Le Sycomore et la Liberté : une lecture de « La Sauvage »
Les meilleurs Philosophes ne sont-ils pas les Poètes1 ?
1Parmi les « Poèmes philosophiques », « La Sauvage » n’a pas été plus épargnée par la critique universitaire du xxe siècle que « La Flûte »2. Les deux textes, dont l’enjeu est certes différent, sont pourtant aussi essentiels à l’économie générale du volume qu’à la pensée de Vigny. Ciblé dès l’époque de la décolonisation, le propos de « La Sauvage » a suscité des équivoques idéologiques jusqu’à devenir si inacceptable ou si illisible qu’il a fallu trouver comment excuser son auteur de l’avoir tenu — face à l’insupportable passé colonial et esclavagiste de l’Europe démocratique, l’on se demande aujourd’hui encore comment l’aborder.
2Dans son édition des Destinées, Pierre-Georges Castex attribue la publication de « La Sauvage », dans la Revue des deux mondes, le 15 janvier 1843, aux « nécessités » de la préparation de la troisième des sept candidatures académiques de Vigny (Castex, 1964, p. 133). La détermination avec laquelle celui-ci entreprend cette campagne, toute politique, lui semble expliquer « le caractère édifiant de l’inspiration » et l’apparence « pharisienne » de la pièce de vers (ibid., p. 138 et 134). « L’éloge de l’esprit colonisateur peut surprendre sous la plume de Vigny », note-t-il (ibid., p. 135). Le poète y exprime pourtant bien « la bonne conscience du colon occidental » non sans une « naïveté », dépassée, et en confondant « l’esprit colonisateur avec l’esprit civilisateur ». En même temps, l’analyse de Castex lui rend hommage de son effort : au fond, le Poème, conclut ce fin connaisseur de l’œuvre de Vigny, est une étape dans sa réflexion philosophique, « un premier pas accompli […] vers l’élaboration d’un humanisme qui place parmi ses valeurs les plus hautes le progrès et la liberté » (ibid., p. 138).
3En 1967, Verdun-Léon Saulnier donne, pour la collection des Textes Littéraires Français chez Droz et Minard, une nouvelle édition des Destinées : y figure une présentation très fouillée et bien plus critique du Poème incriminé. Certes, le professeur à la Sorbonne lui confère toute son importance puisqu’il y voit « un bilan de la pensée sociale de Vigny » — « comme “Les Oracles” [lui apparaît] celui de sa pensée politique, “La Mort du loup” celui de ses idées morales, “Le Mont des oliviers” celui de ses idées religieuses » (Vigny, 1967, p. 79). Mais en même temps, il n’hésite pas à présenter ce texte comme « le plus typique des poèmes d’imposture, de mensonge généreux » : « c’est, sur le plan pratique, l’achèvement le plus sincère de la pensée de Vigny qu’un tel poème semble signifier. Mais de la parfaite sincérité du programme, il est permis de douter ». Voire, ajoute-t-il, en comparant le texte à « La Mort du loup »,
dans cette apologie du colon, on hésite à dire qu’il n’y eût qu’une imposture généreuse, prédication d’une vérité utile mais à laquelle l’auteur ne croyait que du bout des lèvres. Pourtant tout se passe comme si. Louable, l’effort du colon : mais seul admirable, le Loup. Qui veut fonder une nouvelle morale humainement viable doit dire ou penser le contraire. Qu’on dise au moins que c’est pour prêcher que Vigny se force à croire. (Ibid., p. 89-90.)
4C’est dire, pour rédimer le discours colonialiste, qu’entre les deux poèmes publiés à quinze jours d’intervalle dans la Revue des deux mondes, il y aurait un hiatus et un sursaut ; que, dans « La Sauvage », la destination pratique aurait subverti « l’idée », pivot pourtant de la double conception éthique et esthétique de la création en tant que telle, essence vibratoire, frémissante et miroitante d’une poésie spiritualiste associée, comme on le sait, à la transparence de la perle et du diamant… C’est également ignorer les scrupules de Vigny qui s’interdisait de publier ce qui pouvait paraître une contradiction ou une palinodie, quitte à se voir reprocher son silence et à s’amuser « d’être assurément le moins fécond de nos romanciers et de nos poètes contemporains3 » : la sincérité étant, à ses yeux, le corollaire du didactisme. D’ailleurs, rien n’est moins certain que Vigny se soit jamais « forcé à croire »…
5En 1981, analysant sous un prisme à la fois psychanalytique et marxiste la structure du volume des Destinées, Jean-Pierre Picot entend la double apologie de la colonisation et de l’ordre républicain dans « La Sauvage » comme l’affirmation de « la nécessité de la violence dès lors qu’elle renverse un ordre social dépassé ou un désordre naturel, synonymes d’obscurantisme » (Picot, 1981). Pourtant on lit dans une note de 1824 du Journal d’un poète qu’il n’y a « rien de plus immoral que la force » (J, p. 881). C’est à Annie Becq que revient, en 1983, de proposer une synthèse des ambiguïtés que la critique voit dans l’histoire de l’« Osage indocile » (« La Sauvage », v. 57, GF, p. 212). Son article pose la question du rapport entre la poésie et la philosophie et il stigmatise, dans le discours idéologique de « La Sauvage », « le didactisme le plus agressif » (Becq, 1983, p. 119). Tout en affirmant refuser que la poésie puisse être « le cache-misère d’une pensée banale voire déficiente » (ibid., p. 120), Annie Becq centre son analyse sur le seul discours du colon qui, pris ainsi isolément, catalyse de fait les réactions d’un public moderne devenu sourd aux accents progressistes de la pensée colonialiste du xixe siècle. À son tour, elle affirme la fonction correctrice de la poésie qu’elle dit chargée, au creux des vers, de « mettre à l’épreuve le discours idéologique ». Le texte de Vigny se donne dès lors à lire comme un discours plurivoque, dialogique, où l’explicite — l’inacceptable — est sous-tendu par un implicite — peut-être inconscient — chargé de faire surgir des doubles sens, de subvertir de l’intérieur des références comme celles, par exemple, du bonnet phrygien ou de la république qui laisseraient même échapper « des bouffées d’anarchisme » à quelques années de 1848 (ibid., p. 124). Par « une constellation de sons et de rythmes où tremble et scintille le sens », la poésie, explique Annie Becq, interroge, et peut-être même réprime, la philosophie : « le poème devient le lieu où se donnent à lire les incertitudes et les contradictions, mais aussi le lieu où cette exhibition même fonctionne comme tentative de résolution de ces contradictions » (ibid., p. 126).
6Il est vrai que la pensée de Vigny est une pensée du doute, que son écriture a toujours exprimé radicalement, en vers comme en prose. Pourtant le doute n’est pas facteur d’incohérence : il impose au poète un regard critique, arrimé à une méthode d’analyse rationnelle, toute cartésienne. Le post-scriptum des « Oracles », qui précède immédiatement « La Sauvage », selon le dernier plan du volume des Destinées, vient proposer une autre interprétation du rapport entre poésie et philosophie et invite à lire différemment ce Poème. Poésie et philosophie n’y sont ni disjointes ni contradictoires ni même chargées de se neutraliser — au contraire, on y comprend que « le poème pense par lui-même », selon la belle formule d’Henri Scepi (2024, p. 103). En 1840, sur le brouillon d’une lettre écrite à Lamartine, dont les vers ont toujours ravi Vigny, celui-ci affirme sa conviction de la filiation de nature entre philosophie et poésie, de l’indispensable et féconde fraternité entre philosophes et poètes4. Car la poésie est, à ses yeux, un « élixir » qui fait « les rois de la Pensée dans le Roi des langages », comme il le consigne en 1843 (J, p. 1191, repris dans ŒC, t. I, p. 289-290). À travers une langue filtrée, dégagée du langage du « forum » pour aboutir au « mot qu’il faut dire » (Stello, Vigny, 2019, p. 258), elle quintessencie la pensée philosophique. Elle extrait l’idée « pure » — pour en évoquer la dimension à la fois mystique et initiatique, tout à la fois mystérieuse, secrète et expansive, celle-ci est traduite métaphoriquement en termes de réfraction et de diffraction de la lumière à travers la nacre protectrice et diaprée de la perle dans « L’esprit pur », ou les facettes cristallines du diamant, dans ce post-scriptum.
7À ce titre, la poésie est, selon une formule de 1844, « la synthèse de tout » (J, p. 1223), inspirée, audacieuse et nouvelle, métaphysique et ontologique parce qu’elle puise en Dieu qui « seul peut avoir la synthèse universelle5 » (J, p. 985). Aussi est-elle définie dans les « Oracles », comme « l’art des choses idéales » (v. 126, GF, p. 209), selon une conception néo-platonicienne toute romantique qui revendique « la rencontre du vrai dans le beau » (J, p. 1180). Lui sont attribuées, au nom de « l’amour entier de l’humanité et de l’amélioration de ses destinées » (J, p. 1219), « la Vue et la Clarté du Juste, / Du principe éternel de toute vérité », « tribunal auguste
Où la Raison, l’Honneur, la Bonté, l’Équité,
La Prévoyance à l’œil rapide et la Science
Délibèrent en paix devant la Conscience
Qui, jugeant l’action, régit la Liberté.
(« Les Oracles », v. 113-119, GF, p. 209.)
8« Examen libre des penseurs » (Vigny, 1958, p. 125), la poésie, dans son prétoire, a vocation éristique. Elle est destinée au « combat des idées6 » pour faire pièce au « naufrage universel des croyances » (Servitude et Grandeur militaires, ŒC, t. II, p. 900) et à l’opacité idéologique favorisés par la parlementarisation des débats dans un temps où « le beuglement de la voix étouffe l’expression pure de la pensée » (Stello, Vigny, 2019, p. 101). Ainsi la poésie s’élève-t-elle contre « la langue du Sophiste » (« Les Oracles », v. 121, GF, p. 209) ; ainsi devient-elle le lieu d’un dialogisme critique qui, bien loin d’être inconscient, se voit revendiqué et mis en scène, à travers des récits et des personnages, des descriptions et des discours qui, par la fable, montent au symbole pour le dire à la façon d’André Jarry.
9C’est dans cette perspective qu’il nous semble possible de tenter de lire « La Sauvage » à nouveaux frais : non pas pour venir excuser « le discours du colon », loin s’en faut, mais pour montrer comment il peut venir s’inscrire dans le discours poétique de Vigny tel que celui-ci le conçoit, en se définissant comme « une sorte de moraliste épique » (J, p. 1018).
10Publié le 15 janvier 1843, au terme d’une genèse d’au moins trois ans, ce poème « porte une date » qui fait « titre », pour reprendre une formule de la préface de l’édition de mai 1829 des Poèmes antiques et modernes (GF, p. 54). Si, en 1843, Vigny se décide à publier une partie des poèmes qu’il a en portefeuille et qu’il compare à « des moines gardés longtemps dans leurs couvents » jusqu’au moment où il se décide à « ouvrir les portes du cloître [pour les faire] sortir lentement en procession »7, ce n’est certainement pas uniquement pour servir la préparation d’une troisième campagne académique dont il ne sait pas encore à quel moment l’élection aura lieu. Il obéit aussi à cette conviction, profondément ancrée en lui, que « chaque idée a son heure » (GF, p. 55). « La Sauvage » inaugure un lent et réfléchi cortège de célébration de la pensée et de « l’Esprit », dans une forme poétique qu’il renouvelle alors, celle du « Poème philosophique ». Vigny lui donne ainsi une place privilégiée à un moment bien particulier qui explique un succès que l’on oublie peut-être aujourd’hui.
11Une dizaine de jours après la parution dans sa célèbre Revue, François Buloz s’en félicite en réclamant à Vigny le second de ses petits « moines » — « Vous deviez, écrit-il le 27 janvier 1843, me remettre votre second poème ; je l’attends avec impatience. […] Le premier a eu beaucoup de succès, et j’espère que le second n’en aura pas moins » (Vigny, 1997, p. 757). Et même si Sainte-Beuve, dans plusieurs lettres contemporaines, se moque de ce qu’il appelle des « vers tirés et figés8 », il reconnaîtra dans l’article nécrologique qu’il consacre au poète en 1864 la qualité du poème, « mieux conçu et contrasté [que « La Mort du Loup »] » (Sainte-Beuve, 2013, p. 142). Si « l’exécution », qu’il juge longue et parfois ennuyeuse, le gêne, il en salue cette « idée » qui embarrasse tant aujourd’hui : « le contraste de la vie errante primitive avec la colonisation la plus civilisée [adossée à] l’éloge de la famille anglaise, du comfort anglais, de la religion biblique anglicane » (ibid.).
12À lire la Revue des deux mondes entre 1840 et 1843, comme l’a fait assidûment Vigny à l’époque, le succès s’explique. Le Poème se coule en effet « dans le flot des idées publiques » comme le souhaite le poète qui, dans ces années-là, éprouve plus que jamais le besoin de s’adresser à « l’esprit public » (J, p. 1144 et 1045), « en suivant pas à pas les chemins de l’opinion publique » (Stello, Vigny, 2019, p. 103) pour « résumer en Poèmes tout ce qui remue la société » (Vigny, 1958, p. 364, repris dans ŒC, t. I, p. 338). L’année de la publication de la seconde partie de la Démocratie en Amérique de Tocqueville qu’il lit comme il l’a fait du roman Marie ou l’esclavage aux États-Unis du compagnon de voyage de ce dernier, Gustave de Beaumont, l’évolution sociopolitique de l’Amérique du Nord est donnée à suivre aux lecteurs de la Revue, ainsi que le souligne parmi d’autres un article sur la toute jeune république du Texas9. L’Amérique, située, dit-on alors, « à l’avant-scène » de l’histoire contemporaine, est même devenue un véritable thème littéraire qui se nourrit des échanges entre le Nouveau Monde et l’Europe, comme l’analyse Philarète Chasles en citant les principales sources de « La Sauvage », Washington Irving, Fenimore Cooper, Charles Dickens ou le cousin de Vigny, l’officier de marine, Marryatt10. La question de la colonisation est centrale dans les pages que publie Buloz. À plusieurs titres. La maîtrise des mers par l’Angleterre inquiète une France bridée dans ses élans depuis le Traité de Vienne et soucieuse de son commerce dans la Méditerranée. Aussi, en posant les termes d’une réflexion toute libérale sur la démocratie et ses progrès dans l’ordre de la « civilisation », la Revue invite-t-elle les lecteurs à suivre les étapes de l’expansion britannique en Asie centrale11 et au Canada, où l’on voit d’ailleurs la possibilité de « fonder une démocratie unie et centralisée plus forte que la république morcelée par le fédéralisme12 ». Et bien entendu, la conquête de l’Algérie occupe une place centrale dans ces pages de la Revue. Elle est au premier plan de la politique étrangère française. Au moment où Enfantin et ses saint-simoniens poussent à l’exploration scientifique de l’Algérie13 en s’érigeant contre la brutalité de la conquête militaire incarnée par le général Bugeaud, on discute des modalités d’une administration politique et administrative, au centre de laquelle se trouve posée, devant la multiplication des séquestres et des expropriations par l’armée, la question de la propriété du sol (voir Dumasy, 2017). Après la déclaration, au début du mois de mars 1841, de l’état de guerre qui suspend l’application du droit français comme celui des musulmans, est inaugurée, le 23 janvier suivant, une commission parlementaire, où siègent Beaumont et Tocqueville, de retour d’Alger (voir Vanden Abeele-Marchal, 2023, p. 118-126) : elle est chargée d’analyser la « sécurité, la salubrité et la propriété » en Algérie. Autour de la propriété, question centrale qui engage celle du droit d’héritage, les débats s’enflamment auxquels Vigny, à la Chambre, participe en 1841 (voir Vanden Abeele-Marchal, 2024, p. 264-268), attentif également à ceux sur l’esclavage qu’il y a écoutés14. L’expansion coloniale française, dans la Revue, n’est jamais remise en cause. Pourtant des inquiétudes sourdent : en des termes certes timides et aujourd’hui inaudibles, on cherche à l’évoquer à l’aune d’un principe universel de civilisation par lequel, dans une sorte d’échange mutuel, « la société la plus avancée entraînerait l’autre », comme on le lit dans la livraison de la première quinzaine de décembre 184015.
13En 1847, dans un rapport sur un projet de loi relatif à l’allocation de crédits extraordinaires pour l’Algérie, Tocqueville associera l’histoire de l’Afrique à celle de l’Amérique16. Il semble bien que Vigny, reprenant les mots clefs des débats contemporains, que sont ceux de la propriété, de l’héritage ou de la loi européenne, fasse de même en évoquant les forêts de Nouveau Monde — légitimant de ce fait une lecture sociocritique du Poème. À ses lecteurs, en poète-philosophe, il parle autant de l’Amérique que de l’Algérie. Le titre du Poème suggère d’emblée dans cette perspective élargie deux plans de discours : générique, le terme de « sauvage » évoque l’habitante de l’un ou l’autre de ces territoires d’occupation qui font l’actualité, sans précision particulière ; conceptuel, il en appelle à une dénomination inscrite au cœur de la réflexion contractualiste sur le droit naturel relevant de la philosophie politique auquel ressortit le texte. Si le sycomore des « solitudes que Dieu fit pour le Nouveau Monde » (« La Sauvage », v. 6 et 1, GF, p. 211) plante le décor américain, dont la forêt vierge, la Peau rouge, le pagne et la hache — et même le chien canadien, le Terre-Neuve — sont les topoï convenus, malgré cela le personnage annoncé par le titre n’en est pas pour autant inscrit dans un univers référentiel des plus précis et immédiatement contemporains. Les exégètes ont souligné qu’il eût été plus plausible que « l’Osage » fût, comme dans les premières esquisses (voir ŒC, t. I, p. 1074, note 3), une « Onéide » originaire du Canada, car elle eût pu vraisemblablement fuir les guerres des Hurons, venus de la région des Grands Lacs deux siècles plus tôt — alors que les Osages guerroieront, bien plus tard, dans le Mississipi. Il est vrai que l’Amérique dont Vigny esquisse le tableau, associant des sources nombreuses17, est une Amérique très littéraire, frappée au coin de la liberté poétique. Nourrie d’un exotisme tout entier « chateaubrianisé »18, elle collige les aspects d’un imaginaire essentiellement politique planté dans le xviiie siècle d’outre-Atlantique où d’incessantes guerres tribales cohortent la mise en œuvre du principe démocratique. Le puritanisme du colon, « prêtre et père à fois » (« La Sauvage », v. 108, GF, p. 214), qui renvoie aux pères fondateurs de la démocratie associant « esprit de religion » et « esprit de liberté » tels que les représente Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (I, 1, 2), la référence à l’autographe de Washington (v. 116), la double allusion à la Caroline du Sud et à la Caroline du Nord (v. 170), deux des treize colonies anglaises à l’origine de la fondation des États-Unis en 1776, l’évocation de la Louisiane (ibid.), devenue république créole en 1768, composent un cadre suggestif et idéologiquement très clair : tout y vient célébrer le vertueux « cycle » de républiques traversant les océans (v. 163-166) sous l’égide d’une liberté bientôt universelle dont la dignité majestueuse se pare de « pourpre » (v. 173) et se dessine à travers le double symbole de 1792, le « bonnet phrygien » (v. 173) et la « pique » (v. 172)19. De surcroît, la présence des farouches Hurons, en fait massacrés par les Iroquois dès le xviie siècle, engage à accepter les invraisemblances historiques pour interpréter ce qui se donne comme une fable philosophique — le Huron ne peut-il d’ailleurs, toutes choses étant égales, évoquer le conte voltairien de L’Ingénu ?
14Le Poème est composé de manière très significative, en quatre versets d’alexandrins dont la longueur croissante vient assumer le rythme expansif de la démonstration par l’exemple où, comme dans les « Consultations du Docteur Noir » auxquelles travaille alors Vigny, « l’histoire apporte ses preuves aux pieds de l’idée » (J, p. 1144). Du second au quatrième de ces versets, au récit de la traversée de la forêt vierge par « la sauvage », dont la progression, longue et déterminée, est scandée par une série d’enjambements jusqu’à « l’entrée »20 chez le colon, succède un dialogue entre les deux personnages. Dans et par le discours, le lecteur assiste à la transformation du personnage éponyme. « Triste » (« La Sauvage », v. 90, GF, p. 213), « pâle » (v. 30) et « frissonnante » (v. 34), l’« aventurière » (v. 78), a priori « indocile » — difficile à instruire, mais pas plus ignorante qu’elle n’est passive — devient une « convive », une « mère » rendue à sa plénitude qui « offre son lait » avec amour à son enfant au lieu de le porter « pendu comme un carquois » (v. 32) ; capable de s’émouvoir (v. 184 et 193), renonçant à son errance famélique (v. 43) pour accepter avec fermeté et « gravité » l’hospitalité toute familiale de l’« Anglais-Américain » (v. 103) qui, de son côté, la laisse libre d’épouser ses convictions religieuses (v. 205). Simple et ramassé, ce scénario de conversion est au même moment, dans les notes de Vigny, celui de « La Flûte ». Tout le Poème travaille, dans ce souci de stylisation symbolique, sur des oppositions binaires à travers lesquelles les éléments du paysage acquièrent valeur morale à l’aune du discours du colon : la nuit/la lumière ; le noir/la couleur ; le désordre informe/l’ordre géométrique ; la profondeur/l’ouverture21 ; le laconisme/le discours ; la guerre/la loi, civile et religieuse ; l’ennemi/l’ami22 — le couple antagoniste solitude/famille venant subsumer la représentation implicite et idéale d’une société unie ; et le parfait rythme ternaire d’un alexandrin comme celui du v. 195, « À toi mon âme, à toi ma vie, à toi mon sang », évoque le credo progressiste d’un Vigny associant alors ses Poèmes philosophiques à l’expression de « l’esprit d’humanité » (J, p. 1180).
15Le premier verset donne sa dimension proprement philosophique à ce qui pourrait n’être, lu à partir de ce diptyque, que l’expression assez naïve de « la bonne conscience du colon occidental », pour reprendre la formule de Pierre-Georges Castex. Ce verset pose le cadre — les éléments naturels, anthropomorphisés, portent les traits qui seront ceux des Indiens, dans les versets suivants. Le Nouveau Monde est le lieu d’un déchaînement de violence où les êtres vivants, tout comme « le[s] bois [qui] se courbe[nt] » (« La Sauvage », v. 23, GF, p. 211), cherchent à survivre — la splendeur bienfaisante de la lumière, « oblique » (v. 5), échappe à la logique verticale d’un monde harmonieusement régi. Même si tout y attend d’être fécondé, « vierge encor » (v. 2), même si la nature est dense et variée, entre forêts et prairies, où les « joncs luisants et frais » (v. 8) alternent avec de « grands pins forts jeunes et forts » (v. 11), ce sont la mort et l’extinction qui dominent : les cyprès, symbole funèbre s’il en est associé aux Parques et aux Furies, « soupirent » (v. 7) ; les racines des pins « s’entrelacent sur la tête des morts » (v. 12) ; des « urnes » exhalent des « gémissements » (v. 13). L’évocation est puissante et très signifiante, qui passe par un travail sur l’harmonie imitative. Les v. 7 et 8 décalquent très ostensiblement les célèbres vers de Racine, dans la scène 5 de l’acte V d’Andromaque : suscitées par les fricatives en /s / qui évoquent à la fois leur vol et leur agressivité, les « filles d’enfer » et leur « éternelle nuit » y cortègent la folie qui s’empare d’Oreste. Et Vigny de déployer et développer le procédé : aux fricatives de Racine, il ajoute, sur dix vers, un éloquent jeu d’allitérations avec des occlusives /d /, /p/, /t/, associé à des assonances en voyelles nasales /ɑ̃/, /ɔ̃/. Il s’agit autant de faire surgir les sonorités d’un Nouveau Monde chaotique dans une perspective purement référentielle, que d’interroger cette réalité en utilisant la puissance proprement poétique de l’harmonie imitative. En effet, Vigny fait une utilisation rhétorique du procédé dont les vers de Racine sont devenus le modèle : le Poème vient « créer une série d’images visuelles à partir de la symbolisation des qualités des êtres et des choses en situation dynamique23 » ; en un mot, il invoque et interroge l’apparition d’un autre monde, qu’il superpose au Nouveau Monde. Ainsi la poésie fait-elle passer de l’exotisme à la réflexion24.
16Qu’est-il évoqué ? Andromaque raconte les suites de la guerre de Troie, et plus précisément celles de son terrible sac rappelé à la scène 8 de l’acte III, ce « carnage », « nuit éternelle pour tout un peuple », commis « à la lueur de palais brûlants ». Comme le soulignent les v. 3 et 25 de « La Sauvage » (GF, p. 211), Vigny n’emprunte pas seulement à Racine un univers sonore et pathétique, il reprend les termes les plus forts renvoyant au thème central de la rivalité politique pour faire surgir l’image des destructions de cités dont l’homme en guerre est capable — érigeant Troie à l’arrière-plan en symbole. Surtout, il en interroge le sens. Lorsqu’il emprunte à l’auteur d’Andromaque le mode interrogatif de la tirade d’Oreste, il l’amplifie, comme il l’a fait de l’harmonie imitative, sur dix vers : il ajoute au pathétique une dimension dialectique25. De ce fait, il ne se contente pas de planter un décor exotique dans ce premier verset, il pose une question philosophique que le Poème va mettre en scène. Il démarque le discours colonialiste en le situant au cœur des débats des publicistes sur l’état de nature et le contrat social : il en va pour lui de réfléchir aux conditions de la « marche » de l’humanité vers un « état civil », qu’il pense construit, en raison, au nom de la « Liberté » — « j’ai voulu prouver que la civilisation pouvait être chantée ainsi que la raison », commente-t-il, le 31 janvier 1843, dans la lettre qu’il écrit à la cousine germaine anglaise de sa femme, Camilla Maunoir, qui a traduit « Moïse » et « Paris » en 1838 (Vigny, 1997, p. 759).
17Il y souligne d’ailleurs bien qu’il s’est situé, dans son Poème, sur ce plan de réflexion : il explique, en effet, à sa correspondante qu’il refuse le mythe du bon sauvage du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes 26. Pour lui opposer deux de ses contradicteurs : d’une part, le très réactionnaire et contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, dont il connaît très bien la pensée27 ; d’autre part, le penseur libéral et progressiste du xviie siècle, John Locke28, celui que Voltaire nommait « le sage Locke » et dont la pensée a profondément inspiré aussi bien la déclaration d’indépendance américaine de 1776 que la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La pensée maistrienne est une pensée de la Chute. C’est à partir de là que, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre analyse l’état primitif, dans lequel il distingue le « barbare » du « sauvage ». Si « l’état de civilisation et de science dans un certain sens, écrit-il dans le Xe entretien, est l’état primitif de l’homme », le « sauvage », plus bas que « le barbare », susceptible quant à lui d’être éduqué, « ne peut être […] qu’une branche desséchée de l’arbre social » (Maistre, 2007, p. 280). Il n’appartient pas au premier état humain, mais à « celui du fer » : il révèle un « état de dégradation » dont Maistre brosse un terrible tableau pour conclure qu’il est « le dernier degré d’abrutissement que Rousseau et ses pareils appellent l’état de nature ». Dans cet « homme dégradé », devenu une bête de proie qui ne sait que piller, voler et tuer, où les femmes ont même perdu l’instinct maternel, « le germe de vie est éteint », sans aucun espoir de progrès. La question que pose Vigny dans le premier tercet qui, à travers Troie en flammes, évoque des « peuples éteints » et des « royaumes perdus », est la suivante : est-il possible de céder à une telle représentation de l’homme et de ne voir que « ravage[s] » successifs dans une histoire soumise à une irréfragable « peur inconnue », irrationnelle et immaîtrisable (« La Sauvage », v. 25 et 18, GF, p. 211) ?
18La fable répond à la question de deux manières, dans le récit et dans le discours. Le portrait de « la sauvage » fait d’elle un être prêt à être transformé par la société, ou, pour le dire en termes de philosophie politique, à passer de l’état de nature à l’état civil, dont elle peut même avoir l’intuition, comme si elle était dépositaire d’une sorte de sociabilité naturelle. Si elle partage avec les Indiens des habitudes d’errance et de lutte, portant son enfant « comme un carquois » (v. 32), elle a décidé de quitter ce mode de vie : elle « cherche asile », elle a la « ferme » « gravité » de celle qui « sait » que « fer », « feu » et « foyer » sont une issue à l’anéantissement dans les « guerres insensées » de « l’homme à la Peau rouge » (v. 42 et 135-136) et que la nostalgie ne peut avoir cours (v. 137). Elle a la dignité de l’être humain que rien ne peut réduire en esclavage (v. 93-94) ; elle ne fait pas peur aux petites filles du colon (v. 73-75), elle est mère ; volontaire, jeune et fort (v. 33), son personnage est une première réponse aux tableaux de Maistre.
19C’est vers Locke, dont la pensée empreint le discours du colon, que se tourne Vigny pour réfuter le philosophe réactionnaire. Ce qui est décrit dans le Nouveau Monde de « la Sauvage » est moins un état de nature qu’un état naturel où, sans loi civile, comme l’explique l’auteur du Traité du gouvernement civil, l’homme laisse libre cours à ses passions rivales : de querelles en guerres, placé « dans une situation de violence ouverte », il attente à la nature de l’homme, « muni d’un titre à la liberté parfaite » dans l’état de nature (Rouvillois, 2010, p. 305). L’homme est, à ce titre, un être vulnérable et faible, qui n’entend pas toujours la voix de la raison et qui peut devenir semblable à « ces loups perdus qui se mordent entre eux », « haïss[ant] la paix, l’ordre et les lois civiles » (« La Sauvage », v. 151 et 156, GF, p. 215). Mais il « sait », comme « l’Indienne », grâce à cette raison même, venir se faire un « asile » des lois qui, dans leur « gravité » pragmatique (v. 113-114), « lourde, impassible et robuste » (v. 161), garantissent, sur tous les plans, juridiques, matériels et moraux, l’« ordre » et la « décence » du « Juste » (v. 162) ; comme elles reconnaissent un droit naturel de propriété sur la terre à celui qui la travaille (v. 145-147). Selon la pensée lockienne, les valeurs de l’« humanité », au fondement de l’identité humaine, sont la « mesure morale en vertu de quoi la raison de chaque homme réalise l’obligation à la société » (Goyard-Fabre, 1986, p. 122). La « sauvage » de Vigny est significativement une femme, avec ses qualités. D’une part, dans une sorte d’échange, elle apporte à la « civilisation » les fruits de sa propre industrie, « de beaux colliers d’Azaléa », des « mocassins musqués » supérieurs aux chaussures européennes, des nourritures avec lesquelles « le pain anglais » ne peut rivaliser (« La Sauvage », v. 80-84, GF, p. 213). D’autre part, elle porte surtout en elle, ce qui, pour Vigny, est au cœur de ces valeurs libérales qu’il emprunte à Locke, cette capacité de « fraternité » qu’elle accepte du colon (v. 141) et cet amour, qui la rapproche spontanément des autres femmes du texte (v. 77, 200) et qui ne demande qu’à être exalté (v. 185-195).
20La philosophie politique est un domaine qui a fasciné Vigny toute sa vie. Face à ce qu’il appelle « les jeux de la haine et du hasard » (Vigny, 1958, p. 129) de l’histoire humaine, traumatisé, comme tous ses contemporains, par la Terreur de 93, impatient sous la monarchie de Juillet de l’avènement d’un « monde tout nouveau » où « dans des flots d’amour et d’union » « la famille humaine [soit guidée] vers sa fin » (« Paris », v. 164-170, GF, p. 184), il a scruté, interrogé, fait dialoguer les publicistes entre eux. Comme « Paris » qui clôt le recueil des Poèmes antiques et modernes, « La Sauvage », qui a ouvert en 1843 la procession de ses petits « moines » philosophes, est un de ces textes politiques où la vocation éristique de la poésie est affirmée ; où l’écriture, indissociablement poétique et philosophique, vient chercher à synthétiser les termes du débat public à l’aune d’une pensée profondément libérale ; où elle vient opposer aux « impitoyables sophistiqueurs » (Stello, Vigny, 2019, p. 180) l’intuition synthétique et progressiste de l’ordre général du monde tel que le conçoit ce « mage romantique », entre foi humanitaire et résignation à « la majesté des souffrances humaines » (« La Maison du Berger », v. 321, GF, p. 204). La pensée colonialiste, exposée dans « La Sauvage », se trouve subsumée dans cette représentation progressiste, qui valut à Vigny le titre de « socialiste rare » (Souriau, 1973, p. 198)… Si elle reste difficile à lire, du moins est-il peut-être possible de ne pas y réduire le texte.