Colloques en ligne

Dominique Rabaté

Morales du solitaire

1Le moraliste peut-il, doit-il être un solitaire ? Est-ce là, et selon quelles nécessités nouvelles, sa condition obligée à l’époque moderne ? Pour essayer de répondre à ces questions, ou plutôt pour en justifier la pertinence, je commencerai par citer longuement un texte de Nietzsche qui m’avait déjà arrêté1. C’est le fragment 289 de Par-delà bien et mal2 qu’il me faut donner en entier :

On perçoit toujours dans les écrits d’un solitaire une sorte d’écho du désert, quelque chose qui rappelle le murmure et la circonspection farouche de la solitude ; même dans ses paroles les plus violentes, et jusque dans ses cris, résonne encore une manière nouvelle, plus dangereuse, de se taire et d’imposer silence à sa parole. Celui qui, année après année, a poursuivi nuit et jour un intime débat avec son âme, celui qui dans sa caverne – qui peut être un labyrinthe, mais aussi une mine d’or –, est devenu l’ours de cette caverne, ou un chercheur de trésor pareil à un dragon, cet homme verra ses idées mêmes prendre une couleur crépusculaire, une odeur d’abîme aussi bien que de moisi, quelque chose d’incommunicable et de rébarbatif, qui glacera ceux qui passent à sa portée. Le solitaire ne croit pas qu’aucun philosophe – si tant est qu’un philosophe commence toujours par être un solitaire – ait jamais exprimé dans des livres ses véritables et ultimes opinions : n’écrit-on pas précisément des livres pour dissimuler ce qu’on cache en soi ?  Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir des opinions « ultimes et véritables » ; il se demandera si, derrière toute caverne, ne s’ouvre pas, ne doit pas s’ouvrir une caverne plus profonde, – si un monde plus vaste, plus étranger, plus riche ne s’étend pas au-dessous de la superficie, si un tréfonds ne se creuse pas sous chaque fond, chaque « fondement » de la pensée. Toute philosophie est une philosophie de façade, tel est le jugement du solitaire : « Il y a quelque chose d’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici pour regarder en arrière et autour de lui, dans le fait qu’il ait cessé ici de creuser plus avant et déposé sa pioche ; il entre aussi de la méfiance là-dedans. » Toute philosophie dissimule aussi une philosophie, toute opinion est aussi une cachette, toute parole aussi un masque. (p. 240).

2Ce passage magnifique dit bien toute la méfiance du « solitaire » envers le philosophe, auquel il s’oppose, lui qui donne à ses maximes une « couleur crépusculaire », et qui ne croit plus à la possibilité d’une vérité, une et ultime. Au-delà de l’éloge implicite et si constant chez Nietzsche du chatoiement de l’apparence et de la surface (qui ne cesse de se démultiplier en tréfonds sans fond véritable), c’est bien le discrédit jeté sur la position même de la vérité qui me paraît le trait le plus décisif.  La formule ternaire qui résume ce fragment le dit avec force : « toute opinion est aussi une cachette », où il faut bien entendre l’adverbe « aussi » qui n’invalide pas le désir de vérité et d’expression, mais le complique et l’entame irréversiblement.

3La vérité qui se dit (dans les livres ou hors des livres), il faut donc l’entendre comme un moment de la pensée et non comme son terme. Vérité partielle, « arbitraire », qui témoigne d’une défaite ou d’une fatigue aussi bien que d’une conquête et d’une force. C’est ce que restitue admirablement, dans ce passage comme dans tant d’autres de Par-delà bien et mal, le jeu complexe des guillemets qui fait entendre toutes les résonances subtiles de la situation de la parole, inséparable de son lieu et de son moment d’énonciation. Il faut faire entendre le « solitaire » comme un personnage, lui donner au discours direct la parole mais après en avoir décrit les effets et l’allure. Le « solitaire » n’est peut-être pas Nietzsche, mais une de ses figures, mises à distance. Il y aura toujours dans son dire « quelque chose d’incommunicable », un reste ou une ombre qui obscurcit définitivement le caractère supposément lumineux de la vérité. La vérité, irrémédiablement partielle et transitoire, réside dans cette prise de conscience de la part d’ombre qui double inévitablement tout discours qui y prétend.

4Ce que met en lumière ce fragment de Nietzsche peut se formuler en terme de question : quel jugement moral est encore possible pour le solitaire ? Cette question inclut même la forme et la destination selon laquelle délivrer un jugement. On aura noté que le solitaire de Nietzsche ne s’adresse pas directement à autrui, car le texte précise : « il se demandera », comme si cette parole se donnait sous le mode paradoxal du soliloque. Le solitaire n’est plus le philosophe dont la parole fait littéralement école. Il n’a plus statut de maître à penser. Et il faut ici se souvenir du renoncement de Nietzsche à l’enseignement, de sa décision de ne plus transmettre, selon les voies de la chaire, ce qui s’expose dorénavant à l’incommunicable. C’est dans le soliloque à soi-même, c’est dans le livre sans destinataire préalablement identifié que se délivrera une autre parole, intempestive par nature.

5La question dans sa plus grande généralité est double : c’est d’abord celle de savoir en quel nom parler (en se réclamant de quelle autorité, sinon d’une vérité ébranlée)3. Mais c’est aussi, et en conséquence, la question de savoir à quelle communauté s’adresser. Car le geste du solitaire, dans sa version nietzschéenne, aggrave la question morale en marquant une inflexion décisive de son cheminement historique dans la pensée européenne. Il ne s’agit plus du simple héritage de la manière de poser la morale depuis le XVIIIe siècle et les Lumières. On excède ici la problématique d’une refondation individuelle de la loi morale dont Kant (le « vieux Kant » selon l’expression de Nietzsche) a pu donner l’une des solutions les plus fortes, en la conditionnant à l’intériorisation de l’universel. Ce n’est pas plus le réexamen personnel de règles communes, mesurées à l’aune du dictamen (pour reprendre un mot capital de la pensée de Jean-Jacques Rousseau) de la conscience individuelle.

6La radicalité de la thèse de Nietzsche (qui la pense justement comme une rupture majeure de cet héritage moral) est dans le déplacement violent qu’il opère de l’intention morale même. C’est ce que d’autres fragments de Par-delà bien et mal disent nettement. Le fragment 32 traite précisément de ce problème, en distinguant, selon la pente historiciste constante de la réflexion nietzschéenne, trois temps pour la morale : une première phase « prémorale » où l’acte n’est jugé qu’en fonction de son résultat heureux ou malheureux. La phase morale qui lui succède consiste à « juger de la valeur d’une action non plus d’après son effet mais d’après sa cause » (p. 50), et même progressivement, sous la domination du christianisme, selon l’intention présidant à l’action. C’est ce « préjugé » que le troisième temps doit mettre à bas pour aborder enfin à l’époque « extra-morale », en inaugurant « le dépassement de la morale par la morale elle-même » (p. 51). Voici comment Nietzsche présente ce renversement :

Aujourd’hui où tout du moins nous autres, les immoralistes, nous en venons à soupçonner que la valeur essentielle d’une action réside justement dans ce qu’elle a de non-intentionnel et que son intention tout entière, ce qu’on peut en voir, en savoir, en connaître par la conscience, appartient encore à sa superficie et à son épiderme, lequel, comme tout épiderme, révèle quelque chose mais dissimule encore plus ? Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un symptôme, qui exige d’abord d’être interprété (p. 51).

7C’est bien à un radical changement de perspective qu’appelle Nietzsche et cela en vue de la fondation d’une communauté nouvelle que marque bien l’usage fréquent du « nous » collectif. Le fragment se dit au nom de ce « Nous autres, les immoralistes », formule que l’on retrouve presque identique au fragment 266 (page 164), ou dans les titres choisis pour les sections du livre : « Nos vertus », « Nous, les savants ». On lit encore page 153 « Nous, les Européens d’après-demain », qualificatif qui résonne évidemment pour nous avec force. Mais c’est au livre qu’il revient de fonder cette communauté à venir, à sa destination imprévisible, à sa dissémination propre.  

8Ce déplacement capital donne à entendre le jugement moraliste à la fois comme une fin et comme un indice (un « symptôme » qui trahit toujours autre chose que ce qu’il voudrait signifier). Et c’est tout le vocabulaire qui doit subir cette inversion sémantique à laquelle s’emploie Nietzsche, qui souhaite retourner les valeurs communément admises. Ainsi, dans le fragment 228 où il prend pour cible la philosophie morale étriquée des penseurs anglais, il propose, dans une parenthèse significative, ce renversement terminologique, cette correction qui peut faire écho aux positions de Barbey d’Aurevilly4 : « Un moraliste n’est-il pas le contraire d’un puritain ? Un penseur pour qui la morale est problématique, pour qui elle fait problème ? Faire de la morale ne serait-ce pas être immoral ? » (p. 167).

9Car même quand il affirme des vérités sévères, le moraliste – en son sens nouveau – ne peut échapper à la mise en scène ironique de son énonciation. Il est rappelé à ce qu’a de grotesque aussi toute énonciation qui se prend trop au sérieux. Le fragment 221 nous présente ainsi la parole d’un « moraliste pédant et vétilleux » (p. 158) au discours direct. Mais l’incise qui le caractérise de l’extérieur le donne à voir comme un personnage assez ridicule et risible. La charge qu’il mène contre l’idée fausse de désintéressement est bien dans le fil constant des thèses de Nietzsche, et les arguments font mouche, mais le ton est peut-être inapproprié. Après ce discours qui dure une vingtaine de lignes, le narrateur reprend le contrôle de la mise en scène pour dire : « Voilà ce que soutenait mon bonhomme de pédant féru de morale : méritait-il qu’on se moquât de lui lorsqu’il rappelait ainsi les morales à la moralité ? Mais il ne faut pas avoir trop raison quand on veut avoir les rieurs de son côté ;  le bon goût exige même qu’on ait un tout petit peu tort » (p. 158, « bonhomme » est en français dans le texte original).

10La complexité du dispositif de mise en situation des discours moralistes (dans l’acception nouvelle d’un soupçon porté contre les préjugés moraux ordinaires) transforme le statut de la maxime classique. Et il est hautement significatif que Nietzsche intitule la quatrième partie de Par-delà bien et mal : « Maximes et interludes », mettant sur le même plan deux registres d’habitude antinomiques. L’aphorisme moral doit se conformer au rythme nouveau d’une pensée joueuse, placée sous le signe du Gai Savoir. Il doit aussi servir d’interlude, de divertissement de l’esprit. Et non vouloir asséner des vérités qui se feraient passer pour définitives.

11C’est la même conscience critique de sa propre énonciation que l’on relève dans l’attaque de la sixième partie, « Nous, les savants ». On lit à l’entrée du fragment 204 : « Au risque de moraliser et de prouver une fois de plus  que celui qui moralise ne fait en somme, comme dit Balzac, que montrer ses plaies sans pudeur, je me hasarderais à protester » (p. 133). Là encore l’expression en italique est mise en français par Nietzsche, et ce n’est pas par hasard, ni par pédanterie. Car la conscience des arrière-pensées qui doit accompagner tout discours moraliste (et ainsi le compliquer de tout un arrière-plan moins noble, en rien idéaliste) implique plus profondément la transformation du moraliste moderne en ce que Nietzsche appelle souvent un « psychologue », terme qu’il emploie justement pour parler des auteurs français qui lui sont chers. L’éloge des écrivains français est une constante chez Nietzsche qui le conditionne à l’héritage particulier de « siècles d’analyse morale » (p. 203, fragment 254), dimension qui fait défaut à presque tous les penseurs allemands, sauf Nietzsche évidemment. Le fragment 254 explique en trois points cette supériorité  française. Et on voudra bien me permettre, avec une pincée de chauvinisme satisfait,  de citer ce passage : « La deuxième raison pour laquelle les Français peuvent fonder leur supériorité en Europe, c’est leur vieille et diverse culture de moralistes qui fait qu’on rencontre même chez les petits romanciers de journaux ou j’importe quel boulevardier de Paris une sensibilité et une curiosité psychologiques dont en Allemagne, par exemple, on n’a aucune idée » (p. 203). Les trois expressions en italiques sont, on s’en doute, en français, et c’est donc bien le mot même de « moraliste » qu’il faut entendre, pour en saisir le sens le plus exact, dans cette langue. Et dans le même développement, Nietzsche salue Stendhal, en qui il voit le « dernier grand psychologue de la France » (p. 204).

12Le moraliste moderne est ainsi essentiellement critique : refusant d’être dupe des préjugés, il est un anti-idéaliste convaincu, ennemi déclaré de la bêtise comme Flaubert, capable de « se passionner pour l’art » (p. 203).  Le moraliste psychologue des temps nouveaux n’est plus le penseur d’une nature humaine immuable, à la différence du moraliste classique. Tout au contraire, il évalue historiquement les manières de juger. Et, en un dernier retournement, c’est moins à l’exercice d’une sagesse qu’il se livre qu’à l’application d’une cruauté qui ne l’épargne pas lui-même. Car le moraliste nietzschéen fait, avec les traits qu’il décoche à la morale utilitariste ou chrétienne, preuve d’une force et d’une santé qui est le signe de la défense de l’esprit. Il ne vise plus des vérités irréfragables mais la mobilité d’une intelligence toujours appelée à se dépasser. Il doit rester dans l’éclat dansant du moment inaugural qui lui a dicté ses « mauvaises pensées » comme le signale, magnifiquement et paradoxalement, le fragment final, numéroté 296, de Par-delà bien et mal :    

Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent ? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d’entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités : elles ont déjà l’air si impérissable, si mortellement inattaquable, si ennuyeux ! (p. 245-46).

13Tel est l’inconfort permanent du moraliste-immoraliste moderne : il doit séjourner dans le retournement, le paradoxe, faire danser les mauvaises pensées en leur gardant leur fraîcheur matinale. C’est à cette condition que l’exercice du jugement critique restera bien intempestif, selon le titre célèbre d’un autre livre du philosophe solitaire : Considérations intempestives.

14Faisons un saut dans le temps, à la poursuite de cette figure du moraliste solitaire, moraliste paradoxal qui fait entendre toute la tension entre le désir de vérité cruelle qui l’habite encore et la conscience aiguë qu’il a du caractère transitoire et emphatique de ses maximes. Solitaire, il l’est encore plus, tant s’est déchaîné le cauchemar de l’histoire qui a ruiné l’appel de cette communauté à venir sur laquelle se fondait Nietzsche. Cette deuxième incarnation du moraliste moderne, je choisis – sans avoir le temps d’articuler les moments de cette métamorphose – de la voir dans le personnage de Bardamu, le héros malgré lui de Voyage au bout de la nuit. Mon propos ne sera pas exactement de décrire ce qui pourrait s’apparenter à un nietzschéisme de Céline, mais de souligner la radicalisation d’un mouvement commencé dans la deuxième moitié du XIXe siècle et brutalement empiré au XXe. Fidèle aux leçons de Par-delà bien et mal, je ferai ainsi du couple Bardamu-Céline un des avatars étranges de cette vieille tradition moraliste et psychologique française, arrivée au bord de son implosion.  

15Cette tradition, plusieurs critiques dont Marie-Christine Bellosta5 l’ont rappelée, en analysant en quoi Bardamu peut être tenu pour le nouveau Candide du XXe siècle. La traversée des horreurs du siècle suit un chemin proche de celui du héros de Voltaire. Mais la grande différence tient évidemment au régime d’énonciation si frappant du roman de Céline. C’est dans un texte à la première personne, dans le flot d’une logorrhée, sans la distance ironique de la narration à la troisième personne, que se produit la dénonciation. Cette énonciation radicalement solitaire pose de façon cruciale la question d’une communauté encore partageable. Car Bardamu l’affirme à plusieurs reprises, il est incapable de « guérir de la solitude »6 qui est son lot fatal.

16L’époque de l’après-guerre est telle que l’on peut plus « faire le La Bruyère » (p. 499), selon la belle formule de Bardamu, très conscient de cette fissure historique. Dans le contexte du passage, l’expression signifie qu’on ne peut plus produire des « caractères » stéréotypables, mais il faut aussi entendre, de façon plus générale, qu’il n’est plus possible de délivrer des énoncés généraux à portée morale universelle. Cette remarque advient, pourtant dans un livre lui-même rempli de formules et de quasi-maximes, qui prennent souvent une allure presque classique, où s’entend tout l’arrière-plan de cette tradition psychologique au sens nietzschéen que j’ai déjà rappelée. Je ne résiste pas au plaisir d’en citer quelques-unes. Dès la page 17, c’est la célèbre définition de l’amour, intégrée au dialogue inaugural entre Arthur Ganate et Bardamu : « L’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches ». Ou encore, entre cent citations possibles, celle-ci aux accents très nietzschéens : « Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur » (p. 264).  

17Tout lecteur de Voyage aura été sensible à ces maximes, à ces trouvailles percutantes. Mais il aura été aussi frappé de la manière avec laquelle elles sont emportées dans le flux de la parole, déportées par la rage énonciatrice qui domine tout l’immense récit. Le monologue ne s’arrête en aucun de ses éclats, et la parole – dans tous ses états comme dans tous ses registres – se déroule sans destinateur précisément assignable. Cette indécidabilité de la destination me paraît une des inventions les plus fortes de Céline dans son premier roman. Si parfois Bardamu semble s’adresser à Molly, restée aux Etats-Unis, et que le livre pourrait alors se lire comme une sorte de lettre, on ne peut cependant unifier ni le ton ni l’orientation de l’énonciation qui reste insituable, prise dans le vertige d’un monologue sans retour.

18Roman, Voyage au bout de la nuit l’est parce que son énonciation ne peut plus arrêter aucun lieu d’autorité véritable, que son savoir se déploie dans le ravage des « vérités absolues ». La visée fondamentale reste celle d’une démystification générale, même si, au moment de republier le livre en 1952, son auteur le juge de manière provocatrice comme son seul texte « vraiment méchant » (p. 14) à cause de ce qui en reste le « fonds sensible ». La rage qui l’anime est celle d’une mise à nu de tout idéalisme. C’est ce que souligne cet autre aphorisme : « idéaliste, c’est ainsi que l’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots » (p. 109). C’est bien la méthode que mobilise partout Bardamu, notamment en présence de l’abbé Protiste. Au lieu de s’intéresser au sens du sermon qu’il lui délivre, il focalise son attention sur l’abject organique dont il procède, en décrivant avec un luxe de détails ignobles, tout le fonctionnement baveux de la mise en branle physiologique du discours (pages 426-7).

19Car c’est l’échec de l’idéal ou d’une vérité encore unique que raconte Voyage. Bardamu le reconnaît à la fin du livre lorsqu’il constate qu’il est incapable, à la différence de Robinson, de se « remplir la tête avec une seule idée » (p. 631), lui qui n’est finalement qu’un « véritable crapaud d’idéal ». Ce que le monologue ressasse jusqu’à plus soif, c’est la vérité obsessionnelle de la mort omniprésente, la victoire de Thanatos. Dans le premier roman, la cause du Mal est protéiforme et ne reçoit pas encore, pour le pire, le nom singulier et facile que les pamphlets antisémites lui donneront. Le moralisme célinien est pétri de pessimisme et les formules où il se résume foisonnent. C’est la fatigue de « porter une grimace » (p. 371), le mouvement cruel pour débusquer sans arrêt le « sous-homme claudicant » dans le « surhomme du matin au soir » (p. 526). Halluciné et luttant contre l’informe, le soliloque célinien est le reflet exact du cauchemar éveillé que la guerre a révélé dans toute sa puissance.

20Que reste-t-il alors au moraliste, ou à la figure parodique et rabaissée qui en prend le relais ? Plus rien de l’aristocratisme nietzschéen et de sa conception héroïque du surhomme. Le moraliste est devenu Monsieur N’importe Qui. Le moment de bascule entre le XIXe et le XXe siècle consomme l’enterrement d’une morale de seigneur. Le moraliste dégradé est obligé par la pression d’une Histoire devenue folle à éructer des vérités sans utilité ni leçon. Il n’y a plus à attendre aucune éclaircie historique, sinon celle du pire – qui ne manquera pas, hélas, d’arriver avec la Deuxième Guerre Mondiale.

21Solitaire et soliloquant, le moraliste ne délivre plus de message. Ce qu’il nous laisse plutôt, c’est l’énigme – sans commencement de réponse – d’une communauté perdue. La rage de la démystification qui anime Voyage au bout de la nuit et le nihilisme dans lequel Bardamu se débat laissent très difficilement entrevoir le moyen de refonder d’une collectivité, dont le seul point commun est la folie mortifère qui la réunit. Moraliste, le solitaire l’est dans ses cibles multiples, mais son discours a pris l’allure irréversiblement solipsiste du monologue, qui marque l’éclatement de la communauté qui devrait, seule, permettre de fonder une morale.

22BIBLIOGRAPHIE

23BELLOSTA Marie-Christine, Céline ou l’art de la contradiction. Lecture de Voyage au bout de la nuit, PUF, « Littératures modernes », 1990.

24CÉLINE Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, « Folio », 1990.

25NIETZSCHE Friedrich, Par-delà le bien et le mal, traduction de Cornélius Heim, Gallimard, collection « Idées », 1982.

26RABATÉ Dominique, L’Invention du solitaire, Modernités 19, PUB, 2003.

27RABATÉ Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, 2e édition 2004.

28RABATÉ Dominique, En quel nom parler ?, Modernités 31, à paraître aux PUB courant 2010.