Paroles d’espionne. De quoi les lettres de Mlle de Chemerault, espionne de Richelieu à la cour de Louis XIII, sont-elles l’archive ?
1Les lettres font partie des sources privilégiées servant à l’écriture de l’histoire, notamment pour l’illusion de la parole vive à laquelle elles semblent donner accès. L’inclusion dans la lettre de paroles d’autrui redouble cette illusion, en renforçant l’effet de vérité du texte par l’acte de mise au grand jour que représente le discours rapporté. Mais dans cet emboitement de gestes de publication, qui parle ? qui écrit ? qui produit le discours et le dispositif qui le rend accessible ? le sentiment de présence qui en découle a vite fait de recouvrir les maillons tenant à l’énonciation, aussi bien qu’à l’histoire matérielle et éditoriale des écrits, qui ont donné ces paroles à lire. Porter l’éclairage sur ces maillons ouvre la possibilité d’un autre usage des lettres comme sources de l’histoire, et d’une autre histoire, où les étapes de la fabrication de la parole rapportée se révèlent.
2Nous allons entreprendre cette démarche à partir d’un objet permettant de poser exemplairement ces questions, une série de lettres connues sous le titre de Lettres de Madamoiselle de Chemerault. Rédigées en 1640, ces lettres connaissent leur première impression dans un volume intitulé Journal de M. le Cardinal duc de Richelieu, qu’il a faict durant le grand Orage de la Court en l’Année 1630. jusques à 1643. Tiré des Memoires qu’il a escrit de sa main. Avec diverses autres pieces remarquables, qui sont arrivées en son temps, paru sans lieu en 16501. Ce livre est un recueil de pièces diverses, dont le point de départ est formé de papiers venant des archives de Richelieu, ce que l’on nomme son « journal », soit, bien loin de l’idée d’écriture intime, des notes et mémoires qu’il faisait assembler et composer dans son cabinet sur toutes sortes d’affaires2. Les pièces publiées dans le recueil de 1650 concernent, pour le début du volume, des événements de 1630-1631, la « Journée des Dupes » (le « grand Orage » du titre du volume), c’est-à-dire le moment de retournement politique qui aboutit à la marginalisation de la reine mère, Marie de Médicis, et à la réaffirmation de la place première de Richelieu auprès du roi3. À ces écrits s’ajoutent des pièces touchant aux procès de Cinq-mars et De Thou ; puis, au fur et à mesure des éditions, outre les lettres de Chemerault, de nouveaux documents, que l’on trouve aussi dans de nombreux autres recueils du temps, relatifs notamment aux procès de Marillac, Saint-Preuil, Chalais : des documents judiciaires, des relations, lettres, ou dépositions de témoins.
3Le recueil pose à la fois la question des sources de l’histoire (leur nature, qualité, le moyen d’y accéder, etc.) et de la manière de la raconter. Dans Richelieu et l’écriture du pouvoir, autour de la Journée des Dupes, Christian Jouhaud soulève la problématique de la « publication de la politique, fondée sur le dévoilement des secrets du cabinet », mais une publication « décalée » (2015, p. 77), qui n’est pas une simple opération de révélation : le volume (sur la composition duquel il n’existe aucune information) paraît à distance des années 1630-1640, concernant la plupart des écrits rassemblés – qui se trouvent implicitement appliqués à la crise politique du temps de son impression, la Fronde. L’ensemble du recueil, sous l’aspect qu’il prend à partir des ajouts de 1650, dessine le pouvoir au quotidien des ministres comme objet trouble et néfaste, avec une application implicite à Mazarin4.
4Les Lettres de Madamoiselle de Chemerault s’adressent à Richelieu et visent à le tenir informé du milieu des filles de la reine, en particulier des faits et gestes de Marie de Hautefort, alors proche du roi (et elle-même manipulée par Richelieu), ainsi que d’Anne d’Autriche, auprès de qui elle avait la fonction de dame d’atour. Le nom de Hautefort est resté dans l’histoire à la mode romanesque, telle qu’écrite en particulier par Victor Cousin (1856, 2 vol.)5, comme une sorte de confidente-maîtresse du roi, poussée dans ce rôle même par Richelieu, mais finalement alliée d’Anne d’Autriche6. En convoquant l’imaginaire de l’entourage féminin des lieux de pouvoir, cette correspondance tisse un autre écho aux troubles contemporains, puisque la question du pouvoir « au » féminin que suscite la régence d’Anne d’Autriche est un thème très actif dans les mazarinades. Dans leur titre complet, les lettres sont présentées comme « trouvées dans la cassette de M. le Cardinal apres sa mort » (p. 212). Elles recourent à un cryptage simple, dont le code est donné en tête de la section, dans une liste associant les noms de ceux dont il y est question à des figures mythologiques, pastorales et comiques7. Mais qui parle à qui dans ces lettres ? un examen de leur énonciation montre que le jeu des locuteurs est plus complexe que leur titre ne le laisse présager : c’est tout un système de surveillance et de communication qu’elles donnent à voir. Le but de l’usage abondant qu’elles font du discours rapporté n’est pas l’enregistrement de « ce qui se dit », mais la recherche, centrale dans la représentation que le pouvoir vise à donner de lui-même, de la meilleure manière de montrer sa capacité à acquérir ce savoir sur les paroles des autres et à en disposer, par leur mise au secret ou leur publication.
Qui parle ? de la voix à l’écriture
5Les lettres se présentent comme une série de segments plus ou moins longs (entre une demie et deux pages) qui se décomposent ainsi :
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p. 212-218 : 3 segments autonomes, séparés par des blancs, sans lieu ni date, ni aucune présence de formules d’adresse ou de souscription.
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p. 218 : lettre commençant par « Monsieur ». Un commentaire précise « La Lettre suivante est à M. Desroches ». La fin n’est pas nettement localisable (p. 219 ou 220) du fait de l’absence de formule finale.
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p. 221-223 : une courte lettre commençant par « Monsieur » et se terminant par une formule finale ; une autre lettre à « Monsieur » dont la fin n’est pas indiquée clairement (trois segments séparés par des blancs).
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p. 223-229 : précédée d’un bandeau ornemental, la formule « A Monsieur de Noyers », marque le début d’une lettre composée de segments autonomes séparés par des blancs. La fin est marquée en bas de la p. 229 par une formule finale « vostre tres-humble servante ».
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p. 230-234 : dernière lettre, commençant par « Monsieur » et se terminant par « en vous asseurant que je suis toute à vous » – derniers mots de la section des Lettres de Madamoiselle de Chemerault dans le recueil.
6L’unité « lettre » n’est pas évidente dans la plupart de ces pages, qui se constituent de séries de paragraphes tantôt séparés par des blancs, tantôt collés, rapportant sans guère d’organisation ni de hiérarchie des observations et des propos touchant à la cour.
7L’identification du locuteur – de la locutrice – des lettres est sans ambiguïté apparente dans le titre de la section en question dans le recueil : il s’agit de lettres « de » Mademoiselle de Chemerault. Alors agente de Richelieu à la cour de Louis XIII, Françoise de Barbezière Chemerault, issue d’une ancienne famille noble de la région de Poitiers, est une des filles d’honneur de la reine Anne d’Autriche, position qu’elle occupe encore après la Fronde. Il s’agit d’un statut envié pour les femmes à l’époque (pension, latitude pour choisir un époux, etc.), qui donne lieu aussi à beaucoup de railleries et de fantasme sur leurs supposées dépravation et influence politique. Pourtant, dès que l’on commence à lire ces lettres, une incertitude s’installe :
Le bon Ange [Chemerault] estant à Paris m’a dict, que l’Aurore [Mme de Hautefort] dict à Procris [la Reyne] estant revenuë de voir l’Oracle [Richelieu], qu’il l’avoit fort bien traité, & luy avoit fait esperer une Duché. Il luy dit aussi, qu’il trouvoit bien estrange, que Procris creust que la Baleine [Mme de Lansac] fust son espion. Elle ne pouvoit rien dire, sinon que Procris prie Dieu soir & matin, & qu’il croid qu’elle ne se mesle d’autre chose. L’Aurore dit, que l’on la loüe ainsi que Procris, & a une jalousie estrange contre le bon Ange, quelques preuves d’affection qu’elle en reçoive. Le bon Ange l’exhorte à ne rien faire contre l’Oracle. Elle a des conversations & des secrets avec Procris. Elles font grande joye de la venuë de Madame de Chevreuse, & esperent beaucoup de son retour.8 (Lettres de Mlle de Chemerault, éd. cit., p. 212-213)
8Glosons ce passage qui constitue l’intégralité du premier segment des lettres : Chemerault rapporte à la personne qui écrit la lettre (« m’ »), ce que lui a dit Hautefort, revenant de voir Richelieu. Chemerault ajoute qu’elle n’a pas grand-chose d’autre à raconter car la reine prie toute la journée. Des paroles de Hautefort sont ensuite transcrites, concernant des louanges. Mais des louanges de qui (Hautefort, Chemerault ?) et de la part de qui (« on ») ? la reine, le roi ? Pour finir, sont rapportés de manière synthétique des conseils de Chemerault à Hautefort, et le contenu d’une partie des entretiens de celle-ci avec la reine. Chemerault raconte des conversations dont elle est témoin, ainsi que des propos qu’on lui a tenus, ou qu’elle-même a tenus ; elle rapporte aussi ses propres observations et idées.
9L’extrait est représentatif de l’ensemble des lettres, très largement tissées de discours rapportés quasi exclusivement au mode indirect et souvent sous l’aspect de discours narrativisé. Les verbes introducteurs s’enchainent, tout comme les pronoms personnels et relatifs, sans souci d’éviter les répétitions ni de clarifier les niveaux d’imbrication. Il en résulte une confusion assez générale sur les locuteurs et les acteurs auxquels les pronoms font référence, comme par exemple autour des éloges mentionnés dans l’extrait, dont on n’est pas certains de la cible.
10Surtout, on constate que les lettres sont en fait constituées de propos rapportés oralement à un intermédiaire, celui qui dit « je ». Elles ne sont pas exactement « de » Mademoiselle de Chemerault, car un autre sujet parlant en est l’auteur, au sens de producteur- scripteur. Chemerault y apparaît à la troisième personne, désignée par son nom de cryptage, « le bon Ange », ce qui lui donne plus encore la position d’un personnage. Dans plusieurs passages, en outre, c’est un pronom personnel masculin qui renvoie à elle : « le bon Ange supplie tres-humblement l’Oracle de […] croire que jamais personne n’aura plus de fidelité & affection pour son service que luy » (p. 215). À petites touches, mais sans aucune explicitation, une scène énonciative se clarifie : Chemerault fait ses rapports oraux lors de rencontres (« le bon Ange estant à Paris m’a dict ») restituées par le scripteur des lettres. Ce scripteur est d’ailleurs en fait une scriptrice qui, loin de rester un intermédiaire transparent, apparaît à plusieurs reprises dans sa réalité d’individu : des rappels du contexte énonciatif scandent les lettres : « j’ay vu le bon Ange ce soir » (p. 230) ; le « je » de la scriptrice se présente aussi dans une position d’écriture pour elle-même, qui la concerne, avec la mention de circonstances biographiques : une maladie (« sans mon indisposition j’irois moy-mesme, pour vous prier d’asseurer Monsieur de la continuation de mes très-humbles services », p. 218), un deuil (« la mort d’une mienne parente m’a empesché [sic] d’avoir d’honneur de vous voir, & vous dire des nouvelles du bon Ange », p. 221). La scriptrice demande aussi à récupérer ses lettres (p. 226) et cherche enfin à faire avancer ses propres affaires, parallèlement à celles de Chemerault : « je vous supplie d’agréer, que je vous prie de faire souvenir son Eminence de Monsieur d’Espenan » (p. 225). C’est au sujet de cette même affaire qu’apparaît le nom de « Mme Malin » pour désigner à la troisième personne la figure de la scriptrice : Victor Cousin rapproche ce nom d’autres graphies trouvées dans des écrits du temps, Maluye, Moline ou Maline, sans que l’on ait plus d’éléments sur ce personnage9. Le comte Robert Begouen (dont on va voir ci-dessous pour quelle raison il s’est intéressé à ces lettres), au début du XXe siècle, propose quant à lui de l’identifier sur la foi d’une autre graphie à « Madame Da Malby », soit Sybille des Aigues, épouse d’André Amalby, conseiller au parlement de Bordeaux10 (Begouen, 1908, p. 193-198).
11Une analyse équivalente s’impose du côté du destinataire. Les lettres sont implicitement présentées comme s’adressant à Richelieu, mais au fil de la lecture on comprend qu’elles sont destinées à un intermédiaire, dont le nom apparaît en tête d’une missive : « M. Desroches »11, avec l’apparition fugace d’autres intermédiaires encore : « Monsieur De Noyers », à qui s’adresse une lettre (p. 223)12, « Michelotte », par laquelle les lettres transitent (p. 233). On peut ainsi représenter schématiquement la situation d’énonciation et de communication de la sorte :
12Chemerault > (parle à) Mme Malin (ou Da Malby) > (écrit à) Desroches et De Noyers > (transmettent à) Richelieu
13Rien n’est explicité, pourtant, ce qui ne va pas sans une certaine confusion de premier abord pour le lecteur. Des troubles dans la présentation de l’énonciation renchérissent sur cette confusion, avec l’annonce de l’envoi d’une lettre de Chemerault, qui est en fait à nouveau une lettre parlant du « bon Ange » à la troisième personne (p. 221) ; ou encore, sans transition ni blanc, le passage dans les deux dernières pages à une lettre où le « je » ne peut cette fois être que Chemerault elle-même (p. 231). Si l’on ajoute à cela les incohérences dans la liaison des paragraphes et l’absence d’organisation des segments, on comprend que l’archive donnée à lire parmi les pièces du recueil de 1650 est plus complexe qu’une simple correspondance entre l’agente et le ministre.
Histoires d’un manuscrit
14Les Lettres de Madamoiselle de Chemerault sont-elles des lettres ? La BnF en conserve un manuscrit, donné dans son catalogue comme « l’original »13. Il s’agit de feuillets non datés, très remplis d’une même écriture, à l’exception de trois d’entre eux (voir annexe 2). Chaque lettre porte un numéro à la main et on en décompte 1814. Pour la plupart sans formule d’ouverture ni de clôture, ces écrits ressemblent plus pour nous à ce que seraient des rapports. Ils ne se laissent identifier comme lettres que par leur vocation à circuler d’une personne à une autre, comme le montrent la présence de cachets, parfois du nom d’un destinataire au dos, l’autonomie de chaque feuillet (parfois de format différent) et une trace de pli.
15Les lettres ne sont aujourd’hui pas réunies en continu car entre elles s’intercalent d’autres missives : un billet d’Anne d’Autriche à Pierre de La Porte, et plusieurs lettres de celui-ci au roi et à la reine. De fait, les lettres se trouvent avec la première copie des mémoires de Pierre de La Porte (là encore l’« original », mais de la main d’un secrétaire…)15, où elles sont rangés avec d’autres lettres et papiers de diverses sources, qui, avant leur entrée à la BnF, étaient en possession de Robert de Begouen, d’une famille originaire du Poitou, enrichie dans le commerce des armes et des esclaves, et anoblie dans les années 1780. Le manuscrit a été l’objet d’une transmission familiale, par le biais de la marquise de Balleroy, femme d’un arrière-petit fils de La Porte, et aïeule Bégouen16. De date de rédaction incertaine (La Porte est mort en 1680), les « mémoires » de celui qui eut la charge de portemanteau d’Anne d’Autriche, puis de valet de chambre de Louis XIV, couvrent les années 1624-1666, mais furent imprimés seulement en 1755 à Genève – où ils prennent le titre de Mémoires. Bien que considérés comme une source très peu fiable, ces mémoires ont pour nous l’intérêt d’offrir une perspective sur la rédaction des « Lettres de Madamoiselle de Chemerault » ainsi que leurs premières mises en circulation. Une mention pour l’année 1639 indique :
Pendant tout ce temps-là j’appris à Poitiers que mademoiselle de Chemerault avoit intelligence à la cour, et que même elle en recevoit des bienfaits ; ce qui paroissoit par la dépense qu’elle faisoit, à quoi elle n’eût pu fournir de son revenu particulier. J’avertis madame d’Hauterofr de ce que j’avois vu et entendu ; mais comme est bonne, et qu’elle a la conscience délicate, elle ne put croire qu’elle fût capable de faire une si lâche action. […] [elle] n’en put jamais être persuadée qu’après la mort de Son Eminence, dans le cabinet duquel il se trouva dix-sept lettres où, par le moyen de madame de La Malaye17 [dans le manuscrit : De la Malui], elle rendoit un compte fort exact à Son Eminence de tout ce que madame d’Hautefort lui avoit confie tant de ce qui la concernoit en particulier que de ce qui regardoit la Reine, laquelle envoya ces lettres à madame d’Hautefort au Mans, et qui depuis ont été vues de toute la France, et imprimées pendant les désordres de Paris.18 (Mémoires de Pierre de la Porte, premier valet de chambre de Louis XIV, 1839, t. VIII, p. 38-39.)
16La mention des lettres se fait en référence à l’actualité du début de la Fronde qui les voit paraître. La Porte se sert de leur impression pour étayer son propre récit de justification a posteriori, à propos d’une période où lui-même avait été embastillé par Richelieu (en 1637-1638) pour avoir servi d’intermédiaire entre Anne d’Autriche et son frère Philippe IV d’Espagne. Dans les années post-Fronde au cours desquelles ces pages semblent avoir été composées, La Porte, comme Chemerault, sont encore tous deux au service d’Anne d’Autriche. Il semble qu’il soit entré à ce moment-là en possession des lettres, comme le suggère les témoignages que l’on a depuis le XVIIIe siècle de leur transmission comme « pièces détachées » reliées à ses mémoires19. Toujours est-il que les détails qu’il donne sur l’activité d’espionnage de Chemerault et la circulation des lettres jusqu’à leur première impression comprise prennent tout leur sens dans le contexte des rapports de force qui traversent le milieu du service d’Anne d’Autriche et des opérations que cherchent à y mener La Porte en écrivant.
17Il n’est guère étonnant dès lors que le rôle de Chemerault soit particulièrement souligné dans cette histoire de l’origine des lettres. La Porte mentionne certes le rôle d’une intermédiaire, mais les lettres sont très clairement mises au compte de Chemerault, tout comme c’est le cas dans la description du manuscrit lui-même (« Barbezières, Françoise de, dite Mademoiselle de Chémereau. Lettre(s), dites ‘Lettres de la cassette’ » peut-on lire dans la notice BnF du manuscrit), et le titre qui leur est donné dans l’imprimé. La fabrique de l’archive et de sa légende par La Porte rencontre une économie de l’écrit que le recueil de 1650 exploite aussi : celle d’une simplification de l’énonciation par la fixation sur un et un seul nom d’auteur, d’autrice, en l’occurrence, puisque la mise en avant du nom et du titre jouent sur le lieu commun de la lettre comme forme privilégiée de l’écriture féminine, ainsi que sur l’imaginaire de la nocivité des femmes dans la proximité du pouvoir – appelé dans les années qui suivent aux développements que l’on sait autour de la régence d’Anne d’Autriche. Dans le recueil de 1650, les lettres de Chemerault entrent en série avec celles qu’elles suivent de près, de Madame du Fargis, arrêtée fin 1630 pour complot contre Richelieu et le roi. La visibilité donnée à l’auctorialité et à l’agentivité féminine sert l’argument éditorial du recueil de 1650.
18La version des lettres produite par ce livre diffère toutefois en plusieurs points de celle du manuscrit.
Tableau de comparaison entre l’édition imprimée des Lettres de Madamoiselle de Chemerault dans le Journal de M. le Cardinal duc de Richelieu, 1650, p. 212-234, et le manuscrit BnF, Département des manuscrits, NAF 1486 (2)
[Au rebours de ce que l’on pourrait croire être l’ordre « naturel » des versions de cet écrit, notre tableau met l’imprimé comme première entrée car il nous paraît important de ne pas laisser penser qu’il est certain que le recueil de 1650 a ce manuscrit pour source.]
Nous faisons commencer chaque nouveau paragraphe à la présence d’un alinéa. Certains sont séparés par des blancs, d’autres non.
19On ne sait si c’est ce manuscrit (ou une copie intermédiaire, par exemple) qui a servi de source au recueil, mais il offre un intéressant point de comparaison qui permet de mesurer que l’imprimé, d’un côté, rend ces lettres plus lisibles : outre l’harmonisation orthographique, l’ordre des lettres (très différent) est plus logique eu égard à différents faits mentionnés20, et les formules d’adresse et de clôture y sont plus présentes. Avec leur titre et leur nom d’auteur, les lettres sont présentées comme une œuvre, dont le cryptage, décodé par un « jargon », soit la clef des noms cryptées, en tête21, suscite la curiosité (voir la reproduction de la première page de la section dans l’annexe 1, à comparer avec la première lettre dans le dossier manuscrit, annexe 2). D’un autre côté, à l’inverse, quelques passages sont rendus incompréhensibles par une transcription erronée ; et la version imprimée ne rend pas compte des mêmes unités que le manuscrit : le découpage par paragraphe ou l’usage des blancs typographiques ne correspond pas aux unités déterminées par les feuillets indépendants dans le manuscrit. La confusion sur les différentes séquences de l’observation est ainsi plus grande à la lecture de l’imprimé, qui se présente plus comme une nappe de notations indistinctes ; de même, disparaît dans le recueil la vocation à la mobilité (à circuler, à être reclassé, voire supprimé) de ces feuillets autonomes que sont lettres ou rapports (voir les reproductions en annexe 2).
20Or ces limites dans la représentation du manuscrit par l’imprimé sont, justement, ce qui permet à celui-ci de rendre compte de la manière dont Richelieu a constitué cette archive et en a fait usage. C’est là que s’opère le vrai dévoilement politique, qui repose sur la mise en évidence du décalage entre la source annoncée, Chemerault (source de la parole, source d’information, et source pour l’histoire), et la production effective de cette énonciation par Richelieu. Ce décalage est ce qui, au prix de quelques difficultés de compréhension littérale chez le lecteur, rend possible la découverte de ce que serait le véritable lieu d’énonciation.
Archives de la surveillance…
21Quels secrets d’Etat les lettres et leurs propos imbriqués portent-elles ? Au premier abord, les rapports de Chemerault frappent par l’insignifiance des faits et gestes consignés, sans horizon politique véritable. Le code fabuleux mythologique se mêle à des noms évoquant des types théâtraux (« La Célestine », « La Vieille », « Le Bonhomme ») et contribue à une représentation colorée de ridicule de l’entourage féminin du pouvoir et d’une vie de cour que dominent les passions mesquines. Deux objets essentiels des discours rapportés par Chemerault se détachent : tout d’abord, ce qui se dit de Richelieu, « l’Oracle ». Les lettres rapportent la manière dont ceux qui s’entretiennent avec lui, notamment Hautefort qu’il essaie de manipuler, réagissent et analysent ses faits et gestes. La vocation première de ces rapports est de tendre à Richelieu le reflet de ses propres discours et actions tels qu’ils opèrent à la cour. On le voit, par exemple, dans ce passage mettant en scène un autre des affidés de Richelieu à la cour, La Chesnaye :
Pluton [La Chesnaye] a dit, qu’il avoit dit à l’Oracle ; je voy bien que l’Aurore [Hautefort] & le bon Ange [Chemerault] ne me veulent point perdre prés de Cephale [le roi], mais j’ayme mieux me retirer. L’Oracle luy respondit qu’il ne se mist point en peine, qu’il periroit avec luy, & [La Chesnaye] se vante de beaucoup de choses ; mesmes qu’il [Richelieu] luy vouloit donner la charge de Cinq-Mars.22 (p. 220)
22En même temps que les lettres représentent la manière dont la parole circule et se transforme d’un locuteur à l’autre, elles instituent leur destinataire, Richelieu, comme le centre, doué d’ubiquité, de cette parole, à la fois personnage objet de tous les discours, et point de vue omniscient sur eux. Les récits de discours que font les lettres agissent ainsi à la manière d’un dispositif panoptique qui aplanit les murs et ouvre tous les espaces pour exposer, comme en plan de coupe, tout ce qui se dit, y compris en secret : « le bon Ange luy a dit, que l’Aurore luy a dit, que soudain qu’elle fut arrivée icy, l’Oracle l’envoya chercher, pour luy parler du tout confidamment, & luy donner ordre de ce qu’elle devoit faire pour se maintenir prés de Cephale » (p. 219). Les instructions données par Richelieu à Hautefort sur sa conduite avec le roi sont répétées à Chemerault, qui les fait enregistrer dans un rapport dont le lecteur final sera bien Richelieu lui-même. Or, qui maîtrise le secret a le pouvoir, comme le montre le propre usage que fait Richelieu des secrets qu’on (Chemerault ou un autre de ses espions) lui a rapportés, pour gagner la confiance du roi contre celle-là même qu’il lui a donné pour confidente :
Cephale [le roi] a reproché à l’Aurore [Hautefort], qu’elle avoit dict un secret, qu’il n’avoit dit qu’à elle en toute confiance, & qu’il luy avoit defendu d’en parler à personne, ny à Procris [la reine], & qu’elle n’avait pas delaissé de le dire, l’Oracle luy ayant dit mot à mot, & qu’il [le roi] luy avoit cette obligation, qu’il [Richelieu] ne luy celoit rien. (p. 224)
23Au fil de ces circonvolutions se dessine le danger d’un retour de la parole sur l’opération qui l’a révélée, la rédaction même de la lettre. Si Chemerault annonce à Richelieu que la reine et Hautefort lui ont dit en toute confidence qu’elles voulaient le voir pour éclaircir la cause d’une mauvaise humeur du roi, elle avertit aussi le ministre : « il sera très-humblement supplié de tenir le secret. Et sera asseuré que le bon Ange ne luy manquera jamais d’affection ny de fidélité » (p. 217).
24De fait, le second grand sujet qui occupe ces lettres est tout ce qui touche à l’espionne elle-même dans sa position à la cour et dans sa relation à son protecteur. L’éparpillement des notations semble s’effriter dans une nuée de petits faits sans perspective, où bute toute tentative d’analyse politique. Mais les lettres ont bien un fil rouge, constitué des mésaventures de Chemerault elle-même, que doublent les inquiétudes et demandes de la scriptrice. Alors que Chemerault se retrouve l’objet d’accusations de trahison par Hautefort qui lui affirme que Richelieu ne l’aime pas, on lit :
Le bon Ange supplie très-humblement l’Oracle de la protéger dans tous [sic] ces rencontres, & qu’elle l’asseuroit, que jamais personne ne le servira avec plus d’affection & de fidélité ; & moy-mesme, je ne supplieray pas moins l’Oracle de le croire. (p. 231)
25L’espion ne peut jamais vraiment s’abstraire de ce qu’il observe où, pour bien remplir sa mission, il s’implique forcément. Ce point est essentiel dans l’énonciation de ces lettres : ni l’une ni l’autre des locutrices n’est un simple témoin. Loin d’avoir la transparence que l’on a tendance à attribuer à l’écriture de rapport, l’ancrage énonciatif est rendu très visible du fait de l’omniprésence du discours rapporté et du statut de personnage qu’y prend Chemerault : l’espionnage est mis en scène comme présence concrète sur le terrain des opérations ; l’espionne partage de la vie de cour et ses dangers23, dans lesquels est incluse l’action même d’écrire ces lettres, puisque c’est de leur destinataire que dépend sa condition d’espionne, et sa vie. Le dispositif de surveillance se mord la queue et les agents en arrivent à rapporter ce qu’on leur dit que leur commanditaire dit d’eux (« il ne l’aimoit point, ny ne se fioit en elle [Chemerault] » [p. 231], rapporte Hautefort à Chemerault).
26C’est finalement ce que les Lettres de Madamoiselle de Chemerault rendent visible : d’une part, le rapport du ministre à ses agentes et agents, les rétributions, menaces plus ou moins directes, les intérêts des uns et des autres et les bénéfices qui peuvent en être tirés, selon un système qui est montré comme perturbant le fonctionnement classique de la domesticité notamment parce qu’il constitue un double clandestin des liens officiels, tels que la position de suivante de la reine qui est celle de Chemerault. Mais d’autre part, les lettres rendent tangibles la division de tous contre tous et le règne des mauvaises passions (doute, jalousie, méfiance…) qu’introduit la gestion des individus par le secret mise en place par Richelieu. Un mode d’exercice de la domination est dévoilé, auquel, au-delà de la conjoncture et des individus en question, la publication imprimée des lettres dans un recueil de pièces d’histoire confère une valeur exemplaire quant aux pratiques de gouvernement des cardinaux-ministres.
… ou archives de l’archivage ?
27 Les lettres montrent enfin l’inscription de ces pratiques de pouvoir dans un temps long, celui qu’ouvre leur mise en écriture, et conjointement, celui du processus qui amène à leur connaissance publique. La publication imprimée de 1650 réalise, en effet, la représentation de ce qui a permis la conservation du document en vue de la fabrication de « l’histoire » par Richelieu lui-même24. Une caractéristique de ces pages est le soin avec lequel sont donnés de multiples signes de ce qu’aurait été leur existence matérielle antérieure à l’impression. Dès le début, l’évocation du petit coffre où elles auraient été trouvées (la « cassette ») les charge du poids symbolique du secret d’État – non sans ouvrir, au moins pour l’ère post Alexandre Dumas qui est la nôtre, à une rêverie romanesque. Des inscriptions portées à leur verso sont signalées et retranscrites :
Lettres cottées au dos. Bonnes. (p. 212)
Il y a sur le dos de la lettre, escrit de la main de Monsieur le Cardinal.
Lettre de Madamoiselle de Chemerault. à garder. Du 13. May 1640 (p. 218, en italiques dans le livre pour ces trois citations ; voir l'annexe 3 pour la reproduction d’une de ces annotations)
28La convocation de la matérialité de l’objet, du papier avec son recto et son verso, de l’écriture manuscrite, et la précision quant à la décision de les conserver, rendent visibles les opérations d’archivage (tri, annotation, thésaurisation) dont elles ont été l’objet. L’étude systématique des papiers de Richelieu réalisées sous l’égide de la Société de l’Histoire de France au début du XXe siècle a apporté un éclairage sur ce processus et le rôle de telles annotations :
Ce sont donc les innombrables papiers d’État de toute nature, conservés par lui ou par les secrétaires d’État, que Richelieu a utilisés. Lettres d’agents à l’étranger, minutes des ministres, mémoires remis au Roi, avis lus en Conseil, factums composés, par ordre, sur les événements d'une campagne ou sur un ensemble de négociations, enfin Mémoires personnels écrits pour le ministre, tous ces documents ont été réunis, triés, et rangés ensuite dans des cahiers par affaires ou par ordre de dates.
Ainsi classés et paginés, ils subissaient une première préparation en vue de leur entrée ou de leur utilisation dans les Mémoires. Les uns étaient résumés (ce qui, généralement, se faisait au dos du document), d’autres étaient entièrement ou partiellement marqués pour une transcription ultérieure. Tous ou presque tous portaient au dos la mention « Vu » ou « Employé. » Beaucoup de ceux qui étaient destinés à passer tout entiers ou pour partie dans le texte même des Mémoires étaient corrigés ou remaniés. Ainsi, les phrases en style direct étaient mises en style indirect, le temps des verbes changé, etc.25 (Robert Lavollée, art. cit., p. 37-38)
29Offerte à la spéculation des lecteurs, l’insertion de ces notes dans le recueil de 1650, en écho à la précision que contient son titre sur les activités d’écriture de Richelieu lui-même – Journal […] tiré des Mémoires qu’il a escrit de sa main – renvoie à l’existence d’un projet voulu et contrôlé par Richelieu, articulant collecte de documents et mise en écriture.
30Les différentes pièces qui composent le recueil montrent plusieurs états du processus : dans les textes qui précèdent les lettres, touchant aux événements de fin 1630-début de 1631, la rédaction est déjà avancée, avec des rubriques qui énoncent différentes étapes de la crise politique : « Plaincte de la Reyne Mere contre Monsieur le Cardinal », « Irreconcilation de la Reyne Mère avec Monsieur le Cardinal », « Union de la Reyne Mere, du Roy, et de Monsieur », etc. Certaines sections ont une forme narrative plus élaborée encore, comme les pages intitulées « Cabale de la Fargis » (p. 84-96), où la mise en intrigue est nette, depuis premiers soupçons de Richelieu, narrateur à la première personne, de la trahison de son agente (« Un soir, vers la fin d’Octobre… »), jusqu’à la saisie des preuves définitives (les lettres de Mme du Fargis, reproduites p. 97-119) et son arrestation. L’assimilation énonciative des documents thésaurisés a été réalisée, comme le montre la manière dont ces lettres sont citées :
Ces lettres contiennent plusieurs crimes, & parlent de la mort du Cardinal.
Mais qui pis est, parlent aussi de celle du Roy, & de faire espouser la Reine à Monsieur.
Elles disent que la Reine Mere empesche que Monsieur ne se marrie en Lorraine, pour favoriser la Reine, la santé du Roy n’estant pas pour durer, selon les apparences. (p. 93).
31Le lecteur du recueil peut comparer le récit de la « cabale » avec un des documents qui en constitue la source, rapportée au même lieu, et dont certains passages sont d’ailleurs eux aussi signalées comme marquées : « au-dessus de ladite lettre. ** » (p. 117). Dans ces pages, les discours rapportant ce qui se dit à la cour montrent aussi un sensible travail d’intégration énonciative :
Le Cardinal de la Valette dit au Cardinal, qu’on avoit entendu, que comme les Reines entroient, & se levoient du cercle, elles disoient : Nous avons bien affaire de luy donner du plaisir, tandis qu’il nous procure du desplaisir & de la peine. (p. 72)
32L’imbrication des discours rapportés est bien présente, mais avec moins de niveaux que dans les Lettres de Madamoiselle de Chemerault : ce sont les derniers maillons, ceux qui parlent directement à Richelieu (parfois lui-même désigné à la première personne), que ces pages mettent en avant, ici le cardinal de la Valette, ailleurs « l’Ambassadeur d’Espagne » (p. 75), etc. À l’inverse, les sources intermédiaires sont effacées ou dépersonnalisées, avec, comme dans l’extrait cité, le recours au pronom « on », qui naturalise la transmission de l’information. Christian Jouhaud l’a montré, la retranscription écrite de paroles rapportées dans les papiers de Richelieu est souvent paradoxale puisque le ministre s’entretenait tous les jours avec les auteurs de ces rapports. Mais elle a pour effet (et sans doute pour but) d’enfermer les propos et les gestes de l’observé, en l’occurrence, Marie de Médicis, dans « les termes mêmes dont se servent et se serviront les adversaires de la reine pour interpréter ses actions et son comportement », avec un « vocabulaire qui la disqualifie » (Jouhaud, 2015, p. 54-55.). Les premières sections publiées dans le recueil de 1650 témoignent exemplairement de cette stratégie. Il n’est dès lors guère étonnant que, dans la postérité de ces écrits, ce soient justement ces premières sections du recueil qui aient été identifiées comme le « Journal » proprement dit de Richelieu26 : l’édition qu’en procure en 1838 par Cimber et Danjou se limite à elles et s’arrête juste avant le début des Lettres de Madamoiselle de Chemerault.
33Mais plus que chercher à restituer les « écrits-de-Richelieu », comme l’entreprendront ses éditeurs du XIXe siècle, ce sont au contraire les étapes de production de ceux-ci que montre le recueil dans la facture qu’il prend à partir de 1650, quand s’ajoutent les lettres de Chemerault. Leur publication met l’accent sur les nombreux chaînons nécessaires à ce que Richelieu prenne connaissance des paroles de tel ou telle. C’est la fabrique du discours rapporté qu’elles permettent d’observer, en tant que document qui n’a été que classé et n’est pas encore totalement absorbé par la mise en histoire. La préservation des aspérités énonciatives des lettres, avec la superposition des voix et l’emboitement syntaxique des propositions conjonctives, constitutif du discours indirect, d’où résulte leur aspect brut et confus, défait le lissage énonciatif et scripturaire observé dans les sections précédentes. Certes, le livre ne donne pas accès au document même (tel que le manuscrit de la BnF permet aujourd’hui de le consulter) car, outre la recomposition-désorganisation des lettres, la forme imprimée ne peut rendre compte de leur spécificité d’objets de papier, que l’on peut retourner, ou déplacer. Mais en raison même de cela, le compromis graphique trouvé met les moyens de l’imprimé au service d’une publication alternative à ce que le document aurait dû devenir, si le projet de Richelieu avait vu le jour. Le recueil de pièces court-circuite « l’Histoire ».
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34On pourrait conclure avec l’hypothèse que la confusion qui émane de la lecture de ces lettres constitue l’objet même de ce que leur impression vise à représenter. La perte d’intelligibilité des actions et des paroles semble fonctionner comme symptôme d’un système de pouvoir où l’usage du secret et la manipulation de l’interlocution captent toutes les énergies et animent toutes les passions. La complexité discursive sans mode d’emploi que les lettres mettent sous les yeux du lecteur est aussi celle des technologies de l’espionnage, que l’on peut interpréter comme allégorie d’un mode d’exercice du pouvoir. À cet égard, la place prise par les divers dispositifs administratifs et discursifs visant à capter les paroles ne manque pas d’interroger. On ne peut qu’être frappé par l’importance que Richelieu leur donnait, ainsi que le montre le tissage de paroles rapportées faisant le plus gros de son « journal » et des lettres de Chemerault. Leur connaissance participe des attributs du pouvoir. La transcription a aussi la fonction d’un « interprétant », pour suivre Christian Jouhaud (2015, p. 54.), qui détermine la lecture à faire des actions et propos d’autrui. Sous cet angle, on peut se demander si l’impression d’émiettement et de « petitesse » des actions et paroles qui se dégage à la lecture des Lettres de Madamoiselle de Chemerault n’exprime pas la vision même que Richelieu cherche à donner des faits et gestes de ses adversaires. Le discours rapporté est bien un puissant instrument de l’écriture politique. Le contraste entre la masse de ces paroles et le peu d’interprétation politique qui leur est donnée amène encore à voir dans le discours rapporté un fétiche de la centralité et de l’omniprésence de ceux capables de les capter. Ce ne serait plus seulement l’espionnage qui serait l’allégorie du pouvoir, mais l’ordre à la fois administratif et graphique qui s’incarne dans le fait de rapporter un discours.
35Il reste enfin la question de l’histoire que rend possible la publication de ces pièces. Le recueil offre à saisir non seulement la surveillance, mais la constitution d’une source, le devenir histoire de l’observation, qui est aussi le devenir écrit de l’oralité. Or, comme le souligne Robert Lavollée dans une des études des Rapports et notices sur l’édition des Mémoires du cardinal de Richelieu, « la façon même dont les Mémoires ont été composés assure à l’œuvre tout entière une place à part parmi les meilleurs ouvrages similaires, les documents que nous que nous appelons aujourd’hui documents d’archives en ayant en grande partie formé la trame » (Art. cit., p. 37.). Si les documents constituent la matière même des Mémoires, est-ce « défaire » le projet de Richelieu que de les montrer, comme nous en avons émis l’hypothèse, ou y contribuer ? Une autre manière de poser la question touche à la valeur que l’on peut donner à la révélation du système de surveillance élaboré par Richelieu : la publication du secret du pouvoir est-elle condamnée à la réitération de ce secret, en reconduisant la forme déjà donnée à cette révélation par le pouvoir lui-même, pour suivre les analyses d’Alain Dewerpe sur le « marché de l’énonciation du secret » (Dewerpe, 1994, p. 268.) ? Une réponse à cette question pourrait se trouver dans le constat de la disponibilité nouvelle que le recueil donne à ces pièces, par exemple comme écrit de la Fronde qui s’applique à Mazarin. La vie éditoriale du recueil (quatre nouvelles éditions augmentées entre 1650 et 1666) montre aussi que les écrits qu’il rassemble se mettent à dire de plus en plus d’autres choses que celles prévues par leur production première : l’adjonction de pièces touchant aux procès de Marillac, Saint-Preuil, Chalais, déploie le point de vue des victimes d’un pouvoir présenté comme arbitraire et injuste.
Annexes
Annexe 1 : deux premières pages de la version imprimée des Lettres de Madamoiselle de Chemerault, Journal de M. le Cardinal duc de Richelieu, édition de 1650
Annexe 2 : Lettres de Madamoiselle de Chemerault, BnF Département des Manuscrits, NAF 14286 (1-2)
Annexe 3 : pages des Lettres de Madamoiselle de Chemerault, Journal de M. le Cardinal duc de Richelieu, édition de 1650