Les vertus essentielles dans l’univers ayméen
1A première vue, il apparaît que Marcel Aymé n’est en rien préoccupé par des visées éthiques et morales. En effet, le mélange du fantastique, de l’absurde et de l’incongru qui constitue le trait spécifique de l’écriture ayméenne, donne souvent l’impression que cet auteur ne songe qu’à amuser son lecteur. Le réel et l’irréel ne cessent de s’entremêler dans son œuvre et la description des mœurs de ses contemporains a toujours son contrepoint dans les récits construits autour d’êtres fantastiques et d’événements incroyables. Dans cet univers aux couleurs féeriques, les animaux résolvent des problèmes mathématiques, des petits fonctionnaires se réveillent dotés du pouvoir magique de traverser les murailles, les tableaux d’un peintre parisien deviennent nourrissants et les fées surgies de légendes languissent d’amour pour les jeunes paysans jurassiens. L’impression d’une facilité amusante est engendrée non seulement par le jeu sur deux modes narratifs antinomiques, mais aussi par un mélange inédit du fantastique et de l’humour. Un humour qui jaillit non seulement des situations cocasses et des relations incongrues, mais aussi du comique verbal – que l’on pense seulement à ces mots-valises qu’il a inventés, à ces anthroponymes, patronymes et toponymes qui ont toujours valeur ludique1. Par ailleurs, à entendre Marcel Aymé, l’intrusion de l’idéologique dans la littérature serait un phénomène hautement méprisable, et il ne manque pas une occasion de souligner qu’il « écrit pour son plaisir et qu’il ne cherche pas des idées »2.
2Mais quand on se penche plus attentivement sur son œuvre riche et complexe, on se rend compte que les visées idéologiques et éthiques, pour être dissimulées, n’en sont pas moins présentes. Tant et si bien que Michel Lécureur, en observant qu’il serait « vain d’opposer le réalisme à l’irréel dans son œuvre », souligne que cet auteur, même « lorsqu’il nous entraîne à la suite de son imagination », « n’oublie pas ses préoccupations d’homme confronté à une société qui le déçoit », si bien que même « les passages les plus irréels » de ses ouvrages comportent « à la fois de vives critiques à l’égard de certaines idées reçues et l’apologie de principes qu’il voudrait voir respecter ». Autrement dit, derrière les apparences d’une fantaisie débridée, d’un merveilleux gratuit et d’une bouffonnerie qui fait rire, se profilent à l’analyse les contours d’un système axiologique cohérent. Et de conclure : « Personnage en apparence lunaire, Marcel Aymé a surtout été un terrien attentif aux mœurs de ses contemporains, à l’image d’un La Fontaine ou d’un La Bruyère 3».
3En essayant de dégager les vertus cardinales dans son univers – mais aussi les idées reçues dont il se propose de montrer la vanité, les préjugés qu’il bafoue – nous commencerons notre analyse par Les Contes du chat perché, recueil dans lequel la parenté de Marcel Aymé avec les moralistes français est évidente.
4La figure de renversement reste chère au genre fantastique « classique », dans lequel on se plaît à situer les personnages dans une ambiance familière, dans un monde dont les fondements paraissent solides, voire inébranlables, pour les lancer brutalement sur l’orbite de l’effrayant et l’incompréhensible. Cette figure est également un des traits spécifiques de l’écriture ayméenne. Cependant, chez Marcel Aymé, le surnaturel n’est plus indissociable de l’inquiétude et de la peur, comme on pouvait le percevoir chez Hoffmann, Maupassant, Mérimée et Gogol. Et, si Marcel Aymé s’est taillé une place à part non seulement dans la littérature française mais aussi dans la littérature européenne moderne, c’est parce qu’avec lui le fantastique rentre dans l’obédience du rire, comme c’était le cas chez les Anciens. Il faut dire aussi que la gamme du rire qu’on entend sonner dans son univers est très large et très variée. Dans un coin sonne un rire « bon enfant », dans un autre tonne un rire rabelaisien « à gorge éclatée », mais il en est aussi où l’on entend des ricanements.
5Se plaisant à déconcerter son lecteur, Marcel Aymé recourt lui aussi assez souvent à cette figure. Ainsi dans Les Contes du chat perché, il choisit d’aller à l’encontre de son horizon d’attente en inversant les rôles des acteurs principaux. Dans notre imaginaire, les enfants sont presque exclusivement associés au principe du désir, alors que les parents symbolisent en général l’instance autoritaire appelée à les initier aux règles de la vie sociale et à leur apprendre l’observation du devoir moral et des impératifs éthiques. Rien de tel ne se passe chez Marcel Aymé, qui rejette des clichés pétrifiés en tenant à faire savoir qu’il a horreur du « gros rire baveux » de la littérature enfantine de son époque4 ». Il confie en effet le rôle d’initiateurs et d’éducateurs aux enfants, alors que les parents (et les adultes en général) sont décrits comme immatures, intolérants, égoïstes et bornés. Il est hautement significatif qu’ils n’aient pas même de noms : tout au fil de ces contes, ils sont désignés seulement comme « parents ». Dans le système de valeurs qu’établissent les contes de ce recueil, l’opposition entre les enfants (et les animaux) d’un côté, et les parents (et les adultes en général) de l’autre, correspond à l’opposition entre l’authenticité du sentiment de la vie (enfants) et la fausseté de la vision du monde (adultes), entre la vérité et le mensonge. Aussi Les Contes du chat perché, au lieu d’être une initiation des enfants au monde des adultes, se présentent-ils comme des leçons que deux fillettes, Delphine et Marinette (mais aussi les animaux de la ferme), donnent à leurs parents, à plusieurs égards moralement inférieurs. C’est donc à eux à s’initier aux lois qui devraient régir les humains, de faire l’apprentissage des vertus auxquelles tient Marcel Aymé : la générosité, l’amour et la tolérance. Comme le fait remarquer Michel Lécureur, les enfants donnent en quelque sorte « une leçon d’ouverture d’esprit et de respect de l’individu » à leurs parents, qui en retirent « une certaine hauteur de vue et un sens de la dignité humaine qu’ils n’ont pas toujours naturellement 5».
6L’une des vertus auxquelles les enfants et les animaux rappellent les parents, dans ce recueil, est la fidélité. Dans le conte La buse et le cochon Marcel Aymé raconte l’histoire du cochon que les parents décident de tuer dès qu’ils constatent que ses joues se sont bien arrondies. Mais le cochon réussit à échapper à leurs couteaux, s’enfuit dans la forêt et, comme nous le dit le narrateur avec un sourire malin, il y « vécut très heureux, et ne regretta jamais le saloir ». Les parents, qui oublient souvent leurs promesses, sont décrits dans ce conte, non seulement comme infidèles, dotés d’esprits bornés et mesquins, mais aussi comme cruels. En revanche, le cochon est décrit comme dévoué et fidèle : il n’oubliera pas ses amis de la ferme et profitera de toute absence des parents pour venir les voir et leur conter « ses aventures de la forêt », ne manquant jamais de les remercier et de leur dire qu’« il leur devait la vie6». Le conte se termine par une sorte de leçon que les enfants et les animaux donnent aux parents : ils doivent apprendre « à être moins cruels7 ». La scène finale – l’image poétique du cochon qui prend Delphine et Marinette sur son dos et leur fait « de belles promenades dans les nuages »8 –, donne une dimension importante au récit, car le lecteur est pris dans un mouvement ascensionnel et lancé sur l’orbite d’une irréalité heureuse, qui est un des traits marquants de l’univers ayméen.
7 La capacité de suivre son penchant naturel est, à n’en pas douter, l’une des vertus essentielles dans l’univers ayméen. Mais tout en prenant cause pour l’homme « naturel », Marcel Aymé n’en rappelle pas moins à son lecteur qu’il faut savoir poser des limites, freiner ses pulsions. Comme pour les épicuriens, le bien pour lui consiste dans la tempérance et l’usage raisonnable des plaisirs. C’est le cochon qui met en garde, dans le même conte, contre la tentation de se laisser déterminer seulement par ses instincts et qui condamne la tendance à « n’écouter que son appétit ». Révolté par la parole qui a échappé à Marinette – à savoir qu’il ne faut pas « encore cette année » manger son compagnon Baptiste, un « gros garçon aux joues pleines » –, le cochon s’exclame avec indignation :
Le manger… comme vous y allez, vous ! Pauvre Baptiste ! Oh ! ce n’est pas qu’il ne soit pas appétissant, au contraire, et je pense à certaine manière de l’accommoder qui me plairait assez… sans compter qu’il me ferait pas mal de profit ! Mais s’il ne fallait écouter que son appétit, on aurait bientôt dévoré ses meilleurs amis. Pour moi, j’aimerais mieux mourir de faim que de m’y décider !9
8Marcel Aymé ne cesse de s’opposer aux préjugés et aux superstitions. Cette attitude est visible dans le conte La patte du chat, qui narre les aventures du chat Alphonse que les parents, incultes et superstitieux, s’obstinent à punir car ils le croient coupable du ciel pluvieux qui les empêche de faire leur récolte. Ils s’apprêtent à le noyer dans la rivière. Pourtant, il serait faux de croire que la verve ironique de l’auteur vise la simplicité d’esprit de ces êtres ignares. Ce que Marcel Aymé stigmatise notamment dans ce conte – mais aussi dans nombre de ses nouvelles et romans –, c’est une attitude utilitariste envers la nature et le monde. Les parents sont ici raillés avant tout parce qu’ils symbolisent une prétention condamnable des adultes à réduire la réalité non seulement à leurs idées reçues, mais encore à leurs calculs mesquins. Heureusement Delphine et Marinette, avec l’aide de leurs fidèles amis, les bêtes de la ferme, arrivent à sauver la vie à Alphonse. Or, comme entre-temps s’est installée une sécheresse qui menace autrement leur récolte, les parents sont bien contents de retrouver Alphonse en vie. Faut-il ajouter, quand on connaît la magie de l’écriture ayméenne où le merveilleux et le féerique côtoient le réel, que le lendemain la pluie arrose les champs...?
9Les moralités qu’on trouve parsemées dans les contes de ce recueil sont nombreuses, qu’elles soient explicites ou données sous une forme déguisée. Dans le conte Les bœufs, Marcel Aymé tourne en dérision, à travers le récit des aventures des bœufs savants, tous les savoirs inutiles. La moralité ne cherche pas ici à se déguiser. Après s’être tellement efforcé de devenir savant, le bœuf blanc apprend à parler « avec distinction » de science, de belles lettres et de philosophie. Néanmoins, au lieu de lui apporter une récompense, son exploit ne lui créera que des ennuis car, à la ferme, on ne voudra plus d’un animal qui refuse d’être attelé et de tirer la charrue. On se moque de lui et on le considère désormais seulement bon pour le cirque… Le lecteur ne tardera pas à apprendre que les fillettes, lorsque les parents auront acheté une autre paire de bœufs, se garderont bien de leur apprendre à lire : c’est qu’elles « savaient maintenant qu’à moins de trouver place dans un cirque, les bœufs ne gagnent rien à s’instruire, et que les meilleures lectures leur attirent les pires ennuis »10.
10Marcel Aymé prend souvent pour cible la « belle raison », qui ne s’intéresse qu’à la validité formelle de ses raisonnements, sans tenir compte de leur contenu. Dans nombre de ses récits, il raille une logique qui joue sur des enchaînements valides de propositions fausses ou indépendantes des objets sur lesquels elles portent. Rester aveugle à la réalité en se satisfaisant de « beaux raisonnements » est impardonnable. C’est ce qu’illustre le conte Le problème : Delphine et Marinette désespèrent, ne sachant comment résoudre le problème mathématique que la maîtresse leur a donné : il s’agit de compter les bois de la commune, dont l’étendue est de seize hectares, « et sachant qu’un are est planté de trois chênes, de deux hêtres et d’un bouleau11 ». Leurs fidèles adjuvants, les animaux de la ferme, ne tardent pas à voler au secours des deux fillettes: peu doués pour les mathématiques, ils se disent prêts à passer la journée à compter tous les arbres de la commune. Une fois la besogne accomplie, les animaux, heureux d’avoir trouvé la solution du problème, se présentent avec les deux fillettes à l’école. Mais ils y apprennent, à leur grande surprise, que leur compte ne correspond pas au résultat obtenu dans l’opération mathématique. Et, lorsque la maîtresse se met à leur expliquer comment il faut raisonner, s’efforçant de leur faire comprendre que « les bois de la commune, dont il était question dans l’énoncé, ne correspondent à rien de réel, les animaux s’indignent et protestent. « Si l’on ne pouvait se fier à l’énoncé », disent les bêtes, « le problème lui-même n’avait plus aucun sens12 ». Cette volonté de se soumettre à la « suzeraineté du réel », laquelle sous-tend toute son œuvre, situe Marcel Aymé, comme l’observe Yves-Alain Favre, « dans la grande tradition du réalisme métaphysique, issue d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin »13.
11Les dérapages de la « belle raison » et l’extravagance d’une logique détachée de la réalité qui amène inévitablement à des conclusions erronées ou absurdes, sont également tournés en dérision dans le conte Les vaches. Delphine et Marinette n’arrivent pas à retrouver leur vaches, mystérieusement disparues. Les propriétaires de la ferme voisine, en mettant les fillettes en garde contre le monde « qui ne vaut pas cher », donc « capable de tout » 14, désignent indirectement comme voleurs des romanichels qui se sont entre-temps installés dans les prés, non loin de leur maison. Mais Delphine et Marinette, que le narrateur décrit comme « dotées de bon sens et d’une intuition qui ne trompe pas », ne se laissent pas prendre au piège. Car bien que n’ayant pas une grande expérience dans le commerce avec les gens, elles ont l’aptitude à deviner intuitivement la ruse et les manipulations. Ayant reconnu chez les fermiers un air sournois, les « faisant ressembler à la Cornette », elles refusent de leur faire confiance. Ce refus spontané est en même temps le refus d’adopter la logique du monde des adultes, selon laquelle, dans des situations conflictuelles, les pauvres et les marginaux ne manquent pas d’être stigmatisés comme coupables et servent inévitablement de boucs émissaires.
12Que l’univers ayméen repose sur un système axiologique cohérent, cela est visible dans les moindres détails. Marcel Aymé refusant une vision manichéenne du monde, un personnage n’incarne jamais que des vertus ou des vices. Cela vaut aussi pour les êtres fantastiques et les animaux dont il peuple son univers insolite. Rien n’est seulement noir ou seulement blanc, ne cesse de nous redire Marcel Aymé. Ainsi le cochon, décrit comme dévoué et fidèle dans le conte La buse et le cochon, incarne, dans le conte Le problème, l’arrogance et l’amour-propre. En effet, il prétend être le seul capable de résoudre l’énigme de la disparition des vaches, car il a, « quelques semaines auparavant, fréquenté un chien policier », et, ayant entendu le récit des aventures du policier, « il ne rêvait plus qu’à réaliser de semblables exploits ». L’humour est toujours au rendez-vous dans les récits de Marcel Aymé. Il lui sert ici à railler l’insupportable orgueil d’une logique qui se satisfait de « beaux raisonnements », enchaînant des propositions fondées sur les idées reçues, sur des jugements préconstitués socialement. En sont donnés comme preuve, les postulats du raisonnement du cochon qui se prend pour très malin en jouant au détective: « Puisque les vaches ont été volées, elles n’ont pu l’être que par les voleurs » ; d’autre part, comme « c’est une chose bien connue que des voleurs sont des gens mal habillés », il suffit de poser la question «Quels sont les gens les plus mal habillés du village ? »15 pour découvrir les criminels dans l’affaire des vaches disparues. En démontrant l’absurdité et la vanité de la « belle raison » du cochon, tellement fier de la « clarté de son raisonnement », Marcel Aymé suspend, d’une manière ludique, à travers l’humour et la fantaisie, plus d’une idée reçue, plus d’une « vérité éternelle ». Par ailleurs, il invite son lecteur à réfléchir sur le sens de nombre de locutions figées, dictons et proverbes. Il faut rappeler en effet que la moralité du conte, exprimée par le canard (qui résout finalement l’énigme des vaches disparues) est qu’il faut juger les gens sur la mine, contrairement à la morale qu’on trouve dans une fable de La Fontaine, à laquelle Marcel Aymé semble se référer (« Garde-toi, tant que tu vivras, de juger les gens sur la mine16 »). S’il y a du mal à juger les gens sur leurs habits (la sagesse populaire ne dit-elle pas « l’habit ne fait pas le moine » ?), il n’y a guère de mal à les juger sur la mine : comme le montrent Delphine, Marinette et le canard, avec tout son insupportable orgueil, la raison ne peut jamais égaler le bon sens et l’infaillibilité de l’instinct.
13Dans les romans, où les intrusions de la morale sont davantage dissimulées et dès lors plus difficiles à repérer, parmi de nombreux détours dans la construction d’un système de valeurs, nous focaliserons notre attention sur la modulation et le jeu sur la distanciation et la participation.
14Lorsque, dans le roman La Vouivre, on entend Louise, la mère d’Arsène, énoncer ses réflexions sur la mort et le sens qu’elle donne à la vie humaine, le lecteur est peu enclin à s’arrêter sur ces paroles, d’autant qu’il s’agit d’un personnage de second plan, d’un être ignare et que ces propos sont présentés dans une situation des plus triviales – la bonne femme est en train de tricoter sa chaussette. « La Vouivre, je ne voudrais pas être d’elle. Une fille qui ne meurt pas, ce n’est pas à faire envie ; quand on est de faire une chose, si on n’en voit pas venir le bout, on ne sait pas ce qu’on fait et on ne fait autant dire rien »17. Mais répétés et réfractés à travers plusieurs prismes, ces propos se révèleront hautement représentatifs d’une philosophie morale dans laquelle le bonheur de l’être humain reste indissociable de la conscience de sa finitude. Excellant dans l’art d’amener imperceptiblement son lecteur, par une gradation d’effets, jusqu’à un point où il adhère aux valeurs dont son œuvre est porteuse, Marcel Aymé revient à cette pensée à plusieurs reprises au fil du texte. Arsène, le personnage principal, rapporte à la fille aux serpents les paroles de sa mère et essaye de lui expliquer pourquoi il donne raison à cette « sagesse pratique » de Louise : « Si elle n’avait pas eu déjà dans l’idée ce que serait le bout de la chaussette, son travail n’aurait pas ressemblé à grand-chose. Je me disais aussi que la vie, c’est pareil ; que pour bien la mener, il faut penser à la fin. »18 Exprimée au début par un personnage de second plan, cette pensée s’emplit maintenant d’une nouvelle importance.
15Or l’observation de Louise, qu’Arsène communique à la Vouivre, ne quitte pas de longtemps la fée aux serpents, qui à son tour reste songeuse, « rêvant à son destin uni et uniforme dont elle ne disposer[a] jamais ». Elle commence à envier les mortels, qu’elle voit dorénavant comme maîtres de leur destin : il lui semblait qu’Arsène « fût maître du sien comme l’était sa mère de tricoter sa chaussette ». Ainsi le mot lancé par un personnage de second rang, se transforme insensiblement, par une opération de modulation dans laquelle l’auteur ne cesse de varier son amplitude et son intensité, en une sorte de maxime qui est, avec son présent gnomique, apparemment cautionnée par l’autorité textuelle : « Rien de plus désirable, de plus rafraîchissant que de porter ainsi sa fin en soi-même et d’y travailler maille après maille. »19
16La proximité que l’auteur /narrateur établit entre les personnages de son univers et le narrataire est aussi l’un des révélateurs essentiels des valeurs cautionnées dans le texte. Comme l’a démontré Vincent Jouve, la construction d’un système de valeurs joue souvent sur un va-et-vient entre distanciation et participation, fascination et attitude critique. Cela est notamment visible dans le roman La Jument verte, construit autour de deux voix narratives : la voix de la Jument, personnage homodiégétique qui introduit un « je » subjectif, et qui se présente au lecteur, une fois franchi le seuil de son univers, comme peu fiable, donnant l’impression d’avoir pour seul objectif de servir le ludique et le grivois (car cet être fantastique nous dévoile la vie secrète des habitants de Claquebue, et notamment leur vie érotique), et la voix du narrateur hétérodiégétique que l’on considère comme plus « fiable » vu son ton « objectif » et sa prétendue impassibilité.
17Le narrateur extradiégétique garde sa distance par rapport aux personnages. Réticent, il nous apprend peu de choses sur Honoré, tenant pourtant à faire savoir qu’il « n’était ni un paresseux, ni un révolté, ni même un indifférent, au contraire un bon fils comme il était bon père et bon époux »20. La Jument en revanche n’hésite pas à nous révéler de nombreux secrets sur cet homme « tendre et rieur » et ne cache pas sa prédilection pour lui. Or la première chose sur laquelle la Jument attire notre attention, c’est qu’Honoré est un homme heureux : la vie lui plaît telle qu’elle est et il n’aspire nullement à la changer. On le voit prendre plaisir dans tout ce qu’il fait : il chante en poussant sa charrue sur la plaine, siffle, parle à ses bœufs, les caresse « à lisse et à contre-poil, rit tout haut en taillant dans le bois vert un quinet pour ses garçons21».
18Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, si Honoré connaît les joies d’une vie heureuse, c’est aussi parce que sa vie est vertueuse : il n’est pas seulement « un bon fils et un bon mari », il est franc et généreux. Tout le contraire de son frère Ferdinand, décrit comme sournois et hypocrite, mais aussi inapte à accéder à un état de bonheur et de sérénité. On pourrait même dire que ce personnage – et malgré le fait que la notion de « vie bonne » ne figure pas dans ce roman –, pourrait servir d’illustration à la thèse philosophique majeure de l’eudémonisme, selon laquelle la véritable source du bonheur humain n’est accessible qu’à l’homme vertueux22.
19Comme la voix de la Jument a pour fonction de créer une complicité affective avec ce personnage, elle nous révèle également, avec plein d’humour et de grivoiserie, sa vie érotique. Et le lecteur d’apprendre que les plaisirs d’amour d’Honoré, qui ne se « souciait d’être chaste », « caressait sa femme et n’était indifférent à aucune », naissaient parfois d’un rayon de soleil, « d’autres fois dépassaient le moment de se réaliser pour suivre un nuage »23. Il nous le montre oubliant l’amour charnel et l’attirance pour le jeune corps de la servante au moment où il aperçoit, dans la fenêtre, le soleil donner « un éclat soudain au paysage hivernal », les couleurs se séparer « pour danser au rond des capucins »24. Le plaisir esthétique prime chez lui sur le désir sexuel. Nullement asservi par ses pulsions, il « lâche son entreprise » et s’en va ouvrir la fenêtre « pour rire dans la ronde du soleil »25.
20Ces liens de proximité, créés par la voix de la Jument et la complicité affective qui en résulte, participent d’une stratégie narrative dont l’objectif est d’amener le lecteur à adhérer à la vision du monde d’un personnage qui fonctionne évidemment, pour reprendre la terminologie de Vincent Jouve, comme « interprète véridique, voire comme porte-parole des valeurs de l’œuvre »26. Honoré aime la vie. Ne le voyons-nous pas « tirer tout droit son sillon » et s’émerveillant « qu’il fît aussi bon vivre »27 ? C’est sans doute un personnage qui détermine positivement un mode de rapport au monde. Le lecteur ressent spontanément de la sympathie pour un être dont émane un tel bonheur de vivre. Cette sympathie que les propos de la jument ont suscitée à l’égard d’Honoré se révèle être une des importantes balises posées par l’auteur en vue d’amener le lecteur vers sa « philosophie ». Mieux vaut dire sa sagesse pratique, qui consiste à refuser la séduction des chimères idéologiques et religieuses, à ne pas s’agenouiller devant les « vérités éternelles »… tout en veillant à préserver sa bonne foi et l’amour pour son prochain… Aucun doute que l’autorité textuelle appuie pleinement ce sentiment de la vie, cette attitude envers le monde qui invite à être content de son sort, à accepter la vie telle qu’elle est. Par ailleurs, l’observation de Pol Vandromme, qui attire l’attention sur ce trait spécifique de l’auteur, à savoir que « l’univers lui plaît tel qu’il est 28», montre qu’il ne s’agit pas là seulement des valeurs « locales » mais aussi des valeurs « globales ».
21On a souvent dit que la surprise est au rendez-vous à tous les coins de l’univers ayméen. Comme le fait judicieusement remarquer Pierre-Robert Leclercq, le fantastique et le merveilleux peuvent surgir « de petits riens » chez cet auteur, et « le train-train des jours peut s’emballer tout d’un coup et irréversiblement »29 : soudainement, on ne reconnaît plus ni ses proches, ni son entourage ni soi-même. Le rire, qui accompagne généralement ces récurrentes situations de renversement, aide à démasquer nombre de mensonges et de fausses valeurs – la bigoterie sous laquelle se cache une aspiration à la concupiscence (Ferdinand dans La Jument verte), la prétendue noblesse d’âme dont on se sert pour camoufler les pulsions sauvages de sa nature animale (le centaure Aristide et sa fiancée Ernestine dans Fiançailles), ou bien certaines considérations « d’un ordre plus élevé, plus spirituel »30 d’un soi-disant végétarien qui, au lieu d’invoquer humblement des raisons d’hygiène dans son nouveau régime, se plaît à afficher son « exercice méthodique de la volonté, la recherche d’une discipline stoïcienne »… tout en continuant de se régaler en cachette de son biftèque. C’est là où réside justement l’originalité du procédé narratif ayméen : le renversement, qui dans le genre fantastique avait pour fonction de susciter la peur et l’angoisse, de créer le paroxysme d’une émotion, (re)devient chez Marcel Aymé, comme chez les classiques anciens, indissociable du rire. Et comme cet auteur se sert souvent du rire pour une critique acerbe de la société, le lecteur se trouve insensiblement reporté sur le plan axiologique.
22Il faut dire aussi que les renversements, qui font tout d’un coup basculer leur vie, apportent souvent aux héros ayméens la possibilité de retrouver une authenticité et leur « véritable » nature. Car ces situations révèlent des vices cachés, des fausses identités ou la fausseté de certains sentiments et de certaines attitudes que l’on considérait jusqu’alors comme sincères et solides (comme l’amour conjugal dans La Belle Image). En détruisant le paraître, elles permettent en même temps d’affirmer l’être : les héros ayméens sortent de leurs illusions, retrouvent leur lucidité, et avec elle leurs véritables désirs. Qu’on pense seulement à Arsène au moment où il se rend compte qu’il a conduit à la mort Beuillat afin de pouvoir se marier avec la fille de Voiturier qu’il n’a jamais aimée, mais qu’il convoitait pour sa richesse. Pour être extrêmement pénible, l’expérience dans laquelle, comme le dirait René Girard, « le héros se reconnaît dans le rival abhorré »31, n’en est pas moins enrichissante et libératrice, car il remporte la victoire sur un désir inauthentique. A l’instar de Don Quichotte qui renonce à ses chevaliers, Arsène se libère du « désir selon l’Autre » et renie la « chimère que lui soufflait son orgueil »32.
23*****
24Ainsi le fantastique et l’humour conduisent-ils imperceptiblement le lecteur vers la véritable nature de l’homme, qui est une des préoccupations majeures des moralistes. On ne peut pas ne pas penser ici à la remarque de Pol Vandromme, disant que chez Marcel Aymé -- qui montre à travers ses récits l’extrême fragilité de tous les masques que l’homme met sur son visage – même la civilisation peut figurer comme une sorte de masque, n’étant dans son univers «qu’un vernis toujours prêt à se craqueler »33. En même temps, cet auteur fait l’apologie de la nature et de ses lois dont les raisons se révèlent toujours les meilleures : « Marcel Aymé souhaite que les hommes restent ce qu’ils sont et ne fixent aucun masque sur leur langage et sur leurs attitudes. »34 Ce démystificateur qui a eu la volonté et le courage d’aller à contre-courant des idéologies dominantes de son temps et de se révolter contre tout discours mensonger, ne s’est pas trompé, tient à souligner Pol Vandromme, « ni sur la nature de l’homme, ni sur le vertige de ses goûts, ni sur l’obstination suicidaire de ses vices »35.
25L’éthique et l’esthétique se rejoignent donc chez Marcel Aymé, comme c’est le cas chez tous les grands écrivains. « Inimitable et incomparable, il est notre Aristophane »36, dira Yves-Alain Favre. C’est pourquoi il est aussi légitime de voir en lui un « être lunaire » qu’un « fantastiqueur pieds sur terre » ou un moraliste caché. Dans la nouvelle La bonne peinture on peut voir le fantastique gratuit, mais aussi un ouvrage allégorique37. Pour Pierre Gripari, il s’agit même d’une sorte de testament artistique38 de Marcel Aymé, qui montre l’importance de la probité, de la sincérité et de l’honnêteté dans l’acte créateur. Seulement, il choisit de camoufler ses visées éthiques et morales dans une époque où l’on considère généralement qu‘avec de bons sentiments on fait une littérature mièvre... Si ces approches aussi différentes, voire incompatibles, s’équivalent, c’est entre autres parce que, comme le fait judicieusement remarquer Bernard de Vaux, une fois entré dans son univers, « le lecteur reste libre de chercher des contenus, mais peut aussi bien s’en dispenser complètement » : le miracle de cet auteur, qui ne cesse « d’enchanter les vieux comme les jeunes par la magie de son imagination, comme par sa langue limpide et pleine », c’est que « tout se passe comme si le conteur n’y avait point songé »39.
26
27BIBLIOGRAPHIE
28Marcel Aymé, Les Contes du chat perché, Œuvres romanesques complètes, vol. II, Gallimard, Pléiade, Paris, 1998.
29Marcel Aymé, La Vouivre, Œuvres romanesques complètes, vol. III, Pléiade, Gallimard, Paris, 2001.
30Marcel Aymé, La Jument verte, Œuvres romanesques complètes, Pléiade, vol. I, Gallimard, Paris, 1989.
31Marcel Aymé, Le Bœuf clandestin, Œuvres romanesques complètes, vol. II, Pléiade, Gallimard, Paris, 1998.
32Marcel Aymé, « Comment j’ai écrit La tête des autres », Œuvres romanesques complètes, vol. III, Gallimard, Pléiade, Paris, 2001, pp. 1755-1757.
33Michel Lécureur, « Fantastique et réalisme», Cahiers Marcel Aymé n° 2, 1983, pp. 73-78.
34Pol Vendromme, « L’organisation du quotidien par l’insolite », Cahiers Marcel Aymé, n° 2, 1983, pp. 66-71.
35Pierre-Robert Leclercq, « Le biftèque fantastique », Cahiers Marcel Aymé, n° 2, 1983, pp. 62-65.
36Marie Bartosova, « La bonne peinture: Faiblesse du miracle face aux puissances établies », Cahiers Marcel Aymé n° 2, 1983, pp. 87-96.
37Pierre Gripari, « Le fantastique chez Marcel Aymé », Cahiers Marcel Aymé n° 2, 1983, pp. 51-61.
38Kamel Feki, « L’humour dans Le passe-muraille », Cahier Marcel Aymé n° 26, 1987, pp. 95-111.
39Monique Canto-Sperber, Ruwen Ogien, La Philosophie morale, PUF, éd. « Que sais-je », Paris, 2004.
40Jean-Pierre Aubrit, dans Le conte et la nouvelle, Armand Colin / VUEF, Paris, 2002.
41Vincent Jouve, Poétique des valeurs, PUF, coll. Ecriture, Paris, 2001.
42René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Hachette / Littératures, Paris, 2000
43Marija Džunić-Drinjaković, Polyphonies narratives, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, Sremski Karlovci-Novi Sad, 2007.
44Marija Džunić-Drinjaković, Fantastično i humor u pripovedačkom postupku Marsela Emea, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, Sremski Karlovci-Novi Sad, 2008.
45Marija Džunić-Drinjaković, «Le rapport entre l'art et la vie dans l'œuvre de Marcel Aymé», Filološki pregled / Revue de Philologie, XXXVI 2009/2, pp. 53-64.