Colloques en ligne

Jean-Luc Steinmetz

Le corps du sujet (« La Flûte »)

The subject’s body (“La Flûte”)

1Parmi les poèmes des Destinées, « La Flûte » n’est pas le plus connu. Il ne brille ni par sa facture ni par les idées qu’il contient. Il apparaît cependant essentiel dans cet ensemble devenu testamentaire où il porte à son point extrême l’une des réflexions majeures de l’auteur.

2Par sa forme, il montre une versification sans surprise, mis à part quelques vers formulaires. Se suivent des alexandrins en rimes plates régulièrement marqués à l’hémistiche, excepté quelques rares rejets. Il respecte la succession classique de distiques en rimes féminines et masculines. Aucune innovation n’y est perceptible ; telle n’était pas l’ambition du poète. Le poème est de l’ordre du récit et de la réflexion morale. Il n’entre pas dans le cadre du domaine épique où Vigny, aux débuts du romantisme, avait fait figure d’illustre exécutant depuis ses Poèmes antiques et modernes. La recherche d’écriture ne porte pas sur la rime, suffisante et souvent pauvre, sans consonne d’appui.

3Le poème, divisé en quatre volets d’inégale longueur, commence par une description de scène quotidienne au plus près d’un réalisme neutralisant toute prétention esthétique ornementale. Style pédestre, dirons-nous, coïncidant avec la scène tracée. La deuxième partie consiste en un récit indirect entendu par l’auteur du poème. Elle retrace les éléments d’une vie, tous s’avérant déceptifs. La troisième partie revient à la première personne de Vigny, il s’y entend une certaine véhémence dans la consolation adressée (« criai-je », v. 81, GF, p. 227), consolation qui s’élève à une constatation d’ordre général agrandissant la dimension spirituelle du texte. On ne saurait parler cependant d’une « élévation » au sens que Vigny accorda parfois à ce mot placé en sous-titre générique de certains de ses poèmes. La conclusion dans son apparente platitude ne satisfait guère. Elle est mesurée et, de ce fait même, ne comporte pas la pointe ou le brillant que l’on attendait.

4Le poème ne craint pas la médiocrité qui échoit à l’homme du commun. Il est conforme en cela à ce qu’il évoque et ne parvient qu’à laisser une trace vite effacée. Il est possible aussi que notre jugement, pour en avoir espéré trop, manifeste à son égard quelque injustice, alors que, sans mentir, il ne saurait en dire plus, à moins d’user de subterfuges que l’on serait pareillement en mesure de lui reprocher. Ce n’est pas toutefois qu’il manque d’amplitude. (Il relate même en toute transparence des ambitions outrées et déçues.) En cela il prend place dans les hautaines réflexions de Vigny sur la condition même du poète et rejoint les textes fondamentaux que sont Stello, Chatterton et le Journal d’un poète, œuvre la plus lucide de cette période sur l’écriture poétique qui ne s’était encore que rarement interrogée sur elle-même avec une telle finesse et une telle obstination, en attendant les notes de Baudelaire sur Poe, largement inspirées par le poète américain dont Vigny, en revanche semble ne pas avoir estimé l’importance, malgré sa connaissance intime de la langue anglaise.

5Vigny ne nous a pas habitué aux scènes de la vie quotidienne. Sa poésie les tient généralement à l’écart, même si l’heure contemporaine est perceptible dans « Les Amants de Montmorency », « La Bouteille à la Mer » et « La Maison du Berger » par exemple. Le commencement de « La Flûte » situe la scène où vont s’exprimer les deux acteurs : le Pauvre, pourvu d’une majuscule (malgré l’article indéfini qui le précède) et Vigny lui-même. Sur un fond descriptif, l’échange de paroles aura lieu, formant diptyque. Une conclusion au passé simple, puis à l’imparfait se lit sur huit vers, sans proposer nettement une morale.

6Le Pauvre est une figure dans la poésie du XIXsiècle. Elle traduit l’état d’une situation où s’opposent les classes sociales si justement décrites par Marx un peu plus tard. Vigny, héritier de l’aristocratie (mais il revendique surtout une aristocratie de l’esprit) ne précise pas l’origine de ce pauvre auquel il confère la qualité d’artiste mendiant. Il s’agit donc d’une tout autre catégorie que celle des « misérables » hugoliens, voire des pauvres de Baudelaire ou de Rimbaud. Vigny dans son poème n’a cure de situer son personnage dans un milieu sociologique précis — alors que l’exemplaire Docteur-Noir signale les différents régimes politiques auxquels ses trois poètes sont soumis. Là n’est pas le sujet présentement. Ce qui intéresse Vigny, en fin de compte, c’est la capacité de certains artistes à exprimer leur pensée, à créer, alors que d’autres devant pareille opération s’avèrent impuissants.

7Sans trop s’attarder sur le personnage physique qui pourrait le caractériser — il ne recourt donc pas aux procédés de la satire —, Vigny environne son pauvre des objets qui traditionnellement l’accompagnent : le sac et le chapeau. Le chapeau, plutôt qu’une main tendue, signifie la mendicité. Davantage importe à Vigny, en tant qu’attribut spécifique, l’instrument de ce musicien mendiant — instrument moderne si on le compare à l’ancienne lyre des lyriques et différent aussi des flûtes ordinaires des bergers des bucoliques. La Flûte (notons la majuscule) est décrite soigneusement, pièce par pièce, morceau par morceau, selon le vocabulaire artisanal, la tête ou bec, le corps et le pied. En bois d’ébène, elle comporte une clef et permet à l’exécutant de savantes modulations, au gré du souffle qui l’anime. Nous voici donc en présence d’un artiste des rues exerçant son art en plein air et voué à la générosité des passants. Il n’est qu’un humble acteur, un interprète. Cette scène ordinaire implique immédiatement son équivalence, soit, mis en présence, l’auteur poète et un public passager plus ou moins prêt à l’entendre.

8L’introduction s’achève sur un petit nombre de remarques psychologiques. On ne doute pas de la tristesse du personnage qui, à l’avance, rappelle l’aspect de Tristan Corbière tel qu’il se caricaturera en tête de ses Amours jaunes. L’essentiel rejet prosodique « En ce temps » (« La Flûte », v. 23, GF, p. 225) rappelle la tonalité de l’époque où se déroule cette scène : ère de révolutions (celles de 1830 et de 1848) et d’audacieux rêveurs et de songe-creux croyant en leurs chimères. Le dernier vers, insigne par sa platitude, laisse entendre que Vigny n’est pas dupe de cette médiocrité. Sans activer le fouet de la satire, il donne à comprendre que le Pauvre que voilà n’est pas plus un révolté que « Le vieux saltimbanque » de Baudelaire, mais que, différent de ce dernier, il ne s’abandonne pas à une totale indifférence, une maussade apathie.

9Vient alors le tableau d’une vie riche de péripéties, offrant le concentré presque exemplaire des tentations idéalistes éprouvées par toute une génération. Rêves de gloire militaire (le « rouge » de Julien Sorel) ou de conquête littéraire style Byron. Le mot de « ratage », si conventionnel depuis, ne peut qu’être énoncé et, de ce fait, évoqués tant de talents qui tentèrent leur chance, illuminés un moment par le fiat lux romantique. Implicitement Vigny passe en revue les créateurs de nouvelles religions, les chefs de sectes comme Gustave Drouineau et son néo-catholicisme, l’excentrique Mapah Gannau ou bien encore ceux que comme Louis Ménard tenta une forme de panthéisme, tous ces adorateurs de « dieux inconnus » recensés par Nerval dans un article remarquable (La Presse, 29 juin 1845, Nerval, 1989, p. 927-930) et l’on devine aussi la présence des saints-simoniens et d’Enfantin en sa demeure de Ménilmontant, entouré de ses nouveaux apôtres. Si aucun nom n’est avancé, il va de soi, néanmoins, qu’il faut restituer tous ces fantômes que « La Flûte » se plaît à évoquer. À ces groupes et congrégations fait bientôt pendant la carrière d’écrivain tentée par le Pauvre qui en détaille les malheureuses étapes : création d’un drame mort-né (ce que tout jeune de ce temps envisageait pour entrer dans le royaume des Lettres), puis parcours incertain dans le monde des journaux. C’est le cursus même suivi — et plusieurs l’ont remarqué — par le Lucien de Rubempré des Illusions perdues, série d’avanies que développe Vigny en filant une longue et complexe métaphore empruntant au voyage maritime qui, plus tard, inspirera à sa façon et avec plus de génie « Le Bateau ivre » de Rimbaud. Autant d’échecs dont le constat ne conduit pas toutefois le Pauvre à formuler l’habituelle et attendue diatribe contre un mauvais destin coïncidant avec l’attitude négative de la société à son égard, le Poète étant voué, comme il est dit dans Stello, à un « ostracisme perpétuel » (ŒC, t. II, p. 647-649). Le Pauvre ici reconnaît sa propre impuissance et l’immense distance qui sépare son pouvoir créateur de l’Idéal convoité. Le poète incomplet admet ses limites et rejoint ainsi le thème initial de « La Flûte », dont l’effet dépend de l’instrument et de l’instrumentiste. Il existe donc — et Vigny pointe la fatale démarche qu’accomplit la Littérature — une impossibilité à « étreindre » (le terme est érotique) l’Idéal, et cette incapacité — nous dira-t-il plus tard — loin d’affliger seulement les talents limités, affecte aussi les plus grands esprits.

10Le point central étant touché, le lieu d’impact propage ses ondes. Vigny s’attache non plus à la fatalité qui frappait naguère les poètes maudits, mais il dévoile l’amère fraternité qui ne peut que rapprocher les artistes de tous genres, des plus illustres aux moindres, fraternité et sympathie (au sens fort du terme) qui reconnaît la frontière entre l’œuvre tentée et ce qu’elle poursuit en asymptote sans jamais obtenir la coïncidence espérée.

11Vigny, qui prend la parole, énonce une loi générale assurant que l’homme créateur, même s’il ne touche pas au but, n’est nulle part condamné pour sa déficience. Il n’y a donc pas d’« ostracisme perpétuel ». Personne dans aucun temps, sous aucun climat, n’a méprisé « l’homme aveuglé d’esprit » (« La Flûte », v. 88, GF, p. 227) - étrange expression désignant l’impossibilité pour plusieurs de pleinement répondre à l’appel d’une vocation pourtant harcelante. Vigny, loin de répéter les thèses du Docteur noir, leur donne un autre contour. Il encourage sans restriction le geste de conquête du poète malgré sa débilité menaçante. Il rénove l’« audendum est » d’André Chénier et propose à sa façon une autre vision du mythe de Sisyphe, dont la démarche réitérée ne serait pas vaine, ni vouée en quelque sorte à une infinie malédiction. On pense inévitablement aussi à Prométhée, le « voleur de feu », dont Rimbaud mentionnera l’exemple. S’il y a une malédiction sociale et politique subie par le poète, il existe, par ailleurs, des tentatives dignes de trouver un aboutissement. « On n’est jamais en haut. » (« La Flûte », v. 103, GF, p. 228.) Telle est la formule non désespérée, mais réaliste que Vigny proclame en songeant à l’Idéal qui nous mène, ce « démon qui toujours nous convie » (v. 26, GF, p. 225), cette « voix », ce « rayon » (v. 79, GF, p. 227).

12Les plus grands esprits eux aussi éprouvent, le moment venu, l’écart qui les éloigne de ce qu’ils convoitent.

13La réflexion aurait pu s’arrêter là, sur ce constat montrant les efforts vains du créateur, mais Vigny, tout en se maintenant dans la réalité et tout en distinguant le « fort » du « faible » (v. 91, GF, p. 227), pointe leur carence commune, à savoir l’inadaptation de l’homme à son désir, lequel est métonymique et donc sans point d’arrivée assuré, alors que la voix au fond de nous constamment lance et relance le voyage vers l’infini.

14Un vers formulaire clôt cette sous-partie, nettement détaché par un tiret et comme à inscrire en lettres d’or : « — Tout homme a vu le mur qui borne son esprit » (v. 108, GF, p. 228), phrase où les signifiants ur et or résonnent comme preuve intrinsèque supplémentaire. Vingt ans plus tard, superbe ironie, Victor Hugo verra le mur imaginaire sur lequel s’inscrira sa Légende des siècles.

15« La Flûte », poème de pensée, choisit néanmoins de ne pas oublier ce que Mallarmé avec son acuité particulière nommera dans le « Cantique de Saint-Jean » d’Hérodiade « les anciens désaccords / Avec le corps ». Il s’interroge maintenant sur cette sorte d’instrument par lequel peut s’exprimer le génie de chacun. La référence est platonicienne et se prend du Phédon de Platon, philosophe dans lequel Vigny ne voit pas seulement l’auteur sectaire de la République chassant de la cité les poètes homériques. Il aborde là un vrai problème que dans une certaine mesure lui avait ouvert sa fréquentation de plusieurs poètes pensionnaires du docteur Blanche, dont il était l’ami (ainsi que du docteur Brierre de Boismont). Parmi eux Antony Deschamps, Nerval, et surtout Charles Lassailly, son protégé, l’excentrique auteur du roman frénétique Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide. L’idéalisme philosophique de Vigny reconnaît donc l’obligatoire médium du corps — et le véritable phénomène de traduction qu’implique toute création (qu’elle soit mimésis ou production imaginative d’une intelligence). L’explication du symbole est alors exposée, les termes de la comparaison commentés, et soulignés, par un exceptionnel rejet : « La lèvre », le lieu même où le souffle propulse plus ou moins son intensité en voie d’être modulée (v. 118, GF, p. 228). Le propos devient une leçon, nullement simple, du reste, car on peut contester ou approuver certains de ses éléments puisque Vigny attribue à la lourdeur du bois les défauts du chant. En réalité, il s’agit ici de la force et de la qualité du souffle capable d’émouvoir le bois. Il faut comprendre alors que le bois de la flûte, le corps lui-même, ne s’émeut pas de façon fidèle à la conception initiale du joueur et qu’une déperdition est toujours possible, voire plus que probable.

16La réflexion des vers suivants semble continuer le raisonnement mis en place ; Vigny brusquement passe à un niveau supérieur. Moment surprenant et forcé puisque, prétendant comme Socrate « ne sa[voir] rien » (voir ibid., v. 121), il nous impose son savoir ou sa croyance : la découverte pour tous après la mort d’une vérité et d’une lumière. Les défauts de l’expression sont attribuables à la faiblesse de la cervelle — ce qui, bien entendu, et Vigny ne le dit pas —, laisse entrevoir encore une douloureuse inégalité entre les divers poètes, les génies et les laissés pour compte.

17Il faut penser que le Pauvre va se contenter de ces propos, simples en apparence et convaincants, mais que nous avons cru devoir restituer à leur réelle complexité. Sa vénération pour l’instrument (en réalité, la poésie) a quelque chose d’extrême. La substitution aux anciens airs démodés qu’il jouait d’un sublime Salve Regina de reconnaissance ne s’admet pas sans réticence, à moins que l’on n’entre ici dans un paradis musical, celui-là même qu’Antony Deschamps, autre pensionnaire du docteur Esprit Blanche, avait reconnu lorsqu’il avait traduit la Divine Comédie de Dante. Le milieu d’au-delà accueillerait une communion des artistes comme il y aurait une communion des saints, admis à la contemplation des choses idéales.

18Les deux derniers vers, comme ceux de la première partie, déçoivent dans leur signification globale comme dans leurs mots spécifiques ; « attendri », quoiqu’il appartienne pleinement au vocabulaire de Vigny, n’évite pas la mièvrerie. L’expression même : « paraissait inspiré » se met en doute (« La Flûte », v. 139, GF, p. 228). L’amélioration de l’artiste s’entrevoit sans vraiment satisfaire. Vigny garde jusqu’au bout un ton de médiocrité dorée, en dépit de poussées sublimantes que visiblement il veille à refréner sans toutefois s’y résoudre.

19« La Flûte », le moins inspiré des « poèmes philosophiques », montre les limites de ce genre. La versification porte un discours qui n’entretient avec la philosophie (telle que nous l’entendons) que des liens flottants. Ce ne sont pas des concepts avec lesquels il raisonne. Les mots de la pensée : intelligence, esprit, n’y sont pas valorisés par une majuscule, alors que Pauvre et Flûte ont ce privilège. On est donc en présence d’un écrit de pensée qui échappe aux systèmes, aux religions (bien qu’il les sous-entende et qu’ils forment références implicites). Vigny produit une sorte de parabole, procède au commentaire d’une situation vite transposée dans un registre intellectuel que la poésie sublime à sa manière. L’inattention apparente portée au signifiant éloigne le poème de sa qualité de chant. Elle le confine dans un domaine austère, où le charme de la langue est relégué au profit du raisonnement. La forme toutefois, quand elle aligne les vers, permet de fixer mémotechniquement le cours de la pensée, sa logique, et le sujet qui concerne effectivement l’exercice de la poésie gagne à être développé par ce moyen pour un gain qui n’est pas de l’ordre du plaisir des mots (ceux-là n’échappent jamais à leur stricte exactitude et ne suggèrent pas), mais relève du plaisir de l’expression, quand elle acclimate par la syntaxe notions et concepts en leur donnant une substance sonore et en les répartissant selon un rythme. Volontairement tempéré, refusant les hauteurs, en quoi il est adéquat au sujet choisi, « La Flûte », loin des rigueurs du poème didactique, permet de comprendre un état de fait : les conditions physiques de la création, en dehors de tout contexte sociologique ou politique. Il observe bien, en cela, les constantes et fatales données humaines et apporte à l’écrivain la conscience de son acte — immédiatement transmise au lecteur vigilant. « Alors, à ce qu’il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons et dont nous affirmons que nous sommes amoureux : la pensée. » (Platon, 1991, p. 217.)