Vigny, finir, infinir
1« La dernière phrase, le dernier vers, la dernière réplique ou le dernier poème d’un recueil valent comme signature, de même que pour l’œuvre d’art la signature seule authentifie, tout en marquant parfois l’achèvement », note Claude Duchet en introduction du volume Genèses des fins (Duchet, 1996, p. 6). Les poèmes de Vigny mieux que nul autre peut-être vérifient ce constat. Non seulement « L’Esprit pur », dernier poème du dernier recueil de Vigny, conjoint en une affirmation rétrospective de soi geste testamentaire et explicitation d’un ethos et d’une poétique, non seulement la dernière strophe s’ouvre sur une périphrase par laquelle l’auteur se désigne en triplant l’initiale de son nom — « un vivant qui vous aime » (« L’Esprit pur », v. 64, GF, p. 251) —, mais il est une manière vignienne de finir, un art de faire tomber le couperet tout en laissant ouvert le champ des possibles, qui rend ses poèmes reconnaissables entre tous. Peut-être cette qualité distinctive des fins explique-t-elle le commencement paradoxal de l’œuvre poétique de Vigny telle qu’il l’organise à partir de 1829. En plaçant « Moïse » en tête des Poèmes antiques et modernes, il ouvre symboliquement sa carrière poétique par un désir de finir, celui d’un prophète qui est « las de ce monde ancien » et implore la faveur de mourir. Le poème pourtant ne s’achève pas par sa disparition, mais par l’apprentissage qu’un nouveau prophète fait de la douleur, comme en un recommencement de l’attente de la mort : « Josué s’avançait pensif et pâlissant, / Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant » (« Moïse », v. 115-116, GF, p. 66). « Quand Moïse mourait, Josué naissait à peine » (à la souffrance), et la poésie de Vigny, comme l’histoire des prophètes, n’en finit pas de finir. L’œuvre qui s’était ouverte sur un souhait de mort se referme sur un espoir de survie : la fin de « L’Esprit pur » opère une projection vers l’avenir qui n’est pourtant pas tout à fait une ouverture vers l’infini, puisque la postérité y est représentée comme restreinte, définie par des chiffres : « Puissent mes Destinées / Vous amener à moi, de dix en dix années, / Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez ! » (v. 68-70, GF, p. 251).
2Ces deux seuils manifestent une tension qui traverse la poésie de Vigny, une double hantise de la finitude et de l’infini. La finitude est une angoisse, parce qu’elle confine l’être dans l’ignorance, ainsi que le déplore le Christ lorsque, dans « Le Mont des Oliviers », il réclame le droit d’éclairer l’humanité en donnant la parole au ressuscité :
— Sur son tombeau désert faisons monter Lazare.
Du grand secret des morts qu’il ne soit plus avare
Et de ce qu’il a vu donnons-lui souvenir,
Qu’il parle. […]
(v. 91-94, GF, p. 231.)
3Mais l’infini est tout aussi oppressant, parce qu’il est ineffable, donc indicible, et confronte la poésie à sa propre imperfection, désignée dans une parenthèse métalinguistique d’« Éloa » :
Un jour… (Comment oser nommer du nom de jour
Ce qui n’a pas de fuite et n’a pas de retour ?
Des langages humains défiant l’indigence,
L’Éternité se voile à notre intelligence,
Et pour nous faire entendre un de ces courts instants,
Il faut chercher pour eux un nom parmi les Temps.)
(v. 97-102, GF, p. 70.)
4L’expérience de la fin et l’appréhension de l’infini sont des lieux où les enjeux existentiels et poétiques de l’écriture vignienne se superposent exactement. La poésie de Vigny est en effet mue tout à la fois par une ambition philosophique d’ordre métaphysique et par un idéal d’atticisme ; si la première ouvre sur l’infini, le second, parce qu’il tend vers la perfection, impose une esthétique et une éthique du fini. Sur le plan éthique, cette exigence est incarnée par le loup, le capitaine de « La Frégate La Sérieuse » et celui de « La Bouteille à la mer », ou encore par la sœur de Wanda, qui entendent maîtriser leur fin et ainsi donner à leur vie son plus juste achèvement. Sur le plan esthétique, cette même exigence est perceptible dans la tendance qu’a Vigny à convertir des esquisses d’abord ébauchées en prose en textes versifiés et, de plus en plus souvent à mesure que l’œuvre avance, en textes strophiques. Formes délimitées, closes, le mètre et la strophe confèrent à la pensée le fini, le poli d’une parole elle aussi maîtrisée.
5Mais comment assumer une poétique du fini qui ne soit pas une résignation à la finitude dans ce qu’elle a de limitant et de tragique ? La poésie de Vigny est habitée par les questionnements qui étreignent l’Hadrien de Yourcenar après l’un des sommets de son existence, la dédicace de l’Olympéion : « une mélancolie d’un instant me serra le cœur : je songeai que les mots d’achèvement, de perfection, contiennent en eux le mot de fin : peut-être n’avais-je fait qu’offrir une proie de plus au Temps dévorateur. » (Yourcenar, [1951] 1977, p. 192-193). La trajectoire des « Amants de Montmorency » est emblématique de ce rapport critique à la fin : les jeunes gens choisissent de mettre fin à leur vie, peut-être pour qu’elle demeure parfaite, en une manière de « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », mais ils laissent derrière eux des vers qui ne sont pas finis — « Un mot / Qui n’avait pas de suite était tout seul en haut » (v. 109-110, GF, p. 179). Cette poésie inachevée les condamne-t-elle, les rédime-t-elle, les grandit-elle ? Vigny laisse irrésolue cette « énigme inextricable / Question sur la mort » (v. 111-112, ibid.) qui ne trouve peut-être de réponse — si elle en trouve — que dans les choix que lui-même effectue au terme de ses poèmes. Le lieu stratégique que représentent les fins de poèmes serait-il propre à résoudre, ou au contraire à exacerber la tension qui naît de la double aspiration vignienne vers la fin et vers l’infini ? Ou cette double aspiration conditionne-t-elle une certaine manière de finir — ou d’infinir — les textes ?
« Heureux celui qui tombe aussitôt qu’il commence ! »
6On décèle dans la poésie de Vigny un goût manifeste de la fin, comprise tout à la fois comme un accomplissement et un apaisement, dont témoignent non seulement la position liminaire de « Moïse » et de son vœu obsédant : « Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre » (v. 70, 90, 106, GF, p. 65-66), mais aussi les vers exaltés du « Discours à l’Europe sur la mort de lord Byron » :
Il tombe au premier pas, mais ce pas est immense.
Heureux celui qui tombe aussitôt qu’il commence !
Heureux celui qui meurt et qui ferme des yeux
Tout éblouis encor de rêves glorieux !
Il n’a pas vu des siens la perte ou la défaite.
Il rend au milieu d’eux une âme satisfaite ;
Et s’exhalant en paix dans son dernier adieu,
Le feu qui l’anima retourne au sein de Dieu.
(GF, p. 322.)
7L’espoir d’un au-delà meilleur, bien qu’il soit ici donné pour une certitude, demeure fragile. Le Masque de fer le refuse dans « La Prison » et, dans « Le Trappiste », le prêtre ne l’invoque pas lorsqu’il exhorte ses troupes au sacrifice : il ne leur promet que « des tombeaux » (v. 227, GF, p. 165) et la conscience apaisante d’avoir agi selon l’honneur. C’est donc bien plutôt la satisfaction d’un destin contrôlé jusqu’au bout, et préservé des vicissitudes de l’impuissance, qui rend désirable la mort précoce de Byron. En ce sens, elle peut recevoir une interprétation métalittéraire : le poète qui « aussitôt qu’il commence » prévoit la fin de son œuvre met en place les conditions de sa perfection.
8Aussi les clausules peuvent-elles avoir chez Vigny une fonction matricielle. L’étude du manuscrit des « Amants de Montmorency » et des différents états du dernier vers révèle ainsi que « Tout se passe comme si, très vite, l’ensemble du poème s’était organisé en fonction de cette “chute” » : « Sur le manuscrit, dès la page 2 (v. 21-30), Vigny a noté, en bas de page : “dernier vers : Ils ne pensèrent pas un seul moment à Dieu” ; puis, sous sa forme définitive, le vers est apparu, p. 5 (v. 69-86), comme second vers de l’état initial du couplet 81-82, et, en bas de page, à nouveau, en attente ; il s’est enfin inscrit, selon l’intention formulée p. 2, à la fin du poème » (ŒC, t. I, p. 1022). De même, nombre de poèmes des Destinées semblent obéir à une organisation téléologique. Ainsi que l’a montré André Jarry, les poèmes du second recueil, à l’exception notable des « Destinées », de « La Maison du Berger » et de « L’Esprit pur », « sont construits comme […] des fables de fabuliste. Avec un apologue et une moralité » (Jarry, 2010, p. 234). Ils sont donc tendus vers leurs derniers vers, qui portent l’explicitation de la vérité contenue dans le récit. L’effet est particulièrement net dans « La Mort du Loup », où les derniers mots de la prosopopée de l’animal, « souffre et meurs sans parler » (v. 88, GF, p. 224), constituent tout à la fois la péroraison du discours d’une figure d’héroïsme et la leçon de stoïcisme vers laquelle tout le poème conduit.
9On peut également y voir une « allusion clausurale », catégorie que définit Philippe Hamon après Barbara Herrnstein-Smith :
Le texte peut mettre en relief sa clausule en laissant à l’énoncé proprement dit le soin de l’assumer par une thématique particulière, celle précisément de la fin, et de toutes ses variantes : la fermeture, le mutisme, la mort, le silence, la chute, la nuit, l’extrémité, etc. C’est ce que Barbara Herrnstein-Smith appelle « l’allusion clausurale ». On a là affaire à une sorte de mimétisme textuel, de commentaire métalinguistique implicite du texte sur lui-même, l’énoncé soulignant sa frontière ultime par des métaphores qui renvoient indirectement à sa cessation même (Hamon, 1975, p. 516).
10Vigny affectionne manifestement ce procédé, auquel il recourt abondamment dans les Poèmes antiques et modernes, où la fin du texte correspond bien souvent avec la fin, advenue ou inévitable, d’un ou plusieurs protagonistes : c’est le cas dans « Le Déluge », « Le Somnambule », « Dolorida », « La Prison », « Madame de Soubise » et « Le Trappiste ». « Éloa » s’achève également sur une allusion clausurale, puisque la chute physique et spirituelle de l’ange se confond, dès le titre du troisième chant, avec la chute narrative du poème. Ces effets sont parfois soulignés de manière particulièrement remarquable : dans le dernier vers de « Madame de Soubise » : « Elle mourut vierge et veuve à vingt ans » (v. 144, GF, p. 145), Vigny appose déjà le sceau de son initiale allitérée, comme plus tard dans « L’Esprit pur », et « Le Déluge » désigne de manière presque redondante son propre achèvement, en se refermant sur le participe passé « accompli » après avoir répété l’adjectif « dernier » au seuil de l’ultime étape du poème : « Ce fut le dernier cri du dernier des humains » (v. 327, GF, p. 97). Ailleurs, ce sont des reprises, le plus souvent avec variation, qui bouclent le poème et signalent sa complétude : ainsi de « La Fille de Jephté », de « La Neige », du « Cor » et de « La Frégate La Sérieuse ». De tels dispositifs tendent à démentir le mythe romantique d’une poésie instinctive et emportée, qui coulerait sans plan préconçu, au gré de l’inspiration. Que Vigny conçoive ou non ses conclusions en amont de l’écriture, il leur confère souvent un caractère très définitif, par lequel il exhibe la fermeté d’une parole et d’une pensée concertées, une maîtrise résolue de la « destinée » du texte, admirable comme l’existence de Byron que sa mort parachève.
11Peut-être peut-on comprendre également en ce sens le choix de Vigny de terminer la quasi-totalité de ses poèmes sur une rime masculine. Les rimes masculines en position finale sont aussi majoritaires chez ses contemporains1, mais aucun ne les systématise autant qu’il le fait dans son œuvre publiée : tous les poèmes des Destinées se referment sur une rime masculine et, dans les Poèmes antiques et modernes, seules « La Dryade » et « Symétha », compositions relativement précoces, échappent à la règle. Il est possible que les rimes masculines, dépourvues de la syllabe hors mesure qui prolonge en quelque sort la diction du vers, lui aient paru offrir à ses poèmes une frontière plus marquée, un fini plus net2.
« Un éternel soupir est la voix de la vie »
12Le point final n’est cependant pas pour Vigny le lieu de l’apaisement et de la satisfaction du travail accompli, si l’on en juge par sa propension à ajouter des épilogues à des poèmes achevés : le « Post-scriptum » des « Oracles », la strophe du « Silence » du « Mont des Oliviers » et les deux billets de « Wanda » témoignent d’une instabilité du dernier mot. Inscrit dans le temps de l’histoire individuelle et collective, le poème s’apparente chez Vigny à un organisme vivant, susceptible d’évoluer, de recevoir des prolongements lorsque les circonstances l’exigent, et que l’on ne saurait enfermer dans la fixité d’un objet, si parfait soit-il3. Même les clausules apparemment les plus définitives peuvent ouvrir sur un après. Ainsi, « Le Somnambule » prend fin non seulement avec la vie de l’épouse, mais aussi avec le sommeil de l’époux, de sorte que l’exclamation finale, « Justes Dieux » (v. 48, GF, p. 112), est aussi un commencement, celui de la conscience et du remords. Dans « Madame de Soubise », en l’absence d’une morale explicite, le « conte » autorise une méditation historique : quel héritage Marie-Anne laisse-t-elle derrière elle ? Sylvain Ledda voit dans le mariage d’une catholique et d’un protestant le possible présage de la tolérance à venir : « La pacification finale du poème, fût-elle suivie de la mort des deux protagonistes, signale un rapprochement possible, qui légitime l’avènement d’Henri de Bourbon et de la coexistence confessionnelle » (Ledda, 2024, p. 253). Dans « Le Déluge », c’est la place du poème dans l’architecture du recueil qui invite à envisager un au-delà de l’anéantissement : le lecteur sait que rien n’est fini, puisque les deux premiers textes des Poèmes antiques et modernes sont postérieurs au fléau divin dans la chronologie biblique. La fin du « Déluge » forme ainsi une boucle avec la fin de « Moïse », et confère au « Livre mystique » une circularité qui n’est plus cette fois le signe de la clôture, mais celui du cycle infini de la mort, toujours recommencée.
13Vigny semble se conformer au précepte qui clôt le « Discours à M. le Duc de La Rochefoucauld » de La Fontaine : « […] il faut laisser / Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser » (La Fontaine, [1668-1693] 1991, p. 320). Mais sans doute le fait-il moins par un souci classique d’équilibre et de mesure qu’en raison de la conception tragique de l’existence qu’il résume en 1822-1823, dans les ébauches de « Satan » : « Un éternel soupir est la voix de la vie, / À laquelle répond dans l’âge illimité / Le soupir éternel de la divinité » (GF, p. 310). Le repos que procure la fin demeure un leurre dans un univers qui se caractérise par l’infinité des souffrances et du manque, lesquels découlent très largement de l’existence de la mort. Celle-ci ne se peut regarder en face, et est d’autant plus obsédante dans la poésie de Vigny qu’elle est souvent dérobée aux regards, et fait donc l’objet d’une énigme lancinante. Dans « Moïse », la fin surnaturelle du prophète est insoutenable, impossible à regarder et à montrer, et fait par conséquent l’objet d’une ellipse :
Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;
Car s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage,
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts,
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. —
Il fut pleuré. […]
(v. 107-114, GF, p. 66.)
14Le mystère de la disparition du prophète est ainsi préservé, et la question de son devenir posthume reste ouverte. Vigny ne mentionne pas les Limbes où Moïse séjourne selon la tradition chrétienne, comme tous les justes morts avant la résurrection du Christ, mais il ménage une marge d’indécision qui correspond à l’imaginaire de cet espace intermédiaire, et qui sollicite la pensée du lecteur au-delà des frontières du poème. Le même procédé est mis en œuvre dans « La Fille de Jephté », où le récit du sacrifice est dérobé par le brusque décrochage énonciatif que constitue le retour au premier vers du poème : « Puis elle vint s’offrir au couteau paternel. / — Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël » (v. 77-78, GF, p. 103), dans « Le Trappiste », qui s’achève avant l’action héroïque et désespérée des insurgés royalistes, dans « Les Amants de Montmorency », où le suicide demeure un mystère opaque, abordé de manière oblique, pris entre les hypothèses empathiques de la voix poétique et le témoignage de la fille d’auberge, attachée seulement aux traces matérielles du passage des deux jeunes gens, et dans « La Colère de Samson » enfin, où, au récit de la mort du héros se substituent deux invocations à la terre et au ciel, la première interrogative, sur ce qu’a produit en eux la vengeance de Samson, la seconde injonctive, pour leur demander justice contre les trahisons amoureuses :
Terre et ciel ! avez-vous tressailli d’allégresse
Lorsque vous avez vu la menteuse maîtresse
Suivre d’un œil hagard les yeux tachés de sang
Qui cherchaient le soleil d’un regard impuissant ?
Et quand enfin Samson secouant les colonnes
Qui faisaient le soutien des immenses Pylônes,
Écrasa d’un seul coup, sous les débris mortels,
Ses trois mille ennemis, leurs Dieux et leurs autels ? —
Terre et ciel ! Punissez par de telles justices
La trahison ourdie en des amours factices
Et la délation du secret de nos cœurs
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs !
(v. 125-136, GF, p. 220-221.)
15S’opère alors un glissement du passé au présent : l’exemple de Samson est toujours d’actualité, il emblématise une douleur sans cesse renaissante, et donc tragique. Mais les modalités interrogative et injonctive entrent en tension, voire s’annulent mutuellement : y a-t-il vraiment justice dans une vengeance violente dont on ignore si la terre et le ciel se sont réjouis ? Les forces infinies ont-elles à voir avec les souffrances des mortels, si profondes et récurrentes soient-elles ?
16Les fins des poèmes de Vigny sont en effet l’espace où par excellence se manifestent les énigmes existentielles avec lesquelles la poésie est aux prises et qu’elle communique au lecteur grâce à un art subtil de la parole et du silence, du dit et du non-dit. Dans « La Dryade », l’énigme est galante, presque ludique, et s’en tient aux proportions d’une douce incertitude qui laisse ouverts tous les possibles de l’amour : si Vigny ménage une conclusion après le dialogue (procédé qui est loin d’être systématique dans les chants amébées de Théocrite), et si la préférence semble accordée à l’amour plus spirituel de Bathylle dont la flûte « brill[e] d’un feu divin » (v. 115, GF, p. 116), aucun vainqueur n’est explicitement désigné, et la conclusion ouvre le poème plus qu’elle ne le clôt, puisque la « voix incertaine » des « échos » prolonge le chant au-delà de sa fin (v. 117, ibid.).
17Le plus souvent cependant, les derniers vers des poèmes de Vigny, bien plus sombres, ouvrent la béance de l’angoisse et du doute spirituels. Ces derniers sont l’objet même du « Livre mystique », et la fin d’« Éloa » les fait entendre, tout comme celle de « Moïse » et du « Déluge ». La « chute » du dernier vers, dramatisée comme une révélation, n’en est une ni pour le lecteur, qui a déjà identifié depuis longtemps « le Roi secret des secrètes amours » (« Éloa », v. 434, GF, p. 78), ni pour la protagoniste, qui ne connaît pas le nom de Satan, puisque les autres habitants du ciel, effrayés par le mot autant que par l’être, se sont gardés de le prononcer. Vigny prolonge en revanche l’écho que le poème peut avoir dans l’esprit des lecteurs en opérant un changement de point de vue : la chute d’Éloa et de Satan est relatée au prisme du regard des anges, impuissants et qui ne comprennent pas ce dont ils sont témoins, tandis que le narrateur garde le silence sur l’événement. L’émotion, implicite, n’en est que plus poignante, et l’énigme, plus violente : Éloa est-elle coupable d’avoir cédé à la tentation, ou admirable d’avoir éprouvé de la compassion pour un réprouvé ? Sa perte est-elle seulement le fait de la parole séductrice de Satan, ou également la conséquence de la parole édifiante des anges qui l’ont incitée au sacrifice4 ? Le lecteur est contraint de tirer ses propres conclusions, ou plutôt d’affronter l’impossibilité de conclure. « La Femme adultère » transpose sur terre ces questionnements sur l’efficacité du verbe divin. Le poème s’achève sur une double parole du Christ, l’une intelligible et définitive (« Il dit, et s’écartant des mobiles Hébreux, / Apaisés par ces mots et déjà moins nombreux », v. 147-148, GF, p. 108), l’autre énigmatique et potentiellement infinie (probablement parce qu’elle est mystérieuse) : « Son doigt mystérieux sur l’arène légère, / Écrivait une langue aux hommes étrangère, / En caractères saints dans le Ciel retracés… » (v. 149-151, ibid.) La dernière phrase : « Quand il se releva, tous s’étaient dispersés » (v. 152, ibid.) peut sembler un ajout presque superflu. Une fois de plus, elle révèle une ellipse, minuscule cette fois, qui produit un effet d’ambivalence : faut-il se réjouir que les Hébreux se soient dispersés parce que Jésus a apaisé leur fureur vengeresse, ou s’inquiéter de ce qu’ils se dispersent alors même qu’ils sont en présence du Christ, dont ils ne semblent pas disposés à suivre durablement les enseignements ? À moins que ce ne soient les mots mêmes de Jésus, écrits sur le sable, qui ne soient « dispersés » par le vent… « La Prison », qui joue du contraste entre effets de clôture affichés et ouverture à l’inquiétude, creuse encore un peu plus l’angoisse. La reprise de la narration après le dialogue donne un aspect fini, complet, à un poème qui cependant se clôt sur un sentiment d’incomplétude, puisque la curiosité du prêtre et celle du lecteur ne sont pas satisfaites, l’identité du prisonnier n’étant jamais révélée, ni son visage dévoilé. La solitude du Masque de Fer se continue dans l’infini de la mort, lequel est toutefois suggéré par l’espace fini et clos du cercueil, qui redouble et éternise la claustration de la prison : « Mais le Masque de Fer soulevait le linceul / Et la captivité le suivit au cercueil. » (« La Prison », v. 295-296, GF, p. 139.) Dans « Les Amants de Montmorency », Vigny réactive la stratégie de délégation du témoignage et de rétention de l’émotion immédiate dont il avait usé dans « Éloa ». Le dernier vers de cette « Élévation » est à la fois une sentence définitive, en réponse à une question, « — Et Dieu ? » (ibid., p. 179) qui a priori ne devrait pas pouvoir en trouver, et une énigme totale, du fait de son laconisme : « — Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas. » (v. 118, GF, p. 179.) Faut-il entendre là une condamnation de l’impiété, un simple constat sur l’état du monde, ou la discrète valorisation d’une émancipation spirituelle ? Le reste de l’œuvre permet de trancher en faveur de la deuxième hypothèse, mais lorsque le poème est lu isolément, l’indécision est complète. C’est toutefois dans « Paris » que culmine la tension entre fini et infini. Le poème s’achève sur une projection vers l’avenir, une prophétie, mais une prophétie destinée à être inentendue, vox clamans in deserto, et qui annonce une fin, laquelle, par sa durée incertaine, défait tout espoir d’éternité et d’infinité, même dans le néant : « Puis, levant seul ta voix dans le désert sans bruit, / Tu crieras : Pour longtemps le monde est dans la nuit ! » (« Paris », v. 257-258, GF, p. 186.)
18Ce comble d’indétermination qui advient au terme du premier recueil exige la reprise de la parole poétique, la poursuite de sa quête anxieuse, et de fait, celle-ci se prolonge dans Les Destinées, dès le poème liminaire, dont les deux derniers vers se présentent comme une réponse aux questions posées précédemment, lesquelles ont pourtant été présentées comme insolubles : « Ô sujet d’épouvante à troubler le plus brave ! / Question sans réponse où vos Saints se sont tus ! / Ô mystère ! ô tourment de l’âme forte et grave ! » (« Les Destinées », v. 118-120, GF, p. 194.) La réponse est toutefois un leurre, car elle n’est pas prise en charge par le « je » poétique mais par deux entités, l’Orient et l’Occident, dont les discours à la fois différents et proches sont troublants et mettent en question l’idée selon laquelle l’avènement du Christ serait un progrès vers plus de liberté : « Notre mot éternel est-il : C’était écrit ? / — Sur le livre de Dieu, dit l’Orient esclave ; / Et l’Occident répond : Sur le livre du Christ. » (ibid., v. 121-123, p. 195). De même, l’« histoire russe » de « Wanda » demeure ouverte sur une interrogation, et sur la possibilité d’un ressentiment et d’une souffrance infinies, même dans l’au-delà : « L’Épouse, la Martyre a peut-être fait grâce, / Dieu du ciel ! Mais la Mère a-t-elle pardonné ? » (v. 181-182, GF, p. 248.) Quant au « Mont des Oliviers », sa fin initiale était un sommet d’angoisse, lisible dans l’ancrage de l’agonie de Jésus dans le présent (« La Terre sans clarté, sans astre et sans aurore / Et sans clarté de l’âme ainsi qu’elle est encore », v. 139-140, GF, p. 232), et dans l’effet de chute brutale que constitue la mention de Judas, rupture dramatique du tête à tête avec le Père absent. Une fois de plus, le récit s’interrompt avant l’événement qui n’est qu’esquissé, annoncé comme une mauvaise nouvelle, et qui laisse le poème ouvert sur l’imaginaire de la Passion. L’extrême instabilité de ce dénouement qui n’en est pas un est soutenue par la versification, et notamment par l’enjambement des vers 133-134, qui brise la parole de consentement du Christ : « Mais il renonce et dit : Que votre Volonté / Soit faite et non la mienne et pour l’Éternité. »
19Il n’est pas rare en effet que Vigny ménage des effets formels particulièrement frappants en position finale, avec notamment des rimes très audacieuses : la rime normande « nommer / mer » à la fin de la deuxième section de « La Frégate La Sérieuse » (v. 51-52, GF, p. 167), mais surtout la très diabolique rime « content / Satan » à la fin d’« Éloa » (v. 778-779, GF, p. 87), ou la lugubre assonance « linceul / cercueil » qui tue la rime à la fin de « La Prison » (v. 295-296, GF, p. 139). De telles imperfections rimiques résonnent comme le signe d’une impossible fin, d’un accomplissement poétique inatteignable, ou délibérément refusé face au tragique inexplicable de la condition humaine.
« Aimez ce que jamais on ne verra deux fois »
20Ce tragique naît pour une large part du positionnement des êtres dans le temps, d’une difficile présence au monde, entre nostalgie du passé et crainte ou espoir de l’avenir. L’effet de bouclage de « La Neige » est ainsi empreint de mélancolie : le retour des premiers vers, comme un refrain, souligne certes la « douceur » de la remémoration, mais signe également le retour à un présent désenchanté, en constatant que l’âge des rois magnanimes et des amours heureuses, « histoir[e] du temps passé » (v. 70, GF, p. 148), est définitivement révolu s’il a jamais existé. L’avenir est tout aussi illusoire, si l’on en croit la dernière strophe du « Malheur ». Elle se distingue par un passage au futur. Le sujet cherche à se projeter dans un avenir où il lui serait possible de se délivrer du malheur. Mais l’emploi du futur est miné par la modalité interrogative qui l’accompagne :
Malheur ! oh ! quel jour favorable
De ta rage sera vainqueur ?
Quelle main forte et secourable
Pourra t’arracher de mon cœur,
Et dans cette fournaise ardente,
Pour moi noblement imprudente,
N’hésitant pas à se plonger,
Osera chercher dans la flamme,
Avec force y saisir mon âme,
Et l’emporter loin du danger ?
(« Le Malheur », v. 71-80, GF, p. 130.)
21L’avenir demeure très incertain, et le poème reste ouvert ; le malheur semble devoir être infini, ou du moins durer autant que cet enfer terrestre que semble être la vie humaine. De même, l’avenir que présage la première fin de « Wanda » n’est que la continuation inchangée d’une oppression qui semble interminable : « Le Czar, en mesurant la cuirasse et la lance, / Passera sa revue et toujours se taira » (v. 167-168, GF, p. 247). Le premier billet apporte la confirmation très abrupte de la permanence de la tyrannie, qui conduit à la mort de l’héroïne, annoncée dans un trimètre paratactique au ton très définitif : « Vous disiez vrai. Le Czar s’est tu. — Ma sœur est morte. » (v. 169, ibid.) Mais un renversement se produit dans les deux derniers vers, qui font entendre l’espoir d’une autre fin, imposée non plus par un homme, mais par Dieu : « Mais, au sud, le canon s’entend vers la Crimée, / Et c’est au cœur de l’Ours que Dieu frappe l’orgueil. » (v. 174-175, ibid.) La puissance infinie pourrait bien triompher malgré tout du mal qui, lui, relèverait de la finitude. De fait, certains poèmes des Destinées s’achèvent sur une projection plus optimiste vers l’avenir : c’est le cas de « La Sauvage », dans laquelle le colon prophétise la conversion de l’Indienne, envisagée comme un événement heureux parce que synonyme de fraternité, et surtout de « La Bouteille à la mer », dont la dernière strophe assure une postérité dans l’avenir, lequel revêt cette fois très nettement les dimensions de l’infini : « Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes ». Mais l’infini n’est qu’une étape, une traversée, qui paradoxalement connaît un terme, celui de la perfection : « — Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port ! » (v. 181-182, GF, p. 240.)
22Sans doute cet apaisement est-il lié à la conviction que ce qui fait le tragique de l’existence en fait aussi le prix. Le conseil que le poète donne à ses propres yeux dans « La Maison du Berger » : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois » (v. 308, GF, p. 204) témoigne d’un attachement profond à l’éphémère, sinon à la finitude, et Vigny interroge la capacité de la poésie à les prendre en charge. Le changement énonciatif qui clôt « Symétha » introduit ainsi un regard critique sur l’inscription de la parole lyrique dans le temps : l’élégie reçoit un cadre narratif qui n’avait pas été posé en ouverture et qui signe l’échec de la plainte, ponctuelle (« un jour fut entendue », v. 47, GF, p. 118) et inefficace (« Cette plainte innocente, et cependant perdue », v. 48, ibid.). La jeune fille écoute un son potentiellement infini, mais qui ne lui est pas adressé : celui du vent dans la lyre. Faut-il y voir la défaite d’un lyrisme condamné par la finitude ? L’articulation de la fin des « Oracles » et de leur « Post-scriptum » semble également dessiner les limites du verbe poétique. La citation latine finale, empruntée à l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre par Bossuet, « Et nunc, reges mundi, nunc intelligete 5 ! » (v. 91, GF, p. 208), fonctionne comme une moralité prononcée par la Raison et la Justice. Mais l’allusion à Cromwell rappelle que la leçon a déjà été délivrée et suggère par conséquent qu’elle n’a pas été durablement retenue. Derrière l’apparente fermeté conclusive se dessine l’idée que l’enseignement est toujours à recommencer. Le « Post-scriptum » met d’ailleurs aussitôt en question la validité de cet enseignement, au nom de la vanité des choses humaines : « Mais pourquoi de leur cendre évoquer ces journées » (v. 92, ibid.), pour réaffirmer la leçon peu après : « — Non. Dans l’Histoire il est de noirs anniversaires / Dont le spectre revient pour troubler le Présent. » (v. 97-98, ibid.) Le discours moral sur l’histoire est donc bien à reprendre infiniment, en raison des insuffisances de l’intelligence et de la mémoire humaines, tout comme le récit du capitaine de « La Frégate La Sérieuse » est destiné à être répété, parce qu’il est la seule compensation possible aux déceptions du destin : « Aussi je vous dirai souvent : / — Qu’elle était belle, ma Frégate, / Lorsqu’elle voguait dans le vent ! » (v. 300-302, GF, p. 175.) De la « cendre » de l’histoire surgit pourtant, dans « Les Oracles », un symbole d’éternité : le diamant de la pensée idéale. Une seconde moralité se substitue donc à la première, destinée celle-ci à se perpétuer à l’infini, sans avoir besoin d’être réitérée, parce qu’elle s’impose d’elle-même, en quelque sorte une moralité qui parce qu’elle n’affirme rien que sa propre validité, est épurée de toutes les choses périssables : « C’est lui le plus brillant trésor et le plus dur. » (v. 133, GF, p. 210.) La strophe du « Silence », en dépit de sa violence, laisse également transparaître cette confiance dans la pérennité de l’esprit humain. Cet ajout au « Mont des Oliviers » se caractérise par une grande fermeté, que manifestent le recours à une structure strophique, la parfaite symétrie des alexandrins, et surtout la valeur presque impérative du futur, qui tout en projetant la moralité du poème dans l’avenir lui confère la stabilité des énoncés parémiques, une stabilité qui efface le caractère hypothétique des premiers vers de la strophe (« S’il est vrai… », v. 143, GF, p. 233). « Au silence éternel de la Divinité » (v. 149, ibid.) répond ainsi une parole qui, parce qu’elle ne lui est pas adressée, peut revêtir la rigueur du fini et, par là même, une permanence qui lui ouvre peut-être les portes de l’infini.
23La poésie est donc un espace où l’être peut transcender sa finitude, toucher à l’infini de la pensée humaine, accomplissement suprême qui constitue sans doute l’ambition même des Poèmes philosophiques. « La Maison du Berger » le montre qui, conformément à la fonction introductrice qui était initialement celle des « Lettres à Éva », ménage dans ses deux dernières strophes une ouverture vers l’avenir, jusqu’à un dépassement de la corporéité et donc de la mortalité — « Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre / Sur cette terre ingrate où les morts ont passé » (v. 330-331, GF, p. 204) —, sans pour autant occulter la précarité de toute chose, y compris celle du sentiment même qui a motivé le poème : l’amour de la femme, « taciturne et toujours menacé » (v. 336, ibid.).
24Mais il arrive également que le poème assume sa propre finitude, qu’il en fasse l’objet même de la poésie, ce qui s’accomplit chez Vigny selon deux modalités complémentaires. La première consiste à ancrer dans le présent l’émotion suscitée autrefois par la disparition des créatures mortelles. C’est ce qu’opère le surgissement d’un « nous » dans « La Fille de Jephté » : « Ses compagnes, / Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes » (v. 75-76, GF, p. 103). Pris par le tragique du récit, le lecteur peut avoir oublié son cadre énonciatif (le chant des « filles d’Israël », qui n’est rappelé qu’au vers suivant), et par conséquent identifier ce « nous » à la persona poétique, et s’inclure dans un pronom qui joue sur l’ambivalence de la référence déictique, de manière à donner un prolongement à l’émotion à l’instant même où le couperet d’une fin elliptique semble devoir l’interrompre. Dans « Le Cor », la structure cyclique du poème produit un effet comparable : le vers initial revient en effet, mais avec une variation qui en accentue la nostalgie : « Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois ! » (v. 86, GF, p. 151.) Cette tristesse suggère tout à la fois l’échec de l’émotion épique6 et sa rémanence. La mort de Roland s’est prolongée (« Son âme en s’exhalant nous appela deux fois », v. 85, ibid.), mais pas suffisamment pour garantir à la légende un dénouement heureux. Les héros eux-mêmes sont soumis à la finitude, mais c’est par cette finitude même qu’ils restent dans le souvenir des hommes : grâce au retour saisonnier du son du cor, autrement dit par la grâce d’une poésie nostalgique, le souvenir de Roland résonne durablement dans les mémoires, tout comme le loup demeure inoubliable par son aptitude admirable à « quitter la vie » (« La Mort du loup », v. 75, GF, p. 224). En mourant, il suscite l’empathie du « je », lequel en retour lui confère la parole, l’élève ainsi symboliquement au rang de poète7, et lui offre par la prosopopée qu’il inclut dans son texte un accès à « L’écrit universel, parfois impérissable » (« L’Esprit pur », v. 54, GF, p. 251).
25La seconde modalité d’assomption de la finitude, plus paradoxale, et plus moderne peut-être, réside dans la désignation par le poème de ses propres fragilités, de ses nécessaires imperfections, qu’il retourne en force. « Le Bal » est ainsi un très amer carpe diem qui proclame le caractère éphémère des plaisirs. C’est cependant sur une invitation renouvelée à en jouir qu’il s’achève, en une tentative forcément désespérée d’éterniser l’instant, mais que les ressources propres de l’écriture permettent en tant qu’elles travaillent leur articulation avec la parole orale. Une aposiopèse vient en effet interrompre l’évocation du passage des ans et, probablement, de la mort approchante : « Car les ans maladifs, avec un doigt de glace, / Des chagrins dans vos cœurs auront marqué la place, / La morose vieillesse… » (« Le Bal », v. 77-79, GF, p. 154.) En se chargeant des lacunes du verba volant, le scripta manent parvient de la sorte à faire taire les angoisses du passage du temps pour goûter, en dépit d’une lucidité sans concession, les plaisirs fugitifs de l’existence. « La Flûte » explicite cette vertu des insuffisances admises. La quatrième et dernière section du poème, très courte, décrit les effets du discours du poète sur le pauvre. Le poème signe en quelque sorte sa propre réussite, sans néanmoins prétendre atteindre la perfection : « Son regard attendri paraissait inspiré, / La note était plus juste et le souffle assuré » (« La Flûte », v. 139-140, GF, p. 228). Les modalisateurs suggèrent que la musique du flûtiste n’est pas encore idéale, et on sait qu’elle ne peut pas l’être, puisque tout le discours a justement démontré que la matérialité de l’instrument et du corps humain y faisait obstacle. Mais la conclusion désigne un progrès, un renouveau sans doute destiné à se prolonger. C’est en acceptant sa part de finitude que l’homme peut toucher, sinon à l’infini, du moins à une pérennité qui ne soit pas un ressassement morose, à l’image des « airs anciens et tristes » que le flûtiste délaisse au profit de « Ce Salve Regina que chantent les Trappistes », véritable élévation (v. 137-138, ibid.).
26Mais peut-être la finitude pacifiée culmine-t-elle paradoxalement dans le seul poème de Vigny qui n’a pas de fin : « Le Bain. Fragment d’un poème de Suzanne ». Le sous-titre du poème exhibe son caractère non fini. L’adverbe « enfin », à l’orée de la dernière période, produit pourtant un effet conclusif :
Mais, soutenue enfin par une esclave noire,
Dans un cristal liquide on croirait que l’ivoire
Se plonge, quand son corps, sous l’eau même éclairé,
Du ruisseau pur et frais touche le fond doré.
(v. 33-36, GF, p. 110.)
27Le poème néanmoins s’achève là où commence véritablement le bain annoncé par le titre, et dont seuls les préparatifs ont été montrés. L’anecdote biblique, promise par le sous-titre, n’est pas relatée, de sorte que la description sensuelle devient gratuite, pur objet de plaisir, à moins que le lecteur ne complète la vision à l’aide de ses souvenirs bibliques. Entre « La Femme adultère » et « Le Somnambule » le poème se teinte d’inquiétude8, alors même qu’il n’a montré qu’un instant de plénitude. Son caractère fragmentaire induit un trouble, tout en jouant assez ironiquement avec les codes qui légitiment la représentation de la nudité et de la beauté physique. Peut-on jouir de l’existence humaine dans sa finitude ? Oui, semble nous dire ce poème non fini ; oui encore, suggère « Le Bain d’une dame romaine », qui s’interrompt au moment où pourrait commencer une intrigue sentimentale, suggérée par la mention du « jeune Consul » (v. 18, GF, p. 119). L’endormissement de la dame met fin au poème, qui, plus encore que « Le Bain », assume d’être un poème de l’instant et de la pure sensation. Sans doute ce poème est-il, chronologiquement, le premier de Vigny. Il lui réserve pourtant la place finale dans le « Livre antique », de sorte qu’il apparaît dans l’ordre du recueil comme une variation sur « Le Bain », et laisse entendre que la joie d’être au monde, dans sa brièveté et par sa brièveté, peut être retrouvée d’âge en âge, et ainsi déjouer la double angoisse de la finitude et de l’infini.
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28Finir un texte, qu’on en soit l’auteur ou le lecteur, c’est toujours faire la minuscule mais décisive expérience du franchissement d’un seuil. L’exigence esthétique et éthique de Vigny le conduit à faire de chacune de ces expériences l’occasion d’un questionnement crucial sur l’inscription dans le temps de l’homme, de sa parole, de sa pensée. Consciente de sa propre précarité autant que de ses chances de durer, la poésie de Vigny explore ainsi sa faculté d’éterniser le fini. À force de finir, elle se découvre apte à accomplir ce miracle de donner à voir « deux fois », et infiniment plus, la beauté éphémère des choses mortelles. Elle fait résonner le mystère de l’existence jusqu’au-delà de ses derniers mots. Peut-être est-ce là que réside le vrai et le plus précieux silence de Vigny, précieux parce que fécond : non pas dans les vingt années où les parutions se raréfient mais où l’activité reste intense, non pas dans le mutisme opposé à un Dieu indifférent, mais dans le silence offert aux humains, après le poème, où la poésie se prolonge.