Colloques en ligne

Małgorzata Sokołowicz

Savoir « apprivoiser le monde » ou Nicolas Bouvier en Pologne

Getting to know how to “tame the world” or Nicolas Bouvier in Poland

1Dans le texte « Dom Bouviera » [La Maison de Bouvier], reportage-hommage décrivant son voyage dans la maison de Nicolas Bouvier en 2013, Mariusz Wilk, écrivain et voyageur polonais né en 1955, écrit : « To nie my przemierzamy świat, lecz świat mierzy nas 1. » La phrase joue sur le mot polonais « mierzyć » qui signifie « mesurer », « évaluer », mais précédé d’un préfixe « prze- » (« przemierzyć ») qui veut dire « parcourir [l’espace] ». Voici donc le sens littéral de la phrase de Mariusz Wilk : « Ce n’est pas nous qui parcourons le monde, mais c’est le monde qui nous mesure. » On y voit facilement la transposition de la phrase célèbre de Nicolas Bouvier : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait2. » Une transposition à la polonaise qui prend en considération les particularités de la langue, mais aussi une certaine interprétation, un léger changement de sens, ou au moins un changement d’accents : le mot « voyage » disparaît pour mettre en valeur la rencontre avec le monde et le verbe « mesurer » introduit un élément additionnel d’épreuve, de vérification.

2Le même phénomène se produit dans la traduction du premier livre de l’écrivain suisse : L’Usage du monde devient en polonais Oswajanie świata [L’apprivoisement du monde]3. La traductrice, Krystyna Arustowicz, n’a sans doute pas voulu se servir du mot « używanie », équivalent du français « usage », ayant en polonais des connotations assez épicuriennes, ni « użytkowanie », une autre traduction possible, appartenant cette fois-ci au vocabulaire juridique et insistant sur le caractère passager de l’action. Le titre Oswajanie świata renvoie aussi, plus que le titre original, au Devisement du monde de Marco Polo, traduit en polonais comme Opisanie świata 4. La traductrice, tout comme Mariusz Wilk, interprète déjà le livre de Bouvier et s’approprie le texte. Ces deux procédés reflètent très bien le caractère de la relation qui se noue entre L’Usage du monde et les Polonais et qui se trouvera au centre de cette étude.

3L’Usage du monde est traduit en polonais après la mort de Bouvier et publié en 1999 par la maison d’édition Noir sur Blanc. Fondée en Pologne en 1990, c’est une filiale de la maison suisse — visant « l’intégration de la culture européenne5 » —, qui continue, depuis, à publier les textes de Bouvier. Il se peut qu’au moment de la publication de la traduction, les Polonais, fraîchement sortis de l’époque communiste et de la claustration que cette époque impliquait, aient eu plus besoin d’apprendre à apprivoiser le monde qu’à en faire l’usage.

4Le livre paraît en Pologne 10 ans après la chute du communisme, à l’époque où les transformations politiques et économiques tirent lentement vers leur fin. Les voyages sont possibles, mais uniquement avec un passeport. Ils sont plutôt chers et ce ne sont que les Polonais les plus aisés qui peuvent se permettre de partir à l’étranger. D’où, sans doute, la bonne réception du livre fournissant aux uns un voyage par procuration et aux autres un modèle à suivre. En 2013, la traduction est rééditée. C’est déjà une nouvelle Pologne, membre de l’Union européenne. Les Polonais voyagent facilement : les vols ne sont plus trop chers et le monde est ouvert aux voyageurs6. La littérature de voyage, et spécialement les reportages de voyage, vit un grand essor7. C’est aussi le moment où Bouvier est déjà connu en Pologne, une grande partie de ses livres ayant été traduits (Le Poisson-Scorpion en 1999, Journal d’Aran et d’autres lieux : feuilles de route en 2000, Le Vide et le plein : carnets du Japon, 1964-1970 en 2004…).

5Le but de ce travail est d’examiner la réception de Nicolas Bouvier en Pologne et, particulièrement, la réception de son premier livre, L’Usage du monde. Nous le ferons en trois mouvements en nous concentrant sur trois types de lecteurs différents : ceux qui analysent les textes littéraires, à savoir les universitaires, ceux qui vivent de leur plume, c’est-à-dire les écrivains et ceux qui lisent surtout pour plaisir, donc le grand public.

Entre voyage et écriture ou L’Usage du monde selon les universitaires

6L’éditeur polonais de L’Usage du monde fait la promotion du livre en se servant des extraits de deux textes : le reportage-hommage « Dom Bouviera » par Mariusz Wilk déjà mentionné et une recension, plus académique, écrite par un professeur de littérature polonaise, Jacek Leociak8. La recension est publiée dans la revue littéraire Nowe książki [Nouveaux livres] en 1999 et intitulée de façon symptomatique « Podróżowanie jako sposób istnienia » [Voyager comme manière d’exister]9.

7Malgré son statut d’universitaire qui le prédestine au discours dit académique, Leociak commence son étude de façon très personnelle : inspiré par le livre de Bouvier, il ouvre un grand atlas géographique et essaie de tracer l’itinéraire du voyageur suisse. « Et c’est à ce moment-là, écrit le chercheur, que je me suis rendu compte que je reprends inconsciemment un certain modèle de comportement : voyager avec son doigt qui se déplace sur la carte10. » Le chercheur renoue ainsi avec le début de L’Usage du monde et initie le lecteur à la philosophie du voyage selon Bouvier :

La carte n’est qu’une copie du monde, son modèle, mais elle devient — en même temps — une source de désir, une promesse, une tentation. L’espace cartographique est le symbole d’un espace réel, il annonce des paysages qui sont absents, mais qui existent et qui nous attendent. On y voit un projet virtuel de voyage dans lequel nous pouvons nous lancer. La voix intérieure qui nous encourage à faire un tel voyage est un appel de notre existence qui veut se voir affirmer11.

8Leociak explique alors la motivation de Bouvier qui, par le voyage, veut voir son existence s’affirmer. Le chercheur polonais analyse aussi les possibles inspirations littéraires du voyageur suisse, en le rattachant — par le rythme lent de son voyage qui devient sa manière d’exister — au personnage du flâneur baudelairien. Il analyse également en détail la structure du livre : « Le livre de Nicolas Bouvier a été mis dans un certain cadre compositionnel : de la carte au monde et de l’impératif intérieur de se mettre en chemin au sentiment de l’union mystique avec le réel. Dans ce cadre s’étale l’espace du périple12. »

9Pourtant, cette analyse dite littéraire du texte n’est pas longue et n’occupe pas la place la plus importante dans la recension. Le but de Leociak semble être différent : il veut encourager ses lecteurs à lire le livre du voyageur suisse et — surtout — à suivre son modèle de voyager. Dans le texte, il y a de nombreuses phrases qui montrent que le Polonais apprécie le texte : « C’est un livre qui parle d’une grande aventure intellectuelle et existentielle13. » Leociak se retrouve parfaitement dans la philosophie du voyage bouviérien : « Voyager veut dire prendre des risques, mais c’est là où réside la vérité du voyage14. » Selon le chercheur, Bouvier a touché à l’essence du voyage et c’est la raison pour laquelle son livre est « beau et envoûtant15 ». C’est certainement un modèle à suivre pour ceux qui trouvent soudain les frontières de leur pays ouvertes et peuvent aller là où ils veulent. Leociak semble dire : comportez-vous comme le voyageur suisse et vous apprendrez à apprivoiser le monde.

10Un message comparable se dégage de l’entretien donné à Polskie Radio [Radio polonaise], station publique de la Radio polonaise, par notre collègue de l’Institut d’études romanes de l’université de Varsovie, spécialiste en littérature suisse romande, mais déjà à la retraite, Małgorzata Szymańska. L’entretien est enregistré en 2014, après la réédition du livre de Bouvier en Pologne16. L’Usage du monde est appelé « la bible des voyageurs pour qui les voyages ne se limitent pas à la visite superficielle du monde17 », ce qui suggérerait que le texte a rempli le rôle que lui avait défini Leociak : il est devenu un guide, un manuel de voyage et de vie en voyage. Les interlocutrices soulignent qu’à l’époque où, en Pologne, chacun peut voyager, Bouvier montre comment le faire. Elles sont pourtant conscientes du fait que quinze ans se sont écoulés depuis la première publication de L’Usage du monde en Pologne et que le périple de l’écrivain suisse diffère des voyages qu’on fait en 2014, où il est beaucoup plus facile de se déplacer et où les difficultés auxquelles Bouvier et son compagnon de route Thierry Vernet faisaient face n’existent pratiquement plus.

11Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle, dès le début de l’entretien, la chercheuse et la journaliste insistent surtout sur le fait que Bouvier est un écrivain et non pas seulement un voyageur. Il y a dès lors un déplacement d’accent : après la fascination de la couche « viatique » du livre vient l’intérêt pour sa matière littéraire.

12Małgorzata Szymańska parle ainsi beaucoup de la jeunesse de Bouvier, de son goût de lecture, mais aussi de ses rencontres avec des écrivains, surtout avec des écrivains allemands, que le père de Nicolas accueillait dans leur maison. La chercheuse commente : « Voyager était pour lui une manière de compléter ses lectures18. » Szymańska est convaincue que ce sont des livres qui influencent la façon dont Bouvier voyage et perçoit le monde parcouru. C’est pourquoi elle montre l’influence d’Ella Maillart sur son œuvre19 et met en valeur le fait que Bouvier a choisi l’Asie comme sa destination car il s’intéressait à l’origine de l’écriture20. Elle rappelle aussi que le Suisse n’a pris en voyage qu’un seul livre : l’édition anglaise des Essais de Montagne qui — selon Szymańska — était pour lui un modèle de voyageur et d’écrivain21.

13La chercheuse polonaise apprécie autant que Leociak la philosophie de voyage de Bouvier. Elle insiste pourtant sur d’autres aspects. Elle déclare que pour Bouvier il est important de se « purifier » avant le départ, c’est-à-dire de se débarrasser de toutes ses attentes. Elle rattache aussi les valeurs qui le guident, à savoir la lenteur, la patience et l’humilité, à la philosophie orientale22.

14Pourtant, dans l’entretien, la chercheuse se concentre surtout sur L’Usage du monde en tant que livre. En soulignant la distance qui sépare le voyage et la publication du texte, elle analyse les différences et les similitudes entre l’action de voyager et celle d’écrire. L’analogie principale réside — selon elle — dans le fait que pour Bouvier « l’écriture est un travail très dur23 ». En effet, selon l’auteur de L’Usage du monde, il est aussi difficile d’écrire que de voyager. Vu le temps qui sépare le livre du voyage, l’écriture exige aussi un effort lié à un certain déplacement dans le temps car Bouvier « devait revenir à l’époque qui s’était déjà écoulée, à l’époque de son voyage24 ». Cela n’était pas simple : « Il se débattait contre les mots, contre les phrases ; il voulait arriver à l’équilibre entre le souvenir et le texte25. » Szymańska insiste beaucoup sur cet aspect pénible de l’écriture : « Pour arriver à l’essence de ce voyage il a dû travailler comme un ouvrier, il croyait qu’il devait, en quelque sorte, se fatiguer autant qu’il se fatiguait en voyageant. C’était indispensable pour qu’il puisse écrire son voyage26. » C’est pourquoi, selon la chercheuse, l’écriture de Bouvier reprend en quelque sorte son voyage. Les parallèles entre le voyageur et l’écrivain continuent :

Comme un voyageur […] qui doit, en quelque sorte, renoncer à lui-même, à son ego, à son moi pour s’ouvrir aux autres, de même l’écrivain […] n’impose pas son opinion ; au moins Bouvier ne le fait pas […] Pour lui, l’idéal est que son récit soit un miroir qui reflète le monde27.

15Szymańska analyse donc beaucoup plus que Leociak l’écriture bouviérienne et c’est justement cette écriture, apparemment beaucoup plus que le voyage lui-même, qui la séduit :

C’est un genre hybride, une sorte de patchwork, […] à côté de sa relation de voyage, Bouvier se sert de citations, d’analogies, d’extraits de différents livres. […] Il est un érudit, mais non pas un érudit qui se vante de son érudition juste pour s’en vanter ; tout cela s’inscrit dans une œuvre très fine. Ces livres [L’Usage du monde et Le Poisson-Scorpion – MS] sont un voyage parmi les endroits réels, parmi les gens réels et — en même temps — parmi les allusions à l’histoire, à certains faits, récits ou résumés d’œuvres littéraires. Et cela est chez Bouvier absolument magnifique28.

16La chercheuse apprécie donc L’Usage du monde surtout comme un texte littéraire, très riche intertextuellement et c’est cet aspect littéraire du livre bouviérien qu’elle essaie de révéler à ses auditeurs.

17Bref, il est visible que les deux chercheurs se concentrent sur des facettes différentes du livre. Szymańska se focalise sur l’écriture de Bouvier et souligne, beaucoup plus que Leociak, que le Suisse est un écrivain et un voyageur (surtout un écrivain) alors que pour le chercheur polonais, c’est d’abord un voyageur érudit décrivant ses périples et ce qui l’impressionne surtout, c’est sa philosophie du voyage. Il est probable que la différence résulte non pas uniquement de la sensibilité propre à chacun des deux universitaires, mais aussi du moment où ils parlent de Bouvier : en 1999, pour les Polonais qui voyageaient très peu, le Suisse est celui qui les initie à l’art de se déplacer ; en 2014 où les voyages varient tellement de celui fait par Bouvier, on se concentre moins sur sa façon de voyager et plus sur son art d’écrire le voyage.

Du « vagabondage fastidieux » au « voyage vers les Sauvages » ou L’Usage du monde selon les écrivains

18Cette dualité « écrivain-voyageur » mène naturellement à la deuxième partie de notre étude et à la question de savoir ce que les écrivains, dont les écrivains-voyageurs polonais, pensent de L’Usage du monde.

19La relation de voyage a une longue tradition en Pologne29. Avant la Seconde Guerre mondiale, elle a progressivement commencé à se transformer en reportage grâce à deux écrivains-voyageurs importants, Melchior Wańkowicz (1892-1974)30 et Ksawery Pruszyński (1907-1950)31. Par la suite, la fin de la guerre signifiait, pour les Polonais, une occupation soviétique très dure. Selon le moment, les voyages à l’étranger étaient impossibles ou très difficiles, ce qui a freiné le développement du genre. Deux noms se distinguent, pourtant, dans ce paysage viatique plutôt triste de la Pologne communiste coupée du monde occidental32. Le premier est celui de Zbigniew Herbert (1924-1998)33, qui fut surtout poète, mais aussi un grand voyageur et auteur de trois recueils d’essais de voyage : Un barbare dans le jardin (1962), Nature morte avec bride et mors (1993) et Le Labyrinthe au bord de la mer (2000, édition posthume) où les voyages en Italie, aux Pays-Bas et en Grèce deviennent un prétexte pour parler de l’histoire de la culture et de l’art de ces différentes régions. Herbert est mort la même année que Bouvier, il n’a donc pas pu connaître la traduction polonaise de L’Usage du monde 34, contrairement au deuxième grand voyageur (et reporter) de l’époque, Ryszard Kapuściński (1932-2007)35. L’auteur d’Ébène : aventures africaines et de Mes voyages avec Hérodote appréciait Bouvier. Il en parle dans un entretien donné au journaliste Bartosz Marzec36. Celui-ci lui pose une question sur les reporters étrangers que Kapuściński considère comme ses maîtres et le Polonais répond : « Bruce Chatwin, auteur du Chant des pistes et le formidable Nicolas Bouvier. Celui qui a écrit L’Usage du monde, Le Poisson-Scorpion et la Chronique japonaise 37. » Dans la suite de l’entretien, Kapuściński précise ce qui lui plaît chez Bouvier et il fait un commentaire sur l’attitude du voyageur suisse :

Pour affronter le monde, il faut avoir une grande force physique et une résistance psychique. Parfois c’est même la rencontre avec l’Autre, personne formée par une culture et des mœurs différentes qui consomme beaucoup de nerfs. À cela s’ajoutent les difficultés du voyage, la tension qui affaiblit l’organisme (le reporter doit savoir que tout ce qui lui arrive ne se passe qu’une seule fois) et la conscience d’une tragédie dont il devient témoin. Et pour tout cela il lui faudra un jour payer38.

20Étant donné que Kapuściński donne cet entretien peu avant sa mort, on sent qu’en parlant de Bouvier il parle aussi un peu de lui-même. Le reporter polonais s’identifie alors au voyageur suisse, ressent une sorte de fraternité transculturelle de voyageurs qui les unit indépendamment de leur origine.

21En énumérant Bouvier parmi ses maîtres, Kapuściński indique aussi un modèle à suivre pour tous ceux qui le prennent pour leur maître. En effet, au début du xxie siècle se développe en Pologne ce qu’on appelle le reportage polonais, reportage littéraire, équivalent du grand reportage français. Regroupés au départ autour du quotidien Gazeta Wyborcza [Journal populaire], puis autour de la maison d’édition Czarne, les reporters voyagent dans le monde entier et décrivent leurs rencontres avec différents pays et leurs habitants39. Parmi ces reporters se trouve Mariusz Wilk40 qui, dans le petit reportage déjà évoqué, raconte son voyage, ou même plusieurs voyages, sur les traces de l’auteur de L’Usage du monde. Wilk commence son texte par la description de sa visite au salon du livre à Morges où il rencontre Thomas Bouvier, fils de Nicolas. Ensuite, il décrit le cimetière de Cologny où il retrouve le tombeau du voyageur suisse et pour finir il parle de son arrivée dans la maison de Bouvier vendue après sa mort et habitée à présent par une autre famille. Dans cette partie du reportage, les descriptions de la maison, entièrement changée, contrastées avec les descriptions de cet espace par Bouvier, s’entrelacent avec les réflexions de Wilk. C’est dans la chambre de Nicolas — occupée alors par un garçon de 12 ans — que le reporter polonais commence à sentir la présence du voyageur suisse et se rappelle sa « rencontre » avec L’Usage du monde. Dès le premier paragraphe lu, Wilk a senti que c’était « son écrivain » et qu’il avait à faire à un « vrai vagabond » :

Pour l’apprivoisement du monde, l’œuvre de l’écrivain suisse a une importance aussi grande que le livre de Marco Polo avait pour sa description. Alors que le marchand vénitien regardait le monde de la perspective du premier reporter (selon Umberto Eco), le Suisse s’en servait comme un pèlerin se sert de son pèlerinage41.

22Le voyage de Bouvier est comparé à un pèlerinage lors duquel le pèlerin se découvre, réussit à se comprendre mieux, mais aussi à comprendre mieux le monde qui l’entoure, à l’apprivoiser.

23Wilk est conscient de la grande différence qui existe entre le périple fait par Bouvier et Vernet et le voyage pratiqué par les voyageurs de son temps. Les deux jeunes hommes avaient le temps qui — selon Wilk — manque à ses contemporains : au xxie siècle, les voyageurs sont trop pressés pour faire un pèlerinage à la Bouvier. Par conséquent, ils ne profitent pas de leurs déplacements autant que le voyageur suisse : ils n’arrivent pas à apprivoiser le monde, ils le parcourent trop rapidement.

24Est-ce pour encourager les Polonais à changer leur attitude que Wilk résume L’Usage du monde de façon à faire revivre devant les yeux de ses lecteurs le voyage des deux jeunes hommes : sa lenteur, la patience et l’humilité qu’ils apprennent ? Tout comme Kapuściński, il commence aussi à se comparer au voyageur suisse. C’est en ces termes qu’il commente par exemple la remarque de Bouvier sur l’hiver qui lui apprend à être patient :

[…] je connais cela grâce à mes voyages dans le Nord, où il est plus fréquent d’attendre que de se déplacer, car l’attente est l’essence du vagabondage, plus on prend de temps à parcourir l’espace, plus longtemps on peut le contempler : et on peut non seulement remarquer les détails qui nous échappent quand on voyage trop rapidement, mais aussi faire une meilleure connaissance des gens à condition qu’on s’efforce de patienter jusqu’à ce qu’ils se mettent à nous parler d’eux42.

25Wilk suggère qu’il voyage de la même façon que le Suisse. Indépendamment de l’origine du voyageur, il existe un modèle universel de voyage pratiqué par un type particulier d’hommes que l’écrivain polonais appelle « vagabonds » et qui ont l’habitude de vivre en nomade. Pour ces vagabonds, dont Bouvier est un représentant par excellence, exister signifie justement être en mouvement, parcourir le monde.

26Vers la fin de son texte, Wilk écrit de façon très personnelle :

Chaque nouveau livre de Bouvier publié en polonais dans la maison d’édition Noir sur Blanc était pour moi une expérience inoubliable, car dans chacun d’eux je retrouvais ce que j’appréciais le plus dans la littérature, c’est-à-dire le voyage piétiné dans les mots… Bouvier n’avait pas écrit beaucoup, car il n’est pas facile de vivre sa vie en voyage, ce n’est pas une course folle sur un sentier bien battu à la poursuite de nouvelles impressions, mais un vagabondage fastidieux dans le rythme du Cohen tardif, quelque chose comme son Amen 43.

27Wilk croit comprendre Bouvier, se retrouve dans ses voyages, le considère comme son maître. À la fin du reportage, le reporter polonais semble s’approprier le voyage de Bouvier, quitte à s’unir, ou même à s’identifier en quelque sorte au voyageur suisse :

Chaque fois que je prends dans mes mains un livre de Bouvier, j’y retrouve les traces de mes lectures : des surlignages et des notes, j’ai l’impression de regarder un palimpseste où le texte d’origine disparaît lentement sous les couches de gloses et à la fin je ne sais plus quel voyage je fais : est-ce toujours le voyage de Bouvier ou mon voyage à moi44 ?

28Les reporters apprécient alors l’écriture de Bouvier. Voyageurs, ils comprennent aussi les difficultés auxquelles le Suisse s’exposait et le prix qu’il a payé pour ses voyages. Il devient leur frère vagabond et son voyage est en quelque sorte le leur.

29Mais ce n’est pas la seule attitude des écrivains polonais envers Nicolas Bouvier. En 2013, la station de la Radio polonaise publique Polskie radio, déjà évoquée, a enregistré une autre émission sur L’Usage du monde. Cette fois-ci, il s’agit d’une rencontre que la journaliste Małgorzata Szymankiewicz a organisée avec deux écrivains : Piotr Kofta, sociologue et écrivain, né en 1973, et Magdalena Miecznicka, écrivaine et journaliste, née en 197745. Cette fois-ci, la réception de Bouvier n’est pas univoquement positive. Certes les deux écrivains admettent qu’il s’agit d’un « livre très important46 » qui vient d’être réédité, mais ensuite leurs opinions varient. Piotr Kofta apprécie le livre, mais contrairement à Kapuściński ou Wilk qui comprennent bien la philosophie de Bouvier et s’y retrouvent, il se distancie de l’écrivain suisse.

30Au début de l’émission, Kofta insiste surtout sur le fait que L’Usage du monde est écrit après coup. Selon lui, le Bouvier voyageur n’est pas le même que celui, plus mûr et plus expérimenté, qui écrit son livre. Le voyageur est très jeune, ce n’est même pas, selon l’écrivain, un homme, mais « un garçon47 ». Donc, pour Kofta, il s’agit d’un « roman d’initiation48 », ou encore de l’« histoire d’un journal de voyage49 ».

31L’écrivain ne développe pourtant pas ces aspects de son analyse du livre. En revanche, il essaie de prouver que L’Usage du monde peut éveiller un certain malaise chez le lecteur contemporain. Il commence par dire que le monde que le Suisse traversait n’existe plus et que, même à l’époque du voyage de Bouvier, il était déjà en voie de disparition. Selon Kofta, cela plaisait à Bouvier qui croyait

[…] revenir au monde du Prophète, au monde de la Bible […] à une contrée qui depuis l’époque où l’on écrivait les textes saints du christianisme, du judaïsme et de l’islam n’avait pas vraiment changé. On peut l’accepter en tant qu’une certaine convention littéraire, mais on peut dire aussi que Bouvier adopte une attitude quelque peu guindée50.

32Il est difficile de dire ce que Kofta pense vraiment, en utilisant le mot « guindé ». Trouve-t-il l’écriture de Bouvier trop érudite ? N’aime-t-il pas son attitude envers les pays traversés ? Ou — tout simplement — ne la comprend-il pas ?

33En effet, il est parfois difficile de saisir le sens des arguments de l’écrivain polonais qui reproche aussi à Bouvier le fait que « [p]our lui, le monde est esthétiquement arrangé, qu’il est tellement beau […] que même lorsqu’il est laid, il est beau51 ». Kofta semble avoir du mal à accepter la vision du monde selon Bouvier, la vision qui — apparemment — l’agace. Selon l’écrivain, c’est un livre difficile à comprendre aujourd’hui car les deux voyageurs « disposent d’un temps incroyablement long »52. Il ne les envie même pas, mais croit que ce mode de voyage n’est pas adapté au monde contemporain et qu’à cause de cela le livre est tout simplement vieillot.

34Il aime, pourtant, l’écriture du voyageur suisse : « C’est écrit par moments d’une langue plastique et pleine d’acceptation pour le monde et pour le paysage53. » De ses paroles émerge une attitude ambivalente envers L’Usage du monde : d’une part, Kofta apprécie le texte, le style de Bouvier, son sens de l’humour, mais d’autre part, il énumère les raisons pour lesquelles le livre ne devrait pas être lu aujourd’hui54, il reproche à Bouvier d’être égoïste55 et le traite avec hauteur, en appelant L’Usage du monde la « confession innocente d’un enfant56 ».

35Magdalena Miecznicka se montre même plus critique envers le livre du voyageur suisse. Même quand elle dit : « Ils voulaient se laisser enchanter par le monde. Aujourd’hui personne n’écrit plus de cette manière57 », on ne sait pas si elle le considère comme un avantage ou un inconvénient. Certes, il lui plaît que Bouvier ne soit pas parti pour écrire un livre, revenir le publier et repartir pour en écrire un autre, ce qui est — selon elle — très fréquent parmi les voyageurs contemporains. Mais, elle se montre très critique envers toutes les relations de voyage, genre marqué, à l’en croire, par la supériorité supposée de l’homme civilisé58. Dans chaque texte viatique, Miecznicka voit « un voyage vers les Sauvages » et L’Usage du monde n’y fait pas exception59. En fait, le livre n’est pour elle qu’une source de citations intéressantes dont on peut se servir à différentes occasions60. Elle critique aussi beaucoup les jeunes gens qui, le livre de Bouvier à la main, suivent ses traces, mais dans des conditions beaucoup plus confortables.

36Vers la fin de l’émission, les deux intervenants arrivent à la conclusion qu’aujourd’hui le voyage est différent : on va dans un hôtel et on voit ce que les autres voient. C’est une expérience collective et non pas individuelle. L’Usage du monde ne charme plus, n’est plus perçu comme une bible des voyageurs. Il paraît tout simplement faire partie du genre de relations de voyage qu’on publie beaucoup (trop) en Pologne. Et, en plus, il est vieillot et risque de ne pas être compris par les voyageurs (et lecteurs) contemporains.

37Il nous semble donc que l’attitude des écrivains polonais envers L’Usage du monde dépend de leur attitude envers le voyage. Ceux qui aiment voyager et dont l’écriture est fondée sur une expérience viatique apprécient le livre au point de s’identifier avec Bouvier et sa philosophie du voyage. D’autres, d’habitude plus jeunes, pour qui le voyage n’est pas le sens de la vie, paraissent ne pas comprendre ce livre qui ne leur appartient plus.

« Il ne s’agit pas d’éprouver la même chose, mais d’éprouver de la même façon » ou L’Usage du monde selon le grand public

38Ce partage retrouve-t-il son écho dans les opinions du grand public ? Les lecteurs qui n’ont pas de formation littéraire et qui ne pratiquent pas l’écriture, comprennent-ils L’Usage du monde de la même façon que les professionnels ? Pour répondre à ces questions, nous avons choisi d’analyser les critiques du livre publiées sur le site lubimyczytać.pl [Nous aimons lire], créé en 2011. C’est le site le plus populaire en Pologne où les internautes partagent leurs opinions sur les livres lus, équivalent polonais de Babelio. Selon les informations disponibles sur le site même, dans la base de lubimyczytać.pl se trouvent plus de 584 000 livres, 3,3 millions de critiques et plus de 30 millions de notes61. L’Usage du monde compte 810 lecteurs, a été noté 187 fois et a obtenu une note moyenne 7,8 sur 10. Il a aussi reçu 26 critiques62.

39Ce sont ces critiques qui formeront notre corpus d’analyse. La première a été ajoutée le 24 novembre 201363. La lectrice souligne que le livre se distingue d’autres relations de voyage qu’elle a lues et cela grâce à l’attitude des voyageurs : « Ils traversent le monde de façon calme, visitent des endroits ordinaires qui s’avèrent être extraordinaires64. » La lectrice ne donne au livre que 7 points sur 10 car, comme elle l’avoue, la lecture n’était pas facile :

[…] le voyage n’est pas rapide et la narration est aussi très lente. C’est une belle écriture, qui n’est pourtant pas toujours facile. Parfois, les phrases complexes et les digressions compliquées rendent la lecture difficile. Moi-même je dois avouer que quelques passages m’ont beaucoup intéressée, absorbée, d’autres, hélas, m’ont fatiguée […]. Je pense que ce livre exige une concentration absolue qui m’a parfois manqué. Les œuvres de valeur sont d’habitude exigeantes65.

40C’est l’avis partagé par un autre lecteur selon qui le livre est « par moments génial66 », mais qui écrit aussi : « Je ne donne pas 10 sur 10 car il y avait des passages ennuyeux où l’auteur décrivait — de façon beaucoup trop détaillée pour moi — les problèmes avec sa voiture67. »

41La question de l’ennui revient régulièrement dans les critiques, mais n’est pas toujours évaluée de la même façon. Il y a certes ceux qui sont découragés par de longues descriptions. Une lectrice avoue : « J’ai peiné à finir ce livre… Pour moi, il est tout simplement ennuyeux. Il y a beaucoup de remarques intéressantes, de phrases-perles et de charmantes illustrations, mais c’est tout68. » D’autres se rendent compte, pourtant, que cet ennui n’est qu’apparent : « La langue de Bouvier est incroyable et malgré l’ennui apparent, le livre ne peut pas être oublié69. » En effet, pour quelques lecteurs, cet « ennui » a même son rôle à jouer :

Paradoxalement, je trouve qu’un avantage de ce livre est qu’il est parfois un peu ennuyeux car cela montre de façon parfaite ce que ça signifie de voyager. Parfois, tout simplement rien ne se passe et on s’ennuie. Aujourd’hui, c’est très rare qu’on l’écrive : si l’on lit des récits de voyage, personne n’écrit que parfois rien ne se passe et ici vous le trouverez. Ce livre montre aussi que le monde a beaucoup changé pendant ces quelques dizaines d’années et que notre attitude a changé aussi : nous sommes devenus orientés à la tâche, super-organisés et nous n’avons plus de temps pour nous-mêmes70.

42La lectrice touche, sans doute, à l’essentiel. Depuis que Bouvier a fait son voyage et écrit son livre, la façon de voyager a beaucoup changé. Le monde a changé. Une autre lectrice regrette : « Je tourne les feuilles de ce livre à une époque où le voyage n’est plus considéré comme une traversée de l’espace, comme une plongée dans le paysage et dans le temps71. » Le site ne donne aucune information sur les auteurs des critiques, ni sur leur âge ou profession, mais il y a chez plusieurs lecteurs anonymes de L’Usage du monde cette nostalgie d’un monde qui n’existe plus, d’une façon de voyager qu’il n’est plus possible de pratiquer.

43Évidemment, il y en a aussi ceux qui ne se retrouvent plus dans l’écriture bouviérienne, et qui, comme Kofta et Miecznicka, croient que le livre est un peu vieillot. Un lecteur avoue : « Théoriquement, tout est intéressant et bien écrit, mais en pratique le livre se lit difficilement72. » Un autre dit apprécier le style de Bouvier, mais ajoute tout de suite : « [Le livre] est appelé “bible des voyageurs” et ce n’est pas faux. Mais le voyage lui-même n’est pas terrible73. »

44Il semble, tout simplement, que ce ne soit pas un livre pour tous, même si, sur le site, Bouvier n’a jamais obtenu moins de 5 points sur 10 comme note. En effet, les opinions positives prévalent. Les lecteurs soulignent que ce livre est différent, qu’il ne se lit pas rapidement, qu’il faut le savourer, petit à petit74. Beaucoup de Polonais l’apprécient. Les compliments sont nombreux. « C’est un livre à partir duquel tout a commencé75. » « Le meilleur livre de voyage qu’on ait écrit76. » « Un chef-d’œuvre77. » Pour une lectrice, c’est « l’une des meilleures et plus belles relations de voyages » qu’elle ait lues. Elle apprécie justement la lenteur du périple et ce monde qui n’existe plus :

Le livre est écrit de façon tellement plastique et suggestive que, pendant la lecture, j’avais l’impression de voyager avec les deux Suisses. C’est intéressant de lire cette relation écrite il y a une soixantaine d’années, à l’époque où les voyageurs n’avaient pas la possibilité de communiquer avec le monde comme nous l’avons aujourd’hui78.

45En effet, la distance qui sépare le lecteur contemporain du voyage bouviérien donne au texte une dimension irréelle, parabolique : « L’histoire racontée par Nicolas Bouvier est comme un conte qui montre ce qu’il faut faire pour être un bon voyageur et atteindre son but et le but c’est de connaître et d’apprivoiser le monde et non pas de le conquérir79. »

46Or L’Usage du monde devient souvent un prétexte pour critiquer la littérature viatique contemporaine. Pourtant, contrairement à Miecznicka, les lecteurs du site lubimyczytać.pl remarquent que le livre de l’écrivain suisse est différent des relations de voyage publiées actuellement en Pologne : « Hélas, après la lecture du livre de Bouvier, tous les autres livres, blogs et relations de voyage, et spécialement ceux des dernières années paraissent banals, plats, ennuyeux, dramatiquement superficiels80. » Une autre lectrice s’attaque aux reporters-voyageurs polonais, en leur donnant Bouvier comme exemple :

Je voudrais que tous ceux qui, aujourd’hui, produisent la littérature de voyage et se plaisent à instruire leurs lecteurs […] parviennent à se servir de la distance et de la sincérité de Nicolas Bouvier. […] Hélas, aujourd’hui, l’écrivain monte à l’ambon et prêche la lumineuse philosophie de voyage : il empêche ses lecteurs de se servir de leur propre intelligence et fait taire ses protagonistes qui auraient pu étouffer sa propre logorrhée81.

47Bouvier continue donc à être un modèle à suivre malgré le temps qui passe. Selon la lectrice, le Suisse n’enseigne pas uniquement ce que voyager veut dire, mais aussi ce que signifie écrire un livre de voyage.

48Mais d’habitude, pour ces lecteurs anonymes, Bouvier est surtout le voyageur idéal. Et, apparemment, malgré tous ces changements qui se sont produits depuis que le Suisse est parti sur les routes, il y a encore des gens qui veulent voyager comme lui. L’un des lecteurs avoue que grâce à Bouvier il a fait le voyage de sa vie. L’auteur de L’Usage du monde l’a incité à suivre ses pas, même si le monde à parcourir n’était plus le même. Le lecteur commente :

Il ne s’agit, pourtant, pas d’éprouver la même chose, mais d’éprouver de la même façon : avec la même ouverture d’esprit, le respect pour l’altérité, l’humilité, l’acceptation des difficultés et des inconforts, l’absorption du monde avec tous ses sens, la volonté de comprendre l’essence et le sens de la vie […]82.

49L’internaute déchiffre sans difficulté le message qui se dégage à présent de l’écriture bouviérienne. Sa conclusion est pareille à celle à laquelle arrive Mariusz Wilk dans son reportage. Il annonce : « Je mets [L’Usage du monde] sur l’étagère des livres de ma vie. Lu, annoté, surligné, c’est ma bible83. » Le voyage de Nicolas Bouvier s’entrelace avec le voyage fait par quelqu’un d’autre : le Suisse continue à inspirer les gens, indépendamment de l’époque et du pays où l’on le lit.

50Il est frappant que les internautes anonymes comprennent particulièrement bien l’œuvre de Bouvier, parfois mieux, semble-t-il, que les professionnels (nous pensons ici spécialement à Kofta et à Miecznicka). Cela signifie que le voyageur suisse correspond à la sensibilité polonaise, qu’il continue à charmer le public, même si le temps passe, si le monde devient de plus en plus petit et si les voyages sont plus confortables que jamais. Certes, il y a des lecteurs qui se plaignent du rythme lent de la narration et des descriptions détaillées, mais la plupart apprécient le livre de Bouvier, en tirent du plaisir et de l’inspiration.

En guise de conclusion

51Il est toujours difficile de mesurer la popularité d’un livre. Les maisons d’édition polonaises ne rendent pas publiques les informations sur le tirage et la vente de leurs publications, spécialement lorsque l’édition papier est suivie d’une édition électronique, facilement piratée et rapidement accessible gratuitement sur des plateformes de streaming. Le site lubimyczytać.pl peut nous aider à positionner L’Usage du monde par rapport à d’autres livres, même si les comparaisons ne sont jamais entièrement fiables. Ébène : aventures africaines de Kapuściński a, sur le site, 11 836 lecteurs, 5 911 notes et 305 critiques84. Les livres de Mariusz Wilk ont en moyenne 300 lecteurs, 120 notes et une dizaine de critiques85. Il est vrai pourtant que l’écriture de cet écrivain polonais, bien particulière spécialement au niveau du vocabulaire86, ne plaît pas à tout le monde. Wojciech Tochman est un autre écrivain-voyageur polonais dont la langue est plus accessible. Son reportage sur le génocide au Rwanda Aujourd’hui nous allons dessiner la mort 87 qui date de 2010 compte 8 018 lecteurs, 3 032 notes et 376 critiques88. Mais le Chant des pistes de Bruce Chatwin que Kapuściński énumère avec Bouvier parmi ses maîtres, n’a que 438 lecteurs, 85 notes et sept critiques89. Il est donc possible de dire que L’Usage du monde est populaire en Pologne. Et en voici une autre preuve : les livres du Suisse continuent à paraître chez nous. En 2021, Anna Dutka-Mańkowska a traduit et fait publier l’édition bilingue de ses poèmes, Le dehors et le dedans 90.

52Pour terminer, il faut dire que les recensions et critiques de L’Usage du monde présentées ici paraissent se ressembler étrangement, indépendamment de leur auteur. Les universitaires, les écrivains et le grand public apprécient la lenteur du voyage, l’attitude du voyageur (et de l’écrivain). Ils savent que le monde décrit n’existe plus, mais cela ne fait que contribuer au charme de ce livre qui continue à être un modèle de voyage et d’écriture de voyage. Et, chose symptomatique, même ceux qui n’aiment pas L’Usage du monde ne le critiquent pas d’une façon univoque ou, au moins, ne restent pas indifférents à l’écriture bouviérienne. C’est un livre qui continue à toucher, à faire penser, qu’on a envie de citer. Il nous semble qu’en apprivoisant le monde, Bouvier a apprivoisé les Polonais. Ou — plutôt — ce sont les Polonais qui l’ont apprivoisé.