Colloques en ligne

Pierre Senges

Le salut par l’escroc

1Il y a des escrocs – voilà le postulat limpide, élémentaire et lisse, le postulat pierre blanche polie par des années d’usage ; et il est irréfutable, qui oserait dire maintenant le contraire : la formule “il y a des escrocs” vaut pour, “Die Welt ist alles was der Fall ist / Le monde est tout ce qui est le cas”, au tout début du traité de Ludwig Wittgenstein. (Essayons, pour les besoins de la démonstration, de remplacer Welt, le monde, par Betrüger, l’escroc : Der Betrüger ist alles was der Fall ist / L’escroc est tout ce qui est le cas ; ou mieux : Der Betrug ist alles was der Fall ist / L’escroquerie est tout ce qui est le cas – ce qui donnerait, dans la traduction plus mollassonne de Pierre Klossowski : L’escroquerie est tout ce qui arrive. On gagnerait alors à préciser : L’escroquerie est tout ce qui nous arrive – voilà bien comment nous nous approchons de la vérité, en patinant, en sautillant ; mais comme il m’est désagréable de parler au nom de tous, je me contenterai de dire : L’escroquerie est tout ce qui m’arrive. Ou bien nous faisons fausse route depuis le début, nous avons posé le tableau à l’envers, l’escroquerie se substitue au cas, non pas au monde, et il faudrait plutôt écrire au frontispice de notre Tractatus Logico-Fraudatoricus (peut-être au mépris de la grammaire) : Die Welt ist alles was der Betrug ist / Le monde est tout ce qui est l’escroquerie. Alors nous voilà assis confortablement dans une gondole moelleuse, légèrement penchée, à la dérive sur un canal insouciant en direction de la vérité suprême, qui est tautologie suprême : Der Betrug ist alles was der Betrug ist / L’escroquerie est tout ce qui est l’escroquerie : tautologie dans laquelle tourne depuis toujours et à jamais l’escroqué dans son déguisement de hamster.

2Bien, nous tenons notre axiome : il y a des escrocs, il y en a au moins toujours un, ici même peut-être, il se reconnaîtra, ou bien je me reconnaîtrai, le dévoilement est la catharsis de l’escroc a écrit Genette, ou bien Deleuze, ou bien Bataille, ou bien Lacan, ou bien Derrida, ou bien Compagnon, ou bien René Girard, enfin, vous voyez de qui je veux parler, un de ceux-là, omniprésents – et peut-être aussi omniscients, ça n’est pas toujours incompatible. Il y a des escrocs, il y en a au moins un – avançons, avançons : l’escroc ne se contente pas d’être seulement escroc, du moins pas dans le monde superlatif de la littérature romanesque, il est un grand escroc : Grand Escroc étant la traduction du Confidence Man de Melville par Henri Thomas (un épineux problème de traduction, mais aussi, par chance, le sujet de notre rencontre : comment est-on passé de la Confiance à la Tromperie, ou plus précisément comment le mot Confidence en est venu à accueillir son contraire, comme s’il était l’hôte et subissait le sort de l’hôte, c’est-à-dire devenir l’hôte de l’hôte, lui offrir l’hospitalité mais se faire posséder par lui et ne plus savoir qui est qui ni dans quel sens circule la politesse de la signification ?). À côté du Grand Escroc de Melville se tient le Grand Combinateur d’Ilia Ilf et Evgueni Petrov, héros des Douze chaises publié en 1928, et plus tard héros du Veau d’or en 1931 – un retour effectué après son assassinat, sa mort sordide, définitive (j’ai failli dire fatale) suivie de sa résurrection, bricolée mais performative et alors efficace. Ce personnage, Ostap Bender, est le Grand combinateur (Velikyi Kombinator великий комбинатор), une sorte d’Arsène Lupin russe ou d’imposteur au pays des Soviets, toujours sur le point de devenir millionnaire et toujours fauché, maître de la débrouillardise des pauvres. Même dépourvu de tout, Ostap Bender est grand : l’escroc est grand, le combinateur est grand, toujours, nécessairement, comme le complot doit être universel, faute de quoi il n’est rien : l’escroc est un grand escroc comme la guerre est une grande guerre, le palais un grand palais, la peste une grande peste, l’incendie de Londres un grand incendie de Londres, et comme il y a les grandes invasions, le grand soir, le grand siècle, la grande Catherine, le grand inquisiteur, le grand Timonier, le grand-duché, le Grand-Veneur, la grande armée et le grand bond en avant.

De la grandeur du grand escroc

3Pourquoi la grandeur est-elle nécessaire à l’escroc ? On l’imagine plutôt œuvrer dans les détails, là où se tient Dieu, là où s’accroupit le diable pour agir, là où l’un et l’autre se disputent les faveurs des mortels en quête de beauté et coupables de mesquinerie ; l’escroquerie serait plutôt une affaire de trou de serrure, de cure-dents, de grain de poivre et de petite monnaie, de monosyllabes et de jeux de doigts à l’intérieur d’une poche ; l’escroquerie est un art de la patte de mouche, de la clause en corps minuscules et finit tôt ou tard par devenir l’objet d’étude d’une histoire indiciaire – alors, pourquoi tant d’envergure ?

4C’est le moment de proposer quelques hypothèses : la grandeur de l’escroc est l’écran derrière quoi l’escroc accomplit ses petites manigances ; la grandeur est l’échelle choisie par l’escroc pour le jour de sa rédemption ; la grandeur est le contenant de sa magnanimité (alors il faut supposer l’escroc magnanime) avant de devenir la mesure de notre magnanimité à son égard (nous le remercions par nos largesses de s’être montré si généreux au moment de nous tromper) ; la grandeur de l’escroc est l’ambition de la petitesse accédant aux plus hautes fonctions ; ou bien l’escroc est grand faute de pouvoir faire autrement, ses escroqueries s’exagèrent et s’évasent, sur le modèle de la pyramide de Ponzi, le cercle de ses victimes s’élargit de jour en jour comme s’agrandit le cercle des auditeurs d’un tribun à la mode, et ainsi l’escroquerie envahit tout l’espace en suivant la migration des ondes sur un plan d’eau où la pierre vient de tomber, depuis le centre jusqu’au nulle part de la périphérie ; enfin l’escroc est grand si le feuilleton est un succès de la surenchère et si les intérêts de la dette s’accumulent à l’infini.

De la volupté accidentelle

5On se demande parfois si le bonheur est possible – et sous quelle forme il advient, au cas où il advient un jour : la forme atténuée du soulagement, la forme ponctuelle et intense du plaisir, aux bords nettement découpés, la forme “malgré tout” et “après tout” de la sérénité, ou la forme pis-aller d’une absence de calamité ; le bonheur-épilogue, celui du survivant, et sinon le bonheur assommoir de la neutralité des affects, ou le bonheur dans une posture d’affût combinant prudence et discernement ? À y bien regarder, on ne le trouve nulle part, nulle part en tout cas dans un état de perfection, nulle part sous la forme d’un bonheur élevé à son plus haut rang, un bonheur décrit de l’extérieur par des observateurs, des peintres, des théoriciens, pleins de désirs et d’une longue patience, sans jamais le pénétrer ni même l’atteindre – un bonheur envisagé à distance, théorisé d’après ce qui nous en sépare. Tout bien pesé, la fable ancienne a raison, celle qui fait dire par un ministre à son Sultan ivre de puissance et lassé de tant posséder : l’homme le plus chanceux du monde connaît sept jours de bonheur dans toute son existence, pas un de plus (sept jours, quand on y pense, c’est déjà beaucoup – la fable date d’avant l’invention du téléphone).

6Le hasard y prend sa part : mais compter sur le hasard est la façon la plus téméraire d’exister, c’est une existence soumise aux accidents, les nids de poule de la malle-poste, souhaités, redoutés, comptés, considérés à la file comme les lettres d’un alphabet de la contrariété ; et attendre l’heureux hasard suppose beaucoup de patience, des jours de silence et de rétention, d’absolue disponibilité, comme le quiétisme dans l’espérance d’un Christ quelconque mais pas pressé, jusqu’au jour où (c’était à prévoir) l’attente de l’événement remplace l’événement – alors nous voilà retombés, une fois de plus, dans une nouvelle de Henry James. Il y a bien le bonheur par le malentendu, alors très fugitif, presque la copie du hasard, mais dans sa version vaudeville : un bonheur de quiproquo, de mauvaises portes et de billet de banque oublié au fond d’une poche de manteau d’hiver retrouvé l’hiver suivant. Mais de cela non plus le vrai amateur de bonheur ne veut pas : il ne veut pas se contenter de substituts, sauf pour servir de jalons sur le chemin en direction d’un vrai bonheur constitué.

Étape suave de l’escroquerie

7S’il existait un Traité sur le bonheur à l’adresse des insatisfaits, suivi d’une Description du Bonheur et d’un Moyen d’y parvenir, il ne serait pas écrit par un docteur de la foi, mort, indolent et béatifié, mais par un rescapé de l’escroquerie.

8Le bonheur dans sa version parfaite, étendu sur les quatre horizons, promesse d’éternité ou mieux, matériau même de l’éternité, le bonheur souverain capable d’avaler ses contradictions pour en faire des arguments en sa faveur, ce bonheur-là existe, mais seulement au gré d’une mécanique de l’escroquerie, un effet secondaire assez considérable pour prendre la première place : le bonheur est l’étape suave de l’escroquerie. Et plus l’escroquerie est vaste, plus elle est longue à mettre en place, plus se prolonge la parade nuptiale, et plus longtemps son charme opère – la créature heureuse est la créature escroquée demeurant le temps que ça dure dans l’antichambre de l’escroquerie ; on lui reprochera d’aimer un bonheur frelaté, elle répondra : est-ce que vous en connaissez d’autres ? des bonheurs vraiment libres de toute tricherie ? Dans le meilleur des cas (il n’arrive pas toujours, hélas), les aigrefins ont une bonne tête, ils ont aussi beaucoup de savoir-faire, et quand ils flattent, ils flattent comme personne (quand ils pommadent, ils pommadent, quand ils dorlotent, ils dorlotent, et quand ils ravivent, eh bien, ils ravivent). Pour escroquer dans la confiance, ils ont dû percer à jour, leur connaissance de la créature escroquée est sans égale : dans un désert d’ingratitude, leur compassion, même calculée, est une vertu, elle exige de l’escroc une fine psychologie attentive aux nuances : pour telle victime, la verveine, pour telle autre, le bourbon, pour l’autre, le soleil couchant et l’autre encore des pages du Paradis perdu.

9Proposons donc cette définition : l’unique bonheur possible sur terre est ce moment enchanteur de l’escroquerie (ce qu’on appelle l’étape suave de l’escroquerie), jusqu’à la minute terrible de la désillusion.

Mécanique céleste de l’escroquerie

10Pour l’escroqué lui-même, hors des délices de l’escroquerie, le bonheur est impossible : il est encombré, suspendu ou contrarié, il ressemble à un bref soulagement, tiraillé par les démangeaisons passées et les démangeaisons à venir ; on lui impose des délais, il frémit dans l’attente de coups frappés à la porte, et l’échéance le gâche, alors il tombe en morceaux, on glorifie les miettes pour se consoler, on élabore une philosophie du bonheur morcelé, on essaye même d’en faire un système, selon quoi rien ne vaut les bribes – et parfois, quand le bonheur advient, il ressemble à une trop longue sieste venue ruiner une journée de travail, ou il ressemble à l’aboulie, il est le vide, le vide plain-chant, le vide monodique, le vide firmament au-dessus de la tête de Richard III ou de n’importe qui à la place de Richard parvenu au sommet de sa carrière, les deux pieds posés sur une pyramide de cadavres, dont le sien. On voudrait le théoriser pour le tenir dans des filets, on voudrait en faire la synthèse pour se l’injecter à la demande, on voudrait au moins le reconnaître, le portraiturer, en faire le tour par écrit et ramasser à la surface du globe des récits de bonheur pour en faire un recueil passable (ils seraient des récits imparfaits, pour la plupart, comme la confession d’un sénateur romain retiré des affaires, dans sa maison de campagne, converti à l’épicurisme après des années de fraude en ville, disposé maintenant à confondre impuissance avec sérénité).

11Rien ne vaut le bonheur par l’escroquerie, durable, prémédité, artificiel mais supérieurement artificiel, révisé chaque jour comme les rouages d’une montre fragile, renforcé par l’expérience et maintenu en éveil grâce à un sens inné de l’improvisation, prolongé au-delà de nos attentes, promis à un avenir millénaire, à la fois immédiat et porté par une légion d’intercesseurs, comme si le bonheur d’un seul escroqué était le résultat d’une machination cosmique (et alors équitable). C’est un bonheur accessible s’il est fait de petite monnaie et d’une seule tulipe dans un soliflore, s’il rend gloire au trivial, s’il préconise avec sagesse l’adhésion du mortel au sort des mortels et conseille aux victimes de l’escroquerie de trouver dans l’ici-bas des coffres et des tables de chevet les éléments de leur sérénité. Certes, il y a le salut – on le connaît bien celui-là, à force d’en parler, à force de passer à côté : c’est le salut peint au plafond d’une église toscane et qui pâlit de siècle en siècle avant de retomber en petits flocons sur le crâne des fidèles remplacés par le crâne des touristes ; c’est le salut toujours ailleurs, après et au-delà, le surlendemain radieux du salut. Mais du salut, on a appris à se méfier, et l’escroc connaît assez bien les mortels pour tout savoir de cette méfiance et pour en tirer profit : s’il lui arrive de promettre le salut pour vendredi après-midi, il sait que la survie de son petit commerce exige des dividendes dès le lundi matin.

Jouissance de l’escroquerie par les escroqués

12Et nous autres, nous tous, les escroqués, enfoncés jusqu’au gosier dans la graisse d’oie de la honte, nous aimons le bonheur par l’escroquerie : on s’y abandonne à l’aveugle, notre refus de comprendre est une des conditions de notre volupté – et puis, le marché semble être honnête, tout compte fait (cuncta stricte discussurus, comme on dit pendant la messe des morts) : l’escroqué perd son argent, il a fait don de sa naïveté, mais la plénitude de son bonheur compense ses maigres pertes (et puis, de toute façon, berné ou pas berné, le mortel sera toujours perdant). Le bonheur introuvable ailleurs (parce qu’il est caillouteux, exténuant et s’abolit en un claquement de porte), nous aspirons à le trouver dans les bras de l’escroc, et quand on devine l’entourloupe, on se livre à elle plus entièrement encore, c’est une façon pour l’escroqué de se confier aux mains d’un professionnel.

13Il existe paraît-il des escroqués volontaires : ils finissent par rejeter l’escroc au fleuve après lui avoir soutiré toute sa puissance d’escroquerie ; l’escroc était l’agrume juteux à portée de leurs mains, ils l’ont pressé jusqu’à la dernière goutte. On voudrait faire de ce récit le modèle de toute histoire d’escroc, peu importe si la revanche des escroqués est notoire ou bien reste secrète : au dernier acte, la résolution est la même, les escroqués sont plus ou moins comblés et l’escroc finit pendu, perché ou noyé, ou il a pris la fuite et on ne sait rien de son exil – c’est le sien, c’est un exil stérile, on dirait même qu’il est analphabète : l’exil sans les moyens d’écrire les mémoires de l’exil. Une fois l’escroc tombé aux Enfers, la communauté se réjouit, gardant sous silence cette vérité épouvantable : elle a joui de l’escroc en parfaite connaissance de cause – mais ce n’est plus l’heure de se morfondre, c’est l’heure de danser en rond autour d’un orchestre, le raffut des grandes réjouissances est nécessaire pour étouffer la gêne.

Basse continue de la suavité, apartés cruels

14L’escroc est un pourvoyeur de bienfaits : au moins jusqu’à son dénouement cruel, l’escroquerie dispense une longue plage de béatitude : c’est l’onguent de l’escroc, ses charmes naturels et artificiels, ses charmes rhétoriques, les charmes mondains, les séductions faciles sans le mépris pour la facilité, l’érotisme lui aussi mondain, comme l’alcoolisme, des manières de gigolo sur des croisières peuplées de dames qui ont des problèmes de colliers de perles ; c’est aussi l’onctuosité des cocktails, les couleurs vulgaires, l’édulcorant, la médiocrité noyée dans un mélange flatteur, la longévité d’un breuvage en train de se diluer sans fin dans l’eau de ses glaçons.

15Le grand escroc alterne ses heures de séduction suave avec des minutes d’apartés cruels (les traits de son visage se reflètent alors dans les angles d’une vitre brisée filmée par Ruben Mamoulian) ; il s’applique à parler crûment dans la solitude ou pour un seul témoin, un confident privé d’oreille ; il se livre au cynisme du franc-parler, élémentaire, puéril et tout à fait vain, en suivant une idée fausse : la franchise privée le purgera de ses mensonges publics, et lui assurera un jour ou l’autre, en temps voulu, une forme d’immunité – on ne sait pas trop laquelle. L’escroc du dernier acte comme l’escroc des apartés est une figure faite de pointes, de crête, de langue de serpent, de persifflage et d’ongles coupés de biais, on dirait le bord dentelé et tranchant d’une boîte de conserve : là, entre ses griffes, se tient toute sa vérité, si l’idée de vérité a encore un sens dans le monde de l’escroc fait de jupons enfilés l’un sur l’autre. On se demande alors où l’escroc puise sa suavité : il la chaparde à d’autres ? il l’a volée dans une sacristie à l’heure du crédo quand tout le monde avait le dos tourné ? il a emprunté le velours des prie-Dieu et le coton des surplis ? il est devenu assidu à la messe, celle de l’après-midi, à l’heure du goûter, l’heure des biscuits trempés, pour y prendre des leçons de mollesse (l’art mou du pardon, l’amour morbide du prochain, la cire grasse des chandelles et cette façon de marcher dans les travées, comme si tous les prêtres du monde chaussaient des pantoufles de feutre) ? Ou bien, il l’a volée dans des boudoirs, il a fréquenté les salons, il a fait de lui l’unique héritier de la douceur des jolis cœurs, il a lu Crébillon et en a souligné les passages les plus soyeux, et pour s’enrichir encore, il a pris en filature des familles nombreuses, il s’est laissé guider jusqu’à des confiseries, l’air d’être mené par le bout du nez, il y a vu comment la crapulerie sait se concilier la guimauve.

Escroc ad hoc

16La suavité ne suffit pas pour susciter le paradis de l’escroquerie (paradis portable, local, domestique, casanier – le paradis enveloppé d’une membrane), l’escroc a aussi pour devoir d’être pertinent : c’est le principe de l’escroc ad hoc, ou de chacune des paroles ad hoc de l’escroc capable de susciter immédiatement la coïncidence du mot avec la chose, des grands espaces avec l’ici même ou de la longue durée avec l’instant présent. Voilà d’ailleurs pourquoi beaucoup d’escrocs abusent de la tautologie, elle prépare la réconciliation des êtres avec eux-mêmes – la tautologie est une faiblesse de l’esprit, mais en piétinant de la sorte, l’escroc, en vérité, accomplit une danse du surplace très habile. S’il est pertinent, il est singulier, et s’il touche sa cible, la cible se sentira flattée (“No such thing for a target as being hit by a skillful archer / Rien de tel pour une cible que d’être atteinte par un archer habile” – dit Iago dans une version non retenue de la tragédie d’Othello). L’escroc applique des lois universelles, toutes ces vieilles lois antiques de l’escroquerie, inventées sous Démosthène, valables encore au temps des Mérovingiens, sous le Directoire et de nos jours : au moment d’être appliquées, pourtant, elles sont singulières, l’escroquerie est le fait de la singularité, et au fil du temps, on finit par le croire, notre singularité devient un don de l’escroquerie : une apaisante, édifiante et flatteuse infraction aux lois générales.

Principe de modération

17La victime de l’escroc est elle-même d’essence escroc – comment dire ? l’escroquerie est sa matière même, la chair de sa chair, et bien souvent (dans le souvent renouvelé de l’escroquerie), la victime de l’escroc est plus profondément imprégnée d’escroquerie que l’escroc lui-même. Il faut y voir l’effet inhibiteur de la conscience, la conscience de l’escroc appliquée à lui-même, dérivée du cynisme, véhicule de l’indifférence et donc du détachement : si l’escroc calcule, il accomplit ses pas de danse à côté de l’escroquerie, il place entre l’escroquerie et lui une distance salutaire, distance franchie par un fouetté ; l’escroc considère l’escroquerie – même si elle est la sienne – comme une chose refroidie, stable, reposée dans le temps et l’espace, examinée alors sans effusion, par habitude ; il ne fait pas de son œuvre une émanation de son moi, ce serait à la fois imprudent et crétin, ce serait aussi vaniteux : aux yeux d’un escroc, seuls les naïfs tirent d’une œuvre en cours une quelconque gloire narcissique ; on l’a déjà dit, l’escroquerie (en général, toute criminalité astucieuse) sauve de l’égotisme, c’est l’occasion aussi de s’épargner les souffrances du moi torturé. Seulement voilà, pour la victime, ce n’est pas tout à fait la même histoire : pour elle (une proie autoprédatrice), l’escroquerie n’est pas une idée froide, sécrétée comme Merlin l’enchanteur rumine sa vengeance dans sa caverne de glace : l’escroquerie a la chaleur d’un tango, elle conserve la ferveur des histoires d’amour, elle est “corps et âme” et elle adore cette formule, qui signera aussi le destin des escroqués ; l’escroquerie se confond avec la chair, avec les heures, et donc avec un moi susceptible, blessé et recousu de toute part ; sous l’effet de la caresse de l’escroc, le moi de l’escroqué se constitue, il trouve sa justification, il prétend être crédible, comme une entité légitime reconnue par la raison : l’escroqué finit par croire à l’existence de son moi, c’est le début de sa perte, mais c’était aussi son but ultime : l’escroquerie est une faveur narcissique.

18L’escroc applique le principe inattendu de la modération : souvenez-vous du pas de côté de l’escroc, accompli par prudence : l’intervalle entre un soi raisonnable et une escroquerie réfléchie, l’autre intervalle entre un soi de haute prudence et des désirs tenus en laisse, ou capturés, portraiturés, remplacés provisoirement par leur représentation, et maintenus au repos dans un catalogue raisonné. On peut voir au théâtre et dans les salles de cinéma les avatars de cette figure d’escroc, soumise au principe de modération : des monstres froids, des crapules glacées, ou seulement inoxydables, des visages de joueurs de poker, des statues de cire, des hommes d’une courtoisie exacerbée, raide dans des costumes raides, profitant de la raideur de la vie mondaine pour y afficher leur rigidité, elle y passera inaperçue : le suave James Mason, avec ses manières douces du Yorkshire, le suave George Sanders, la crapule bien élevée, d’autres tout aussi veloutés et charmants, Charles Boyer ou Vincent Price, jusqu’au délicieux Dirk Bogarde en assassin de riches veuves, boutonné et pincé, précieux comme un daguerréotype, ton sur ton dans un décor de fauteuils, avec cette manière si typique chez tous ces escrocs de remuer la cuillère du thé ou le verre de brandy, le regard ailleurs, maître de ses affects – l’escroc, surtout s’il est un séducteur de dames émérites, doit savoir se tenir assis sur une ligne de partage des eaux, entre libido surabondante de gigolo et abstinence absolue de prêtre confesseur.

19La victime, elle, ne se refuse rien, elle ne maîtrise rien et ne compte surtout pas le faire ; dompter n’est pas dans ses intentions, et d’ailleurs, quand l’escroc paraît, il promet de libérer l’escroqué de ses années de privation : si l’escroquerie est la retenue de l’escroc, elle est le déchaînement de l’escroqué, elle lui donne tous les laissez-passer, là se tient le bonheur sans égal de l’escroqué, dans cette permission sans borne.

20Je mets de côté les escrocs psychopathes, les amateurs, les grossiers, les Barnums et les menteurs compulsifs, incapables d’inventer, plagiaires des mensonges des autres. Au contraire de toutes ces brutes, l’escroc est véritablement l’orfèvre de la modération, c’est-à-dire véritablement conscient d’assister au combat des affects et de la raison, et s’il prenait la peine d’écrire un traité de l’escroquerie, sur un ruban cousu dans la doublure d’une veste, il commencerait par recopier la réplique de Iago, acte I, scène 3, dans la version officielle cette fois d’Othello : “We have reason to cool our raging motions / Nous avons la raison pour refroidir nos furieux désirs” – pourquoi en dire davantage ? pourquoi aller plus loin ? furieux désirs, raison refroidissante, ça suffit pour définir l’escroquerie, dans sa forme et sa manière, tout en laissant ses fins aux choix : l’escroc est ce personnage, peut-être seul, en tout cas assez rare pour se sentir bien isolé, personnage refroidi par la raison, introduit au sein d’une communauté de Bacchantes : des messieurs et des dames rongées par l’envie, et qui prennent, malheur à eux, la satisfaction pour l’accomplissement.

Le To be or not to be de l’imposteur

21Iago dit encore, toujours à l’acte I de la scène 3, dans un moment de sincérité restée confidentielle : “ ’Tis in ourselves that we are thus or thus / Il ne tient qu’à nous d’être ceci ou cela”. Voilà précisément le grand principe de l’escroc, il s’ajoute à la modération pour la compléter : la faculté de dessiner son moi selon sa volonté, ou selon un désir déjà modelé par la raison, et selon ses fins, selon les circonstances, selon la tonalité de sa suite orchestrale, mineure ou majeure, selon la lumière et les échéances, selon les turbulences. Le transformisme n’est pas seulement une forme spectaculaire de crapulerie, il est courtoisie et dignité, il est la preuve d’un haut degré d’humanisme, l’application du principe de maîtrise et, d’une certaine façon, le propre des êtres les plus civilisés – en tout cas, Iago, malgré ses manières de crocheteur, en est persuadé.

22Iago, ce Iago-là, celui du thus or thus, de la personnalité flottante, changeante, choisie parmi un échantillon, et consommée sur le pouce, Iago orchestrateur de ses états d’âme, dessinateur de ses expressions, compositeur de ses humeurs ou même préparateur dans la pharmacopée de son âme, préparateur de tel ou tel moi selon des proportions mesurées avec prudence – ce Iago semble s’extraire de la communauté des hommes. Comme le spectateur par excellence, il se tient sur un strapontin, il le fait grincer ou pas, selon son bon plaisir, mais sans jamais participer vraiment à nos mondanités, sauf de façon tangente. Comme spectateur, il se tient en retrait ; comme voyeur, il se retire à l’écart ; comme misanthrope, il s’isole ; comme juge permanent de tout et de tous, il se met en réserve, il disparaît pour délibérer ; et comme médecin légiste, il opère ses autopsies sur le vif mais à froid, en gardant ses distances, et quand viendra le moment de découvrir sa vraie nature de menteur manipulateur, on le chassera à coups de bâtons : l’escroc est l’importun se tenant au bord du monde, comme on dit aussi en bord de scène, une fesse d’un côté, une fesse de l’autre, toujours prêt à s’enfuir ou monter à l’assaut, selon les circonstances. L’escroc serait alors l’antithèse d’une humanité honnête, roulée dans la farine – mais ça n’est pas tout à fait vrai.

De la dignité de l’homme (pas trop tôt)

23Ça aurait été trop simple – non, rien n’est jamais tout à fait vrai avec l’escroc, rien non plus n’est jamais tout à fait faux, ce contraire aussi aurait été rassurant, comme une anti-vérité stable et ferme, à quoi se repérer : hélas pour nous, l’escroc distribue des portions de vérité déroutantes inopinées, inattendues, pas toujours reconnaissables, et qui sèment le doute. Voyons donc cette demi-vérité en cours : l’escroc relégué loin en dehors du cercle de l’humanité, non seulement ne cesse pas d’être humain, mais il devient tel qu’en lui-même l’échantillon parfait de l’humanité : oui, l’escroc représente ou accomplit l’humanité, là où tous les honnêtes hommes (vous et moi) ont tendance à échouer, il incarne l’être humain, il répond, lui seul, à la plus juste et belle définition – il lui correspond avec une telle exactitude, on jurerait qu’il lui a servi de modèle. L’escroc selon Iago, celui du thus or thus, tour à tour ceci ou cela, selon son bon vouloir mais surtout selon les décrets de son intelligence, est exactement l’homme selon Pic de la Mirandole, celui du Discours sur la dignité de l’homme, Oratio de hominis dignitate – souvenez-vous : “Nec certam sedem, nec propriam faciem, nec munus ullum peculiare tibi dedimus, o Adam, etc., etc. / Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. / Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme.” On lit aussi ailleurs : “Homo variae ac multiformis et desultoriae naturae animal / L’homme est un être vivant, de nature variée, multiforme et changeante” – à quoi on voudrait ajouter : surtout l’escroc.

24Du seul fait de choisir ses moi successifs, de ne jamais se contenter d’un seul, ni s’y tenir, pour la beauté du geste et pour le plaisir de varier, par crapulerie et par prudence, pour se détacher chaque jour des promesses de la veille et des dettes passées, l’escroc est le modèle de l’humanité, et nous autres, nous tous, les jours où nous ne savons plus trop comment nous y prendre pour être dignes du discours sur notre dignité, nous faisons le pèlerinage jusqu’à l’escroc, nous lui rendons grâce, nous lui versons des arrhes, comme à un oracle, nous le prenons pour exemple et le remercions aussi, lui le masqué, lui le multiforme, de nous délivrer de notre amour pour notre propre identité – parce qu’elle est un masque mortuaire.

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25Imaginez l’escroc Satan venu défier les hommes d’exercer leur libre arbitre ici et maintenant : certains se laissent tenter, ils échappent à leur sort, leur évasion passe pour une perdition, ils semblent tomber dans un gouffre hors du temps dès l’instant où ils se délivrent des chaînes de causalité ; les autres se méfient, ils renoncent au libre arbitre en se recroquevillant, au lieu de se choisir un être thus or thus ils acceptent le moi offert par l’escroc Satan – et comme l’escroc est expert, le moi fourni à l’escroqué sera taillé sur mesure. La perdition de l’escroqué (du brave, de l’honnête homme trompé) sera bien, une fois de plus, de devenir absolument lui-même – pour le dire autrement, la victime de l’escroc n’a pas commis l’erreur de faire confiance à son escroc, elle a abusé de confiance en elle-même ; au lieu de douter bêtement de Desdémone, Othello aurait mieux fait de perfectionner sa méfiance envers Othello. Comme a pu le dire Iago dans la version non retenue de la tragédie, toujours la même : “For selfmistrust is a good friend of mine / Défiance de soi est une amie très chère.”