu’à la résolution d’une énigme, de l’intérêt pour la construction de la méthode au détriment des résultats définitifs (Zenetti 2019, p. 4‑5). Elle soulève cependant la question de la confiance à accorder aux visées épistémiques de ces « discours artistiques » qui s’affranchissent des « procédures de contrôle et de vérification » propres aux « discours de savoir » (ibid., p. 10). Or certains de ces textes, en focalisant la narration autour d’événements présentés comme incroyables, et pour cela faisant l’objet d’une enquête qui met en échec le modèle indiciaire comme les outils des sciences sociales, me semblent répondre à ce problème en gageant l’autorité du récit et de l’écrivain-enquêteur (Demanze 2019) moins sur des pactes de lecture véridictionnels que fiduciaires1.
2Je ne m’intéresserai pas ici à des cas où l’événement est incroyable parce que celui qui en rend compte n’est pas fiable (Decout 2015 et 2018), ou parce qu’il relève d’une prémisse exorbitante qui interdit toute crédulité et toute crédibilité, pour ouvrir, par le jeu de l’abduction créatrice, des « mondes textuels possibles » (Eco 1992, p. 273) où le contrefactuel devient une modalité de l’enquête : décidons que les Amériques n’ont jamais été « découvertes », comme dans La Réfutation majeure (Senges 2004) ou Civilizations (Binet 2019), et c’est une nouvelle géographie merveilleuse qui s’offre à nous dans le blanc des cartes réinstauré (Camus 2008), ou une tout autre histoire mondiale. Je me pencherai plutôt sur une troisième modalité de l’incroyable, l’excessif, lorsqu’il faut donner sens à un événement réel, mais si inimaginable qu’il défie toute domestication dans un discours logique ou une narration linéaire : il génère des fantômes et du mythe. C’est le cas d’une rencontre avec un ours devenue implosion de mondes dans Croire aux fauves de Nastassja Martin ; ou d’un attentat traumatique transformé, parce que silencié, en simple « incident » qui menace toute communication ou interprétation sensées dans Un singe à ma fenêtre d’Olivia Rosenthal, deux récits dont je voudrais proposer ici une lecture croisée, en tant que l’événement excessif s’y présente comme la cristallisation d’une crise politique, éthique et épistémologique, qui est aussi une crise de l’écriture, à laquelle il offre cependant de fragiles issues.
3En effet, pour tenter de donner la mesure de l’incommensurable, s’y met en place une remise en cause des frontières entre représentation référentielle et pensée mythique, sujet et objet, analyse et délire, qui n’aboutit pas à une indifférenciation panfictionnaliste entre fait et fabulation, mais à une confiance accordée à des pouvoirs démiurgiques de reliaison de l’écriture : il s’agit, malgré le désenchantement qui accompagne l’échec de la production d’une signification stable de l’événement, de croire en la littérature. L’enjeu du refus de la clôture de l’investigation n’y est donc pas seulement celui d’une démocratisation du savoir « dans une fabrique collective et dialectique du réel » (Demanze 2019, p. 26‑27) ; ni celui de la promotion d’une éthique littéraire de la réparation (Gefen 2017). Ces textes instaurent un contrat de lecture fiduciaire dans lequel l’opération de construction du récit ordonne sans réification, et interroge sans essentialisation, un événement apocalyptique qui n’ouvre à la conscience de la fin d’un monde (ou de mondes) que pour mieux commencer à y chercher des réponses et des adaptations, dans l’élaboration d’une poétique efficace de la croyance.
Croire à la littérature comme « friction » et « lien efficace »
4Dans Croire aux fauves, l’anthropologue Nastassja Martin relate sa rencontre avec un ours, pendant une enquête de terrain en Sibérie : il lui broie le visage dans sa mâchoire, elle lui donne un coup de piolet, l’ours s’enfuit, elle attend défigurée l’arrivée des secours. Elle n’aurait pas dû survivre ; la confrontation est si archaïque qu’elle semble relever du mythe et entraîne une indistinction radicale entre dehors et dedans, identité et altérité, animal et humain :
L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant […]. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme aux temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne […] : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort (Martin 2019, p. 13).
5La violence de la rencontre incorpore ce que Martin défendait scientifiquement : une « zone frontière » où penser autrement les ravages coloniaux, écologiques, politiques ou économiques contemporains – ce que l’ethnologue Anna Lowenhaupt Tsing, dans un ouvrage que préface Martin, appelle la « friction » créatrice, entre différents mondes, humains et non humains (Martin 2020, p. 9). Pour toutes deux, l’écriture anthropologique est à la fois scientifique et poétique, afin de « repeupl[er], avec [d]es mots, les interstices de tous les dualismes qui sont nos lieux communs » (ibid.), et « raconter d’autres histoires » (ibid., p. 13). Car Martin, depuis sa thèse sur les Gwich’in d’Alaska (Martin 2016a), écrit dans la conscience d’une triple crise. La crise écologique mondiale bouleverse les relations traditionnelles des sociétés humaines à leur environnement, instaurant des liens imprévisibles entre les êtres, qui rendent caduques les modèles méthodologiques des anthropologues : l’effondrement des mondes qu’ils étudient est concomitant de celui de leurs constructions théoriques (Martin et Cometti 2022, p. 71), dans une apocalypse marquée par la fin de la spéciation, et une régression vers une temporalité mythique (ibid., p. 78). Pour échapper au « mutisme » né de l’absence d’« un quelconque modèle pour faire face à l’incertitude globale et multispécifique qui déborde nos quotidiens » (Martin 2021, §1), Martin veut rendre compte d’« une créativité existentielle […] qui ne serait pas normée au préalable par les politiques coloniales […]. » (Martin 2022, p. 75)
6Croire aux fauves peut ainsi relever du « deuxième livre » qui double, chez les anthropologues, l’écriture d’un ouvrage scientifique (Debaene 2010) ; mais il précède À l’est des rêves, l’ethnographie savante publiée ensuite (Martin 2022), et l’excède en nouant le plus intime (la blessure corporelle, les failles de l’écriture) au plus politique, la volonté de trouver chez les Even une réponse aux crises mondiales. Sa démarche d’écriture déborde les débats sur les liens entre ethnographie et fiction inspirés par les travaux de Geertz, Clifford et Marcus (Clifford et Marcus dir. 1986 ; Geertz 1988) et sur le rôle de l’anthropologue comme écrivain (Wulff dir. 2016 ; Fife 2022, p. 19‑23). Quoiqu’elle réfute les frontières étanches entre rêve, mythe et réalité, Martin ne recourt pas, dans son cadrage pragmatique (Macé 2020, §1), au brouillage entre fiction et « faction » au nom d’une autre approche de la vérité des êtres (Stoller 2016, p. 124), ou d’une émancipation des discours de savoir des normes de la culture écrite universitaire (Narayan 1999 ; Falcone 2020). Défendant une continuité éthique et épistémologique entre littérature et ethnographie (Martin 2021, §4‑12) en lieu et place d’une opposition binaire selon laquelle, « par la littérature, se dévoile une vérité anthropologique inaccessible autrement » (Debaene 2005, §18), elle revendique une performativité de son écriture pour explorer des « possibilités alternatives d’existence collective – de nouvelles façons d’être humain et autre qu’humain » (McLean 2017, p. X) – sans pour autant, comme McLean, « fictionnaliser l’anthropologie ».
7En effet, dans Croire aux fauves, la rencontre avec l’ours est bien réelle, mais excessive : « Je me dis : un ours et une femme, c’est trop gros comme événement. […]. Pourquoi ? Parce que ça est trop terrible à imaginer, parce que ça sort du cadre de l’entendement […]. » (Martin 2019, p. 110) Elle défait les partitions traditionnelles qui informent nos opérations de représentation – humain/animal, nature/culture, rêve/réalité, mais aussi science/littérature (Debaene 2010, p. 35). Elle engage non la frontière du fait et de la fiction mais celle du dedans et du dehors du corps et des mondes vivants qui se déchirent et se recomposent, et appelle un régime non binaire de vérité, reposant sur la confiance accordée à l’opération de liaison entre les mondes que performe l’écriture, et sur l’abandon d’une « ontologie comparative » (McLean 2017, p. 85) au profit du refus de l’opposition entre vérité et croyance :
Les textes idéologiques et philosophiques qui […] sous-tendent nos sciences n’ont […] pas la même valeur que les discours et pratiques mises au jour par les données ethnographiques documentant […] lesdites « cultures autochtones ». Les écrits des uns tombent du côté de la nature et de la vérité ; les mots des autres, du côté des cultures et de la croyance. (Martin 2022, p. 72)
8Martin n’entend plus seulement rendre compte d’une expérience anthropologique par des moyens scientifiques parce que poétiques, mais donner sens à une rencontre qui inscrit à même le corps ce que la théorie ne faisait que raconter en maintenant pour exister comme telle une distinction sujet/objet : « “je suis anthropologue” […], je ne suis pas fascinée, je ne me perds pas dans mon terrain, je reste moi » (Martin 2019, p. 28). La réalité de « l’événement incroyable qui pourtant advient » (p. 137 ; voir Bouchereau 2022) s’impose avec d’autant plus de force qu’il semble n’appartenir qu’au mythe ou qu’au rêve (Martin 2019, p. 14). Il faut croire aux fauves, à la puissance initiatique de la rencontre avec le fauve, sur le mode d’un « credibile est, quia ineptum est » (Tertullien [c. 203–206], 1975, p. 228). Ineptus désigne, selon le Gaffiot, ce qui est « déplacé » et « déraisonnable » : ce déplacement, qui radicalise les conditions d’écriture de l’anthropologue contemporain « depuis cet espace laissé vacant en lui-même, naissant de la perte du monde qui l’a accueilli et de l’impossibilité de “rentrer chez soi” complètement » (Martin 2021, §3), ouvre en même temps la possibilité d’une nouvelle efficacité, et donc d’une nouvelle crédibilité, de l’écriture.
9La survie de la narratrice passe en effet par une opération de retissage, à tous les niveaux : à celui de la pensée d’abord, qui tente un exercice de reliaison contre la désarticulation du corps : « Mon esprit part vers l’ours, […] construit des liens, analyse et décortique, fait des plans de survivant sur la comète » (Martin 2019, p. 14). Au niveau du corps ensuite : « on recoud, on lave, on coupe, on recoud encore, je perds la notion du temps, il coule » (p. 17). Mais, à ce stade, ni la médecine ni la pensée ne parviennent à articuler le sens de l’expérience, donc à sauver le sujet de celle-ci de la dislocation. Le sens ne parvient que par des signes ineptes, par exemple lorsque, à l’hôpital, la narratrice est forcée de regarder un film mettant en scène une jeune femme homonyme poursuivie par son ancien amant transformé en ours : « Hallucinée, je fixe les images qui défilent sans qu’elles impriment leur marque en moi d’abord, c’est tellement aberrant, je ne peux me résoudre à voir ce que je vois » (p. 24). Pourtant le film constitue bien une clé de compréhension de l’événement incroyable, dans la transformation magique de l’écran en miroir, le déplacement de l’aberration dans la première trace ténue d’un lien signifiant – un écho : « Je suis face au miroir. Il n’y a plus d’absurdité, plus de bizarrerie, plus de coïncidences fortuites. Il n’y a que des résonnances » (p. 26).
10C’est dans le corps de la narratrice, dans son visage défait, que s’incarne la « zone frontière ». La défiguration s’y fait retour à soi et ouverture à l’autre, et le corps disloqué « zone incertaine, liminaire » (p. 37) : « Je deviens un trait d’union improbable, entre eux [sa famille occidentale et ses amis even] comme êtres humains, et avec le monde des ours là-haut dans la toundra d’altitude. » (p. 37) La défiguration est la multiplicité rendue visible des appartenances, le corps devenant tout entier cette zone de friction où le sujet a à se replacer au sein du monde en dehors d’un rapport d’extériorité et d’objectivation, de même qu’il a à se repenser lui-même au-delà de la clôture organique et de l’identité une fois pour toutes assignée : « J’ai juste peur, peur de tout ce qui n’est pas refermé en moi, de tout ce qui s’y est potentiellement insinué. […] [J]e ne veux pas être un territoire envahi. » (p. 68).
11Le dépassement du dualisme qui oppose l’écrivaine et l’objet de son écriture, le corps ouvert et la ressaisie rationnelle de l’événement permet au récit de réunifier ce qui est scindé, y compris dans les manières d’écrire. Au début du récit, elles sont encore binaires : Martin oppose l’écriture scientifique, réflexive et contrôlée, outil d’interprétation du monde extérieur, et l’écriture pulsionnelle, immédiate et épiphanique, reflet du monde intérieur. Toutes deux sont sous-tendues par deux régimes de vérité distincts : l’un, indiciaire, produisant du savoir stabilisé par ordonnancement de données ; l’autre, aléthique, faisant sortir du retrait ce qui s’y trouvait latent2 :
Je dois dire que j’ai deux carnets de terrain. L’un est diurne. Il est empli de notes éparses, de descriptions minutieuses, de retranscriptions de dialogues ou de discours, opaques le plus souvent, […] jusqu’à ce que j’ordonne cet amas de données détaillées pour en faire quelque chose de stable, d’intelligible, de partageable. L’autre est nocturne. Son contenu est partiel, fragmentaire, instable. Je l’appelle le cahier noir […] (p. 40‑41).
12Si la rencontre avec l’ours est un problème d’écriture, c’est que la mise en récit de ce qui a eu lieu déborde ce dédoublement, comme les pages du cahier noir pourtant dédiées à tout ce qui va contre l’écriture indiciaire et normée de la production scientifique. Elle produit des « vérités iconoclastes » qui remplacent les normes et les lois par des liens incarnés et utopiques :
Cette nuit-là, j’écris qu’il faut croire aux fauves […] ; croire au retrait qui travaille le corps et l’âme dans un non-lieu qui a pour lui sa neutralité et son indifférence, sa transversalité. L’informe se précise, se dessine, se redéfinit tranquillement, brutalement. Désinnerver réinnerver mélanger fusionner greffer. […] Tout a déjà eu lieu : mon corps est devenu un point de convergence. C’est cette vérité iconoclaste qu’il faut intégrer et digérer. […] Il faut cicatriser. (p. 77)
13Le récit de la rencontre se fait ainsi palimpsestuel, entretissé de souvenirs de conversations antérieures et postérieures, de récits de rêves, d’observations réalistes qui ouvrent sur le registre épique du mythe : « La neige s’amenuise, il bruine sur le glacier sale de cendres volcaniques. Les crevasses, enfin nettes, apparaissent ; je souffle. La suite, c’est une version du Minotaure dans le labyrinthe : un dédale de vallées infernales de glace et de lave atomisée » (p. 60). La figuration de l’événement se dit dans la langue archaïque de Lascaux : « Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux » (p. 73). Parler la langue de Lascaux est une façon de croire à la puissance performative de l’écriture, comme le constate « abasourdie » la narratrice réalisant qu’elle a écrit dans son carnet noir la rencontre avec l’ours avant de l’avoir vécue (p. 92).
14Car cette écriture démiurgique est aussi une constante réécriture, qui interroge la justesse épistémologique du récit : l’histoire de la rencontre avec l’ours, Martin l’avait racontée avant Croire aux fauves, dans « Vivre plus loin », un article où elle fonctionnait déjà comme le point de départ d’un questionnement sur l’écriture anthropologique (Martin 2016b ; voir Vrydaghs 2022, p. 94‑95). Il s’ouvre sur un récit de rêve, de métamorphose animale, aviaire et aquatique, qui semble paraphraser la citation d’Empédocle en exergue à Croire aux fauves : « Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson perdu dans la mer » (Martin 2019, p. 11 ; voir aussi Jebar 2022, p. 187). Le rêve fait partie de l’expérience de terrain dans toute sa concrétude, alors même qu’il la chiffre et l’annonce : « Dans l’eau tout en bas on distingue des rochers menaçants, on dirait une mâchoire ouverte pleine de dents pointues qui attend. » (Martin 2016b, §1). Intertextualité et palimpsestes, prolepses et analepses, ne fragilisent pas la crédibilité référentielle du récit en le fictionnalisant, mais actent le travail de déconstruction des frontières entre les mondes qu’accomplit en partie Croire aux fauves. Dans À l’est des rêves, ces choix stylistiques seront même un fondement méthodologique de l’écriture de l’anthropologue, qui fait de l’enterrement auquel elle assiste à son arrivée chez les Even une scène matricielle et épiphanique qui livre, en abolissant le cours linéaire du temps, la clef de son ethnographie : « Cet enterrement est mon épiphanie de chercheuse, il résume le début et la fin de ma quête dans un même mouvement. » (Martin 2022, p. 33)
15Le récit de Martin transforme l’investigation anthropologique en performance moins réparatrice qu’exploratoire, où l’écriture se fait expérimentale sans protocole, par engagement de la narratrice dans la création de mondes sans ontologies figées. Martin y négocie une forme fiduciaire d’autorité, qui redonne toute leur force politique à des « images mythiques suffisamment puissantes pour être projetées dans le monde avec des effets tangibles, fournissant un point de ralliement pour une mobilisation et une action collectives » (McLean 2017, p. 39) afin de renégocier notre « façon d’interagir avec ce monde, de le dire, de le porter plus loin que le paradigme de la crise » (Khalsi 2021, §3). Le crédit et la confiance s’y jouent dans des liens qui ne sont plus régulés par une économie d’échanges normés, mais se retissent en permanence selon des logiques qu’il n’appartient pas aux humains de contrôler, pour penser d’autres modalités de « la relation, cet espace entre à sémantiser malgré les sciences modernes qui, rationnellement, fabriquent des individus étanches les uns aux autres » (ibid., p. 11) : « Il y a bien quelque chose d’autre ici, que ce à quoi nous, en Occident, accordons du crédit. […] Dans la phrase “les ours nous font un cadeau”, […] il y a […] la raison pour laquelle je suis devenue anthropologue » (Martin 2019, p. 109).
16Écrire revient à croire qu’on peut trouver cette fin de l’écriture – « un lien efficace ». Hantée par des rêves obsédants, la narratrice doit faire l’épreuve d’une déprise de soi et d’une confiance accordée à ce qui la traverse sans qu’elle puisse le maîtriser :
Daria […] a trouvé cela très normal, que ce soit moi qui rêve chez elle. C’est que pour rêver, il faut être déplacé, elle m’a dit un jour. […] Très bien je m’étais dit au début, ça fera un beau sujet d’écriture sur l’animisme appliqué aux rêves, […] l’enchevêtrement des ontologies, le dialogue des mondes […]. Quelle présomption ! […] A-gîtée, j’ai donc rêvé. […] Comme Daria et Clarence le préconisaient, pour établir un lien avec l’extérieur ; un lien efficace, je veux dire (p. 116).
17Ce « lien efficace » se dit dans une écriture non plus duelle mais dialogique, une autre manière, pour la narratrice, de « faire de l’anthropologie » (p. 146) : « Je crois que le carnet noir a coulé dans les carnets de couleur depuis l’ours ; je crois qu’il n’y aura plus de carnet noir ; je crois que ce n’est pas grave. Il y aura une seule et même histoire, polyphonique, celle que nous tissons ensemble, eux et moi, sur tout ce qui nous traverse et nous constitue » (p. 150, je souligne). L’opération de croyance n’est pas seulement une réponse éthique à un événement excessif, et une réponse poétique à une crise de l’écriture véridictive : c’est aussi une réponse politique à un sentiment de catastrophe. L’écriture produit « une image performative, de celles qui nous aident à changer notre perception du monde » (Martin 2020, p. 11), et devient une modalité d’engagement pour déchiffrer, dans toute sa puissance mythique macbéthienne, « l’Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son impossible reproduction » (p. 107). Car s’il est besoin de créer dans l’écriture un « lien efficace », c’est que les frontières entre les mondes n’ont pas été brouillées par l’ours ; elles l’étaient bien avant, et bien plus largement : « Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. […] J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines » (Martin 2019, p. 123). La conscience des ruines du monde est aussi conscience de la nécessité de vivre, et d’écrire, plus loin – aussi cet essai, aux modalités d’écriture fondamentalement hybrides, s’achève-t-il sur son commencement : « Je commence à écrire » (p. 151).
Croire à la littérature comme « relation délicate »
18« Beau sujet d’écriture », donc, que cette foi prêtée à la puissance de reliaison de la littérature ; puissance qu’interroge également Olivia Rosenthal dans Un singe à ma fenêtre, où la narratrice raconte les transformations de son projet initial d’investigation sur la mémoire des attentats au gaz sarin du métro de Tokyo, auprès de ceux qui ne les ont pas directement vécus. C’est un événement sans nom, puisque le « mot attentat de toute façon n’exist[e] pas en japonais » (Rosenthal 2022, p. 31), et que la « résistance à l’utilisation de ce mot, Tero, テロ, considéré comme étranger à la culture et à l’histoire japonaises, donne une idée de la stupeur et du déni qui ont suivi les attentats du 20 mars 1995 » (p. 32). Au fil de son enquête et du sentiment de perte du sens de la réalité qu’elle occasionne chez elle, la narratrice s’aperçoit que, derrière la frustration suscitée par les réponses décevantes des non-témoins qu’elle interroge, se cache le deuil non résolu qui mine sa confiance dans les pouvoirs réparateurs de la parole.
19Le récit s’ouvre sur l’échec spectaculaire du récit d’enquête comme modalité de compréhension de l’événement incroyable : les premières lignes ne mettent en place le très sérieux « protocole » de la narratrice que pour en dévoiler la vanité3 : « Parfois on se trompe, on croit chercher quelque chose qu’on peut nommer très explicitement, mais on cherche autre chose sans le savoir, avec une détermination et un aveuglement inexplicables. Par exemple on décide de partir au Japon pour un travail d’écriture, avec un protocole, des modes d’investigation, un plan d’approche, un objectif précis […] » (p. 9). La narratrice se méfie du caractère excessif de l’événement, qu’elle tente de conjurer par un déplacement spatial comme pratique concrète de décentrement, tout en revendiquant l’aporie programmée d’un projet qui consiste à « voir si l’oubli laisse quand même des traces » (p. 9‑10). Le protocole indiciaire implique sa propre défaite : la focalisation sur la trace menace de se renverser en hypertrophie du détail qui disloque le récit et rend impossible la production d’une signification stable : « au moment où j’allais enfin attraper le sens d’une phrase ou d’une hésitation, comprendre ce qui me reliait à l’autre et me maintenait à ses côtés, un détail sans importance m’éloignait du sens profond de ce qui avait été dit et m’interdisait d’y avoir accès » (p. 45). D’où la non-progression de l’enquête, le sentiment à la fois que « tout se dérobe » (p. 12) et que tout stagne. Enfermée dans un logement dont les fenêtres ne donnent que sur un mur de pierre, la narratrice ne parvient pas à accéder à la scène archaïque qui viendrait dévoiler comment se manifestent les traces de ce qui est dans le retrait ; elle n’a à contempler que les parois nues d’une grotte sépulcrale : « on regarde la paroi rocheuse devant soi et on s’imagine dans une grotte profonde dont on devrait gratter à mains nues la surface pour espérer un jour revoir la lumière » (p. 12). Nul Lascaux ni sortie de la caverne pour l’enquêtrice en proie à la même « agitation déplacée » (p. 13) que celle de la narratrice chez Martin.
20Car si elle affirme, malgré sa « vue bouchée » (p. 18), que « tout est question de point de vue » (p. 14), il n’y a justement pas de vision possible de l’événement. Pour les interlocuteurs de la narratrice, le statut des images qu’il en reste (virtuelles ou actuelles, réelles ou fictives) est indécidable : « ça a transité par la télé […], c’était aussi beau qu’un feu d’artifice, un spectacle fictionnel et très imaginaire » (p. 121). La narratrice doit affronter des fantômes, des eidola à la signification trouble, depuis les « mouvements pendulaires verticaux et fantomatiques » (p. 16) de l’ascenseur qui semble se mouvoir seul au ciel peuplé d’« âmes défuntes » (p. 19) de la fête O-bon. Elle reste séparée de ses interlocuteurs par des simulacres : « Devant moi, à la place de cet homme sérieux et souriant, des scènes de panique se déroulaient […]. Heureusement, Oshiro n’avait aucune idée des images qui s’interposaient entre lui et moi » (p. 33). La retranscription des entretiens prolonge l’incertitude herméneutique en insistant sur son échec à produire du lien : « le lien était rompu » (p. 26), dit-elle de l’entretien avec Kubo. Ce lien rompu interdit la confiance au premier degré dans le récit du témoin, suspecté de se renverser en mensonge et en fiction4.
21Le fantôme est la trace d’un désajointement temporel5, spatial et interpersonnel, et le symptôme d’une vérité inaccessible, cette vérité paradoxalement indiciaire des non-traces de l’oubli que cherche la narratrice, et qui débouche sur ce qui ressemble à du délire : « On devrait être contente. Les traces sont effectivement invisibles. […] Mais plutôt que d’accepter l’oubli, on ne cesse d’observer, de se pencher, de chercher toutes sortes de stigmates et, quand ils apparaissent […], on les rejette. On est pétrie de peur et de soupçon » (p. 20). L’échec de l’enquête aboutit ainsi à une défiance aliénante, notamment parce que l’opération de retissage, qui rend acceptable l’événement traumatique en le resémantisant collectivement, lorsqu’elle n’est que l’œuvre du temps et du consensus social, lui paraît inacceptable : « Peut-être finalement que, comme l’affirme le proverbe, le temps fait bien les choses, retissant lentement et sûrement ce qui a été déchiré jusqu’à faire disparaître les coutures et les cicatrices. Peut-être que cette guérison-là est inadmissible » (p. 23). Elle est inacceptable, du reste, parce qu’elle révèle en miroir ses propres blessures :
Je ne m’étais pas appliquée à moi-même ce travail d’anamnèse […]. Le temps avait effectivement fait son office, pour moi et pour tous mes interlocuteurs, en retissant ce qui avait été déchiré jusqu’à ce que la trame soit presque parfaitement égale à ce qu’elle était avant. C’est dans ce presque que je cherchais à m’immiscer, le presque était une couture, une cicatrice, la marque fine et touchante d’une réparation ancienne qu’il s’agissait de mettre au jour […] (p. 124).
22Comme le récit de Martin vient prolonger les opérations de suture du corps ouvert de la narratrice, le travail d’écriture sert ici à recoudre, précisément, « ce qui ne cicatrisait pas » (p. 125), pour se réapproprier la blessure. Et comme la narratrice de Croire aux fauves, celle d’Un singe à ma fenêtre se sent envahie dans son corps par des présences invisibles qui forcent le dialogue : « la sœur et le père morts se disputaient un corps, le mien, comme si j’étais un squatteur expulsé par deux propriétaires mécontents de constater que les pièces avaient été mises à sac et vandalisées. » (p. 155) Comme chez Martin, écrire, ce sera alors refermer le corps, retisser des liens, réintégrer une position de parole à soi – un enjeu qui parcourt nombre de récits de Rosenthal où la « narratrice refuse de s’inscrire dans la lignée, de prêter davantage son corps et sa voix aux ascendants […] » (Adler 2020, p. 68).
23Et comme dans Croire aux fauves, le déplacement réel a lieu grâce à « [l]a présence de l’animal » – en l’occurrence un arthropode trop gros, « aux proportions qu’on a jugées colossales », « observé avec stupeur » (Rosenthal 2022, p. 14), une scolopendre potentiellement mortelle, dont la menace va hanter la narratrice jusqu’à la paranoïa : « je restais la plupart du temps enfermée dans mon studio à regarder par la porte-fenêtre l’hypothétique invasion des scolopendres géantes » (p. 29). Comme l’ours de Martin, les scolopendres sont à la fois l’occasion d’un violent retour du réel et la refiguration allégorique d’une crise – de la mémoire, du rapport au passé et de son incidence sur la construction du je chez Rosenthal, pour qui les scolopendres semblent fonctionner comme la métaphore de ce que l’attentat représente pour ses interlocuteurs : un événement qui provoque la « stupeur », qui suscite à la fois effroi et déni, qu’on ne peut nommer sans l’euphémiser : « Je cherchais à lutter contre mon obsession du ventilateur (expression déformée que j’employais pour désigner ma crainte maladive des insectes au mille pattes) » (p. 44). Et la faune d’Un singe à ma fenêtre, où l’on note que « le mot singe [est] une anagramme du mot signe » (p. 57), possède des vertus semblables à celles des fauves de Martin : c’est à partir d’elle que se retisse un lien, complexe et paradoxal, avec l’extérieur et le réel, au-delà du sentiment de la crise (personnelle, mais aussi collective).
24De nouvelles formes de confiance ou de croyance émergent dans ces dialogues non-verbaux qui replacent petit à petit la narratrice dans le monde désorientant du Japon où elle se cherche elle-même en pensant traquer la mémoire des autres, lui permettent d’outrepasser le « silence » qui grève ses interactions avec ses enquêtés et révèle son deuil non guéri :
Avec le recul, je crois que c’est cette règle du silence comme vertu hautement sociale, comme ciment et lien, qui m’a pesé lors de mon séjour au Japon, sans doute parce que j’y retrouve une manière d’être que j’ai longtemps adoptée et contre laquelle il a fallu que je me batte pour réussir, enfin, à mon tour, à parler des morts qui sont autour de moi et qui continuent, parfois contre mon gré, de m’accompagner. (p. 53)
25L’écriture peut alors se faire instrument de retissage d’un lien avec les morts dans une nouvelle langue, à l’image du français que ses interlocuteurs, qui la parlent comme une langue étrangère, déplacent en en révélant les possibilités de sens. Ainsi ce fascinant zeugme de « madame Sakuraï » : « mon mari voulait mourir chez moi et moi aussi » (p. 75), que la narratrice interprète comme un aveu de tentative de suicide mais que cette femme entend comme sa détermination à respecter les dernières volontés de son époux. La narratrice, qui admet n’avoir choisi pour elle aucune langue (p. 97), entend ainsi reprendre « ce que les autres [lui] disent en écho » (p. 98), comme Martin traquait les résonnances, et varie les pronoms de l’énonciation et de l’adresse, dans un exercice d’oscillation entre analyse distanciée et empathie (Martin-Achard 2022) qui ouvre le récit à la polyphonie, et, par effet de montage, aux « combinaisons plurielles produites par la lecture » (Adler 2020, p. 77).
26S’il est besoin de croyance dans Un singe à ma fenêtre, c’est aussi parce que ce qui hante la secte Aum, autrice des attentats, est une pensée apocalyptique : « le monde touchait à sa fin. Les prémices s’étaient multipliées, aucun doute ne subsistait sur ce point » (Rosenthal 2022, p. 25). L’attentat est la conclusion horrifiante d’une interprétation indiciaire délirante, d’un « monde textuel possible » pris au sérieux, d’une « méta-abduction » (Eco 1992, p. 274) sans le garde-fou de la suspension volontaire d’incrédulité. Il y a évidemment un écart vertigineux entre la pensée apocalyptique chez Martin et celle de la secte. Chez l’anthropologue, la crise globale trouve une réponse dans la croyance en « une image flottante […] formulée en pensée, celle d’un ancien monde renaissant de ses cendres » (Martin 2022, p. 16) que viennent concrétiser l’enquête puis le livre. L’apocalypse peut toujours déboucher sur un post- ; et la renaissance en passe par une croyance proférée dans une vérité performative construite par le récit qui image. L’herméneutique des sectaires ne produit, elle, que la défiance nihiliste qui rend possible la dévastation de l’attentat – c’est pourquoi, écrit la narratrice au sujet de Kubo qui a été proche de la secte, il faut « préférer la littérature » : « Heureusement pour lui, il n’avait pas embrassé la carrière scientifique, avait préféré la littérature, ses propositions incertaines et ses interprétations jamais stabilisées » (Rosenthal 2022, p. 27).
27Comme chez Martin, « préférer la littérature » semble vouloir dire accepter de construire le sens à partir de l’abolition des frontières entre les mondes, de l’entrée dans la temporalité du mythe à même les déambulations dans le réel. La narratrice parcourt des quartiers de Kyoto qui la font entrer dans la forêt archaïque du mythe : « J’avais plongé dans la forêt obscure. L’enfer était ici et il n’y avait personne pour me guider hors de son feu » (p. 59). Si bien que « l’intelligence des faits » ne peut plus dépendre uniquement d’un partage binaire entre véridiction et affabulation, fiction et mensonge : « Établis-tu une différence entre le mensonge et la fiction ? Penses-tu qu’il faut fabuler le réel pour avoir une chance de le saisir ? » (p. 80) À la place, la narratrice fait vibrer l’écho des voix entendues, même dans les impasses du dialogue, les significations lost in translation, les circonlocutions égarantes ; comme Martin, elle prend « le parti des fragments » comme « méthode à part entière » (Martin 2020, p. 12‑13) d’un exercice de reliaison6. Il ne s’agit pas d’une apologie naïve de la parole ou de l’écriture. « La parole est peut-être une monnaie de singe, elle véhicule des demi-mensonges et des demi-vérités mais c’est parce qu’elle vole, installe de l’air entre les choses et nous, entre les gens et nous, […] qu’elle contrebalance et corrige la gravité. » (Rosenthal 2022, p. 142) Sans faire inconditionnellement confiance à ce qui est dit, on peut croire que le dire est le prélude à la construction d’un récit dont les lacunes, la polysémie, les incertitudes, garantissent qu’il n’alourdira pas la forme ténue de vérité qui cherche à s’y faire jour. Mais on ne peut se contenter de parler et d’attendre que « la bête, sous la forme […] d’un insecte aux pattes trop nombreuses pour être honnête ne surgisse à l’improviste réglant par son seul surgissement les multiples interrogations que le temps chaque jour exhume et chaque jour engloutit » (p. 146). Il faut provoquer la réponse par l’écriture, qu’elle soit réécriture chez Martin ou ressassement de l’épanorthose chez Rosenthal, pour « faire jaillir à force de travail, de reprises et d’errements, la bête tapie derrière tout ça » (p. 150) ; trouver une écriture qui emprunte une fois encore à la poésie, au rêve, au mythe : « J’ai envie de fabriquer des poèmes répétitifs / […] / écrire par fragments comme les prêtres et les chamans pétris de formules magiques / jusqu’à ce […] que la continuité soit rétablie » (p. 156). La narratrice décide de « faire confiance à son propre aveuglement » (p. 150), pour « travailler avec et pour les morts », avec sérieux mais sans gravité : « Nous œuvrons avec eux pour qu’ils ne pèsent pas trop et pour que nous ne passions pas non plus notre temps à les retenir. C’est un travail d’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, la construction délicate d’une relation » (p. 162).
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28« La construction délicate d’une relation » : tel est le pouvoir, in fine, dont Martin comme Rosenthal créditent la littérature. S’il y a « un beau sujet d’écriture » à trouver dans l’ouverture du corps et du sens au moment de la crise, s’il faut « préférer la littérature » pour y répondre, c’est parce que l’écriture est le lieu d’une déliaison et d’une reliaison qui permettent de se remémorer avec justice, de trouver une renaissance symbolique après l’apocalypse. Littérature et écriture, comme l’a montré Barbara Servant (Servant 2023) et comme le conclut Rosenthal, sont aussi « un certain art d’être léger » (Rosenthal 2022, p. 166) sans renoncer au sérieux de la pensée. Ces autrices pratiquent une écriture du retissage sans consolation et sans réparation en tant que telles – voire avec une certaine dose de terreur, dans ce que suppose l’engagement dans une expérience de dépossession radicale, et la conscience de la fragilité du travail de couture de l’écriture (Macé 2020, §37‑43) ; ou dans la « folie textuelle » (Gris 2020, p. 16) qui accompagne le travail de « réfection ontologique » (Khalsi 2021, §3) que visent les enquêtes.
29Leurs résultats aboutissent à la proposition, dans et par l’écriture, d’un autre modèle de vérité littéraire : non plus le modèle indiciaire, et plus seulement un modèle aléthique qui attendrait de l’expérience de l’excessif la révélation d’un déjà-là ; mais un modèle pragmatique, fiduciaire, qui se joue dans le dispositif énonciatif et narratif, au miroir de ce qui opère dans l’expérience vécue et racontée. La polyphonie et les effets de montage des deux textes reproduisent métaphoriquement l’opération de retissage à laquelle se livrent les narratrices, mais entendent produire également un discours efficace et des images performatives. Dans les textes de Martin et Rosenthal se lit ainsi une confiance renouvelée dans des modalités de savoir littéraires indissociables d’un engagement éthique, à la fois politique et intime, dans la reconstruction post-apocalyptique de nos mondes : la faiblesse de l’enquête s’y dépasse dans le crédit accordé au pouvoir partagé de « raconter d’autres histoires ».