Colloques en ligne

Oana Panaïté et Étienne Achille

À qui confier la matière (post)coloniale ? Risques et partages contemporains

1Dans le sillage de la décolonisation, on assiste, pendant la seconde moitié du XXe siècle, à une division du travail littéraire suivant la ligne de partage identitaire qui distingue, d’une part, les écrivains « francophones », dont la trajectoire reflète celle des « minorités visibles » ou des intrangers (Vitali, 2011), et, de l’autre, les écrivains identifiés comme français et les étrangers appartenant à la littérature « invitée » (Porra, 2011) grâce à un profil qui facilite leur assimilation aussi bien sociale que culturelle. On pourrait appeler cela la ligne de partage Kourouma-Kundera pour tracer la distinction entre écrivains autorisés voir contraints à parler au nom de leur communauté à titre de témoin ou d’informateur auto-ethnographique, et écrivains « blancs »1 (Achille et Panaïté 2024a) dont l’un des privilèges est de se voir confier la matière littéraire générale ou universelle.

2La tradition vient appuyer cette hypothèse car parmi les affaires qui ont marqué l’histoire de la littérature française moderne, quelques-unes des plus saillantes pourraient être resituées dans le cadre du paradigme fiduciaire. Elles reposent en effet sur des questions d’appartenance, de légitimité et de confiance en la capacité de l’auteur à produire de manière propre une œuvre, ainsi que de s’attendre à ce qu’elle soit reçue comme appropriée étant donné son statut identitaire, à partir des preuves que lui ou elle serait capable d’offrir sur son appartenance nationale ou son adhésion à une certaine tradition. Le cas inaugural du XXe siècle est celui de René Maran et du Goncourt qu’il se voit attribuer en 1921 pour son roman Batouala, véritable roman nègre et qui lui vaut des attaques pour des raisons aussi bien idéologiques (de la part des défenseurs et des détracteurs de l’entreprise coloniale) qu’esthétiques, venant de ceux qui s’interrogent sur le talent de l’écrivain antillais et jettent le doute sur la qualité et la propriété de son œuvre. L’« affaire Batouala », sa généalogie, y compris les stratégies que son auteur mobilise pour obtenir le prix et, ce faisant, s’assurer une place dans la vie littéraire de l’époque en tant qu’écrivain noir et français, et ses conséquences ont retenu l’attention de plusieurs générations de critiques littéraires, de Lilian Kestleloot et Christopher L. Miller à Romuald Fonkoua, Anthony Mangeon et Ferroudja Allouache (Malela, 2024). Néanmoins la question qui sous-tend les débats d’époque et qui deviendra à son tour matricielle pour la réception réservée à ses héritiers comme Yambo Ouologuem (Miller, 2024), récemment réincarné sous la plume de Mohammed Mbougar Sarr2 (Panaïté, 2024), et à ses et héritières (Calixthe Beyala) sera la suivante : peut-on vraiment et, si oui, jusqu’à quel point faire confiance à « l’écrivain noir » de bien mériter la consécration (perdue aussitôt que reçue?) que la République des Lettres daigne lui octroyer ? Question qui en cache une autre, fondamentale : peut-on lui confier les honneurs littéraires français et par conséquent une place au cœur de son patrimoine culturel ? Le scandale du Goncourt de 1921 est d’autant plus significatif que Maran l’a emporté sur des contemporains comme Jacques Chardonne ou Pierre Mac Orlan dont la renommée n’était plus à faire et à qui la matière coloniale, en tant que partie intégrante de la plus Grande France, avait été confiée comme un droit découlant d’un devoir librement assumé3.

Expérimentations esthétiques et risques appropriatifs de l’« écrire-blanc »

3Si à l’ère des indépendances, l’éclosion des littératures nationales ou locales, qui va de pair avec la mise en sourdine de la mémoire de l’empire, conduit généralement les écrivains hexagonaux (blancs) à délaisser les thématiques coloniales compromises par leur ancrage dans l’exotisme, le regard ethnographique porté sur l’Autre racial ou ethnique et l’idéologie de la mission civilisatrice, le début de notre siècle signale un infléchissement dans l’économie attentionnelle et les poétiques littéraires qui réinvestissent cet espace imaginaire de manière souvent critique. Dans un contexte discursif évolutif (révoltes de 2005 et campagne électorale caractérisée par un glissement vers la rhétorique de l’extrême-droite), la publication en 2007 du manifeste « Pour une littérature-monde en français », en tant que réaction symptomatique à un malaise profond mais silencieux induit par le partage Kourouma-Kundera et par le statu quo institutionnel plutôt que véritable « révolution copernicienne », représente une date significative dans la clôture de ce hiatus. L’émergence, à la même époque, de la littérature de terrain illustrée, par exemple, dans la synergie entre le travail de réflexion et celui de création chez les écrivains associés au collectif Inculte, marque un autre tournant, complémentaire, participant d’un effort de ressaisie du monde à même de resituer la littérature dans le débat public et lui restituer une fonction sociale et une pertinence politique (James et Viart, 2019). On assiste depuis à un phénomène croissant de reconnaissance de l’importance historique et éthique des thématiques (post)coloniales dans les rangs des écrivains hexagonaux, phénomène entrainant des gestes de prise en charge des sujets précédemment relégués à leurs confrères « venus d’ailleurs. » Alors que les motivations politiques de ce tournant relèvent parfois d’un paradigme réparateur ou judiciaire – corriger une injustice historique, s’acquitter d’une dette symbolique envers les oubliés du récit national –, les postures auctoriales, les discours d’escorte et les pratiques d’écriture qu’il engendre engagent la dimension fiduciaire de la littérature contemporaine.

4Impliquée (Blanckeman, 2013) ou embarquée (Huppe, 2023), la production littéraire hexagonale témoigne de nombreux retours critiques et créatifs sur la période coloniale. Ses héritages contemporains inspirent et informent des textes très différents du point de vue formel (romans d’archives, fresques historiques, récits documentaires, satires sociales, autofiction) et divergents sur le plan idéologique, mais qui partagent un intérêt manifeste pour la problématique (post)coloniale : les traumatismes et les refoulements des guerres d’Indochine et d’Algérie, la mémoire familiale et ses liens avec l’empire, l’impensé racial du discours républicain, la fracture coloniale au cœur du récit national et la question du continuum discriminatoire. Alors que l’appropriation de ces sujets reflète leur saillance dans le débat public et contribue à leur normalisation, elle n’est pas sans susciter des controverses ou révéler les difficultés inhérentes à l’élaboration d’un dire littéraire (post)colonial. À titre expérimental et provisoire, on peut dégager plusieurs cas de figure qui tracent la cartographie, en s’appuyant sur un ensemble de caractéristiques formelles et de dispositifs esthétiques, de « l’écrire-blanc » actuel (Achille et Panaïté, 2024a). Ni normative ni évaluative, elle ne retrace ni une progression de l’exemplarité ni encore moins une échelle de la réussite littéraire, et se base sur une analyse de la production littéraire dominante sur le plan idéologique, c’est-à-dire celle des écrivains « de gauche » ou du moins n’appartenant pas à un phénomène néo-réactionnaire largement minoritaire dans la catégorie « fiction romanesque » de la République des Lettres.

5On peut dégager tout d’abord l’écriture d’auteurs contemporains qui choisissent de ne pas traiter du (post)colonialisme ou de la race, continuant d’opérer dans le cadre du régime universaliste fondé sur la centralité « neutre » de l’écrivain blanc. Viennent ensuite les cas intermédiaires où l’écriture expose une attention intermittente à l’égard de la question (post)coloniale, ou prétend aborder ces questions dans une perspective post-raciale qui s’avère fragile à l’épreuve du champ littéraire et de son rôle dans le débat public. Des textes manifestant une conscience vive mais implicite se distinguent en accordant une place discursive saillante à une réflexion sur la façon dont la (post)colonialité et la race peuvent reconfigurer la politique, la poétique et la stylistique littéraires. Cette écriture aux accents parfois théoriques peut être accompagnée d’une prise de risque idéologique capable d’engendrer des effets artistiques originaux. Précisons que l’écriture qui découle d’une conscientisation de cette problématique peut comporter des formes de méconnaissance et des risques d’appropriation, voire de simulacre, tout en ayant le potentiel d’être esthétiquement plus engageante et artistiquement plus ambitieuse. Au contraire, elle peut aussi exhiber un niveau supplémentaire de prudence et de soin censé prévenir les risques susmentionnés et offrir ainsi un juste milieu normalisant de « l’écrire-blanc »4.

6Loin d’être un phénomène isolé, ce tournant dans les pratiques narratives actuelles entre en consonance avec des manifestations similaires qui ont déjà aimanté le débat public et retenu l’attention des spécialistes, tout particulièrement dans le domaine du théâtre. Comme le montrent les analyses que Sylvaine Guyot consacre aux pratiques « appropriatives » ou « expropriatives » de plus en plus dénoncées :

Dans un contexte de domination et de faible représentativité, les identités non-normatives minorisées détiennent la propriété de l’énoncé de leur identité et de la narration de leur histoire, c’est-à-dire la propriété exclusive de se représenter elles-mêmes ; leurs voix ne peuvent donc être portées de manière appropriée que par des individus qui ressortissent à cette identité ; et dès lors, on ne peut faire crédit qu’aux récits nés de l’expérience vécue en propre, qui seule en garantit et en atteste l’authenticité. Autrement dit, c’est la propriété de l’expérience qui confère à la prise de parole une légitimité inaliénable et au récit, sa validité singulière, donc son crédit. (Guyot, 2022, p. 135)5

7On se retrouve dès lors devant un reflet asymétrique, une anamorphose de l’injonction paradoxale avec laquelle devait jadis composer l’écrivain « indigène » et qui continue de hanter ses héritiers : Montrez-vous digne de la confiance que la République des Lettres a placée en vous, mais sachez que vous n’aurez jamais son entière confiance ! En effet, à l’heure actuelle, l’écrivain blanc, entend résonner une invitation qui est aussi un avertissement : Honorez la dette symbolique dont vous êtes le légataire mais sachez que vous n’avez plus carte blanche ! Comment se guider désormais sur cette route non plus « impériale » (Romains, 1958, p. 1057)6 mais qui serait dorénavant semée d’embûches, comme l’atteste la pratique des spécialistes de la lecture sensible ou sensitive reading (Goldszal 2023, Parmentier 2024) à qui on confie la tâche de repérer dans les livres, avant leur publication, les préjugés ethniques, sexuels ou d’autres formes d’expression ou de représentation susceptibles de blesser la sensibilité du lectorat. Assisterait-on à un basculement radical d’un régime artistique à un régime non seulement politique mais politisé de la littérature ? Cependant, comme le rappelle Gisèle Sapiro, la lecture littéraire à l’époque moderne et a fortiori à notre époque où « l’histoire des combats contre le racisme institutionnel […] a aiguisé les sensibilités et élevé le seuil d’intolérance » (Sapiro 2020, p. 18) est conditionnée par une triple relation de métonymie, de ressemblance et de causalité interne (intentionnalité), triple relation qui ouvre un espace interprétatif que seul le recours à des éléments externes à l’œuvre permet de déterminer7. Confiner cela à un « tournant moralisateur » (Talon-Hugon, 2019), nouvelle forme de censure amenée par la convergence du communautarisme bien-pensant et de la cooptation marchande de la création artistique, risque fort de fausser les termes du débat, ou, à tout le moins, d’imprimer une fausse interprétation à un double problème de longue date. Il s’agit, d’une part, de combler un déficit proprement artistique – c’est-à-dire n’ayant pas trait uniquement à des questions idéologiques, sociétales ou même globalement esthétiques – dans la mesure où la matière (post)coloniale est longtemps restée inerte8, aux potentialités inactivées pour la vaste majorité des écrivains représentant la littérature dite française. D’autre part, compter avec la race non point comme une composante de l’imaginaire ou un sujet thématique, mais comme un agent modélisant au sein des institutions, des valeurs et des pratiques littéraires, confirme que l’on a bien affaire ici à un problème portant sur « la propriété de l’impropre, à savoir l’ensemble des processus d’appropriations détournées, illégitimes, imprévues qui viennent remettre en cause les instances de légitimation et de transmission de propriétés » (Bouju, Lelevé, Pingeot, 2022, p. 15).  En appréhendant les termes du débat au prisme du paradigme fiduciaire, on se rend compte qu’il convient d’interroger, par-delà les modèles en filigrane, les exemples illustratifs et les exceptions qui confirment la règle, les logiques de système qui régissent ou enraient leur émergence :

8Comment fonctionnent les mécanismes – scientifiques, juridiques, culturels, institutionnels – d’attribution et d’appropriation quand ils portent sur des objets impropres, soit que ceux-ci ne puissent s’envisager qu’avec difficulté comme des propriétés, soit qu’ils fassent l’objet d’une attribution ou d’une appropriation erronée, trompeuse, voire délictueuse ? Quelle valeur (éthique, épistémique, sociale) accorder à des attributions qu’on peut contester, renverser, fragiliser, et que disent-elles de l’objet auquel elles confèrent un nom, un statut, un pouvoir, une aura, voire une identité ou une essence ? (p. 15)

9Il s’agit de répondre à un point d’inflexion dans l’histoire et la critique qui en développant une approche holistique qui permette de prendre la mesure de la complexité historique et esthétique d’une question dont le traitement littéraire a échu aux uns puis aux autres, mais qui s’avère désormais partagée. En effet, l’introduction du sujet (post)colonial – dans la double acception de matière thématique et d’acteur institutionnel – en tant qu’élément consubstantiel de la littérature en français permet d’intervenir de manière positive, c’est-à-dire concrète et rééditable, dans la pensée et la pratique critiques pour cerner les « relations chaotiques entre des œuvres qui se connaissent, se reconnaissent, s’ignorent, s’écartent, convergent, s’isolent, surgissent ensemble dans des antagonismes solidaires » (Chamoiseau, 2011, p. 117). Reconnaître ce partage historique et assumer ce risque théorique exigent « un acte de confiance radical dans la puissance des signes de l’écriture » (Bouju, 2020, p. 177) qui permettra à terme de soulever la chape de plomb des assignations identitaires.

Partages théoriques, relation critique – défier la ligne Kourouma-Kundera

10 S’agit-il de délimiter les contours d’un cadre restreint, tracé par la sélection d’un certain nombre d’écrivains et l’échantillonnage des textes, ou d’adopter une perspective englobante qui incorpore la production dite « francophone » à un ensemble plus vaste (celui des littératures en français, postcolonial ou mondial (Apter, 2013) voire planétaire (Spivak, 2014)), et qui serait jalonnée par une étude de ses débuts, de ses origines, de sa spécificité, nécessairement plurielle, et de ses caractéristiques générales ? Faut-il dégager la nouveauté et l’originalité de ces créateurs dont chaque œuvre pourrait se lire comme un geste de rupture avec la tradition littéraire française ou occidentale ? Ou, au contraire, retracer les continuités avec la littérature coloniale et avec l’ensemble de la littérature moderne et contemporaine en français pour souligner la dimension paracoloniale (la présence discrète ou inavouée du colonial), voire l’engagement postcolonial des écrivains français – comme le montre par exemple la constitution d’un « canon migrant » (Xavier, 2016 ; Sabo, 2018), phénomène en pleine expansion porté par la création du prix littéraire du musée de la Porte Dorée qui engendre une production littéraire hexagonale (Nicole Caligaris, Mathias Énard, Karine Tuil, Sylvain Prudhomme, Hadrien Bels, Élise Goldberg…) tournée vers les thématiques de l’immigration, de l’identité et de l’appartenance longtemps dévolues presque exclusivement aux auteurs « francophones » ? Dans le contexte particulier des littératures en français, comment doit-on aborder, sur le plan des méthodes aussi bien que des institutions, le décalage entre une conception historiquement identitaire de la production francophone et l’émergence d’un espace commun investi par les écrivains qui dépassent, transforment et recréent un héritage linguistique et littéraire partagé ?

11Pour répondre à ces questions, il convient peut-être d’envisager les textes littéraires comme autant de réponses à des questions portant sur l’état du monde et de l’art à l’époque de leur apparition. Alors que la manière de répondre reste singulière et distingue les auteurs les uns des autres, ces distinctions ne suivent guère les lignes de démarcation nationales, régionales, politiques ou idéologiques selon lesquelles l’institution littéraire regroupe leurs auteurs. On peut ensuite imaginer la littérature comme une activité qui « traverse et transporte immédiatement des dispositifs sensibles d’énonciation » (Méchoulan, 2004, p. 282). Grâce à cet effet d’immédiateté, engendré par la synchronisation des discours, des scénarios, des idées et des institutions avec les textes littéraires, ceux-ci, sans prétendre à une supériorité quelconque sur d’autres types de discours, peuvent néanmoins susciter « la conception ou l’image » (p. 282) de leur époque. Ou adopter enfin une démarche qui incorpore ces dimensions ainsi que d’autres pour imaginer à de nouveaux frais la relation entre auteurs et textes que l’institution littéraire sépare, en mobilisant les ressources offertes par le laboratoire littéraire et intellectuel non-blanc : ressources qui posent le cadre théorique à l’intérieur duquel il est possible de penser et comprendre l’appropriation blanche de la matière littéraire (post)coloniale.

12Il convient de commencer par les embrayeurs de créativité représentés par les gestes d’« insurrection soudaine »9. Pour ne choisir que des contributions qui ont fait événement dans l’espace littéraire et au-delà, on peut se tourner vers les penseurs antillais dont les travaux ont marqué la fin du XXe siècle. Éloge de la créolité, par exemple10, entend rompre avec les catégories identitaires ataviques par une triple négation inaugurale : « Ni Européens, ni Américains, ni Africains, nous nous proclamons Créoles », déclaration polémique étayée ensuite par un survol de la littérature antillaise et francophone faisant office d’illustration historique et critique de la prémisse du texte. S’y profile déjà en filigrane la structure d’une histoire littéraire rendue manifeste deux ans plus tard dans Lettres créoles (Chamoiseau et Confiant, 1991). Les deux écrivains retracent l’évolution et les mutations de la francophonie antillaise depuis ses origines (1655) jusqu’au dernier quart du XXe siècle (1975) à travers une approche orientée par le principe de l’errance qu’ils empruntent aussi bien au « grand béké » Saint-John Perse qu’à l’auteur du Tout-Monde, Édouard Glissant. Leurs lectures combinent la perspective panaméricaine qui situe la production francophone de la région dans son contexte géoculturel, la rapprochant des autres littératures (anglophones, hispanophones ou lusophones) engendrées par la créolisation sous « le joug de l’Histoire » (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, 1989, p. 26) avec la redécouverte des écrivains mineurs ou décriés par le mouvement de la Négritude (comme Clément Richer et Gilbert Gratiant) et la récupération des filiations modernistes qui relient la création littéraire martiniquaise, guadeloupéenne ou haïtienne à la production hexagonale par le biais de passeurs tels qu’André Breton ou Claude Lévi-Strauss. Rendu possible par les gestes insurrectionnels qui l’ont précédé et s’inspirant de la vision glissantienne, le manifeste de 2007 repose sur un schéma historique inchoatif car, se réclamant autant de l’universalité senghorienne que de l’anti-essentialisme fanonien, il revendique surtout le droit fondamental des écrivains contemporains à réorganiser le passé littéraire au gré des affinités esthétiques contre toute forme d’embrigadement non littéraire. Les précurseurs ou les inspirateurs de la littérature-monde – Nicolas Bouvier, Réjean Ducharme, Gabriel García Márquez, Salman Rushdie – ne viennent pas seulement du domaine français, car l’imaginaire mondial du manifeste s’étend à d’autres traditions, notamment anglophone. Certains n’apparaissent d’ailleurs qu’allusivement, à travers des emprunts conceptuels ou des pastiches stylistiques, par exemple lorsque le texte évoque la créolisation ou le « tohu-bohu des romans bruyants, colorés, métissés »11.

13La sentimenthèque, pratique à portée tout autant affective que réflexive théorisée et illustrée par Patrick Chamoiseau dans Écrire en pays dominé (Chamoiseau 1997), singularise la relation entre l’écrivain contemporain et la figure surplombante du précurseur. Si elle participe de la grande tradition de la bibliothèque de l’écrivain qui, de Montaigne à Mabanckou, a modelé et orienté la mémoire littéraire, elle évoque aussi les rapports d’influence entre les générations d’écrivains ainsi que la relation intellectuelle, affective et critique entre précurseurs (Césaire et Perse, le « nègre fondamental » et le « grand béké ») et héritiers dans le contexte colonial et postcolonial où ces questions ne sont jamais entièrement séparées des rapports de domination, d’exploitation et de légitimité. À partir de l’expérience partagée de l’errance et de l’exil, et en passant par la transmission d’une tradition littéraire et livresque, ce récit-essai de la venue à l’écriture imagine une histoire littéraire vivante et agissante. Montaigne, Rabelais, Cervantès, La Fontaine, Hugo, Proust, Rimbaud, Lautréamont, Céline, Claudel, Hemingway, Faulkner, Henry Miller, Pessoa, Lewis Carroll, Kafka, Jacques Roumain, Aimé Césaire sont autant d’esprits protecteurs que l’écrivain partage avec les narrateurs et personnages de ses romans. Transcender les limites ne signifie point renverser le rapport entre centre et périphérie, mais se lancer à la recherche d’autres modèles poétiques et imaginaires, et ce, non par l’oubli de l’histoire (littéraire ou autre) mais grâce à elle, à travers la mise au jour de ses manifestations plurielles.

14Aussi la sentimenthèque accompagne-t-elle l’ontogenèse de l’écrivain alors que Lettres créoles retrace une phylogenèse littéraire, toutes deux apportant des réponses polémiques à la tyrannie de la chronologie et à l’emprise de l’autochtonie sur l’idée d’identité nationale et artistique. Par exemple, la tyrannie de la Chronique officielle est remplacée par la temporalité variable de l’expérience vécue de la littérature que rythment les stades quasi-anthropologiques de la découverte jubilatoire ou antagonique des livres, la venue à l’écriture, la rencontre avec les figures tutélaires et le moment où l’écrivain en herbe brise ses idoles afin de poursuivre son œuvre. L’imaginaire expansionniste et impérialiste de ce qu’Amin Maalouf appelle « la langue identitaire » (Maalouf, 1998, p. 7) cède la place à la digenèse voire à la polygenèse : au gré du dialogue avec les précurseurs et leurs œuvres, l’écrivain se fait créole, « métèque » (Lê 2005, 32), migrant, et à sa naissance littéraire président plusieurs continents, pays, cultures et idiomes.

15Cette individuation de la mémoire littéraire peut adopter des tonalités polémiques comme, par exemple, chez Linda Lê, Nimrod ou Alain Mabanckou. Linda Lê convoque les figures tutélaires de son apprentissage des lettres – R. L. Stevenson, Marina Tsvetaïeva, Stig Dagerman ou Ingeborg Bachmann – pour contester les stéréotypes de la littérature comme forme d’évasion ou le lien organique entre la langue, l’appartenance nationale et la création artistique (Lê, 2005). Lê poursuit plus loin cette réflexion en déclinant en termes que l’on pourrait dire francophones ou postcoloniaux la question proustienne de l’étrangeté foncière de tout langage littéraire, et donc par extension, de son créateur : « suffirait-il de se dire poète français pour appartenir à une nation ? Un poète peut-il appartenir à une nation ou écrire de la poésie ne serait-il pas déjà vouloir être ailleurs ? » (Lê et Crépu, 2010, p. 10). La disparition de Léopold Sédar Senghor fournit à Nimrod non seulement l’occasion de reconsidérer la place que « le poète-président » occupe dans le système de valeurs et de représentations de l’Afrique contemporaine, mais aussi de dénoncer la mécompréhension de sa pensée par ses héritiers africains ou antillais ainsi que sa réappropriation abusive par les théories postcoloniales issues de l’Occident (Nimrod, 2003). La bibliothèque d’écrivain que propose Alain Mabanckou revêt la forme d’une autobiographie intellectuelle « capricieuse » (Mabanckou, 2016, p. 13) qui rassemble une communauté livresque et artiste, une république des imaginaires et des postures littéraires, autour d’une trajectoire de vie (l’écrivain-voyageur) (Mabanckou, 2017) ou d’une langue partagée (le français). Sa vision de la littérature est orientée par le corps-à-corps avec le précurseur, en l’occurrence l’écrivain noir américain James Baldwin, ou par le dialogue fraternel, décomplexé, parfois ironique ou auto-ironique, parfois ému, avec ses confrères, J. M. G. Le Clézio, Édouard Glissant, Dany Laferrière, Aminata Sow Fall ou Bessora.

16La question qui sous-tend ces différents exemples du devenir-écrivain est véritablement celle du devenir de la littérature, telle qu’elle se constitue à travers des relations de filiation et de compagnonnage ainsi que des rapports d’antagonisme et de revalorisation polémique. Ces appropriations individuelles de l’histoire littéraire rejouent la scène primitive du débat autour de la notion d’auteur classique, ou plutôt des classiques réunis dans la conception à la fois monolithique et multiple du « canon ». Dès lors, le désir qu’éprouve l’écrivain francophone contemporain de s’inscrire dans une tradition littéraire célébrée se heurte aux effets insidieux de la domination culturelle et à la fonction discriminante dont cette tradition reste encore bon gré mal gré le vecteur :

Le canon est représenté dans la fiction postcoloniale comme un bien meuble, une bibliothèque d’ouvrages attentivement choisis qui exerce sa domination jusque dans les avant-postes les plus reculés de l’empire. Dans les représentations postcoloniales, les classiques incarnent en eux, aux yeux d’un protagoniste souvent tragique et plein d’illusions, le sens même de la civilisation et de la raison. (Mukerjee, 2014, p. 3)12

17Les textes classiques continuent ainsi d’incarner un idéal littéraire transhistorique grâce à leur pouvoir de s’adresser à une postérité éloignée non seulement dans le temps mais encore dans l’espace géographique ou culturel. Bien que dans le sillage des théories de la réception le vocabulaire critique ait changé de sens, en contexte postcolonial, un classique continue pourtant d’être défini presque de la même manière qu’il l’était à l’époque de Sainte-Beuve : « un livre qui est lu longtemps après avoir été écrit – et qui exige d’être relu » (p. 30-31). Comme nous l’avons esquissé plus haut, les auteurs historiquement cantonnés aux marges des institutions littéraires françaises s’attachent à reconfigurer la conception antiquaire du canon-archive comme processus de transmission (p. 13), autrement dit non comme un patrimoine figé dans un universalisme intemporel mais comme une potentialité réactualisable ou une universalité ouverte13.

18Le geste de réappropriation individuelle modélisé par la sentimenthèque représente une étape transitionnelle et émancipatrice entre l’emprise hégémonique de l’histoire littéraire et la relation propre à la bibliothèque commune. Autre exemple d’élaboration d’un modèle critique au sein de la fiction romanesque, la poétique de la sape (Moudileno, 2006) met l’institution littéraire face à ses réflexes méthodologiques et à ses impensés idéologiques en braquant un regard décomplexé, démystifiant et kaléidoscopique sur ses concepts-clés (les classiques, l’écrivain national, l’originalité, l’inspiration, l’autonomie littéraire, l’engagement) et ses passages obligés (la vie et l’œuvre, le texte et son contexte, la temporalité unidirectionnelle des influences). Ces figures de la réflexion littéraire propre aux écrivains catégorisés comme francophones offrent ainsi des outils théoriques pour comprendre le passé sans le fausser par des interprétations « présentistes » tout en construisant des passerelles pour les relier au présent : les effets de liste qui bousculent les hiérarchies, les associations aléatoires qui entraînent le lecteur vers un travail de repérage et d’assemblage interprétatif, le brassage transfrontalier et translinguistique des références littéraires et artistiques hexagonales, francophones et étrangères. Irriguant à la fois l’écriture et la réflexion sur celle-ci, elles nourrissent de nouveaux imaginaires dans lesquels la critique littéraire pourrait puiser dans l’optique de dépasser la ligne de partage Kourouma-Kundera.