Colloques en ligne

Frank Estelmann

L’Usage du monde en langue allemande : traduction et réception d’un récit de voyage multilingue

L’Usage du monde in German: Translation and reception of a multilingual travel book

1La traduction peut être décrite comme un voyage : a fortiori en allemand, où le mot « übersetzen » peut signifier « traverser » ou même « passer en bateau sur l’autre rive ». On associe donc le traducteur à un voyageur, un passeur ou un batelier, et on examine les rives qui constituent le point de départ et le point d’arrivée du voyage. La métaphore n’est cependant pas sans poser problème. La notion même de « passeur » peut être considérée comme controversée, si l’on en croit Henri Meschonnic qui, dans sa Poétique de la traduction, fait remarquer que, finalement, ce n’est pas la personne du traducteur qui est en jeu dans la traduction, mais le bien qui lui est confié : « Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n'est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu'on a transporté de l’autre côté1. » Une telle affirmation est bien trop apodictique dans la perspective de la plupart des théories récentes de la traduction culturelle qui accordent une grande importance aux médiateurs linguistiques et interculturels. Elle met cependant l'accent, à juste titre, sur deux observations. D'une part, elle illustre une fois de plus l’objectif de la traduction littéraire, à savoir éviter les dommages causés par le « transport » du texte traduit — ce qui est bien sûr impossible dans l’absolu, mais qui reste néanmoins une norme2. D’autre part, elle exige de connaître le mieux possible les deux rives entre lesquelles un texte circule, afin de comprendre à quelles particularités il a eu affaire avant et après l’acte traductif.

2Or, ces observations s’avèrent hautement complexes dans le cas de la traduction allemande de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, « Genevois, Suisse romand, citoyen d’une petite nation composite, hétérogène, l’une des plus compliquées d’Europe, où rien ou presque ne va de soi […]3 ». Les langues concernées font partie, entre autres, d’un cadre national commun du plurilinguisme suisse. Et les deux rives du voyage traductif, avant d’ouvrir la voie vers le lointain, appartiennent à un seul et même pays, dans lequel le texte source et la traduction — en l’occurrence, la traduction publiée sous le titre Die Erfahrung der Welt sur laquelle je reviendrai ultérieurement — ont été publiés. Comment cette situation marquée par une « créolité suisse4 », comme on pourrait le dire avec Pascale Casanova, a-t-elle influencé la traduction de l’œuvre, et aussi sa réception ?

3Avant de se risquer à répondre à cette question, on peut déjà noter que la conception de la traduction dans le sens du mot « über-setzen » semble correspondre à la conception de Nicolas Bouvier de la communication littéraire. Bouvier voyait dans l’auteur un voyageur dont la tâche est de « faire la poste entre les choses et les mots », comme il l’a formulé dans Routes et Déroutes 5. Comme si c’était le rôle de l’écrivain de soigner une blessure originaire par l’expression artistique : « Pour les vagabonds de l’écriture, voyager c’est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l’accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine6. » En ce sens, la métaphore selon laquelle un passeur et un passage seraient nécessaires pour faire communiquer deux langues et deux mondes, et défier ainsi une séparation initiale, aussi profonde et significative soit-elle, me semble profondément compatible avec sa conception de l’écriture et par ailleurs avec sa propre pratique de la traduction7.

Enjeux : multilinguisme et lecteur polyglotte

4Dans l’écriture de Bouvier, L’Usage du monde est déjà marqué par la diversité linguistique. Ce récit de voyage se compose par endroits de différentes langues qui coexistent — parmi elles, on retrouve l’allemand — et qui ont souvent été intégrées dans le récit sans être traduites en français. Le lecteur implicite, pour reprendre le terme clé de l’esthétique de la réception de Wolfgang Iser8, est donc supposé être un lecteur suisse chez Bouvier, et en plus polyglotte. Il est capable de lire, outre le français, au moins l’allemand et l’anglais, et dans le meilleur des cas, d’autres langues comme le serbo-croate ou le turc, des langues qui se retrouvent au moins dans certaines expressions dans le texte. Charles Forsdick, commentant les passages de L’Usage du monde dans lesquels le voyageur mentionne et utilise ses multiples connaissances linguistiques, fait référence aux « fragmented, multilingual soundscapes 9 » caractéristiques du récit qui en résulte. En d’autres mots, L’Usage du monde présuppose des connaissances linguistiques qui renvoient tout autant aux différents domaines linguistiques de la Suisse qu’à la biographie linguistique individuelle de l’auteur, notoirement polyglotte, ouvert à l’apprentissage des langues étrangères, même pendant le voyage, et notamment capable de communiquer couramment en allemand. Ne serait-ce que pour ces raisons, on a déjà, avec L’Usage du monde, un récit de voyage qui restitue aussi les langues et le plurilinguisme rencontrés par le voyageur lors de son périple vers l’est.

5Certes, le lecteur implicite du texte n’est pas pensé comme un lecteur réel, mais comme une instance de réception conçue par le texte, qui ouvre à des lecteurs réels un accès au texte qui est de facto multiple. Mais Bouvier présuppose clairement que ses lecteurs comprennent le dialogue suivant avec une employée de maison macédonienne qui révèle en allemand (et seulement en allemand) qu’elle a passé trois ans dans le camp de concentration de Ravensbrück sous le nazisme :

— Ich bin Jüdin und Makedonin, dit-elle… aber Deutschland kenn ich gut. Drei Jahre… — elle leva trois doigts — während des Krieges im Lager Ravensbrück… sehr schlecht, Kameraden kaput. Verstanden ?… aber Deutschland kenn ich doch gut — conclut-elle avec une sorte de satisfaction10.

6Le voyageur renonce ici aux traductions et aux explications qu’il insère dans d’autres passages, et reconstitue la scène dans son plurilinguisme initial. Aucune note de bas de page n’explique que les phrases allemandes du passage renvoient à l’histoire de la Shoah et aux émigrations pendant l’après-guerre en Europe de l’Est. En même temps, en utilisant le mot « satisfaction » pour caractériser en français les mots de cette survivante quasiment anonyme de la Shoah, Bouvier renvoie de façon ambiguë, voire cynique, à une observation qu’il partage peu après, à savoir que cette femme aime étonnamment se souvenir de son séjour en Allemagne : « Le temps passe, la déportation devient une forme de voyage […] » (L’Usage du monde, p. 131). En même temps, une sorte de souvenir familial autobiographique a dû être activé pour Bouvier lors de cette rencontre, qui renvoie à la fois au long séjour de sa mère à Munich pendant l’entre-deux-guerres, celle-ci étant « très liée avec la famille de Thomas Mann », et à son père « germaniste et à demi zurichois11 ». Jusque dans sa constitution linguistique, la scène connote donc aussi bien l’histoire contemporaine de l’Europe, la Shoah, que l’association de sa famille avec le monde allemand12. C’est pourquoi la reproduction de phrases allemandes, qui est à bien des égards porteuse de sens, présuppose un lecteur capable de comprendre les énoncés en allemand jusque dans ce qu’ils ne disent pas ou ne font que suggérer. Car ce lecteur devrait se poser par exemple la question pas du tout anodine de savoir si la Macédonienne parle cet allemand aux formules un peu caricaturales parce qu’elle ne l’a pas appris autrement, parce qu’elle s’adapte à son interlocuteur éventuellement moins compétent qu’elle ou parce que celui-ci, c’est-à-dire le voyageur, la cite peut-être de manière inexacte. Étant donné l’utilisation presque toujours correcte de la langue allemande dans L’Usage du monde, on pourra probablement exclure les deuxième et troisième options. Mais Bouvier ne résout pas l’ambivalence en quelque sorte linguistique de la scène qui risque de passer inaperçue pour un lecteur qui ne parle pas allemand — et plus encore, qui ne parle pas aussi bien l’allemand que lui-même.

7La traduction de ce passage que l’on trouve dans la traduction allemande actuelle de L’Usage du monde, sur laquelle je vais m’attarder, est d’autant plus intéressante :

«  Ich bin Jüdin und Mazedonierin », sagte sie auf deutsch, « aber Deutschland kenn ich gut. Drei Jahre… » — sie hob drei Finger — « … während des Krieges, im Lager Ravensbrück… sehr schlecht. Kameraden kaputt. Verstanden? … Aber Deutschland kenn ich doch gut », schloss sie mit einer gewissen Befriedigung 13.

8Tout d’abord, on peut noter l’ajout qui explique dans la traduction que la femme a parlé en allemand (« auf deutsch »). La traduction apporte ainsi une information nécessaire à la compréhension du bilinguisme de la scène même si cette information ne figure pas dans l’original et que le bilinguisme en soi a disparu dans la version allemande. Deuxièmement, même si l’allemand bancal de la femme a été traduit, elle parle un meilleur allemand dans la traduction que chez Bouvier. Ainsi, le terme « Makedonin » a été corrigé en « Mazedonierin ». Et surtout le deuxième « t » manquant dans « kaputt » est ajouté. Si le voyageur un peu hautain veut manifestement rendre compte de la prononciation imprécise de son interlocutrice, qui remplace un « tt » en réalité aigu par un « t » mou, la traduction corrige au moins partiellement cette stratégie narrative. Ce geste traductif interfère toutefois avec l’original, qui montre une femme parlant un allemand déficient, tant sur le plan syntaxique que phonétique. Aussi minimes ou négligeables qu’elles puissent paraître à première vue, les modifications apportées à l’original lors de la traduction en allemand indiquent de manière exemplaire l’énorme défi que représente cette œuvre — et son caractère multilingue tout particulièrement — pour les traducteurs, allemands ou autres.

9Pour pouvoir comprendre la réponse des deux traductrices suisses germanophones Trude Fein et Regula Renschler à ce défi, il est utile de jeter d’abord un regard détaillé sur les conditions de réception bien particulières de L’Usage du monde dans les pays de langue allemande. En effet, sans connaissance du contexte éditorial et publicitaire, leur traduction ne peut être présentée de manière adéquate, de même qu’il faut tenir compte des particularités linguistiques de sa production et de sa réception.

Réception et histoire des traductions

10La réception de L’Usage du monde dans l’espace germanophone a eu lieu avec un décalage temporel considérable. C’est dire que les lecteurs germanophones qui avaient besoin d’une traduction ont dû attendre longtemps. Cette traduction n’a été publiée qu’en 1980 par la petite maison d’édition traditionnelle zurichoise Benziger. Le fait que les ouvrages publiés par cette maison d’édition n’étaient pas facilement disponibles en dehors de la Suisse alémanique a considérablement limité la diffusion de cette première traduction14. Portant le titre équivoque Die Erfahrung der Welt (c’est-à-dire L’Expérience du monde), elle a été réalisée par l’angliciste et romaniste Trude Fein, une traductrice suisse assez connue qui est toujours active aujourd’hui (en 2022).

11Quand la maison d’édition Benziger a fait faillite dans les années 1980, Die Erfahrung der Welt semblait condamné à une existence encore plus marginale sur le marché du livre germanophone. Après plusieurs rachats et scandales, ses droits furent finalement vendus au groupe d’édition Patmos à Düsseldorf, qui s’était spécialisé dans la théologie et les livres-cadeaux et n’était donc pas intéressé par des ouvrages comme ceux de Bouvier. La première phase de la (non-)réception de L’Usage du monde dans l’espace germanophone, qui s’étend jusqu’à la fin des années 1990, s’est ainsi perdue dans les sables.

12La deuxième traduction de L’Usage du monde en langue allemande date de 2001. Elle fait encore autorité aujourd’hui. Elle a été commandée par les éditions Lenos à Bâle qui ont un programme littéraire important et disposent d’un rayonnement certain dans le monde germanophone. Pour cette nouvelle édition, la traduction de Trude Fein a été considérablement remaniée par la journaliste et traductrice suisse Regula Renschler. Ces deux femmes, Fein et Renschler, sont certes citées à égalité dans le livre en tant que traductrices, mais Renschler remarque dans sa postface de traductrice que Fein n’a pas rendu justice à la capacité de Bouvier de présenter au lecteur le monde étranger de manière détaillée, avec de riches images et comparaisons :

Alors que des passages entiers étaient traduits correctement ou dans un style fluide, dans d’autres, les images ne correspondaient pas, le style était saccadé, et dans certains cas, des mots ou des expressions étaient totalement mal rendus15.

13Une révision semblait donc inévitable (« unabdingbar »). Journaliste politiquement engagée, Regula Renschler, qui avait étudié les langues romanes et l’histoire, était déjà une figure publique connue en Suisse alémanique à cette époque. Elle a commencé à traduire à la fin de sa carrière professionnelle, précisément lorsqu’elle a participé à la réédition de L’Usage du monde de Bouvier. Elle a ensuite continué à se faire connaître comme traductrice littéraire.

14L’édition Lenos de Die Erfahrung der Welt — car en 2001, on a gardé le titre de la première traduction — a été publiée par Roger Perret, journaliste ayant travaillé dans le monde de la culture, qui l’a accompagnée d’une longue notice biographique sur Bouvier16. À cela s’ajoute une postface courte mais pertinente de Gérald Froidevaux. Ces nouvelles traduction et édition restent donc fermement en mains suisses. Mais les efforts sérieux pour relancer Bouvier sur le marché germanophone général sont clairement visibles dans cette édition tout à fait soignée. Roger Perret reconstitue avec précision l’itinéraire de Bouvier et Vernet, accompagné de nombreuses illustrations, et Froidevaux place le récit de voyage de Bouvier, qu’il situe entre les pôles de l’expérience de soi et de la perte de soi, dans la lignée des récits de voyage d’Ella Maillart ; il part d’une « synthèse alchimique17 » du voyage et du récit de voyage, qui n’a plus rien à voir avec le récit de voyage classique :

Celui qui s’expose à l’altérité s’éprouve lui-même comme un étranger. Celui qui adopte temporairement des modes de vie inconnus, s’adapte à des coutumes étrangères, assimile d’autres cultures, met en jeu sa propre compréhension de soi. L’expérience du monde est une expérience de soi, mais d’abord une perte de soi18.

15Cette deuxième édition marque le début du succès, finalement assez récent, de Nicolas Bouvier en langue allemande, surtout hors de Suisse. Elle est notamment remarquée par des journaux faisant autorité, comme en témoignent les comptes rendus parus dans Die Zeit (du 15 novembre 2001), dans la Frankfurter Rundschau (du 14 février 2002) et la Neue Zürcher Zeitung (du 16 février 2002). Le compte rendu de Georg Sütterlin du quotidien zurichois est pertinent. Il s’adresse clairement à un public suisse qui connaît déjà, du moins dans les grandes lignes, l’œuvre de Bouvier, et notamment son récit de voyage le plus connu. Sütterlin esquisse par exemple l’histoire complexe de l’édition de la traduction et regrette que les dessins à l’encre de Vernet n’aient pas été inclus. Le voyage était finalement un projet commun19.

16Les deux critiques allemands semblent toutefois découvrir le récit de voyage de Bouvier. L’un d’eux — Hans Martin Hennig dans la Frankfurter Rundschau — parle d’un « auteur très apprécié dans l’espace francophone », résume quelques aspects de l’œuvre et conclut dans un jargon journalistique qui trahit une redécouverte enthousiaste : « Quel vaste projet poétique, quel programme à la fois triste et lourd, mais quel programme nécessaire20. » Hennig donne néanmoins une brève caractéristique pertinente de la forme de voyage et d’écriture du voyage que Bouvier pratiquait :

Les mots centraux, les mots clés de l’expérience du monde de Nicolas Bouvier sont la lenteur et l’élan. Ils ne correspondent pas seulement aux stades de continuation et d’interruption du voyage, c’est justement dans l’immobilité, le fait de ne plus pouvoir continuer à avancer, que s’ouvrent de nouveaux champs de perception21.

17Mais de son point de vue, plusieurs niveaux temporels se superposent entre le moment du voyage, le moment de la rédaction du récit de voyage et l’actualité du critique : « Reliée par un réseau de comparaisons déployé avec une grande évidence et collant de près à l’expérience sensible, l’expérience du monde de Bouvier enjambe sans peine le dernier demi-siècle apparemment écoulé22. »

18L’autre critique, Stefan Weidner, focalise son compte rendu dans Die Zeit sur l’aspect du voyage en voiture dans la Fiat Topolino, dont il interprète la lenteur comme l’indice d’un enchantement du monde antérieur au début des années 2000, où ces lieux sont certes déjà connus, mais pour d’autres raisons :

C’était sur la ligne Quetta-Kandahar-Kaboul. On connaît maintenant ces lieux. Les voir depuis la perspective d’une Topolino filant à 30 km/h, c’est comme si quelqu’un avait soudain enchanté le monde23.

19Weidner attire également l’attention sur la traduction problématique du titre : « Il n’est pas faux de traduire ceci [L’Usage du monde – FE] par “L’Expérience du monde”, mais il y a plus dans “usage” : le livre est un “mode d’emploi du monde24”. » Weidner qui est islamologue et spécialiste de la littérature arabe, fait également remarquer qu’il faudrait célébrer Bouvier qui n’était « pas obsédé par l’augmentation du moi, du savoir ou de l’expérience », ce qui le distinguerait d’autres voyageurs qui « veulent justement célébrer en Orient les complexes que l’Occident leur a légués25 ». Le critique constate donc avec étonnement que Bouvier, dont le récit de voyage a déjà été publié en 1980 dans une version allemande, était jusqu’à présent inconnu en Allemagne : « personne ne le connaît chez nous26. »

20Les deux critiques mettent ainsi en évidence un problème fondamental de la réception de L’Usage du monde, notamment en Allemagne : ils sont eux-mêmes le symptôme, dans leur pays, d’un large désintérêt pour le récit de voyage en tant que forme littéraire disposant d’une longue tradition, surtout en Suisse romande et en France. En témoigne la triste mise en parallèle du récit de voyage et des chroniques ou des reportages journalistiques, qui ne convient pas au style élaboré de Bouvier et à son désir manifeste d’ouvrir une nouvelle voie pour le genre du récit de voyage, par exemple en se concentrant sur « cet apprentissage de l’état nomade27 » d’un globe-trotter désenchanté. Pourquoi désenchanté ? « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore […]28. » On peut considérer que ce renversement de perspective, qui ne met pas l’accent sur le sujet autonome du voyage qui s’approprie le monde, mais sur le sujet ouvert au monde et dont celui-ci prend possession, est un élément essentiel de la poétique du voyage de Bouvier29, mais qui est toutefois ignoré par les critiques mentionnés. Au vu du 11 septembre 2001 et de la guerre en Afghanistan, qui ont dominé les pages des journaux durant l’hiver 2001-2002, c’est autre chose qui préoccupe plus ou moins explicitement les critiques dans leurs recensions tout à fait informatives : l’actualité de la partie de L’Usage du monde consacrée à l’Afghanistan, soulignée par ailleurs par les trois critiques. Même si elle n’est pas due à cela, une conjoncture historique contemporaine a donc favorisé la découverte de cette œuvre dans l’espace germanophone.

21La valeur d’actualité thématique accordée à ce récit qui avait déjà près de 50 ans à cette époque se retrouve également chez l’un des rares voyageurs de langue allemande chez qui j’ai pu découvrir des traces substantielles d’une réception de L’Usage du monde. Dans le récit de voyage Afghanistan, fragmentarisch, publié en 2004, le Viennois Christian Reder rend explicitement et en détail hommage à la contribution de Bouvier en matière d’histoire de voyages en Afghanistan. Il reconnaît en Bouvier, qu’il compare à Ella Maillart, mais aussi à Bruce Chatwin et à d’autres, un voyageur qui a renversé la perspective pour voir en Kaboul le centre et non la périphérie du monde. Cette analyse est certes légitime, elle se situe dans le cadre exégétique fixé par le texte, mais elle souligne, dans la suite du récit de voyage de Reder, une réduction du projet d’écriture beaucoup plus complexe de Bouvier à ce seul élément thématique d’actualité politique procurée par la guerre d’Afghanistan. Dans son propre récit de voyage, Christian Reder, qui est professeur à l’Universität für angewandte Kunst [Université des arts appliqués] à Vienne, décrit l’Afghanistan dans une situation de « transition entre la guerre froide et la présence globale de la terreur anti-occidentale30 ». Il se positionne comme un activiste politique qui a fondé en 1980 l’Austrian Relief Committee for Afghan Refugees et qui revient sur plus de 20 ans de guerre et de désastre humanitaire dans ce pays après les attentats du 11 septembre 2001. Il utilise L’Usage du monde, qu’il cite dans la traduction de Fein et Renschler, pour documenter son propre point de vue, et en aucun cas pour mettre en avant les spécificités stylistiques, esthétiques ou autres du récit de Bouvier.

22La caractérisation de Bouvier comme chroniqueur et journaliste que l’on retrouve chez Reder est symptomatique de la réception de l’auteur en contexte allemand. Elle est partagée, du moins en partie, par la critique littéraire de langue allemande, même si celle-ci adopte un point de vue plus nuancé. Dans ce contexte, il est instructif de jeter un coup d’œil à l’histoire de la littérature suisse publiée par Peter Rusterholz et Andreas Solbach, qui a paru en 2007 dans une série destinée au grand public d’histoires littéraires aux éditions J.B. Metzler à Stuttgart et Weimar. Toujours dans le sillage de la nouvelle traduction de L’Usage du monde, cette histoire littéraire situe Bouvier, sous le titre « Le refus de la fiction dans la deuxième moitié du xxe siècle », entre les auteurs et journalistes Christophe Gallaz et Luc Weibel. Rusterholz et Solbach font confiance, en ce qui concerne Bouvier, à la critique littéraire francophone (les études d’Adrien Pasquali, de Roger Francillon ou d’Anne Marie Jaton sont citées), mais leur ton est néanmoins en accord avec celui des critiques germanophones déjà présenté :

À l’instar des chroniqueurs, les écrivains-voyageurs se déplacent dans l’espace, traversent les cultures et les siècles. […] Nicolas Bouvier, le plus célèbre d’entre eux, chante les louanges des nomades suisses et s’inscrit dans la lignée d’un Thomas Platter et des érudits itinérants du xvie siècle : pauvres de moyens, riches de savoir et d’expérience, curieux de tout ce qui est humain, gais, colorés, inventifs. Les récits de voyage de Nicolas Bouvier […] diffèrent fondamentalement de ceux des grands reporters, bien qu’ils saisissent tous les paysages visités, l’atmosphère, les détails caractéristiques et les traits saillants. Pour Bouvier, voyager, c’est d’abord disparaître, apprendre à mourir. L’ouverture aux autres, la disponibilité, l’hospitalité sont des vertus qui ne s’acquièrent que par l’oubli de soi. En d’autres termes, un exercice de modestie31.

23On pourrait discuter longuement de ce passage en évoquant les observations légitimes, par exemple le subjectivisme inhérent au récit de voyage de Bouvier, ou la compréhension approximative de ce dernier, comme le « refus » de la fiction. On pourrait aussi mentionner les omissions ou oublis, comme les références aux traditions non suisses de Bouvier ou sa prétention anthropologique32. Ici comme ailleurs dans la réception germanophone de cet auteur, l’œuvre de Bouvier est quasiment identifiée à L’Usage du monde et associée à une littérature plus ou moins non fictionnelle (et donc « pauvre » stylistiquement) que Bouvier partagerait avec d’autres auteurs suisses de sa génération. Pour le reste, on trouve bien chez Rusterholz et Solbach une analyse équilibrée de l’éthique du voyage de Bouvier, qui ne se limite pas à son intérêt pour l’actualité politique des pays visités. Il reste cependant un décalage avec la réception beaucoup plus érudite dans le monde francophone, qui a commencé au début des années 2000 à considérer Bouvier comme un voyageur exemplaire de la modernité à l’échelle mondiale, et qui a donc accordé une grande importance à l’analyse des aspects originaux (esthétiques, viatiques, éthiques et littéraires) de L’Usage du monde.

24Dans le domaine académique, une particularité a sans doute rendu difficile la réception universitaire de L’Usage du monde : la recherche sur la littérature de voyage contemporaine n’est pas un champ de recherche solidement établi en Allemagne. Les centres de recherche existants sont ou ont été plus orientés vers l’histoire et les formes passées de l’écriture viatique que vers son présent33. Néanmoins, il est surprenant que la bibliographie de recherche allemande qui fait autorité — le Klapp — ne fasse état que d’une poignée d’articles en langue allemande sur L’Usage du monde de Bouvier depuis 1980, année de la première traduction en allemand. En outre, il convient d’examiner ces quelques articles de plus près. Il s’agit de productions occasionnelles qui témoignent d’approches interprétatives diverses.

25L’un d’entre eux provient de Michael Ewert, didacticien de langues étrangères. Il est paru dans un ouvrage collectif en hommage à Dietrich Krusche, l’un des fondateurs allemands de l’herméneutique interculturelle. Sans aucune forme de documentation, ce court article se base sur une lecture attentive de Die Erfahrung der Welt de la part de quelqu’un qui ne dispose cependant pas d’une méthodologie littéraire sûre, mais qui explique la contribution de Bouvier avec une approche didactique. Ewert fait d’abord remarquer que Bouvier n’est plus « un inconnu » et qu’il dispose d’une communauté de lecteurs internationale croissante34. Il donne ensuite une brève esquisse biographique de l’auteur et explique les différentes étapes du voyage de Bouvier et Vernet vers l’Afghanistan. Il interprète la perte du manuscrit à Quetta et la recherche vaine de celui-ci dans la décharge de la ville comme une scène allégorique de la solitude existentielle et de la futilité des efforts humains35. La tentative de relater malgré tout le voyage « en renonçant à des formes de représentation prescrites36 » laisse ouverte, selon Ewert, le processus de signification du récit de voyage. L’aspect utopique du voyage est mis en relation avec un élargissement de l’horizon grâce au voyage et avec des changements de perspective37. Ewert conclut en renvoyant à l’épilogue de l’édition allemande de 2001, rédigé par G. Froidevaux. À vrai dire, sa propre contribution n’est pas seulement une preuve de la réception de cette édition, mais elle en dépend en grande partie. Une autre contribution en langue allemande sur L’Usage du monde répertoriée dans le Klapp est encore plus courte que celle d’Ewert. Son auteure est la comparatiste Pia Sójka et elle est conçue comme une courte présentation de textes d’Annemarie Schwarzenbach, Ella Maillart et Nicolas Bouvier, destinée à un public composé de non-spécialistes38. Cet article n’a pas non plus été publié dans une revue spécialisée ou identifié d’une autre manière comme une publication académique pertinente. Il s’agit, tout comme l’article d’Ewert, d’un texte ponctuel39.

26Ma propre contribution sur L’Usage du monde dont l’indication bibliographique se trouve également dans le Klapp ne résulte pas d’une commande de l’éditeur du Kindlers Literatur Lexikon (KLL), l’encyclopédie de référence de la littérature mondiale pour les pays germanophones. Il résulte de mon initiative personnelle d’inclure cet ouvrage dans la série des œuvres littéraires francophones représentées dans le KLL, notamment pour qu’un récit de voyage plus ou moins contemporain y soit enfin valorisé dans la sélection très littéraire de textes habituellement privilégiés dans cette encyclopédie. Cette contribution qui s’efforce de décrire la poétique spécifiquement viatique de ce texte continue d’assurer une certaine visibilité à L’Usage du monde et à sa traduction, notamment parce que le KLL est régulièrement réédité et publié sous forme de livre et en ligne. Elle a été reprise en 2020 dans la série spéciale sur la littérature suisse, publiée par les éditeurs du dictionnaire40. Nonobstant, en l’absence d’une étude monographique ou autrement substantielle, la présence de Bouvier dans les universités allemandes reste à ce jour marginale.

27Notons pourtant que la traduction de L’Usage du monde par Fein et Renschler a été le prélude à une traduction intégrale de l’œuvre de Bouvier aux éditions Lenos à Bâle, dont le dernier volume n’a été publié qu’en 2017. Roger Perret, que l’on peut supposer être l’une des forces motrices de ce grand projet éditorial, y associait en 2001 le souhait qu’« ici aussi [et par « ici », il entend sans doute surtout l’Allemagne – FE], on reconnaisse enfin l’importance de cette œuvre et de cet auteur41 ». Ce souhait n’a peut-être pas été réalisé, mais il permet de tirer des conclusions sur la période antérieure à 2001, où ce récit de voyage de Bouvier était encore bien moins connu. En ce sens, la nouvelle traduction inaugure une nouvelle phase de réception de l’œuvre de Bouvier qui s’appuie sur la disponibilité de la plupart des textes importants de Bouvier en allemand et donc sur un vrai effort éditorial. Depuis, plusieurs rééditions de Die Erfahrung der Welt ont été publiées, la première en 2002, tirée à 13 000 exemplaires, avec un certain écho médiatique42. Une présence en quelque sorte anthologique de Bouvier s’y ajoute, si l’on considère que Bouvier est représenté par quelques poèmes dans Die Lyrik der Romandie : eine zweisprachige Anthologie, publiée en 2008 par Philippe Jaccottet et Peter von Matt chez Nagel & Kimche. Par ailleurs, on observe aussi et surtout en Suisse alémanique une certaine tendance à l’hagiographie biographique, si l’on pense par exemple au portrait filmé de l’auteur par Christoph Kühn dans Nicolas Bouvier, 22 Hospital Street (2005), qui reconstitue le séjour de Bouvier au Sri Lanka. Margrit Tröhler43 a fait de ce film l’objet d’un commentaire détaillé en langue allemande, qui, il est vrai, se réfère surtout au Poisson-scorpion (1981).

28L’écart est important entre la pertinence généralement reconnue de Nicolas Bouvier — « auteur culte44 » — et les preuves d’une réception effective et substantielle de L’Usage du monde. Même si l’on tient compte de l’observation selon laquelle l’histoire de la réception est toujours la plus passionnante lorsqu’elle est fragmentaire, anachronique et déformée par des conditions culturelles spécifiques, l’ouverture vers l’Allemagne que Bouvier évoque, comme nous l’avons vu plus haut, lorsqu’il parle de l’histoire de sa famille, s’est avérée, en partie, non réciproque, du moins en dehors des chiffres de tirage, pourtant impressionnants de la deuxième traduction de son ouvrage le plus connu.

L’esthétique du plurilinguisme, un défi pour la traduction

29Au vu du contexte donné, il n’est pas surprenant que les deux traductrices de L’Usage du monde n’aient pas proposé de traduction littéraire d’un texte généralement considéré comme le produit d’une écriture quasi documentaire. Comme on le verra, elles sont notamment loin d’accorder une importance particulière aux questions de style, de rythme ou de prosodie, pourtant chères à Nicolas Bouvier qui revenait dans Routes et déroutes sur cet aspect caractéristique de son œuvre : « La musicalité du texte est une chose capitale45. » On pourrait, ce que je ne ferai pas46, analyser systématiquement la description quasi lyrique de la décharge où le voyageur cherche son manuscrit, dans le chapitre sur le Saki-Bar (« au cœur d’un cirque de montagnes chaudes dans une plaine d’ordures noirâtres, semée de tessons étincelants », L’Usage du monde, p. 330). La version allemande est globalement équivalente mais maladroite lorsqu’elle tranche les chaînes de métaphores audacieuses du voyageur ou élimine les suites d’assonances : « im Herzen eines von kahlen Bergen umgebenen Runds, auf einer von schwärzlichem Unrat bedeckten, mit gleißenden Scherben besäten Fläche 47 ».

30Un autre exemple est donné par la traduction de cette sorte de postface que Bouvier a insérée dans son récit sous le titre Pour retrouver le fil. Écrit six ans plus tard. Le narrateur y procède à une sorte d’autocritique de sa propre écriture rétrospective, qui ne peut correspondre à la fraîcheur de l’impression et peut laisser à certains moments l’impression d’un désir douteux de vouloir faire de tout quelque chose de productif et de durable : « comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… » (L’Usage du monde, p. 378) La traduction allemande propose : « und wie kleinlich das ist, diese Sucht, sich nichts entgehen zu lassen, aus allem Nutzen ziehen zu wollen 48 ». Même si le passage a été traduit de façon équivalente par rapport au sens de l’énoncé, le mot « kleinlich » me semble moins sonore (et par ailleurs plus pauvre de sens) que le mot « boutiquier » qu’il traduit. Une traduction telle que « kleinkrämerisch » aurait mis en évidence le contexte sémantique de « boutiquier » (« Krämer » en allemand), c’est-à-dire un métier dans lequel tout devient quelque chose de tangible et rien ne reste éphémère. L’adjectif « kleinkrämerisch » s’harmoniserait également beaucoup mieux avec la recherche d’une expression à la sonorité sophistiquée et non ordinaire dans l’original. Peu après, la « corrosion silencieuse de la mémoire » (L’Usage du monde, p. 379) devient « l’effritement muet du souvenir » (« das stumme Abbröckeln der Erinnerung 49 »), ce qui efface l’analogie du souvenir et de la rouille qui rongeait la Fiat Topolino, même si elle transmet le sens général de l’énoncé, à savoir le manque de fiabilité du souvenir.

31On peut maintenant revenir sur les passages bilingues de L’Usage du monde, déjà évoqués au début de cet article. Chez Bouvier, ils sont le produit d’une stylisation (ou esthétisation) du récit de voyage qui se répercute jusque dans la forme du récit. Une traduction littéraire attentive aux aspects formels pourrait donc les prioriser par rapport à d’autres caractéristiques du texte source lors du passage d’une langue à l’autre, surtout chez Bouvier, qui indique explicitement qu’il n’a pas écrit un récit de voyage conventionnel, objectivant, encyclopédique, mais un récit qui cherche « la précieuse connivence avec les choses » (L’Usage du monde, p. 379).

32Ainsi, dans le passage cité au début, L’Usage du monde fait coïncider la polyphonie interne (ou intérieure) du texte — manifeste dans les deux voix dialoguées du narrateur et de la survivante de la Shoah — et les langues du monde dans lesquelles le voyageur communique avec les personnes qu’il rencontre. De fait, il existe de nombreuses scènes qui présentent de telles formes d’analogie entre le multilinguisme interne et externe. On en trouve un autre exemple, qui concerne l’allemand, avec une citation (« aber es hat gemischt », donc « mais ça s’est mélangé »), renvoyant à une phrase prononcée par le serrurier Matt Jordan dans la première partie du récit de voyage, dans son dialogue avec le voyageur. On apprend que Matt Jordan se fait passer pour un Américain alors qu’il est yougoslave de Prilep et parle un « allemand intelligible » (L’Usage du monde, p. 119), ce qui explique l’introduction d’une expression allemande dans son dialogue avec le voyageur. Par cette expression, qui est d’ailleurs agrammaticale, Matt Jordan fait référence au mélange de boissons alcoolisées dont la consommation lui donne le lendemain des maux de tête :

C’est un prisonnier de guerre, marié en Bavière, qui vient de rentrer au pays avec femme et enfants. Il a trop fêté son retour la veille, se tient les tempes à deux mains et gémit sans arrêt. Non pas qu’il ait tellement bu, dit-il, aber es hat gemischt. (L’Usage du monde, p. 119)

Er war Kriegsgefangener, hat sich in Bayern verheiratet und ist jetzt mit Weib und Kind heimgekehrt. Seine Ankunft hat er gestern allzu ausgiebig gefeiert und hält sich unter unablässigem Ächzen und Stöhnen die Schläfen. Nicht, dass er übermäßig viel getrunken hätte, “aber es hat gemischt” 50.

33La langue allemande dans laquelle le voyageur s’est entretenu avec Matt Jordan n’est plus clairement identifiable et aurait tout aussi bien pu être le français ou l’anglais, compte tenu de l’identité composite que ce dernier laisse apparaître. La mention ajoutée dans la conversation citée avec la Macédonienne, à savoir que l’entretien s’est déroulé en allemand, manque ici. Il y a là une déformation de sens. Un texte bilingue est devenu monolingue dans la traduction, sans que cela soit marqué. Plus encore, les traductrices ne se sont pas efforcées de transposer le soundscape de la scène. Cela n’aurait d’ailleurs pas été impossible. Elles auraient pu substituer à la phrase allemande dans l’original un énoncé comparable, également agrammatical en anglais ou en français, dans le but de conserver ce caractère du passage. De la part de Matt Jordan, on pourrait aussi bien s’attendre à une exclamation en anglais ! Quelques pages après le passage cité, « le vieux Matt Jordan » est effectivement cité en anglais, ce que la traduction reproduit également : « — One day, I will tell you my big secret… nobody knows… chchtt » (L’Usage du monde, p. 123). Contrairement à l’évidence, un lecteur germanophone lira la première scène comme un passage unilingue. Il se demandera s’il s’agit d’une citation directe ou indirecte du serrurier.

34Enfin, la comparaison de l’adaptation des deux passages bilingues cités jusqu’ici permet de faire une observation importante. La stratégie de traduction choisie est différente dans les deux cas, ce qui indique non seulement une variation dans la traduction de passages bilingues, mais également que les deux traductrices n’ont pas donné la priorité à ces aspects du texte source dans leur traduction.

35Un troisième et dernier exemple, tiré du séjour du voyageur à Tabriz, peut appuyer cette observation :

[…] j’aperçus à mon chevet une silhouette chancelante, le chapeau sur les yeux, qui me regardait en sifflotant du Schubert. Glückwünsche !… fit-elle avec un plongeon ironique en me tendant la bouteille qui gonflait sa poche. C’était Paulus. Il avait passé la nuit dehors, trouvé notre porte ouverte, et venait « présenter ses vœux ». Je bus un coup sans parvenir à me réveiller tout à fait et lui demandai s’il avait bien fini l’année. — Au Djahan Noma… une beuverie, grausam… grausam Herr Nicolas ! Je peux rire seulement. (L’Usage du monde, p. 204)

[…] erblickte ich neben meinem Lager eine schwankende Gestalt mit dem Hut über den Augen, die Schubert pfiff : « Glückwünsche ! », rief sie mit einer ironisch tiefen Verbeugung auf deutsch und reichte mir die Flasche, die ihre Rocktasche aufblähte. Es war Paulus. Er hatte die Nacht durchzecht, auf dem Heimweg unsere Tür offen gefunden und kam, um « seine Glückwünsche darzubringen ». Ich trank einen Schluck, ohne gänzlich aufzuwachen, und frage ihn, wie er ins neue Jahre hinübergekommen sei. « Im Dschahan Noma — eine Sauferei… grausam, grausam, Herr Nicolas ! Je peux rire seulement — Ich kann nur lachen » 51.

36La démarche des deux traductrices est tout à fait en accord avec l’exigence d’invariance du sens qu’elles ont jugée prioritaire. Leur traduction sert avant tout à faire comprendre le sens global de la scène. Cette fois pourtant, elles sont plus attentives au bilinguisme. Elles reproduisent l’expression « je peux rire seulement » et la traduisent ensuite de manière tout à fait littérale en allemand (« Ich kann nur lachen »). Une traduction plus idiomatique comme « Da kann ich nur lachen » aurait peut-être été plus appropriée pour rendre l’usage familier de la langue de Paulus, mais même sans cela, elles parviennent à une traduction qui reproduit la coexistence d’expressions allemandes et françaises. En ajoutant « auf deutsch » (en allemand), on peut aussi comprendre que le voyageur francophone reproduit les expressions allemandes « Glückwünsche » (vœux) et « Glückwünsche darbringen » (présenter des vœux) — des déclarations grandiloquentes qui correspondent à l’originalité de la personne qui les prononce. Encore une fois, le voyageur suisse est sûr de la compétence linguistique de ses lecteurs. Toutefois, l’original introduit également l’exclamation « grausam, grausam » (« horrible, horrible ») en allemand dans le texte, ce qui n’est plus du tout reconnaissable dans la version allemande qui transcrit les mots allemands sans explications. Toute l’ampleur du mélange linguistique qui caractérise le discours du Balte dans la dernière phrase du passage n’est donc pas reproduite, ce que l’on peut reprocher aux traductrices, car elles auraient pu remplacer « grausam, grausam » par « horrible, horrible », sans pour autant modifier la signification de la scène, puisque Paulus — tel qu’il est mis en scène — parle manifestement aussi le français (« une beuverie »), d’autant plus que Bouvier avait fait remarquer auparavant que celui-ci « parlait avec un lourd accent germanique un français imprévu qu’il semblait inventer à mesure » (L’Usage du monde, p. 185). La traduction aurait été compréhensible pour un lecteur allemand (et même certainement plus compréhensible que le mot « grausam » pour un lecteur francophone) et aurait en outre été conforme au bilinguisme de l’acte de langage rapporté. Ainsi, le contraste linguistique (voire la rupture) entre les mots syntaxiquement dépendants « beuverie » en français et « grausam » en allemand chez Paulus, qui fait coexister — dans son pidgin — deux langues dans une même expression, n’est plus perceptible : « eine Sauferei, horrible, horrible » aurait pu préserver cela. Il n’est d’ailleurs pas décisif de savoir si le pidgin de la dernière phrase du passage cité remonte vraiment à Paulus ou si « Herr Nicolas » l’insère lui-même pour ajouter une composante linguistique à l’apparence bizarre de l’homme. L’idée que cette dernière interprétation soit possible dans le texte source est intéressante dans la mesure où la version allemande de Fein et Renschler l’exclut. L’indétermination de la scène elle-même est amputée d’au moins une dimension.

37On peut certainement discuter de la question de savoir si des traductions alternatives comme celles que j’ai évoquées peuvent résoudre un problème fondamental. Bouvier présuppose, du moins jusqu’à un certain point, un public suisse plurilingue qui a des connaissances linguistiques que ne possèdent ni le lecteur français moyen ni le lecteur allemand moyen. En fin de compte, il est impossible de reproduire une situation de communication correspondant à la Suisse plurilingue dans un texte qui s’adresse, tant dans l’original que dans la traduction allemande, à des domaines linguistiques plus larges et hétérogènes. Mais on pourrait tout aussi bien suivre l’impératif d’une traduction littéraire fidèle à la forme et à l’esthétique du texte source.

38Il faudrait alors prendre au sérieux l’esthétique du plurilinguisme, que Werner Helmich52 a placée au centre d’une étude consacrée à Bouvier parmi de nombreux autres auteurs, en tant qu’élément central notamment du discours de voyage caractéristique de cet auteur. Dans ce cas, il vaudrait la peine de retrouver dans la traduction l’aura d’étrangeté, comme l’appelle George Steiner53, qui existe dans L’Usage du monde grâce à la présence de plusieurs langues. Cette aura repose sur une ouverture au monde qui concerne les aspects linguistiques, mais qui les dépasse également. Bouvier s’intéresse à la polyphonie du monde, qui est aussi le résultat des guerres, des migrations, des diasporas et des voyages de la première moitié du xxe siècle. Il la retrouve lorsqu’il visite des villes multilingues comme Tabriz, Téhéran ou Kaboul, ou lorsqu’il parle avec des personnes polyglottes qu’il rencontre lors de son voyage en Orient. Il insiste justement sur leurs modes d’expression linguistique parfois étranges, parfois familiers, parfois insondables, et toujours pluriels. Ce qui est tout aussi important, c’est qu’il les transpose sous forme de soundscape multilingue dans son récit de voyage, élevant ainsi la diversité linguistique et l’étrangeté au rang de moyen d’expression de l’écriture viatique qui devrait intéresser plus que de loin les traducteurs de L’Usage du monde.