Alfred de Vigny kaléidoscopique : le cas du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle
1Alfred de Vigny, tout le monde le sait, est un nom bien plus connu que le contenu exact de ses œuvres. Pour des générations qui voient surgir son nom sans avoir été nécessairement biberonnées aux Lagarde et Michard, ou Castex et Surer, il peut être tentant de chercher ce qu’il en est dit dans les dictionnaires et encyclopédies qui remplissent les bibliothèques et, parfois, encombrent nos bureaux. Le cas du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre-Athanase Larousse — désormais abrégé ci-dessous en GDU —, dont j’ai eu autrefois la possibilité de donner une version électronique, malgré le mauvais score de son OCR, est assez exemplaire et significatif à cet égard pour une large majorité de lecteurs de la fin du xixe siècle et des débuts du xxe. Certes, la rencontre en soi de ces deux noms (1797-1863 et 1817-1875), et de leurs deux entreprises, est improbable pour bien des raisons.
2Les idées socialistes de Larousse le rendent plus proche de Sand et Proudhon que du comte de Vigny, auteur d’une édition désanonymisée des Poèmes antiques et modernes en 1826. Le poète lui-même, même lorsqu’il négocie ses droits de propriété littéraire avec ses éditeurs, est très loin des entreprises commerciales de l’instituteur devenu pourvoyeur de grammaires et dictionnaires à l’usage des écoles, et encore plus loin du maître d’œuvre d’une lexicographie universaliste, qui ne cache pas ses principes idéologiques :
Le nom le plus grand, le plus glorieux, le plus éclatant de l’histoire, sans en excepter celui de NAPOLÉON, — général de la République française, né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, mort au château de Saint-Cloud, près de Paris, le 18 brumaire, an VIII de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799). Ce début, qui va faire dresser plus d’une oreille, montre tout simplement qu’en toutes choses nous aimons les situations tranchées ; et les oreilles reviendront à leur état normal quand nous aurons dit que nous voyons deux hommes, aussi bien que deux noms, en Napoléon Bonaparte. (GDU, t. 2, 1867, p. 920a.)
3Même lorsque, sur cet exemple, on pourrait rapprocher la vision du lexicographe de celle du romancier :
Je vis, non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords ; il sentait ses derniers jours venus, et regardait autour de lui ses derniers soldats. (Servitude et Grandeur militaires, ŒC, t. II, p. 811.)
4En effet si, de manière compréhensible, Pierre Larousse est à la tête d’une véritable petite usine de rédaction de notices dictionnairiques1, Vigny, poète, dramaturge, romancier, critique et essayiste, épistolier, diariste, dans sa solitude créatrice, hautaine et susceptible, est évidemment très éloigné du travail collaboratif souvent exigé par des éditeurs. Barbier (1805-1882), Brizeux (1803-1858), Berlioz (1803-1869), Spontini (1774-1851), avec qui diverses collaborations auraient pu se nouer, peuvent en témoigner. Je rappellerai seulement ce fragment d’un carnet de 1839 :
Les éditeurs sont des négriers. — Rien de difficile à un auteur qui n’a que sa plume pour vivre, comme de se dérober à eux.
L’éditeur cherche des ouvriers qui rapportent et tâche d’abord de les réduire à la plus profonde misère2.
Si un ami donne secours à l’écrivain, ils critiquent l’ami jusqu’à ce qu’il l’abandonne. Alors il travaille, on l’exploite, avec un traité on le lie pour un autre ; on l’engage pour sa vie enfin, à tant par mois.
Un de ces exploiteurs est à mettre dans un roman — ou en comédie.
Il serait plaisant de voir l’imprimeur de Luther se croyant supérieur à lui. (J, p. 1060-1061.)
5Opinion et jugement qui n’ont rien perdu de leur actualité. Il est, par ailleurs, de large notoriété, que Vigny a toujours, d’une part, soigneusement entretenu la dimension personnelle et singulière de son écriture :
je veux écrire pour les hommes de mon temps, avec le langage et l’esprit de mon temps et s’il se peut au profit de mon temps. — Me laissant aller souvent à des réflexions qui seront miennes et dont je puis porter tout le blâme, s’il y a lieu, car je ne les emprunterai à personne, préférant de beaucoup mes propres idées sur toute chose à celles des autres, quelque bonnes que celles-là puissent être ; […]. Est-il rien de si bâtard que la pensée d’un illustre ancien ou d’un célèbre moderne, habillée à la façon du jour ? (J, p. 1031.)
6Et qu’il partage, d’autre part, avec Larousse un souci d’exacte contemporanéité, ce dernier affirmant dans sa Préface (p. LXXIII-LXXIV) :
Le Grand Dictionnaire Universel est l’image vivante, la photographie exacte, une sorte de grand livre où se trouve consigné, énuméré et expliqué tout ce qui est sorti des inspirations du génie, de l’intelligence, des études, de l’expérience et de la patience de l’homme. […] nous n’avons pas cherché à abriter derrière des réticences obscures ou des euphémismes pusillanimes la pensée qui a présidé à la rédaction de tous nos articles, parce qu’elle est honnête, loyale et impartiale et que nous la croyons en harmonie avec les tendances et les aspirations de notre siècle.
7Pour pousser un peu plus loin cette analogie improbable a priori, je ferai néanmoins remarquer que les deux hommes — en dépit de toutes les disparités de pratiques et différences d’options idéologiques qui les séparent — partagent un même besoin de clarté, de sincérité et de cohérence entre les formes du contenu et celles de l’expression :
Les hautes questions. Résumer en poèmes tout ce qui remue la société actuelle. Les personnages doivent être d’époques diverses, prises indifféremment dans l’antique et le moderne, selon la plus grande connexité entre l’idée et la forme, et le rapport le plus exact entre la pensée et la destinée du personnage. (Vigny, 1958, p. 364.)
8Poèmes, au sens étymologique de création de l’esprit, en vers pour Vigny, et notices lexicographiques en bonne prose didactique pour Larousse, voilà qui réunit singulièrement les deux hommes, à l’heure où la question de la nature et des fonctions du langage aussi bien que celle des possibilités d’expression offertes par les langues occupent le devant de la scène culturelle, cette rencontre inattendue est au moins aussi intéressante et belle que celle « sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont, VI, 1, 2009.)
Comment Vigny est-il donc présent dans le monument qu’est le GDU ?
9Son nom est tout d’abord cité dans 207 notices, soit comme mention, soit comme entrée.
10Je n’aurai pas le temps de m’arrêter sur tous les cas de mention, puisqu’il faut distinguer en ceux-ci les cas dans lesquels Vigny permet la référenciation d’une citation, et ceux dans lesquels le nom du poète renvoie à la désignation de l’individu dans ses caractéristiques socio-biographiques, soit que celles-ci fassent déjà partie du bagage culturel du lecteur, soit que ce dernier, conformément à la circularité incessante de la méthode lexicographique, recoure aux articles qui précisent ces données.
11Je m’arrêterai donc plutôt sur les articles qui exposent la biographie et l’œuvre de Vigny dans le tome de l’ensemble principal, puis sur ceux qui s’attachent à décrire et commenter quelques-unes des pages les plus significatives de son œuvre. Ces articles sont intéressants car ils sont quasiment contemporains de la disparition de Vigny, et proposent par conséquent des représentations en prise directe avec le quotidien dans lequel l’homme et l’œuvre font signe, dotées de sens et de valeur.
12La première notice est celle qui rend compte de l’homme dans toute la complexité de sa vie et de son œuvre. Rédigée en 1869 par Jules Louis Andrieu (1838-1884), lui-même pédagogue, journaliste et poète, avant d’être communard actif, réfugié ensuite à Londres où il eut Rimbaud et Verlaine pour compagnie fugace, cette notice met l’accent sur l’origine noble du poète, tout en laissant entendre que celle-ci ne garantissait pas un état social digne de cette ascendance. L’influence de la mère du poète est soulignée à plusieurs reprises3, qui rappellent la fermeté, voire la dureté, de l’éducation et de l’instruction qu’elle infligea à son fils, en héritière d’une part des préceptes de Rousseau et des principes de l’idéologie de Destutt de Tracy et Cabanis, mettant en avant la dimension cérébrale filtrant tout affect sensible.
VIGNY (Alfred-Victor, comte DE), poëte et romancier français, né à Loches le 28 mars 1797 mort à Paris le 17 septembre 1863. Sa famille, autrefois fort riche en domaines territoriaux situés en Beauce, s’était vue contrainte d’habiter Loches pour se rapprocher du lieu de captivité de l’un de ses membres, M. de Baraudin, oncle maternel du poëte, chef d’escadre sous Louis XVI et emprisonné pour sa participation aux guerres de la Vendée. Elle avait acheté à Loches une petite maison, où naquit Alfred de Vigny. Dix-huit mois après cet événement, en 1799, la famille de Vigny quitta cette retraite et habita tantôt Paris, tantôt la terre patrimoniale du Tronchet, en Beauce. Dès son enfance, le futur auteur de Cinq-Mars puisa dans ce qu’il appelle « la tristesse bruyante de Paris » et dans la monotonie des plaines de la Beauce les germes de cette misanthropie qui, plus tard, devait entièrement l’envahir. « Au collège, lisons-nous dans les notes posthumes publiées par M. Louis Ratisbonne, j’étais persécuté par mes compagnons ; quelquefois ils me disaient : “Tu as un de à ton nom ; es-tu noble ?” Je répondais : “Oui, je le suis.” Et ils me frappaient. Je me sentais d’une race maudite, et cela me rendait sombre et pensif. »
Alfred de Vigny se préparait à l’École polytechnique et suivait, en dehors de l’institution Hix, dans laquelle il eut pour condisciples Hérold et Devéria, des cours particuliers sous les meilleurs maîtres. Il cultivait même les arts d’agrément et eut Girodet-Trioson pour professeur de dessin. Sa santé se trouva altérée par suite d’un labeur trop continu ; la famille fit des reproches à Mme de Vigny, qui répondit tristement : « Que voulez-vous ? il faut qu’un homme sache tout à dix-sept ans ; après cet âge, la guerre l’enlève à l’étude et nous le prend, hélas ! à nous-mêmes. » C’était, en effet, l’époque où les mères ne mettaient plus au monde assez d’enfants pour suffire à ce dévorant empereur. (GDU, t. XV, [cahier de 1869] 1876, p. 1041c à p. 1042b4.)
13De même Mme de Vigny, dont on sait aujourd’hui qu’elle assurait le rôle éducatif du père dans le foyer des époux Vigny, le père étant plus enclin à la tendresse (voir Vigny, 1958, p. 16-17), est-elle présentée comme l’instigatrice de la dévolution au Roi de France du jeune adolescent qu’était alors son fils, selon toute vraisemblance non spécialement doté de la constitution physique nécessaire :
La bataille de Paris, en ramenant les Bourbons, lui ouvrit plus promptement qu’il ne l’avait espéré la carrière militaire. « Nous avons élevé cet enfant pour le roi », écrivit la comtesse de Vigny au ministre de la guerre en demandant son admission dans les gendarmes de la maison rouge. Le ministre accueillit la demande ; le jeune homme fut admis par faveur et, malgré sa taille peu imposante, avec un brevet de lieutenant dans ces compagnies de luxe destinées à satisfaire la vanité de la noblesse. Il débuta, comme il l’a raconté dans une touchante page de Laurette ou le Cachet rouge (Servitude et grandeurs militaires) par escorter jusqu’à Béthune Louis XVIII, forcé de fuir aux Cent-Jours. Le mousquetaire de la maison rouge n’avait pas un poil de barbe au menton, et l’escadron ne manqua pas de le cribler de plaisanteries. A. de Vigny montrant un jour à Victor Hugo un portrait de lui à cette époque, en costume de lieutenant, Victor Hugo s’écria : « C’est la plus fine et la plus délicate figure de petite fille qui se puisse voir ! » Au fond, il n’avait aucunement le tempérament militaire, comme il l’explique dans une page de ses Souvenirs.
14Paul Lafond, dans son Alfred de Vigny en Béarn (1897) reprendra ces lignes des Souvenirs du poète qu’Andrieu place dans sa notice sous le regard appuyé d’une forme de discordance entre l’état militaire et le substrat rêveur et poétique du jeune lieutenant de cavalerie dans le premier régiment des gendarmes du Roi, dits « Compagnies rouges » :
Me voilà mousquetaire à seize ans. Ce n’est que cela ! me dis-je après avoir mis mes épaulettes, ce n’est que cela ! J’ai dit ce mot-là depuis de toute chose, et je l’ai dit trop tôt. De là ma tristesse, née avec moi, il est vrai, mais pas si profonde qu’à présent, et au fond assez douce et pleine de commisération pour mes frères de douleur, pour tous les prisonniers de cette terre, pour tous les hommes… Vous avez raison de vous représenter ma vie militaire comme vous faites ; l’indignation que me causa toujours la suffisance dans les hommes si nuls qui sont revêtus d’une dignité ou d’une autorité me donna, dès le premier jour, une sorte de froideur révoltée avec les grades supérieurs et une extrême affabilité avec les inférieurs et les égaux. Cette froideur parut à tous les ministères possibles une opposition permanente, et ma distraction naturelle et l’état de somnambulisme où me jette en tout temps la poésie passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui m’entourait. Cette bonne distraction était pourtant, comme elle l’est encore, ma plus chère ressource contre l’ennui, contre les fatigues mortelles dont on accablait mon pauvre corps si délicatement conformé et qui aurait succombé à de plus longs services, car, après treize ans, le commandement me causait des crachements de sang assez douloureux. La distraction me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en commandant même, et me parlait à l’oreille de poésie et d’émotions divines nées de l’amour, de la philosophie et de l’art. Avec une indifférence cruelle, le gouvernement, à la tête duquel se succédaient mes amis et jusqu’à mes parents, ne me donna qu’un grade pendant treize ans, et je le dus à l’ancienneté qui me fit passer capitaine à mon tour. Il est vrai que, dès qu’un homme de ma connaissance arrive au pouvoir, j’attends qu’il me cherche, et je ne le cherche plus. J’étais donc bien déplacé dans l’armée, et je portais la petite Bible que vous avez vue dans le sac d’un soldat de ma compagnie. J’avais Éloa, j’avais toutes mes poésies dans ma tête ; ils marchaient avec moi, par la pluie, de Strasbourg à Bordeaux, de Dieppe à Nemours et à Pau, et quand on s’arrêtait, j’écrivais. J’ai daté chacun de mes poèmes du lieu où se posa mon front. Depuis la guerre d’Espagne, Cinq-Mars vivait dans ma tête ; j’étais comme le Jésus de Manzoni, « se souvenant de l’avenir », et ce livre à venir, je n’avais pas le temps de l’écrire. Marié hors de l’armée, revenu à Paris (chère ville bien-aimée du Beauceron qu’on y apporta à deux ans), je me hâtai d’écrire mon roman. Il me donna plus de renom qu’Éloa, qui me semble d’une nature plus rare, autant que je puis me juger moi-même. Je fis depuis ce que j’ai fait toujours, des esquisses qui font mes délices, et au milieu desquelles je tire de rares tableaux. Croiriez-vous que je les ai tellement accumulés que j’ai là, près de moi, une malle entière pleine de plans, de romans, d’histoires, de tragédies, de livres de toute forme et de toute nature ?
15Depuis la notice du GDU, de nombreux documents sont venus conforter cette représentation, mais, déjà, dès cette époque, se faisait jour pour le rédacteur l’image d’une transition de la carrière militaire avortée à une volonté d’avenir rédemptrice en poésie :
Pour compléter l’histoire de la jeunesse du poète, ajoutons qu’il fut du nombre de ceux qui, lors du « voyage » à Gand, n’avaient pas franchi la frontière. On l’envoya à Amiens pendant les Cent-Jours. Les compagnies rouges n’ayant point été rétablies au retour des Bourbons, de Vigny entra dans la garde royale à pied. Il s’était brisé la jambe par accident, et l’usage du cheval lui devenait impossible. Très-studieux, détestant les habitudes de caserne et l’insipidité de la vie de garnison, il passait aux bibliothèques les moments qu’il pouvait dérober au service ; car l’instinct de la guerre, chez une nature aussi délicate, aussi généreuse, n’avait été qu’un instinct factice. La réflexion lui avait montré ce que vaut ce grand mot atroce de gloire militaire avec lequel on grise les natures grossières et dont les despotes se servent avec une si cruelle adresse pour mieux exécuter leurs desseins ambitieux. Dans le silence de la paix qui enfin s’était faite après de si terribles commotions, il sentit s’éveiller en lui le goût littéraire et poétique.
16À partir de cet instant, la notice d’Andrieu mêle le développement de la pseudo-carrière militaire de Vigny à celui de son entrée dans le milieu littéraire sous l’égide bien connue du modèle d’André Chénier. Ce qui donne lieu, dans un premier temps, à l’expression d’une capacité poétique contrariée par les goûts de l’époque et les canons définis par les Gradus en vogue dans ces années : Carpentier, Planche et l’inoxydable Gradus ad Parnassum (Paris, Le Normant, 1810, 1818, 1823, 1826, 1832, 1843, 1847…) de Jean François Joseph Michel Noël (1756-1841), dont on sait que Vigny fit l’acquisition le 23 mars 1860 d’une 7e édition (1847), reliée en basane, auprès de la Librairie classique et élémentaire de Mme Vve Maire-Nyon, Quai de Conti, 13, alors que la question de la survie d’une tradition rhétorique classique devenait cruciale. Tout cela Andrieu ne pouvait évidemment pas le savoir, mais cela ne l’empêche pas de souligner déjà le caractère distinctif et original de la poésie de Vigny dans le contexte de ses contemporains poètes eux aussi :
L’étude de Théocrite et d’André Chénier lui inspira, dès 1815, deux études antiques, la Dryade et Syméta, qu’il fit suivre bientôt de poésies d’une égale valeur : Héléna, la Somnambule, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bal, la Prison, morceaux réunis sous le titre de Poèmes antiques et modernes (1822, in-8°) et inspirés, selon toute probabilité, par André Chénier ; le Trappiste (1822, in-8°) ; Éloa ou la Sœur des anges, mystère (1824, in-8°). Cette dernière œuvre, où l’inspiration mystique est rendue avec une perfection si mélodieuse, ne fut pas accueillie avec tout le succès que l’auteur en attendait. Le Déluge et Dolorida suivirent Éloa de très-près. Le Déluge était la dernière des œuvres bibliques et antiques de l’auteur ; Dolorida, la première de ses œuvres romantiques. Ces productions lui assurèrent une des premières places dans les rangs de la jeune pléiade ; elles sont empreintes de cette originalité qui crée à Alfred de Vigny une place à part dans le mouvement littéraire de 1830. Plus hardi qu’André Chénier, dont il a souvent toute la grâce, il fut en même temps que Victor Hugo un initiateur.
17Lorsque Andrieu évoque ensuite le Vigny romancier, et notamment la composition de Cinq-Mars, je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à la détestation du caractère prétendument anhistorique du roman dont m’a encore témoigné récemment le propriétaire actuel du château d’Effiat (63443), Hubert de Moroges, indifférent à la valeur littéraire de l’ouvrage :
Nommé capitaine en 1823, au moment de la guerre d’Espagne, il fut envoyé sur la frontière et ne prit aucune part, à son grand regret, aux opérations militaires ; mais dans ces loisirs forcés, il conçut l’idée et le plan d’un de ses plus beaux livres, Cinq-Mars. C’est dans les Pyrénées, à Orthez, parmi les devoirs et les ennuis de la vie militaire, que le jeune officier écrivit ce roman longuement médité et dont il avait conçu le plan en préparant une Histoire de la Fronde, qui n’a jamais vu le jour. Cinq-Mars est plutôt l’œuvre d’un libéral éclairé que celle d’un royaliste fervent, et peut-être le succès de ce beau livre (1826) fut-il pour beaucoup dans la résolution que prit l’auteur de renoncer à une carrière pour laquelle il n’avait plus que de l’aversion.
18Dans cette interpolation du vécu et de la création littéraire à laquelle procède Andrieu, la notice insiste sur le caractère décevant de l’expérience globale vécue par le jeune homme, tant dans la dimension militaire que dans la dimension amoureuse plus personnelle de sa vie propre :
Dans Servitude et grandeur militaires, il parle longuement de ses déceptions. « Ce ne fut que très-tard, dit-il, que je m’aperçus que mes services n’étaient qu’une longue méprise et que j’avais porté dans une vie tout active une nature toute contemplative. Mais j’avais suivi la pente de cette génération de l’Empire née avec le siècle et de laquelle je suis. »
Alfred de Vigny se fit réformer en 1828 pour cause de santé. Deux ans auparavant, il avait épousé à Pau une Anglaise, petite-fille d’un riche commerçant de l’Inde, après avoir failli épouser Delphine Gay (Mme Émile de Girardin). Il vint à Paris et fut aussitôt un des plus fidèles habitués du cénacle de la place Royale. Le succès de Cinq-Mars présageait, en ce brillant champion du romantisme, alors naissant, un rival de Walter Scott ; mais c’était au théâtre surtout qu’il fallait frapper des coups décisifs et en finir avec les procédés surannés de la vieille école.
19Le dramaturge, de même, malgré l’originalité de la Lettre à Lord ***, qu’Andrieu ne cite pas, fait l’objet d’un portrait qui ne rend pas justice au traducteur de Shakespeare face à l’éclatant succès de Victor Hugo :
A. de Vigny porta ses préférences de ce côté ; il traduisit en vers l’Othello de Shakespeare, et la première représentation de ce drame précéda de quelques mois, au Théâtre-Français, celle d’Hernani. Vinrent ensuite, à l’Odéon, la Maréchale d’Ancre, drame historique ; puis une petite comédie, Quitte pour la peur ; une nouvelle traduction de Shakespeare, le Marchand de Venise, et enfin Chatterton. Le caractère de l’auteur se révèle tout entier dans cette dernière œuvre, datée de 1835. Chatterton, c’est le poète impuissant à plier son génie aux exigences de la vie matérielle, à faire de sa plume un gagne-pain ; c’est le talent pauvre et fier voué aux exigences de la richesse ignorante. Ce drame, écrit en vingt jours, obtint un succès incontesté ; mais depuis longtemps l’auteur était désillusionné. Indifférent aux jugements de la presse et à ceux du public, peu sensible aux louanges et dédaigneux des critiques, il avait écrit, dès 1829, dans ses notes intimes : « Tout Français, ou à peu près, naît vaudevilliste et ne conçoit pas plus haut que le vaudeville. Écrire pour un tel public, quelle dérision ! quelle pitié ! quel métier ! Les Français n’aiment ni la lecture, ni la musique, ni la poésie ; mais la société, les salons, l’esprit, la prose. »
20La notice insiste toutefois sur la progressive conversion des opinions politiques de Vigny, à comparer avec celle du Hugo de 1822 (Odes et poésies diverses) et de 1831 (Les Feuilles d’automne). Le poète, le dramaturge, le romancier, d’après Andrieu, laisse désormais s’affirmer son scepticisme pessimiste :
En même temps qu’il perdait tout enthousiasme littéraire, s’en allaient aussi ses convictions politiques. Il avait assisté aux journées de Juillet avec une indifférence apparente, mais ses sympathies intérieures étaient plus favorables peut-être à la cause de la liberté qu’à celle des Bourbons. On trouve à la date du 27 juillet, dans ses notes intimes, ces quelques lignes significatives : « Charles X est à Compiègne. Il a dit : “Mon frère a tout cédé, il est tombé ; je résisterai et ne tomberai pas.” Il s’est trompé. Louis XVI est tombé à gauche et Charles X à droite. C’est toute la différence. » Alfred de Vigny écrivait encore le 11 août de la même année : « La garde royale a fait noblement son devoir, mais à contre-cœur. Tant qu’une armée existera, l’obéissance passive doit être honorée, mais c’est une déplorable chose qu’une armée. »
Le travail du rédacteur et sa configuration d’une certaine représentation du poète
21En extrayant telle ou telle citation, Andrieu propose une représentation de l’homme qui flatte évidemment sa propre conception de la société future, imaginant dans le numéro du 11 juin 1865 de la Tribune ouvrière un monde où il n’y aurait « d’armée aucune, de frontières point » (Andrieu, 2016). Mais il gauchit, si je peux dire, la propension de Vigny à amplifier ce jansénisme athée que Remy de Gourmont percevait en lui (Gourmont, 1913) :
[à propos de la deuxième consultation sur le suicide] Là j’émettrai toutes mes idées sur la vie. Elles sont consolantes par le désespoir même. Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance. L’espérance est la plus grande de nos folies. Cela bien compris, tout ce qui nous arrive d’heureux surprend. Dans cette prison nommée la vie, d’où nous partons les uns après les autres pour aller à la mort, il ne faut compter sur aucune promenade ni sur aucune fleur. Dès lors le moindre bouquet, la plus petite feuille réjouit la vue et le cœur, on en sait gré à la puissance qui a permis qu’elle se rencontrât sous vos pas… — Il faut surtout anéantir l’espérance dans le cœur de l’homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel est la sagesse même. Dès lors j’accepte avec reconnaissance tous les jours de plaisir, tous les jours même qui ne m’apportent pas un malheur ou un chagrin.
22Élargissant le spectre littéraire de son analyse, Andrieu amplifie cette dimension hautaine du désabusement généralisé de Vigny en en faisant la justification d’une production raréfiée, celle-là même dont se gausse Musset dans une caricature de l’album graphique qu’il offre à George Sand, où Vigny paraît en « vieux cygne constipé sur le point d’accoucher d’un proverbe ».
Cette disposition de l’esprit, cette indifférence sceptique sont peu favorables à la production littéraire. Elles sont encore plus marquées dans Stello ou les Diables bleus (1832) et dans Servitude et grandeur militaires (1835), deux ouvrages où l’auteur met en parallèle, dans l’un la situation du poëte et dans l’autre celle de l’homme de guerre, avec la société moderne. Ces études provoquèrent de nombreuses critiques. C’est du premier de ces livres qu’A. de Vigny détacha le drame de Chatterton. Le retentissement de cette œuvre, où la société est accusée de la mort du poète, fut si grand qu’il se rencontra deux députés, MM. Fulchiron et Charlemagne, qui protestèrent en pleine Chambre contre ce qu’ils appelaient « un drame indigne et pervers » ; mais l’intérêt excité par le héros, le charme et l’élégance du style, le talent de Mme Dorval triomphèrent de toutes ces attaques ridicules de bourgeois satisfaits et peureux. Stello, Chatterton, Servitude et grandeur sont les fruits d’un esprit découragé, d’une imagination que domine, d’une façon maladive, la mélancolie. Bien des pages, quoique écrites avec une exquise finesse, s’inspirent d’une fausse philosophie. Mais si le poète ne sut pas chercher dans un idéal de justice un refuge contre le scepticisme, du moins ce scepticisme fut-il toujours digne et incompatible avec la bassesse et la servilité.
23De manière surprenante, pour nous qui, grâce à Lise Sabourin, connaissons bien mieux les péripéties des différentes campagnes académiques de Vigny, rien sur Baour-Lormian, Royer-Collard, Molé, etc. Andrieu — évidemment peu enclin par ses positions idéologiques à évoquer le quai Conti — abrège à partir de là les dix-huit dernières années de l’existence du poète, et souligne seulement l’implication de l’homme dans la reconnaissance des droits de propriété littéraire, la littérature étant définitivement devenue depuis plusieurs décennies affaire d’industrie et de commerce :
Le 8 mai 1845, il entra à l’Académie française, en remplacement de M. Étienne. Depuis longtemps déjà, il n’affrontait plus la publicité qu’à intervalles fort éloignés. En 1841, la fille de Sedaine, dans l’indigence, s’étant adressée à lui, il composa pour la Chambre des députés un opuscule sur la Propriété littéraire, raconta la vie de Sedaine, ses travaux, aborda la question générale et demanda pour les héritiers d’un auteur un droit sur chaque nouvelle édition de ses œuvres. En 1843, il essaya un retour à la poésie lyrique en publiant dans la Revue des Deux-Mondes des fragments de Poèmes philosophiques : la Sauvage, la Mort du loup, la Flûte, etc., recueillis après sa mort comme une sorte de testament littéraire, sous le titre de Destinées, d’après la pièce qui ouvre le recueil. La note religieuse domine dans ces derniers chants du poète solitaire et découragé. Le ton de cette lyre, contemporaine des Harmonies et des Recueillements poétiques, parut uniforme, triste et même lugubre.
24C’est à peine si la notice fait alors référence aux poèmes publiés dans la Revue des Deux Mondes comme autant de tentatives aussi discrètes que désabusées, ce qui renforce la représentation d’un homme s’éloignant de plus en plus des illusions du monde. Aucune mention des séjours de Vigny au Maine Giraud, de ses velléités politiques déçues, du viticulteur vigneron vendant sa production à Richard-Auguste Hennessy (1800-1879) descendant de la lignée irlandaise établie en Charente depuis le milieu du xviiie siècle, lui-même élu le 23 avril 1848 comme représentant de la Charente à l’Assemblée constituante. Insuffisance de connaissances ou amnésie volontaire explicable par l’opposition d’Andrieu aux idées politiques partagées par Vigny et Hennessy, je ne saurais trancher : probablement un peu des deux. La notice occulte tous ces aspects et donne à lire seulement une activité littéraire inaboutie teintée de vaine procrastination, s’enfonçant de plus en plus dans un silence stoïcien afin de ne pas laisser paraître les souffrances d’une fin de vie :
Épris de solitude, Alfred de Vigny se réfugia de plus en plus dans le culte secret de la poésie. On a trouvé dans ses papiers des plans de poèmes et de romans, auxquels il travaillait encore lorsque la mort l’enleva. C’étaient une suite à Éloa, un de ses plus beaux poèmes ; une seconde consultation du docteur Noir, un des personnages de Stello ; un grand ouvrage sur les Français en Égypte, dont Bonaparte aurait été le héros, et une comédie en vers. Lorsqu’il mourut, après toute une année de souffrances supportées avec un rare courage, il défendit qu’aucun discours fût prononcé sur sa tombe. Cependant, comme il était officier de la Légion d’honneur, par une préoccupation singulière, il se souvint à ses derniers moments qu’avant d’être un poète exquis de ce temps, il avait été capitaine dans l’armée, et il insista pour que ce fût l’armée, et non la garde nationale, qui l’accompagnât à sa dernière demeure.
25Andrieu ne cite pas les vers célèbres de « La Mort du Loup » : « À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse, / Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse » (v. 77-78, GF, p. 224), mais sa caractérisation de l’homme Vigny s’en inspire manifestement.
Le point aveugle de la documentation prétendument apportée par le pseudo-Journal d’un poète
26Andrieu aurait pu en rester là, mais avec l’évocation de Louis Ratisbonne, dont la notice personnelle du GDU ne mentionne qu’in fine « M. Ratisbonne a publié les œuvres posthumes d’Alfred de Vigny, qui l’avait nommé son exécuteur testamentaire : Les Destinées, poèmes philosophiques (1864) ; le Journal d’un poëte (1867) », Andrieu accrédite l’idée d’un Vigny diariste volontaire et scrupuleux, au moins jusqu’aux années du milieu du xixe siècle. Idée évidemment illusoire et fausse comme l’ont montré Loïc Chotard (1993) et André Jarry (1979), pour qui la notion et le terme de « fragments », dans la grande tradition romantique germanique5, conviendraient mieux pour rendre compte de la multitude variée des agendas, carnets de poche, calepins à l’italienne, des feuillets arrachés et épars, renfermant les notations de l’homme Vigny. Le volume de 1867 ne peut donc guère être autrement considéré que comme une anthologie arbitraire et non comme l’autobiographie que suggère Andrieu et dont il déplore l’interruption sans vraiment connaître les détails de ce qu’André Jarry a qualifié d’abord de « débandade » puis d’« hémorragie » (Jarry, 1979, p. 217-241) :
M. Louis Ratisbonne a publié dans la Revue moderne, sous ce titre : journal d’un poète, les notes intimes laissées par son illustre ami. Ces notes forment une sorte d’autobiographie dans laquelle Alfred de Vigny a résumé l’histoire de ses idées. « Alfred de Vigny, dit-il, me montrait quelquefois dans sa bibliothèque de nombreux petits cahiers cartonnés où il avait depuis longtemps jeté au jour le jour ses notes familières, ses mémentos, ses impressions courantes sur les hommes, sur les choses surtout, ses pensées sur la vie et sur l’art, la première idée de ses œuvres faites ou à faire. Et, quelques jours avant sa mort, il me dit : “Vous trouverez peut-être quelque chose là.” J’y ai trouvé l’homme tout entier. » Le Journal d’un poète, en effet, explique et fait aimer cet esprit élevé qui, s’il ne sut pas mettre d’énergiques convictions au service d’une grande cause, sut du moins rester au-dessus des ambitions mesquines. Il nous paraît regrettable que M. Louis Ratisbonne ait cru devoir arrêter ces confidences à l’année 1847.
27Concluant sa notice, et avant de passer à un examen plus minutieux des deux recueils inscrits au programme du concours 2025, Andrieu propose une représentation de Vigny équilibrant les défauts de son art par l’idéalisme d’une éthique noble et rare en ces années d’un second Empire entièrement dévoué au culte de Nabucho de Nozor (voir « Sixain », GF, p. 386) :
Les Œuvres d’Alfred de Vigny, ont été réunies (1837-1839, 7 vol. in-8°). On peut reprocher à ce poëte, à cet écrivain délicat la monotonie de son style et, en général, son peu d’émotion. Mais nul artiste n’a jamais été plus épris d’idéal. Il n’est pas dans notre temps de renommée plus pure, de vie plus digne et plus justement honorée. C’est une figure à part dans l’histoire littéraire, et, comme l’a fort judicieusement fait remarquer Jules Sandeau, à quelque point de vue qu’on le considère, il est impossible de n’être pas frappé de l’harmonie qui existe entre l’écrivain et son œuvre. « Cette harmonie se retrouvait jusque dans sa personne. On a pu dire de lui qu’il ressemblait à son talent ; il en était, pour ainsi dire, la fidèle et vivante image et, si j’avais à peindre la Muse qui l’inspirait, c’est sous les traits du poëte lui-même, alors qu’il était jeune encore, que j’aimerais à la représenter… Dès ses premiers pas dans la vie des lettres, le comte de Vigny avait pris l’attitude discrète et voilée qu’il a toujours conservée depuis et qui ne s’est jamais démentie : quelque chose de virgilien, la pose d’un Raphaël attristé. » Sainte-Beuve a fixé d’un trait magistral la physionomie de ce Mélanchthon du romantisme, de ce poëte pudique qui redoutait l’éclat et le bruit : Pendant que Hugo, / Le baron féodal, combattait sous l’armure, / Vigny, plus secret, / Comme en sa tour d’ivoire avant midi rentrait.
28Et nous avons donc ici une sorte de vulgate de la biographie et de la critique littéraire de l’écrivain, telle que ses contemporains l’ont constituée, comme le rappellent les quelques témoignages réunis en fin de volume dans les archives de l’œuvre (GF, p. 426-438). Les traits qui y sont gravés confinent au stéréotype et l’image qui en résulte s’avère conforme à la tradition qui fait déjà de Vigny — au milieu de ses contemporains — un écrivain romantique très singulier dans son siècle et parmi ses semblables.
29Dans la notice consacrée aux recueils de poèmes, cette caractérisation se creuse un peu plus.
La matière poétique observée au travers des deux recueils de poèmes
30Précaution et précision préliminaires, le ou les auteurs de ces notices sont plus difficiles à identifier. Ces dernières sont donc à considérer indépendamment de toute connaissance précise des engagements idéologiques, philosophiques, politiques, esthétiques de leurs rédacteurs.
31Considérons d’abord les Poèmes antiques et modernes. La notice, qui s’appuie sur l’édition de 1829, n’évoque qu’à peine, d’une part, les remaniements effectués entre 1822 et 1826, et, d’autre part, l’édition de 1837, premier tome de ce qui devait être une édition des Œuvres complètes. S’appuyant sur les apparentes autorités que constituent Gustave Planche (1808-1857), récemment décédé, et Sainte-Beuve (1804-1869), Andrieu souligne dans un premier temps le sens dramatique et la variété des époques historiques dont se sert le poète pour illustrer sa veine épique ; puis il distribue mentions et éloges à ces différents poèmes, avant de terminer en rappelant le modèle exercé sur le jeune poète par André Chénier, selon une tradition en quelque sorte phylogénétique qui cherche à tracer des généalogies littéraires, illustrée dès l’époque de ces recueils par Le Moniteur du 29 octobre 1822, ou Jacques-François Ancelot (1794-1854) dans les Annales de la Littérature et des Arts (81e livraison, 1822, t. VII, p. 73, voir GF, p. 426-427). La notice de dictionnaire devient un auxiliaire de lecture des poèmes délivrant aux lecteurs du dictionnaire une sorte de catalogue des mérites des premiers :
Poèmes antiques et modernes par Alfred de Vigny (Paris, 1829). La plupart de ces poëmes ont été écrits pendant la vie militaire de l’auteur et ont paru de 1822 à 1826. Ils furent réunis pour la première fois en 1829 et classés de la manière suivante : Poèmes mystiques. La Somnambule, la Dryade, Symétha, le Bain d’une dame romaine ; poèmes modernes, Dolorida, la Prison, Madame de Soubise, la Neige, le Cor, le Bal, le Trappiste, la Frégate la Sérieuse, les Amants de Montmorency, Paris. Entre tous les mérites qui distinguent ces poèmes, celui qui frappe le plus, c’est la vérité naïve et spontanée des sujets et des manières, l’opposition involontaire et franche et, si l’on veut, l’inconséquence des intentions et des formes poétiques, l’allure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les traduisent, l’inspiration nomade et aventureuse qui, au lieu de circonscrire systématiquement l’emploi de ses forces dans une époque de l’histoire, sous une face de l’humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symétha à Charlemagne, de Moïse à Mme de Soubise. « Éloa, dit M. Gustave Planche, rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l’origine de toutes les histoires, et de toutes les poésies, qui domine toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les Mahagavias de l’Inde, dans l’Évangile et dans le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l’idée première et féconde d’Éloa, qui avait traversé déjà, sans s’appauvrir ou s’épuiser, tous les âges de l’humanité, avait besoin, pour intéresser, du charme des détails et de l’exécution. Or ce drame, dont la scène et les acteurs, l’exposition, la péripétie, et le dénouement n’ont qu’une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d’un bout à l’autre comme le Paradis perdu et la Messiade, Moïse est une magnifique personnification du génie aux prises avec l’obéissance ignorante. Quand le prophète législateur parle à Dieu face à face et se plaint de sa puissance et de sa solitude, quand il raconte à son maître la tendresse qui le fuit, l’amitié qui s’agenouille au lieu d’ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse à qui le spectacle d’une si poignante misère n’arrache des larmes. Dolorida est la plus pathétique des créations ; la Neige et la Frégate la Sérieuse se recommandent par la pureté de la forme et l’élégance du rhythme ; Symétha et le Bain d’une dame romaine rappellent la manière d’André Chénier. »
32Cette propension naturelle du dictionnaire à figer les représentations se trouve accentuée lorsqu’intervient dans la notice la référence à Sainte-Beuve, dont on sait pourtant que Vigny n’approuvait pas les jugements :
Sainte-Beuve fait un long article sur moi. Trop préoccupé du Cénacle qu’il avait chanté autrefois, il lui a donné dans ma vie littéraire plus d’importance qu’il n’en eut, dans le temps de ces réunions rares et légères. Sainte-Beuve m’aime et m’estime, mais me connaît à peine et s’est trompé en voulant entrer dans les secrets de ma manière de produire. Je conçois tout à coup un plan, je perfectionne longuement le moule de la statue, je l’oublie et quand je me mets à l’œuvre après de longs repos, je ne laisse pas refroidir la lave un moment. C’est après de longs intervalles que j’écris, et je reste plusieurs mois de suite occupé de ma vie, sans lire ni écrire.
Sur les détails de ma vie, il s’est trompé en beaucoup de points. Jamais je ne comptais sur la popularité d’Éloa, et je voulais l’imprimer à vingt exemplaires. En faisant Cinq-Mars, je dis à mes amis « C’est un ouvrage à public. Celui-là fera lire les autres. » Je ne me trompais pas.
Il ne faut disséquer que les morts. Cette manière de chercher à ouvrir le cerveau d’un vivant est fausse et mauvaise. Dieu seul et le poète savent comment naît et se forme la pensée. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l’amande. Quand ils veulent le faire, ils la retaillent et la gâtent. (J, p. 1028.)
33Ce qui relativise à l’évidence le jugement rapporté de Sainte-Beuve que signale la notice, jugement dans lequel, en prose, le critique tente de s’élever à la hauteur du poète commenté :
Les trois plus beaux poèmes de M. Alfred de Vigny, dit Sainte-Beuve, Dolorida, Moïse Éloa, assignent à sa noble muse des traits qui sont ceux d’une immortelle. Son talent réfléchi et très-intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part de sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poème d’Éloa, cette vierge archange est née d’une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme recueillie par l’urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l’Éternel, dont un regard y fait éclore la forme blanche et grandissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l’état de larmes ; il les métamorphose ; il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Éloa. S’il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage de cœur du poète, il ne s’en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il crée Moïse. Éloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un voile, qu’une adorable et plaintive élégie d’une séduction d’amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet, chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit ! Que de tissus essayés ! Que de broderies quittées et reprises ! En maints endroits, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de calme, de large, de lent ; le vers est comme une onde immense, au bord d’une nappe, et avançant sur toute sa longueur sans se briser. Le mouvement est souvent comme celui d’une eau, non pas d’une eau qui coule et descend, mais d’une eau qui s’élève et s’amoncelle avec murmure, comme l’eau du déluge, comme Moïse qui monte. Presque toutes les belles comparaisons qui, à chaque pas, émaillent le poème d’Éloa pourraient se détourner sans effort et s’appliquer à la muse de M. de Vigny elle-même, et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s’y voit couronnée d’étoiles, et la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d’abord l’archange ténébreux, et la vierge voltigeante qui n’ose redescendre comme une perdrix en peine sur les blés où l’œil du chien d’arrêt flamboie, et la nageuse surprise fuyant à reculons dans les roseaux. Mais surtout rien ne peindrait mieux cette muse, dans ce qu’elle a de joli, de coquet, comme dans ce qu’elle a de grand, que l’image du colibri étincelant et au milieu des lions gigantesques ou dans les vastes savanes sous l’azur illimité.
34Se fixe ici une représentation du poète en patient artisan transmuant tout exotisme et pittoresque des poèmes en représentations allégoriques d’une pensée quintessenciée. Sans doute, Andrieu se remémorait-il ce que Sainte-Beuve consignait déjà le 15 octobre 1835 dans la Revue des Deux Mondes :
Son talent réfléchi et très intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées ; il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout-instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent : mais il part de la sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre, et durant “le calme adoré des heures noires”, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. (Sainte-Beuve, 2013, p. 69.)
35Voyons maintenant, pour finir, la notice consacrée au recueil posthume des Destinées.
36Au premier abord, celle-ci focalise l’attention du lecteur sur le pessimisme définitif de Vigny, résultant de ses expériences du monde, tout en faisant remarquer qu’il n’y a aucune complaisance ni soumission dans l’expérience de ce sentiment, et l’on peut souscrire assez aisément à ce constat :
Destinées (LES), poésies philosophiques, par Alfred de Vigny (Paris, 1864, in-8 ; ouvrage posthume). Le titre choisi par de Vigny n’est point un titre vague et arbitraire comme le titre de presque tous les volumes de poésies ; il indique une intention bien déterminée, qui n’est point démentie par le volume. L’idée de l’auteur a été de montrer l’homme aux prises avec la fatalité contre laquelle il lutte sans pouvoir jamais la vaincre absolument. Le spectacle de l’impuissance humaine attriste le poëte, qui conclut à une morale presque stoïcienne. Il n’admet pas qu’on cède à la destinée, mais cependant il plaint l’orgueil qui se révolte contre elle. La vertu du sage, selon lui, réside dans une sorte de résignation virile, qui veut que l’homme avoue sa défaite, connaisse sa débilité, mais lui interdit de s’y complaire : il ne faut pas qu’il sourie aux caprices de la fatalité, et, s’il est forcé de les subir, il doit ne le faire qu’à regret.
37Mais, très vite, la notice dérive vers l’appréciation des qualités poétiques du recueil et du métier, si je peux dire, du poète, avec une balance renouvelée entre les défauts (« Roideur », « tension ») et les qualités d’une esthétique mettant l’intelligence et la réflexion au premier plan :
Cette conception, noble, mais contradictoire, donne à ses poésies je ne sais quelle austérité ironique et dédaigneuse qui constitue une de leurs qualités originales. Elle imprime quelquefois à son vers une roideur ou une tension un peu pénible, il est vrai, mais aussi une attitude fière et puissante qui n’exclut pas la grâce. Il nous semble qu’on n’a pas rendu à ces poèmes posthumes toute la justice qu’ils méritent. On n’a pas assez remarqué que c’est un des très-rares livres de poésie moderne où l’auteur expose réellement des conceptions philosophiques et morales. Les premières poésies de Vigny avaient peut-être quelques beautés gracieuses qui, sans être perdues dans celles-ci, s’effacent devant des qualités qui nous semblent supérieures. Certes ses préoccupations de la destinée sommaire s’y montrent souvent, mais dans les Destinées il est parvenu à la pleine conscience de lui-même et au summum non-seulement de son talent poétique, mais encore de son intelligence. On sent que ce poëte n’a pas dédaigné, comme beaucoup de ses contemporains, la fréquentation des idées. Il a cru qu’on pouvait exprimer, dans des vers toujours nobles et dignes, les doutes et les désirs de l’âme humaine.
38Une telle présentation de la réflexion du poète sur le statut de l’homme permet à l’auteur de la notice de rappeler la trajectoire religieuse, sociale, politique suivie par Vigny, qui, parmi ses contemporains, l’amène à cette philosophie de l’existence dans laquelle l’absence de parole devient au regard de l’idée comme la culmination du sens poétique : « Eh quoi ! ma pensée n’est-elle pas assez belle pour se passer du secours des mots et de l’harmonie des sons ? / Le silence est la Poésie même pour moi. » (J, p. 941 et GF, p. 420). Devant ce paradoxe, la notice invite le lecteur du GDU à composer une représentation très cérébrale d’un Vigny dirigé par la force de l’intelligence, même si cette dernière conduit proprement au désenchantement en un sens presque étymologique de cessation d’un carmen, d’un charme.
Il avait débuté par un royalisme catholique sous l’inspiration duquel il a écrit Cinq-Mars et quelques-unes de ses premières poésies, et les Destinées nous le montrent sinon converti à l’esprit nouveau, du moins revenu de ses erreurs et singulièrement désenchanté. Qui croirait que c’est l’auteur d’Éloa qui a écrit les vers suivants :
S’il est vrai qu’au jardin sacré des Écritures
Le Fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité.
Ces quelques vers donnent parfaitement le ton du volume. Cette poésie est celle d’un homme qui, ayant eu assez de force pour détruire en lui sa vieille croyance, n’en a pas assez pour s’en créer une nouvelle. Mais au moins il a fait acte d’homme ; il a osé regarder en lui-même et il a mis dans son œuvre non-seulement un rare talent de versificateur, mais sa conscience et son intelligence ; aussi a-t-il fait un livre énergique et vivant.
39Mêlant considérations de versification et de technique poétique à des considérations dialectiques d’éthique et de morale, la notice passe alors en revue les différents poèmes constitutifs du recueil sans s’appesantir sur les conditions mêmes de composition du recueil et le travail posthume réalisé par Ratisbonne, mais avec toujours cette même balance entre le positif et le négatif qui place le poète dans une sorte de statut instable en dépit de la fermeté des principes affichés :
Dans la pièce qui ouvre le volume, et qui est intitulée les Destinées, il nous montre les Destinées antiques pesant du pied sur chaque homme ; le Christ arrive ; l’âme humaine espère un moment être délivrée de la fatalité ; les Destinées, inquiètes, redemandent à Dieu leur ancien empire, qui leur est rendu par la Grâce. Alors le poëte dit à Dieu :
Vous avez élargi le collier qui nous lie ;
Mais qui donc tient la chaîne ? — Ah ! Dieu juste ! est-ce vous ?
le christianisme a élargi le collier, mais la révolution l’a brisé. C’est pour ne l’avoir pas compris qu’Alfred de Vigny se trouve si triste et si désenchanté. Une des plus belles pièces de ce volume est la Maison du berger, écrite en strophes de cinq vers sur trois rimes masculines, rhythme qui revient souvent. Il y déclame bien un peu contre la vapeur ; il y reproche bien à la poésie de s’être souvent déshonorée dans les carrefours impurs des cités : Tu tombas, lui dit-il,
Tu tombas dès l’enfance, et dans la folle Grèce
Un vieillard t’enivrant de son baiser jaloux
Releva le premier ta robe de prêtresse
Et, parmi les garçons, t’assit sur ses genoux.
Mais il y a de fort beaux vers sur la nature, qui l’épouvante. C’est peut-être de toutes les poésies de Vigny celle qui trahit le plus les troubles intimes de cette âme qui se cachait aux yeux de la foule sous une sérénité plus apparente que réelle. Nous ne pouvons analyser pièce par pièce tout le volume : bornons-nous à citer sommairement les passages principaux. Dans les Oracles, destinée d’un roi, il signale l’avènement de la démocratie, qui vient de renverser le gouvernement de Louis-Philippe, et l’on y trouve quelques vers très-amers contre les doctrinaires. La Colère de Samson nous montre l’homme, puissant et doux, soumis par la fatalité à la femme qui le trompe et le trahit. Ce poème et le suivant, La Mort du loup, où l’on trouve ce vers qui résume tout le volume,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse,
sont les deux poèmes peut-être les plus originaux et les plus complets. Dans La Flûte, il montre la fatalité attachée à l’homme, ou plutôt à l’artiste, qui, mal servi par de mauvais organes, ne peut parvenir à révéler son âme. Nous avons déjà cité cinq vers du Mont des Oliviers, où l’on voit Jésus, condamné par la fatalité de sa mission, invoquer son Père céleste, qui ne lui répond pas et l’abandonne à sa destinée. Dans l’Épisode de Wanda, nous voyons le dévouement d’une femme partageant jusqu’à la mort la destinée de son époux, exilé par le czar en Sibérie. Il y a dans ce poème telles strophes indignées qui font honneur au cœur et à la conscience d’Alfred de Vigny. Enfin, dans La Bouteille à la mer, le poëte raffermit un jeune homme effrayé de la destinée et la lui montre impuissante contre le génie. Le volume se termine par une poésie à l’Esprit pur, où l’on a eu raison de blâmer un orgueil vraiment excessif.
40Convenons que ce résumé, plus qu’une véritable synthèse, simplifie irrémédiablement le contenu et la portée des poèmes du recueil en portant plus d’attention aux éléments de la facture extérieure qu’aux fondements mêmes de la réflexion du poète, avec, notamment, une absence significative de toute approche de la notion de symbole au cœur de la création poétique. C’est probablement cette absence d’attention portée au processus de symbolisation qui conduit l’auteur de la notice à conclure quelque peu sévèrement sur l’inachèvement du projet poétique de Vigny et à la dénonciation d’une insuffisante adéquation de l’expression poétique à un contenu philosophique :
Tel est ce livre, inégal dans la facture, mais d’une inspiration élevée et robuste. Ceux qui voudraient que la poésie s’inspirât un peu de l’esprit moderne doivent le proposer sinon comme modèle, du moins comme exemple. La cause qu’ils défendent gagnera à s’appuyer sur un livre où la pensée et la forme se sont conciliées si puissamment. Il y a deux éditions des Destinées : l’une est de format in-8 ; la seconde fait partie des Poésies complètes d’Alfred de Vigny, éditées en un volume in-18, chez Michel Lévy.
41Toutefois si l’auteur de la notice décrit le traitement de la matière philosophique sous la forme versifiée, en soulignant les aspérités et les crispations de cette dernière, il met certainement le doigt sur la caractéristique la plus forte de l’écriture de Vigny ; une écriture qui se veut à l’opposé de l’esthétique du lissé assoupissant et du coulé harmonieux que nombre de poètes de la même génération ont voulu adopter comme signe distinctif d’un romantisme émollient. Vigny est bien cet auteur qui se défend des facilités mécaniques de la versification :
Le jugement, la mémoire et l’imagination vont leur train dans notre tête. Mais à côté d’eux il y a, je crois, une quatrième faculté qui peut aller sans eux : c’est celle qui fabrique la rime et le mètre. On pourrait l’appeler le moulin ou la vielle. Cela roule sans qu’on y songe et produit un son assoupissant et régulier.
C’est la faculté mécanique de la poésie, celle qui fait le rimeur, mais non le poète : ce n’est rien mais cela trompe souvent. (J, p. 1034 et GF, p. 422-423.)
« Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame6 » (Flaubert)
42En dépit des défauts que j’ai pu relever dans les différentes notices du GDU consacrées à Vigny et à ses recueils de poèmes, l’absence de rigueur dans l’utilisation de certaines majuscules dans les citations proposées, par exemple, défauts qui peuvent se comprendre en partie par un statut philologique défaillant de la connaissance des manuscrits, il faut convenir que ces éléments de narration, de description et d’analyse figent le poète dans une posture finalement assez proche de celle que nous connaissons de lui à la suite des travaux engagés au mitan du xxe siècle : un poète souffrant selon Le Senne (1945, p. 636) d’une infirmité métaphysique et religieuse, mais fermement convaincu du pouvoir de l’écriture à dépasser les limites de la mort, même si, on l’a vu, certains contemporains ont trouvé là un orgueil excessif. Ces mêmes défauts fixent également une tradition de lecture et d’interprétation à laquelle se sont rangés la plupart des lecteurs de Vigny, tant à son époque qu’à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe, y compris jusque dans les manuels scolaires.
43Mais aujourd’hui, grâce aux travaux engagés depuis la fin des années cinquante par de nouvelles générations de chercheurs, dont André Jarry détaillait les mérites en 1979 et qu’il faut maintenant largement prolonger, grâce à la découverte patiente de nouveaux documents, grâce à une nouvelle manière de lire ses poèmes en insistant sur la nature autopoïétique de leur écriture, nous avons une autre approche, et une vision plus scientifiquement et émotionnellement stabilisée d’Alfred de Vigny et de son œuvre.
44Le GDU qui synthétisait en son temps, qui reformulait, qui exposait à tout-va, en condensant et en faisant le choix de perspectives souvent partiales en raison des engagements de son directeur et de ses contributeurs, en raison de son dessein même encyclopédique, n’est sans doute pas aujourd’hui le meilleur moyen de nous donner une représentation fidèle de l’homme et de ses œuvres, ou plutôt de l’œuvre qui a fait l’homme, ayant figé et fixé l’un et l’autre dans des représentations et des commentaires convenus, incessamment repris. C’est d’ailleurs sans doute le destin de la lexicographie que de fournir du prêt-à-penser et du prêt-à-parler.
45Mais, si on replace le GDU dans cette historicité de la pensée qui nous fait appréhender les documents du passé sous un éclairage relatif, cette capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils s’en forgent, cet ouvrage a le mérite de mettre Vigny au centre du jeu des miroirs et des fragments de verre mobiles qui font le charme des kaléidoscopes. Ces instruments au travers desquels nous ne cessons de tenter la construction d’une image cohérente des êtres, des choses, des événements observés. Dans le cas de Vigny et de son œuvre, quand bien même celui-ci a toujours privilégié les interrogations sans réponse et la fatalité d’un doute universel, il est certainement significatif qu’un tel dictionnaire et une telle encyclopédie aient disposé et disposent encore à portée du plus large public une image aussi contrastée de l’homme et de l’écrivain, très historiquement datée. Mais particulièrement signifiante.
46Dans la kaléidoscopie tourbillonnante des images et des reflets que favorise le monde contemporain, avec ses nouvelles technologies, avec nos multiples nouvelles manières d’interroger la littérature, ses auteurs et leurs œuvres, il convient sans doute de se ranger à l’avis du philosophe américain Richard Rorty (1931-2007) qui affirmait qu’il n’y a pas de formulation intelligible de la vérité objective et qu’il faut, en conséquence se résoudre à accepter : qu’« il ne faut pas s’en tenir à une seule image de nous-mêmes » (Cometti, 1992, p. 167). Ne sommes-nous d’ailleurs pas là aujourd’hui, dans le dialogue, l’échange et le partage, pour faire apparaître des figures et des lectures variées de Vigny, conformes à nos intérêts du moment ? En l’occurrence la préparation des épreuves des concours d’agrégation de Lettres de 2025, d’où sortiront peut-être les « Flots d’amis renaissants » attachés à son œuvre, que Vigny appelait avec une confiante sagesse dans ses derniers souffles.