La Place Royale et le matériau héroïque
1La création à Paris, par la troupe de Le Noir et Mondory, d’une première série de comédies de Pierre Corneille entre 1629 et 1636 constitue un événement marquant dans l’histoire du genre comique en France : après la veine des comédies humanistes, peu de comédies y avaient été jouées et la plupart des pièces parues sous cette appellation étaient des tragi-comédies de fait, pour lesquelles les auteurs faisaient un emploi élargi, à l’espagnole, du terme « comédie ». Pour rire au théâtre, le public parisien de cette époque profitait des petites farces placées à la suite des pièces sérieuses en cinq actes ou encore du passage dans la capitale française d’une des troupes italiennes de commedia dell’arte qui venaient régulièrement y faire séjour. Les premières comédies de Corneille, sans être des tragi-comédies rebaptisées, n’ont guère en commun avec les modèles comiques existants : elles n’empruntent ni à la comédie romaine antique, ni au modèle italien, et Corneille s’enorgueillira en 1660 d’y avoir fait rire « sans personnages ridicules1 » (Corneille, Examen de Mélite). Si ces comédies présentent effectivement une incontestable nouveauté, « dont il n’y a point d’exemple en aucune langue2 », la question se pose cependant de savoir à partir de quels modèles et matériaux le dramaturge a travaillé. Car à l’inverse du roman, où l’auteur n’engage que lui-même dans le processus de création, le théâtre, du moins lorsqu’il est joué par des comédiens de métier, est soumis à de fortes contraintes de temps : les comédiennes et comédiens, dont la subsistance dépend alors entièrement des recettes des spectacles, ont donc une programmation chargée à assurer et doivent travailler vite, en pouvant s’aviser dès la lecture de la pièce de la manière dont leurs scènes se jouent. Une pièce du xviie siècle, même la plus originale, ne peut faire l’économie des matériaux dramatiques existants, en particulier rôles-types et séquences de jeu conventionnelles, du moins si elle se destine à la scène professionnelle.
2Pour Le Menteur et La Suite du Menteur, écrites à la décennie suivante, à une époque où la comédie dans le goût espagnol s’est imposée sur les scènes françaises, l’identification des modèles ne pose guère de difficultés, d’autant que les deux pièces sont des réécritures directes de comedias espagnoles, La Verdad sospechosa de Juan Ruiz de Alarcón pour Le Menteur et Amar sin saber à quien de Lope de Vega pour La Suite du Menteur. L’exercice est nettement moins aisé pour La Place Royale qui, bien que reprenant le titre et le lieu principal d’une pièce que Claveret préparait au même moment pour l’Hôtel de Bourgogne, semble s’être limité à cet emprunt. Certes, Georges Forestier avait mis en évidence les affinités fortes entre ces premières comédies de Corneille et les conventions de la pastorale (Forestier, 1993) : évident dans Mélite, et présent encore dans La Place Royale, le modèle pastoral ne suffit cependant pas à rendre compte de l’ensemble de la pièce, en particulier du personnage d’Alidor. Si celui-ci a quelquefois été comparé à l’inconstant Hylas, personnage de L’Astrée d’Urfé repris dans des pastorales dramatiques comme L’Inconstance d’Hylas d’André Mareschal, créée en 1630, ou à l’indifférent Alidor dans la pastorale anonyme Alidor ou l’indifférent créée à la même époque, l’identification d’Alidor à un type de pastorale ne fonctionne pas : malgré quelques similitudes d’intrigue avec ces pièces, le rapprochement se heurte au constat que l’Alidor de La Place Royale n’est ni inconstant, ni indifférent, et que son attitude échappe globalement aux conventions pastorales.
3En revanche, la critique a souligné depuis longtemps les points de contact entre Alidor et la convention héroïque : dans Corneille ou la dialectique du héros, Serge Doubrovsky (Doubrovsky, 1963) a ainsi voulu voir dans les monologues d’Alidor une préfiguration des grands héros cornéliens comme Rodrigue ou Auguste, dont le jeune homme partagerait les conflits intérieurs et les aspirations au dépassement de soi. Le rapprochement est d’autant plus tentant que le rôle d’Alidor a vraisemblablement été écrit pour Mondory, l’acteur vedette de la troupe du Marais, qui créera trois ans plus tard le rôle de Rodrigue dans Le Cid. En réalité, l’assimilation d’Alidor à un héros tragique pose plusieurs problèmes et n’est guère une clé de compréhension tenable pour l’ensemble de La Place Royale, mais elle a du moins le mérite d’attirer l’attention sur la place singulière dans la pièce du modèle héroïque, qui dépasse à la vérité le seul personnage d’Alidor. Corneille se livre dans sa comédie à un jeu de combinaisons complexe entre des conventions de genres dramatiques hétérogènes, ce qui lui permet de créer une impression de radicale nouveauté : comme Bénédicte Louvat l’a déjà montré pour la tragédie des années 1630 (Louvat, 2014), le renouvellement du genre comique passe alors par des procédés d’hybridation avec d’autres genres dramatiques existants.
1. Les amoureux extravagants
4Dès le premier acte, à la scène IV, Alidor se construit par opposition avec son ami Cléandre en refusant d’agir et de parler en amoureux conventionnel : amoureux d’Angélique, il se désespère de se voir aimé de retour, et de surcroît par une maîtresse irréprochable. Son « étrange humeur d’amant » (Corneille, [1634] 2001, v. 257, p. 93) ne relève pas d’un simple jeu de contradiction, mais d’une prétention à un état qu’il juge plus élevé : « Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ? / Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ? » (v. 209-210, p. 91). En voulant renoncer à son amour pour Angélique au nom d’une liberté qu’il place au-dessus de tout bien, et en s’évertuant de surcroît à favoriser l’amour que son ami Cléandre a pour elle, Alidor semble aspirer à une maîtrise de lui-même tout héroïque : le rapprochement a posteriori avec l’Auguste de Cinna (Corneille, 1643)3, que Corneille fera jouer quelques années plus tard à l’Hôtel de Bourgogne, est bien sûr tentant. Si l’on ne retrouve pas véritablement de formulation commune entre les deux personnages, hormis peut-être la préoccupation d’être « souverain sur [s]oi » (Corneille, [1634] 2001, v. 1085, p. 137) / « maître de [s]oi » (Corneille, 1643, acte V, scène III, v. 1696), l’un comme l’autre donne à entendre dans de longues tirades un triomphe chèrement acquis sur le mouvement naturel et légitime de son cœur.
5Mais de manière parlante, Alidor fait essentiellement part de ses aspirations héroïques et de son conflit intérieur dans le cadre de monologues dont il ponctue les deux derniers actes de la pièce (Corneille, [1634] 2001, acte IV, scènes I et V ; acte V, scènes III et VIII). Le fait que l’Alidor héroïque soit confiné au cadre de ces monologues s’explique de deux manières complémentaires. La première est technique : forme éminemment oratoire, le monologue autorise plus aisément que le dialogue, de surcroît avec des personnages de comédie, le passage de l’acteur à un mode de déclamation proche du jeu héroïque. La seconde est dramaturgique : en-dehors des monologues, où il se retrouve seul avec lui-même et avec le public, Alidor n’agit jamais en héros. Il ne poursuit pas d’action glorieuse et la préservation de sa liberté n’a pas d’autre intérêt que sa satisfaction intérieure. Ses craintes face à la perspective d’un amour durable concernent d’ailleurs principalement la satisfaction de ses sens, puisqu’il redoute de voir se faner la beauté d’Angélique4. Alidor se rêve en héros plus qu’il n’en est un.
6Ainsi peut-on donner un sens générique au reproche que Corneille formule à l’encontre de son personnage dans l’Examen de la pièce, « une inégalité de mœurs qui est vicieuse » (Corneille, [1634] 2001, Examen, p. 74). Si Alidor en effet est « inégal », incohérent, ce n’est pas seulement du point de vue moral ou psychologique, mais aussi parce qu’il oscille entre deux inscriptions génériques, l’une dans la comédie, où il est un amoureux au même titre que Cléandre ou Doraste, l’autre dans la tragédie, dont il adopte le ton, les aspirations élevées, les dilemmes et (même s’il n’est alors pas le seul) la cadence poétique des stances lorsqu’il se retrouve seul sur scène. Comme l’a souligné Boris Donné (Donné, 2005, p. 171), l’« extravagance » d’Alidor telle que la formule le sous-titre de la pièce (« l’Amoureux extravagant ») s’apparente à celle du Berger extravagant de Sorel (Sorel, 1627), le jeune Lysis, qui se prend pour un berger des romans pastoraux et fait passer tout ce qu’il rencontre à travers le filtre de sa chimère. Amoureux de comédie, Alidor voudrait s’élever jusqu’au sublime du héros tragique, mais il ne parvient qu’à en imiter le ton dans ses moments de solitude. Si ses monologues empruntent aux conventions tragiques, leur hétérogénéité avec le reste de la pièce les charge d’une valeur nouvelle qui les met à distance. La question de savoir sur quel ton ces monologues étaient joués à la création de la pièce est une vraie question, qui engage en bonne partie l’orientation à donner à la lecture. Mon hypothèse est qu’ils ont été joués exactement à la manière de monologues héroïques et que leur décalage de ton avec le reste de la pièce suffisait à créer la dissonance nécessaire pour que le personnage soit perçu comme un « extravagant ». Ce terme d’extravagant, très présent dans la littérature française de ce second tiers du xviie siècle5, est défini par Furetière de la manière suivante : « Fou, impertinent, qui dit et fait ce qu’il ne faudrait pas qu’il dît ni qu’il fît. » (Furetière, 1690, t. I, article « Extravagant ») Il désigne une inconvenance, une inadéquation entre l’attitude de la personne et la situation et la société où il se trouve. Extravagant, Alidor l’est dans La Place Royale aussi bien d’un point de vue intra-fictionnel, par l’incohérence de son attitude, que d’un point de vue poétique, par le caractère composite de sa fabrication.
7Mais à trop se concentrer, comme nous y invite le sous-titre de la pièce, sur l’extravagance d’Alidor, on en vient à oublier celle d’Angélique. Pourtant, elle aussi présente un décalage avec ce que le spectateur attend d’une amoureuse de comédie, ou même de pastorale. Dans l’Examen de 1660, Corneille lui reproche de « sort[ir] de la bienséance en ce qu’elle est trop amoureuse » (Corneille, [1634] 2001, Examen, p. 74), et se laisse trop facilement convaincre par le projet d’enlèvement d’Alidor. Il convient ici de se pencher sur ce reproche car il dit quelque chose d’important, en présentant implicitement Phylis comme un modèle préférable. Dès la première scène de la pièce, les deux jeunes filles sont présentées dans leur opposition, l’une amoureuse fidèle, l’autre plus frivole : il s’agit à cette époque d’une opposition tout à fait classique dans la comédie et la pastorale, et l’année précédente, Pierre du Ryer en avait proposé un exemple dans ses Vendanges de Suresnes, dans un dialogue opposant la bourgeoise amoureuse Florice et la paysanne inconstante Lisette (Ryer, 1636, acte II, scène IV, v. 606-622). Mais l’écart entre Angélique et Phylis va plus loin qu’une simple différence de disposition psychologique envers l’amour, et il se creuse au fil de la pièce. Si Angélique apparaît au début de la pièce comme une amoureuse conventionnelle de comédie, la fausse lettre de trahison d’Alidor la plonge dès le début de l’acte II dans un registre pathétique dont elle ne sortira quasiment plus, et elle finira par refuser au dénouement la perspective d’un bonheur entaché pour lui préférer le couvent. De fait, l’engagement amoureux très absolu d’Angélique, son langage ardent et sa tonalité pathétique la rapprochent beaucoup plus de l’héroïne de tragi-comédie que de l’amoureuse de comédie conventionnelle. Dans l’Excusatio en latin que Corneille adresse à l’archevêque de Normandie l’année de la création de La Place Royale, il cite Angélique, à côté de personnages de Mélite et de La Galerie du Palais, comme exemple des procédés d’hybridation auxquels il a eu recours dans ses comédies, « joi[gnant] le haut cothurne aux brodequins6 », c’est-à-dire le ton des pièces héroïques à celui de la comédie. Héroïne pathétique, Angélique fait pleurer le public comme le fera Chimène trois ans plus tard ; peut-être, du reste, le rôle fut-il créé par la même comédienne, Mlle Villiers, qui était justement célèbre pour les larmes qu’elle savait faire verser aux spectateurs.
8Comme l’héroïne tragi-comique de cette époque, que l’on voit souvent prompte à s’habiller en homme pour retrouver son amant perdu, Angélique est prête à toutes les aventures pour suivre Alidor : si son attitude peut paraître excessive dans une comédie, où Corneille semble craindre, s’il couronnait de succès l’amour d’Angélique, d’encourager les jeunes spectatrices à recourir à des extrémités dangereuses pour elles et pour leur réputation7, elle serait en revanche parfaitement à sa place dans une tragi-comédie, qui admet de nombreux rebondissements de grande intensité émotionnelle ainsi que des expédients volontiers romanesques de la part des personnages principaux.
9Angélique apparaît donc comme une héroïne tragi-comique égarée dans une comédie, tandis qu’Alidor est un amoureux de comédie se rêvant en héros de tragédie. Tout se passe comme si Corneille avait voulu traduire l’irrégularité morale des deux personnages (l’amour excessif et malséant de l’une, la « vicieuse » « inégalité de mœurs » de l’autre) par un décalage générique, qui vient compliquer considérablement l’intrigue de la pièce.
2. Une tragi-comédie dans une comédie ?
10La marque principale des personnages de genres héroïques est de prendre en charge des séquences de jeu conventionnellement associées à ces genres. Nous avons déjà vu ce qu’il en était des monologues d’Alidor, qui empruntent tantôt aux monologues délibératifs, tantôt aux monologues pathétiques des héros tragiques. Contenus dans le cadre de monologues, ces séquences de jeu hétérogènes au genre comique introduisent certes une rupture dans le ton de la pièce mais ne compliquent pas réellement le cours de l’intrigue. Il en va différemment des scènes partagées entre Alidor et Angélique, qui ne relèvent pas (du moins pas complètement) de la convention comique que Corneille avait mise en place depuis Mélite. Il y a bien, comme le suggère Marc Escola dans sa présentation de la pièce (Corneille, [1634] 2001, p. 48-51), deux pièces en une, dont le télescopage crée une action biscornue et un dénouement « bizarre8 » ; mais nous suggérons ici qu’une partie de la « bizarrerie » produite et de l’ambiguïté de la pièce tient à l’hétérogénéité générique de ces deux pièces en une, puisque « la seconde pièce qui vient hanter la première » (Marc Escola, Présentation de La Place Royale, p. 48), n’est pas une comédie mais une tragi-comédie, avec ses conventions et ses effets propres venant s’entrechoquer avec ceux de la comédie qui fait la pièce principale.
11Si l’on admet qu’il y a dans La Place Royale une comédie-cadre et une tragi-comédie « fantôme », la répartition des personnages se clarifie nettement. On a ainsi une comédie-cadre ou principale dont les personnages centraux sont Phylis et Cléandre, personnages conventionnels d’amoureux de comédie, dont ils ont le charme, la légèreté, la souplesse à s’adapter aux surprises du hasard : de ce point de vue, il n’est pas étonnant que le dénouement heureux de la pièce se fasse autour d’eux. Si l’on considère uniquement les épisodes qui les concernent, la pièce présente l’action cohérente d’une comédie des erreurs d’inspiration pastorale : dans les trois premiers actes, Cléandre et Phylis ne s’aiment pas vraiment, l’un feignant d’être amoureux de Phylis pour mieux approcher son amie Angélique, l’autre entretenant l’espoir de plusieurs soupirants à la fois ; à l’acte IV, Cléandre enlève Phylis en croyant enlever Angélique, et s’aperçoit au début de l’acte V être tombé amoureux d’elle à la faveur de son erreur ; il obtient sa main auprès de ses parents au cours de l’acte V et la comédie peut se terminer par un mariage conventionnel. Mais si ce dénouement n’est pas satisfaisant pour le public, c’est parce que cette comédie-cadre est comme phagocytée de l’intérieur par une autre pièce centrée sur l’autre couple d’amoureux, Angélique et Alidor, qui apparaissent dès le premier acte comme les principaux personnages de la pièce, autour desquels s’organisent les actions de tous les autres et auxquels s’attache prioritairement l’intérêt des spectateurs.
12Dans les deux premiers actes de la pièce, l’intrigue qui concerne cet autre couple entre sans peine dans les conventions de la comédie ou de la pastorale : Alidor est un amoureux paradoxal, qui veut se défaire de l’amour d’Angélique de peur de se trouver durablement attaché à elle et de le regretter le jour où elle aura perdu ses attraits. Pour cela, il lui fait croire à son infidélité, afin qu’elle se détourne de lui et accepte d’en épouser un autre. La ruse réussit, et Angélique de désespoir se fiance à Doraste. Jusque-là, rien de particulièrement surprenant dans cet univers de comédie amoureuse tel que l’avait mis en place Corneille depuis Mélite.
13L’action prend un tour complètement différent à l’acte III, lorsqu’Alidor décide de reconquérir provisoirement Angélique pour la détourner de son projet de mariage avec Doraste et la faire enlever par Cléandre. Ce second stratagème d’Alidor complexifie considérablement la pièce, non seulement parce qu’il ajoute un second épisode qui n’avait rien de nécessaire, mais parce qu’il fait basculer l’action dans un autre système de conventions génériques, celui de la tragi-comédie.
14Rappelons rapidement ici les principales conventions de la tragi-comédie telle qu’elle se joue à Paris dans les années 16309. Comme la comédie, c’est un genre centré sur des enjeux amoureux, mais qui continue alors d’admettre plus d’actions et de rebondissements que les genres réguliers. Si le double épisode des actes II à IV est problématique du point de vue de l’unité d’action, il serait beaucoup moins gênant dans une tragi-comédie, où les intrigues sont volontiers proliférantes. On y trouve le plus souvent un couple central, dont le bonheur est menacé par les menées d’opposants (parents ou rivaux) ; les héros sont provisoirement séparés par divers obstacles – menace de mort, emprisonnement, fuite, fausse trahison ; puis finalement réunis quand tous les faux-semblants se dissipent et que la vérité éclate enfin. Les principaux éléments qui l’éloignent du genre comique sont, outre les intrigues chargées, l’intensité des émotions, la gravité des obstacles et les menées malfaisantes de rivaux dangereux.
15Un point culminant émotionnel récurrent dans la tragi-comédie est la grande scène d’explication et de dissipation des obstacles qui avaient séparé les amants. Dans Laure persécutée de Rotrou, tragi-comédie créée en 1637 (Rotrou, 1639), peu après La Place Royale, les deux héros amoureux, Laure et le prince Orantée, se heurtent à l’opposition du roi, le père d’Orantée, qui ne veut pas pour son fils d’une épouse roturière. Avec l’aide du rival Octave, amoureux malheureux de Laure, et de Lydie, amoureuse d’Octave, qui se fait passer pour Laure, le roi parvient à faire croire à son fils que Laure lui est infidèle ; le prince Orantée tombe dans le piège, rompt avec Laure et accepte d’épouser l’Infante que lui destinait son père. La scène VIII de l’acte IV correspond à la grande scène d’explication des amants :
LAURE
Votre pouvoir, d’accord avec votre courage
De votre aversion vient-il finir l’ouvrage ?
Votre main en mon sang se vient-elle tremper ?
Tenez, voilà l’endroit où vous devez frapper !
Ne lui retardez point ce sanglant exercice,
L’attente me punit autant que le supplice.
ORANTEE
Qui croirait que jamais d’effet ou de penser,
Qui me tient ce discours eût voulu m’offenser,
Et toutefois mes yeux, lâche cœur, âme ingrate,
Il faut à cette fois que ma douleur éclate.
Mes propres yeux ont vu l’affront que tu m’as fait,
Et l’apparence encor veut démentir l’effet.
LAURE
Puisque vous le voulez, il faut bien que j’endure
Une si rigoureuse et lâche procédure ;
Ma complaisance même ira jusqu’à ce point
Si cette erreur vous plaît de ne vous l’ôter point :
Mais si votre rigueur ne hait mon innocence,
Jusques à lui vouloir défendre sa défense,
J’espère assez du temps, et de la vérité,
Pour convaincre d’erreur votre crédulité :
Il ne faut pas, Seigneur, croire tant son courage,
Votre condition répugne à cet outrage :
Tel nous voit aujourd’hui les armes à la main,
Qui les larmes aux yeux nous reverra demain ;
Faites paraître Octave, et si son imposture
Vous laisse quelque doute, ou quelque conjecture,
Ne vous contentez pas du fer ni du poison,
Vengez-vous par le feu de cette trahison.
16Laure commence ainsi par s’offrir à la fureur du Prince, qui la croit toujours infidèle et l’accable de reproches ; elle le supplie d’entendre les preuves qu’elle apporte de son innocence, preuves qu’elle fournira dans la suite de la scène et qui permettront la réconciliation des amants. Le ton des échanges est paroxystique, et l’héroïne y invoque régulièrement la mort pour donner la mesure de son amour et de sa fidélité. Nul ne songerait à qualifier Laure de « trop amoureuse », alors même qu’elle s’oppose à la volonté de son roi et s’est déguisée en page pendant une bonne partie de la pièce pour échapper à sa colère : cette intensité est au contraire attendue dans la tragi-comédie, dont elle constitue même l’une des principales séductions.
17Du point de vue des conventions tragi-comiques, la succession des deux ruses d’Alidor dont le Corneille de 1660 et la critique après lui ont souligné l’absence de nécessité prend davantage sens. En effet, tout se passe comme si le duplice Alidor empruntait aux conventions de deux genres pour tromper Angélique : il lui joue tout d’abord, à la scène II de l’acte II, la comédie-pastorale de l’amant inconstant en lui faisant remettre une fausse preuve de sa trahison, la lettre à Clarine ; puis à la scène VI de l’acte III, lorsqu’il décide de la reconquérir pour l’empêcher d’épouser Doraste et la remettre à Cléandre, il lui joue la grande scène paroxystique de tragi-comédie où le couple de héros, après avoir été séparé par des obstacles fallacieux, parvient enfin à s’expliquer et à se retrouver. On retrouve en effet dans cette scène les émotions extrêmes du genre, la colère d’Angélique, l’amour et le désespoir d’Alidor, encore renforcées par le chantage au suicide répété du héros. Avec cette scène, la précédente tromperie d’Alidor, à la scène II de l’acte II, change rétroactivement de statut, et du même coup d’inscription générique : de révélation de l’infidélité de l’amant, conforme à la convention de la pastorale ou de la comédie, elle devient fausse incrimination, l’un de ces obstacles temporaires qui se dressent entre les amants de tragi-comédie pour mieux être dissipés avant le dénouement. Alidor, en grand démiurge, semble ici user des conventions de la tragi-comédie, jusqu’au motif traditionnel de l’enlèvement lui-même, pour mieux manipuler l’héroïne tragi-comique Angélique, lui donnant ce qu’elle veut entendre pour la convaincre de rompre la parole donnée à Doraste.
18La pièce connaît donc bien un basculement majeur lors de cette scène VI de l’acte III ; mais le spectateur est cependant conscient que ces retrouvailles des amants sont factices et de courte durée, puisqu’Alidor n’a reconquis Angélique que pour permettre à Cléandre de l’enlever à sa place. La scène est marquée par l’artifice, mais par un artifice paradoxal, puisqu’Alidor y révèle une supercherie passée qui en était bien une (celle de l’acte II), et y redit un amour qu’il éprouve réellement.
19Du point de vue d’Angélique, dont on a vu qu’il était informé par la convention tragi-comique, le vrai basculement aura lieu plus tard. En effet, pour elle, les trois premiers actes de la pièce donnent à voir le déroulement classique d’une tragi-comédie : l’amour extrême et parfait qu’elle vit avec Alidor est mis à mal par une accusation de trahison, qui la pousse à accepter par dépit un mariage avec un autre dont elle ne veut pas ; mais la fausse accusation est finalement dissipée, les amants se retrouvent et organisent la fuite qui leur permettra de s’unir. La seule anomalie de ce déroulement, et l’indice du fait que la pièce n’est pas une vraie tragi-comédie, est que les retrouvailles aient lieu à l’acte III et non à l’acte IV : elles ne sauraient donc constituer la dernière grande péripétie de l’intrigue.
20Et de fait, l’acte IV de la pièce voit survenir une série d’anomalies qui font voler en éclats ce qu’Angélique prenait pour le parfait dénouement de sa tragi-comédie : Phylis est enlevée par erreur à sa place, elle voit Alidor se dérober à elle et elle trouve enfin la lettre lui révélant que son enlèvement devait la donner à Cléandre. Le monologue par lequel Angélique clôt l’acte à la scène VIII, saturé de références à la déloyauté et à la trahison (on y trouve neuf occurrences, en 23 vers, du verbe « trahir » et de ses dérivés), est significatif de l’interprétation qu’elle fait de la situation, la seule possible du point de vue de la convention tragi-comique : Alidor, qui s’est joué d’elle à deux reprises avant de s’enfuir, ne peut pas être le héros dont l’amour parfait sera couronné au dénouement ; il ne peut être qu’un rival, un traître, l’un de ces personnages déloyaux et dangereux qui agissent contre les héros amoureux. De fait, si l’on soumet la pièce à un schéma actantiel, on voit bien qu’Alidor lui-même est le principal opposant au bonheur amoureux du couple central qu’il forme avec Angélique. En ce sens, l’action double que l’on reproche volontiers à la pièce acquiert une forme de nécessité, certes non pas dramaturgique, mais éthique : il faut en effet qu’Alidor trompe Angélique à deux reprises pour qu’elle lui retire définitivement sa confiance.
21Une fois Alidor déchu de son statut de héros et identifié comme traître, le dénouement tragi-comique se retrouve bloqué : Angélique ne pourra plus jamais ni aimer, ni épouser Alidor, et Doraste auquel sa promesse l’engageait encore la rejette pour les mêmes raisons. La séquence tragi-comique aboutit donc à une impasse, qui se traduit dans la fiction par la fuite de l’héroïne au couvent.
22S’agissant d’Alidor, le dénouement est ambigu. Sur le plan de la fiction, malgré la satisfaction qu’il formule dans les stances finales, sa conduite semble sanctionnée par un double échec : celui de ses aspirations héroïques, puisqu’il n’a pas suivi jusqu’au bout sa volonté d’émancipation et a finalement cédé à son amour10 ; et celui de cet amour même, puisque ses trahisons ont conduit Angélique à le rejeter définitivement. La liberté dont il se félicite de jouir dans ses stances ne lui est échue que par défaut, en raison du refus d’Angélique et non d’une quelconque victoire sur lui-même. Il est donc loisible de lire dans ces dernières stances de la pièce une forme d’ironie ou de demi-teinte. Sur un plan plus métathéâtral, en revanche, leur brillant maniement de la pointe11 achève de mettre en valeur la virtuosité et la plasticité d’un personnage que le spectateur aura vu jouer tour à tour les amoureux de comédie ou de pastorale au désir versatile, les héros de tragi-comédie prêts à tout pour faire la preuve de leur fidélité et les protagonistes de tragédie tourmentés par des aspirations contraires. Si la trajectoire fictionnelle d’Alidor déçoit, les séquences de jeu exécutées auront en revanche offert au public un parcours spectaculaire intense, varié et transgénérique qui donne peut-être sa raison d’être à la pièce : celui d’un éblouissant et inépuisable acteur.