Julie rapportée : La Nouvelle Héloïse, roman diaphonique
1La notion de discours rapporté, comme le signale Dominique Maingueneau, n’est pas pertinente dans le cas d’une fiction romanesque, dans la mesure où la narration ne rapporte pas des propos antérieurs plus ou moins altérés : « elle les crée de toute pièce, au même titre que ceux du discours citant » (2010, p. 184). Les propos rapportés ont ainsi « le même degré de réalité que le discours qui les cite, lequel est fictif » (ibid.). Sur ce point, on peut considérer que le statut du roman épistolaire diffère : en enchâssant deux niveaux de communication (celui de l’« éditeur » des lettres et du lecteur implicite ; celui des épistoliers), ce genre, notamment à l’époque où il se constitue, est construit pour effacer l’auteur et faire croire à une correspondance entre des correspondants ayant une existence hors texte (Herman, 1989 ; Calas, 2007, p. 17-18). En revanche, les propos rapportés ont un degré de réalité inférieur au discours citant, puisque le lecteur est susceptible de mettre en doute la fidélité du témoignage des épistoliers dans l’univers de la fiction. Rapporter, c’est alors bien représenter voire déformer ou reconstruire l’histoire des personnages, diffractée par les lettres qui seules y donnent accès. Les anamorphoses et métamorphoses induites par l’usage du discours rapporté en contexte de fiction épistolaire méritent donc de nous arrêter, surtout envisagées dans le cadre du roman infiniment prismatique de Rousseau.
2Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) porte comme sous-titre Lettres de deux amants, habitant une petite ville au pied des Alpes. Pourtant, la seconde moitié du roman s’intitulerait plus volontiers « Silence épistolaire de deux amants » (Berchtold, 2011, p. 375), comme le signale Jacques Berchtold, car l’échange entre Saint-Preux (j’use de ce pseudonyme par commodité1) et Julie s’amenuise sensiblement de la première à la sixième partie, a fortiori après le mariage contraint de Julie avec M. de Wolmar dans la IIIe partie. C’est ainsi que, dans la première moitié du roman, les amants échangent 76 lettres sur 1192, tandis que dans la seconde moitié (soit après le retour de Saint-Preux de son tour du monde), ceux-ci ne s’écrivent plus que 4 lettres sur les 44 échangées3. Ce silence épistolaire s’explique à la fois par la distance morale qui sépare désormais les anciens amants ‑ Julie est mariée et sa vertu sans faille ne souffrirait aucune incartade ‑ et par leur proximité physique, puisque Saint-Preux est invité par les époux Wolmar à les rejoindre dans leur domaine de Clarens au début de la IVe partie. Or non seulement Julie n’écrit presque plus à son ami dans les trois dernières parties (3 lettres seulement, dont une posthume) mais elle correspond beaucoup moins dans l’absolu : 8 lettres sur les 44 échangées partent de sa main, dont 4 adressées à sa cousine et bonne amie Claire et une à son mari. Ce n’est donc plus son point de vue qui domine, mais celui de son entourage. Ce sont les tiers qui prennent le pas, servant à la fois de relais et de caisse de résonance, comme le veut Jean Rousset : « Julie cesse à peu près d’écrire, et cependant il n’est question que d’elle, toutes les lettres convergent vers elle ; elle est le centre et les autres sont les miroirs qui la reflètent » (1962, p. 91). Je voudrais montrer ici, en observant la manière dont les propos de l’héroïne sont rapportés, comment les entremetteurs qui lui servent de porte-parole la recréent bien plus qu’ils ne la reflètent. En devenant objet de discours, Julie devient la créature à fois morale et littéraire des personnages qui la mettent en scène.
Un discours médiatisé : les interférences de Claire et Wolmar
3La médiatisation du discours des deux personnages principaux s’opère avant même que le mariage de Julie ne leur interdise toute correspondance. L’idéologie de la transparence des cœurs amène très tôt l’héroïne à déléguer sa parole, instituant sa cousine porte-parole et médiatrice de sa relation avec Saint-Preux. « Sépare-moi pour jamais de moi-même »4 l’implore Julie, contrainte d’éloigner l’amant sous la pression familiale, « fais parler mon cœur par ta bouche » (lettre de Julie à Claire, I, 63, Rousseau 1964, p. 177-178). Or l’Inséparable, censée incarner de bout en bout l’amitié la plus ardente et la plus désintéressée, ne se fait pas prier. Elle congédie habilement le malheureux en citant, pour l’attendrir, des extraits de la lettre (I, 63) où Julie évoquait le déchirement que lui causait cette séparation. Les confidences épistolaires de son amie deviennent ainsi la matière de son intervention :
j’ai tiré ta dernière lettre, et lui montrant les tendres espérances de cette fille aveuglée qui croit n’avoir plus d’amour, j’ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. […] ces derniers mots si touchants, tels que ton cœur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps séparés, l’ont fait fondre en larmes. […] C’était là l’état où je l’avais souhaité. (De Claire à Julie, Rousseau 1964, I, 65, p. 185)
4L’expression sincère du sentiment de Julie est ici instrumentalisée dans une stratégie consistant à créer un effet perlocutoire. « L’Inséparable », ainsi que se fait appeler Claire, porte la parole imprononçable mais dans le même temps participe à l’aliénation progressive de celle à laquelle elle sert de truchement, en se substituant à elle. Car la cousine va plus loin. Bientôt sa parole s’autonomise. Par jeu, d’abord : la voilà dictant, de manière dissimulée, partie d’une lettre (II, 15) adressée par Julie à son amant. Elle y persifle le style de l’épistolier exilé à Paris en citant certaines des expressions qu’il avait employées dans sa description des habitants de la ville :
Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta dernière lettre ? […] Qu’est-ce, je te prie, que le sentiment de l’habit d’un homme ? Qu’une âme qu’on prend comme un habit de livrée ? Que des maximes qu’il faut mesurer à la toise ? Que veux-tu qu’une pauvre Suissesse entende à ces sublimes figures ? 5 (de Julie, t. II, 15, p. 237)
5Le jeune homme reconnaît aisément le style de Claire derrière l’écriture de son amie et souligne la composante aliénante de la citation hors contexte, en épinglant l’usage tendancieux qu’en fait la jeune femme :
Mes propres phrases me font rire, je l’avoue, et je les trouve absurdes grâce au soin que vous avez pris de les isoler ; mais laissez-les où je les ai mises, vous les trouverez claires et mêmes énergiques. Si ces yeux éveillés, que vous savez si bien faire parler, étaient séparés l’un de l’autre, et de votre visage ; Cousine que pensez-vous qu’ils diraient avec tout leur feu ? (à Julie, II, 16, p. 241)
6Celle qui sépare Julie d’elle-même, n’épargne pas la lettre de son ami, laquelle se voit pareillement désossée et déformée par l’usage de la citation.
7Bientôt, Claire parle aussi pour Saint-Preux. La voilà prêtant serment à sa place. Elle l’en informe a posteriori à l’initiale de la troisième partie, en même temps qu’elle lui ordonne sa rupture définitive avec son amie, significativement plongée dans l’aphasie et dans « un état d’anéantissement qui la ferait prendre pour une autre personne » (de Mme d’Orbe, III, 1, p. 308). S’érigeant alors ambassadrice de l’amant auprès de Mme d’Etange, mère de Julie, l’Inséparable s’engage pour lui : « j’ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir ; osez me démentir si j’ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd’hui ce que vous devez être » (ibid., p. 309 ; je souligne). Le discours n’est pas rapporté mais dicté. Le propos narrativisé est performatif. Il réfère à un discours non encore tenu, mais ordonné. Ainsi Saint-Preux apprend en même temps que le lecteur ce à quoi il est pragmatiquement engagé (rien moins que d’« immoler [sa] maîtresse ou [son] amour l’un à l’autre », loc. cit.). Ajoutons que la médiatrice se garantit l’exclusivité de l’interaction verbale en détruisant, comme elle l’indique au jeune homme, la lettre que Mme d’Étange lui avait adressée, au motif qu’il ne l’aurait pas supportée.
8Voilà donc la porte-parole arrivée au point de faire agir ou taire les énonciateurs qu’elle met en scène. Comme son nom ne l’indique pas, Claire ne se situe pas tant du côté de la transparence revendiquée par la communauté des belles âmes de ce roman sans méchant que du côté de l’obstacle. Mais elle n’est pas la seule médiatrice. Car l’impératif wolmarien rapporté par Saint-Preux (« Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende », à Milord Edouard, IV, 6, p. 424) est un principe réversible, puisqu’il exclut l’intimité comme il interdit l’exclusivité du rapport interpersonnel. Wolmar, le parfait époux de Julie, peut donc à son tour s’entremettre : servir de truchement à son épouse mais aussi la représenter à sa guise.
9D’emblée, c’est le mari qui renoue avec l’ancien amant : « Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son cœur à son heureux époux » (de M. de Wolmar, IV, 4, p. 416 ; je souligne). Le discours narrativisé transforme l’aveu de l’amour pour un autre homme en confidence qui autorise le destinataire à user d’un savoir qu’il détenait déjà (Wolmar avait en sa possession la correspondance des amants). Si donc Julie n’écrit plus à son ami, son mari la remplace volontiers, à la satisfaction apparente des anciens amants6.
10Alors que la jeune femme ne correspond presque plus, ses propos, répercutés, diffractés, interprétés, font l’objet d’une véritable inflation au fil du roman. Généralement narrativisés ou rapportés au style direct, plus rarement indirect ou indirect libre, ils occultent l’énonciatrice autant qu’ils la magnifient. L’activité des rapporteurs signe une tentative de ressaisie d’un personnage qui échappe et ce, avant même son échappée finale dans la mort.
L’herméneutique des rapporteurs
11Une des activités des médiateurs est d’interpréter l’état du cœur des anciens amants pour vérifier qu’ils sont bien guéris (selon le lexique en usage) de leur passion. Aussi leurs paroles et leurs écrits sont-ils examinés avec une attention minutieuse. De Julie en particulier, comme le confie Wolmar à Claire, « on [ne] peut parler que par conjecture : un voile de sagesse et d’honnêteté fait tant de replis autour de son cœur, qu’il n’est plus possible à l’œil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre » (de M. de Wolmar à Mme d’Orbe, IV, 14, p. 509). L’analyse des discours doit donc servir une herméneutique. Ceux-ci sont rapportés pour être décryptés, dans un concours de perspicacité entre Claire et Wolmar. C’est ainsi que dans la 8e lettre de la quatrième partie, l’Inséparable se livre à une explication de la lettre où Julie décrivait l’arrivée de son ancien amant à Clarens :
M. de Wolmar aurait d’abord remarqué que ta Lettre entière est employée à parler de ton ami, et n’aurait point vu l’apostille, où tu n’en dis pas un mot. […] Il aurait encore observé l’attention que tu as mise à examiner ton hôte ; mais il mangerait Aristote et Platon avant de savoir qu’on regarde son amant et qu’on ne l’examine pas. […] tu détournes les yeux quand il te regarde ; c’est encore un fort bon signe. Tu les détournes, Cousine ? Tu ne les baisses plus ? car sûrement tu n’as pas pris un mot pour un autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué cela ?7 (Réponse [de Mme d’Orbe à Mme de Wolmar], IV, 8, p. 432-433)
12Claire intègre de manière autonymique les termes cités à son analyse pour les éclairer aux yeux de celle qui les a produits (et potentiellement de son mari, comme l’indique la formulation récursive). Ainsi la locutrice dresse le rapport quasi médical de l’énonciatrice, établissant tout à la fois le diagnostic – celui de la guérison facile sinon parfaite de la patiente – et la prescription : cette dernière se voit ainsi sommée d’achever de devenir celle qu’elle est, aux yeux de ceux qui l’observent8. L’herméneutique de Claire, comme celle de Wolmar, est normative.
13Le même traitement est réservé à Saint-Preux, également hermétique selon Claire9, et dont la parole, interdite devant l’ancienne amante10, se libère face à la bonne amie. Claire récipiendaire de ses confidences en dresse le sommaire pour Julie :
Il a recommencé pour ainsi dire, la carrière de ses anciennes amours. Sa première jeunesse s’est écoulée une seconde fois dans nos entretiens. Il me renouvelait toutes ses confidences ; il rappelait les temps heureux où il lui était permis de t’aimer ; il peignait à mon cœur les charmes d’une flamme innocente… mais sans doute il les embellissait ! (loc. cit.)
14Le discours narrativisé est assez vague pour être librement interprété. Le commentaire de Claire, qui conclut un rapport peu ambigu pour le lecteur sur l’état du cœur de Saint Preux, signale que la rapporteuse introduit des interférences. À l’évidence la clausule exclamative révèle la résurgence de ses propres sentiments pour le jeune homme11. En rapportant les propos inspirés par une autre, la jeune femme subit le contrecoup de son entremise. Le discours même narrativisé12 conserve son effet perlocutoire. Aussi le lecteur ne doit-il pas être surpris que la jeune femme poursuive en proposant un bilan aussi rassurant sur la guérison de Saint-Preux13 que peu confirmé par les effusions qu’elle vient de rapporter : « Il m’a peu parlé de son état présent par rapport à toi, et ce qu’il m’en a dit tient plus du respect et de l’admiration que de l’amour14 ». Ici les propos ne sont pas tant rapportés que représentés à travers le philtre de leur interprétation et ainsi soustraits à l’appréciation de la principale intéressée.
15M. de Wolmar, de son côté, ne met pas moins de zèle que Claire à lire dans le cœur des jeunes gens. Prenant appui sur les analyses de l’Inséparable15, il pense les dépasser en levant l’énigme que forment les fréquentes contradictions relevées dans les propos et les lettres des anciens amants. C’est ainsi qu’il les déclare tout à la fois « plus amoureux que jamais » et « parfaitement guéris » (De M. de Wolmar à Mme d’Orbe, IV, 14, p. 508.), car ils aiment, non ceux qu’ils sont, mais ceux qu’ils furent. Voilà ce dont les concernés doivent se convaincre, car dans la perspective de Wolmar, le doute est pragmatiquement fautif16. Ainsi, les jeunes patients, qui ne cessent de s’ausculter eux-mêmes, tantôt proclament avec satisfaction la vérité obligatoire de leur guérison17, tantôt laissent paraître les symptômes d’une passion rémanente. Dans le premier cas, Julie se présente comme l’énonciatrice de propos qu’elle doit tenir, comme elle est l’actrice de son rôle18. La lucidité de Wolmar à cet égard est implacable : « elle ne cesse de chercher en elle-même ce qu’elle ferait si elle était tout à fait guérie, et le fait avec tant d’exactitude que si elle était réellement guérie, elle ne le ferait pas si bien » (IV, 14, p. 509.). Le second cas est notamment rendu possible par la perspective d’une mort proche mettant fin au dilemme et autorisant un décloisonnement. On voudrait presque parler d’une polyphonie interne au discours de Julie, la parole autonome venant par endroits contredire l’énoncé normé qu’elle endosse habituellement.
16Le témoignage de Saint-Preux confirme cette analyse. Réduit, comme les autres, à des conjectures sur les sentiments de la jeune femme, il représente son impénétrable neutralité dans leur premier tête à tête après six ans de séparation. M. de Wolmar est sorti :
Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible et le moins prévu de tous. Que lui dire ? comment débuter ? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons, et des temps si présents à ma mémoire ? Laisserais-je penser que je les eusse oubliés ou que je ne m’en souciasse plus ? Quel supplice de traiter en étrangère celle qu’on porte au fond de son cœur ! Quelle infamie d’abuser de l’hospitalité pour lui tenir des discours qu’elle ne doit plus entendre ! Dans ces perplexités, je perdais toute contenance […] Pour elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête l’eût gênée en rien. Elle conserva le même maintien et les mêmes manières qu’elle avait auparavant [en présence de Wolmar] ; elle continua de me parler sur le même ton ; seulement, je crus voir qu’elle essayait d’y mettre encore plus de gaieté et de liberté, jointe à un regard, non timide ni tendre, mais doux et affectueux, comme pour m’encourager à me rassurer et à sortir d’une contrainte qu’elle ne pouvait manquer d’apercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages : elle voulait en savoir les détails ; ceux, surtout, des dangers que j’avais courus, des maux que j’avais endurés ; car elle n’ignorait pas, disait-elle, que son amitié m’en devait le dédommagement. Ah Julie ! lui dis-je avec tristesse, il n’y a qu’un moment que je suis avec vous ; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes ? Non pas, dit-elle en riant, mais j’y veux aller à mon tour. Je lui dis que je vous avais donné une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie.19 (À Milord Edouard, IV, 6, p. 423-424)
17L’opacité du comportement de Julie, dont les propos sont d’abord représentés dans leurs modalités d’expression avant d’être résumés, contraste avec la précision de l’autocitation au discours direct libre, par laquelle Saint-Preux restitue ses propres pensées. L’absence de trouble de la jeune femme et le caractère anodin de ses discours sont signalés avec un soupçon d’incrédulité, sensible dans la modalisation du propos (« je crus voir qu’elle essayait d’y mettre… ») : on comprend que l’épistolier décèle une posture concertée. Les paroles de Julie, d’abord narrativisées, sont ensuite rapportées au style indirect libre (italiques20), dont on trouve quelques exemples dans le roman21, puis au style indirect avec incise (« car elle n’ignorait pas, disait-elle, […] dédommagement »). Le discours direct qui devrait, dans le bref échange de répliques qui suit, signaler une proximité plus grande entre les anciens amants, cristallise en réalité la distance qui s’est installée entre eux (« Ah, Julie, lui dis-je avec tristesse, […] voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes ? Non pas, dit-elle en riant, mais je veux y aller à mon tour »). Le rire de Julie contredit de manière quelque peu forcée la tonalité triste du propos de Saint-Preux de même que son désir de voyage oblitère en partie l’émotion des retrouvailles. Ainsi l’épistolier reprend de la distance avec l’événement par l’usage du style indirect (« Je lui dis que je vous avais donné une relation de mon voyage »). Le récit de voyage écrit se substitue à l’échange in vivo. La réponse par un renvoi à un texte antérieur à la curiosité de Mme de Wolmar est le juste retour de l’impersonnalité de ses questions : à questions de convention, réponse rapportée.
18Or Saint-Preux est le seul personnage qui eût autorisé un discours de vérité. Il est aussi le seul dont les relations soient plus descriptives que normatives ou performatives. Adressées à un membre extérieur à la communauté, ses lettres n’entrent pas dans une stratégie de persuasion (du moins pas au niveau du personnage). Ainsi l’ancien amant est le rapporteur le plus fidèle et les plus exhaustif des propos de Julie. Dans la seconde moitié du roman, il est le véritable substitut du narrateur : celui qui, au-delà de la question de sa guérison (qu’il n’évoque guère), donne à lire et à entendre la jeune femme.
Saint-Preux narrateur
19La place du discours direct dans ses lettres est extrêmement importante, et la longueur des propos (souvent plusieurs pages) qu’il rapporte de cette manière, défie les lois de la vraisemblance. Mais l’épistolier ne tente pas d’expliquer cette performance mémorielle comme le fera Wolmar restituant le dernier discours de Julie. Les plus longs de ces discours rapportés sont didactiques, dissertations sur divers sujets : la danse, l’économie domestique, l’art du jardin (IV, 11), l’éducation des enfants (V, 3) notamment. Dans ces leçons, le style direct n’a rien de mimétique à mon sens. Les propos sont placés dans la bouche de Julie en raison de l’autorité de ce personnage, et parce que leur niveau d’accréditation est ainsi maximal, mais à l’évidence ils transcrivent la pensée de l’auteur. Ainsi Rousseau n’a pas hésité à prêter à la jeune femme, via Saint-Preux, plusieurs paragraphes sur les bals déjà publiés quasi littéralement dans la Lettre à d’Alembert au moment où paraît La Nouvelle Héloïse (À Milord Edouard, IV, 10, p. 456-457.). Par un curieux tour de passe-passe, l’« éditeur » du roman surgissant au détour d’une note présente ce passage comme une citation de la correspondance des amants versée dans la lettre sur les spectacles avant la publication du roman22. Le discours direct est ici mis en abyme. L’énoncé, jugé abouti, circule, littéralement retranscrit, dans l’œuvre de Rousseau. Dans le même esprit conservatoire, Saint-Preux cite volontiers les propos de Julie qui prennent la forme de maximes23. Là encore le style direct confère à ces sentences l’autorité de l’énonciatrice et la confirme en retour.
20Mais c’est à l’occasion de la mort de l’héroïne que le pouvoir d’exemplification du discours rapporté paraît le plus évident. Le discours citant est ici celui de Wolmar (seul capable de conférer à l’événement le caractère hiératique d’une belle mort). La lettre (VI, 11), très longue, qui relate les derniers jours de Julie est essentiellement constituée de la relation des ultima verba, assortis de commentaires propres à nimber chaque parole d’une aura qui l’immortalise. Ainsi la scénographie des discours rapportés participe dans cette lettre à l’érection d’un personnage rivalisant, par sa sereine et philosophique prolixité, avec le Socrate du Phédon et, par ses dits mémorables, avec les hommes illustres dont Plutarque a écrit les Vies, qui ont tant fasciné Rousseau.
Dicta memorabilia
21Dans la lettre relatant la mort de Julie, les propos de la mourante sont d’abord narrativisés. Ils signalent l’altruisme dominant d’un personnage tout occupé d’autrui, et occultant, par générosité et pudeur, une mort qu’elle sait imminente24. Après avoir épargné au lecteur le « plan d’éducation » de la jeune Henriette formulé par Julie, Wolmar se contente d’évoquer le « long discours » testamentaire de la jeune femme dont il reporte le détail à une autre occasion25. Dans ce dernier acte de sa vie, Julie se montre d’autant plus loquace qu’elle s’était tenue auparavant dans la réserve : « Ah dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence !26 » ; « Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante ; bientôt je ne dirai plus rien27 ». Quand son entourage, sidéré, se tait, plongé dans un « morne silence28 », la parole de la jeune femme se délie.
22Le rapport de Wolmar se veut cette fois scrupuleusement exact. L’épistolier, prétend ainsi restituer « presque mot à mot29 » plusieurs discours de la mourante, ceux-ci occupant d’ailleurs une place croissante dans la lettre : apostrophe au médecin pour qu’il la dispense de soins palliatifs, profession de foi adressée au pasteur, bilan d’une vie, méditation métaphysique. Le premier de ces discours directs30, impérieux, scandé de sentences, durci par l’usage de l’asyndète, prononcé avec une fermeté d’orateur antique31, est fait pour frapper les esprits. Dans le second, l’accent est mis sur les moyens oratoires (elocutio et actio) déployés par la mourante, auréolée d’un éclat mystique, et sur les effets produits par ses propos sur son entourage (saisissement, transport32). À l’occasion de la rétrospective autobiographique qui suit33, Wolmar fait subtilement alterner discours direct, narrativisé et indirect libre pour dérouler le récit d’une vie ayant atteint son acmè. De fait, nulle part la rhétorique julienne ne se déploie avec autant de lustre que dans cette relation de ses derniers moments. Celle-ci se trouve émaillée de maximes qui achèvent d’édifier le tombeau de la jeune femme, tantôt à la romaine, quand le personnage se drape d’une dignité stoïque (« Je ne sais pas, dit-elle, s’il faut qu’un Empereur meure debout, mais je sais bien qu’une mère de famille ne doit s’aliter que pour mourir34 ») tantôt suivant le modèle plus humble de la passion :
Après avoir épanché son cœur sur ses enfants […] elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction, et leur dit en leur montrant Mme d’Orbe : allez mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre mère : voilà celle que Dieu vous donne, il ne vous a rien ôté.35
23Dans un style évangélique, Wolmar dépeint une Julie reproduisant les mots du Christ en croix, quand celui-ci transfère à son disciple son lien de filiation avec sa mère36. De même, il la représente plus loin, vidant le calice : « Elle […] me dit à l’oreille : “On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité” » (VI, 11, p. 733). Tels sont les derniers mots rapportés de la jeune femme. Il ne manquait que sa résurrection alléguée (ibid., p. 735), dont la rumeur court de bouche en bouche, pour achever l’épiphanie du personnage.
24Julie morte, la communauté retrouve sa voix – ses voix– et son pouvoir de mystification : « Bientôt la défunte n’avait pas seulement fait signe, […] elle avait parlé et il y avait vingt témoins oculaires de faits circonstanciés qui n’arrivèrent jamais » (ibid., p. 736). « Tout était déguisé, altéré, changé : j’eus toute la peine du monde à démêler la vérité » (ibid., p. 735), confesse Wolmar.
25L’usage du discours rapporté relève ainsi d’une stratégie de mythification d’un personnage magnifié par la mise à distance, et déjà rendu légendaire (ici objet incontournable de discours) à l’intérieur de la diégèse. Mais il manifeste aussi le pouvoir de mystification du discours d’autrui, dont Rousseau lui-même s’est si souvent déclaré victime.
*
26La Nouvelle Héloïse est un roman essentiellement polyphonique. Car aux voix diverses des épistoliers s’ajoutent, à un niveau intradiégétique, les voix altérées de ceux qu’ils mettent en scène. Les personnages auteurs des lettres sont ainsi co-créateurs de leurs congénères, tant par les propos qu’ils leur prêtent que par ceux qu’ils leur dictent : Julie est la créature de Claire et Wolmar, comme Saint-Preux est celle de Julie et du reste de la communauté.
27Ce roman est donc aussi diaphonique, non seulement au sens linguistique (où la parole d’autrui est reprise, réinterprétée et intégrée dans une stratégie discursive qui souvent la trahit), mais aussi au sens électro-acoustique où la correspondance produit des interférences entre des circuits normalement distincts : « la diaphonie est le résultat d’un manque de séparation physique des canaux », selon le Dictionnaire de l’Académie. Dans le roman de Rousseau, la transparence des cœurs recouvre une confusion des identités, la diaphonie induit mais aussi révèle une aliénation. Mme de Wolmar n’est pas Julie. Elle est ce qu’on dit qu’elle doit être, et donc est. « Sépare-moi pour jamais de moi-même », demandait la jeune femme à son Inséparable.
28Et pourtant, l’érection de son tombeau verbal, monument de discours figeant le personnage dans une posture hiératique, n’empêchera pas que s’échappe la confession libératrice, ultime résurgence d’une parole vive et personnelle directement adressée à l’amant perdu dans une lettre posthume : « Trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois » (De Julie, VI, 13, p. 743.).