Colloques en ligne

Sylvain Garnier

Un héritage poétique de la tragi-comédie et de la pastorale : l’emploi des pointes dans La Place Royale, Le Menteur et La Suite du Menteur de Corneille

A poetic legacy of tragicomedy and pastoral : the use of points in Corneille’s La Place Royale, Le Menteur and La Suite du Menteur

1Si la pointe a pu faire l’objet d’un effort intense de définition et de conceptualisation en Italie et en Espagne – les deux pays d’où cette esthétique a été importée –, elle est conçue de façon bien plus vague en France où elle est simplement décrite comme « une pensée qui surprend par quelque subtilité d’imagination, par quelque jeu de mots » (Dictionnaire de l’Académie, 1694) ou encore comme « des équivoques et des jeux d’esprit » (Furetière, 1690). De fait, les auteurs français identifient généralement la pointe à diverses figures jouant sur le mot de façon plus ou moins ingénieuse. Suivant cette définition très générale, il est possible de considérer comme des pointes plusieurs vers présents dans les comédies de Corneille. De cette façon, dans La Place Royale, lorsque Cléandre succombe au charme de Phylis après l’avoir enlevée par erreur, celle-ci peut affirmer :

Son erreur fut soudain de son amour suivie,
Et je ne l’ai ravi qu’après qu’il m’a ravie. (V, 7, v. 1482-1483, p. 173)

2La pointe repose ici sur une antanaclase qui joue sur les sens propre et figuré du verbe ravir : enlever de force et faire tomber amoureux. De même, dans Le Menteur, lorsqu’Isabelle s’emploie à justifier les mensonges de Dorante auprès de Clarice, elle lui affirme que Dorante aurait tout simplement estimé « Qu’une plume au chapeau vous plaît mieux qu’à la main » (III, 3, v. 872, p. 91). Elle réalise ainsi une pointe fondée sur une syllepse qui joue sur deux sens métonymiques associés à la plume : l’élégance de l’honnête homme que veut incarner Dorante et l’instrument d’écolier qu’il cherche à faire oublier. Enfin, dans le dernier acte de La Suite du Menteur, lorsque Philiste demande à son ami de parler à Mélisse en sa faveur, Dorante estime devoir renoncer à son amour pour ne pas se montrer ingrat envers celui qui l’a fait sortir de prison ; il déclare alors que « Pour sauver [son] honneur, [il] n’[a] plus que la fuite » (V, 3, v. 1790, p. 274). Cette forme d’antithèse paradoxale peut elle aussi être considérée comme une pointe.

3S’il peut sembler facile d’identifier des pointes dans ces trois comédies, il convient néanmoins de garder à l’esprit le fait que cette esthétique, très largement associée à l’essor de la tragi-comédie autour des années 1630, était déjà en train de se démoder lorsque Corneille composait ses pièces. De cette façon, dès 1631, dans la préface de La Silvanire – l’un des textes fondateurs de l’esthétique régulière – Jean Mairet fustigeait « cette importune et vicieuse affectation de pointes et d’antithèses, qu’on appelle Cacozélie » (Mairet, [1631] 2021, p. 467). C’est pourquoi Corneille se sentira obligé de se justifier d’avoir abusé des pointes dans ses premières pièces lorsqu’il reviendra dessus en 1660 dans l’« Examen » de Clitandre. Il écrit en effet :

Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes, comme dans cette première [Mélite] ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée. (Corneille, [1660b] 2021, p. 884)

4Or ce mouvement général de recul de l’esthétique de la pointe au théâtre peut s’observer à l’échelle de La Place Royale, du Menteur et de sa Suite. En effet, les pointes sont encore très nombreuses dans La Place Royale, parue en 1634 alors que cet ornement était toujours très en vogue, alors qu’elles sont bien moins présentes dans les deux autres comédies qui ont été composées une décennie plus tard. Par ailleurs, il apparaît que les réécritures successives de La Place Royale à partir de 1660 tendent à estomper certaines pointes. Ainsi, alors qu’en 1634 Phylis faisait l’éloge de son éthique amoureuse sous la forme d’une antithèse paradoxale – « Mon cœur n’est à pas un en se donnant à tous » (I, 1, v. 69, p. 86) –, elle ne le fait plus que sous la forme d’une antithèse simple en 1660 : « Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ». De même, alors que dans la version originale de la pièce, Cléandre formulait son dilemme amoureux et amicale sous la forme d’une métaphore spatiale ingénieuse – « Viens quereller mon cœur, puisqu’en son peu d’espace/ Ta Maîtresse après toi peut trouver quelque place » (I, 3, v. 180-181, p. 92) –, celle-ci disparaît dans la réécriture de 1660 au profit d’une formulation bien plus simple : « Viens quereller mon cœur d’avoir tant de faiblesse,/ Que de se laisser prendre au même œil qui te blesse ».

5Bien que la pointe constitue avant tout un ornement ponctuel qui relève de l’elocutio, elle a pu jouer un rôle plus structurant dans la dramaturgie de certaines tragi-comédies ou pastorales et les comédies de Corneille ont pu conserver une trace de ces usages dramaturgiques des pointes. C’est pourquoi nous n’entreprendrons pas de faire l’étude systématique de chaque pointe présente dans les trois pièces mais nous analyserons plutôt une pointe spécifique, dans chacune des trois pièces, qui semble entretenir un lien particulier avec un élément de la dramaturgie, qu’il s’agisse de la construction d’un personnage, du décor ou de l’intrigue.

I. Le commentaire ironique des pointes dans La Place Royale

6Si La Place Royale est celle des trois comédies qui présente le plus de pointes, il en est une qui mérite d’être distinguée des autres dans la mesure où elle est commentée par les personnages en tant que pointe. Lors de la première confrontation entre Angélique et Alidor à la scène 2 de l’acte II, la jeune femme bafouée en vient à produire un petit discours galant et spirituel au sujet du miroir dans lequel son amant indélicat l’invite à se regarder pour constater par elle-même son peu d’attrait :

S’il me dit mes défauts autant ou plus que toi,
Déloyal, pour le moins il n’en dit rien qu’à moi,
C’est dedans son cristal que je les étudie,
Mais après il s’en tait, et moi j’y remédie,
Il m’en donne un avis sans me les reprocher,
Et me les découvrant, il m’aide à les cacher. (II, 2, v. 396-401, p. 105)

7La personnification ingénieuse du miroir s’achève ainsi par une petite pointe. Or si cette dernière n’a rien de particulièrement remarquable en elle-même – il s’agit d’une antithèse au fonctionnement assez simple – le commentaire qu’elle suscite mérite qu’on y prête attention. En effet, si Angélique semble prendre de la hauteur en faisant la démonstration de sa maîtrise verbale, Alidor va immédiatement reprendre le dessus en détruisant le discours de son amante d’un simple commentaire ironique : « Vous êtes en colère, et vous dites des pointes » (II, v. 402, p. 105).

8Pour bien comprendre la portée de ce commentaire, il convient de se replonger dans les débats contemporains de Corneille au sujet de l’emploi des pointes au théâtre. L’une des premières critiques argumentées de cet ornement se trouve sous la plume de Vion d’Alibray qui, en marge de sa traduction de L’Aminte du Tasse parue en 1632, devait s’attaquer à l’excès d’ingéniosité de Pyrame et Thisbé, la tragédie de Théophile de Viau qui inspira en grande partie l’elocutio spirituelle des tragi-comédies. Or ce que condamne Vion d’Alibray ce n’est pas tant les pointes en elles-mêmes que leur emploi dans l’expression des passions. Citons les premières lignes de son « Avertissement » :

Tu ne liras pas non plus ici ces pointes si étudiées et si recherchées, qui sont les délices de notre siècle. Aussi ne faut-il guère d’artifice pour exprimer la naïveté d’une passion ; il ne faut point tirer de l’esprit ce qui doit venir du cœur, ni songer à une belle conception lorsque l’âme ne demande qu’à enfanter. La douleur, l’amour, et quelques autres passions ont cela de propre qu’elles sont comme leurs sages femmes à elles-mêmes ; pour si peu qu’on y porte la main, il faut craindre de les étouffer ; et quoi qu’elles demeurent toutes nues, elles n’en sont que plus agréables ; qui les veut trop parer, les déguise (Vion d’Alibray, [1632] 2021, p. 526).

9Les pointes relèvent d’une forme d’elocutio particulièrement subtile qui rend compte de l’esprit de la personne qui parle et non de ses émotions, qui nécessitent un style plus simple et naturel. Ainsi, comme le souligne plus loin Vion d’Alibray : « comment une personne vraiment touchée aurait-elle de semblables pensées ? » (Vion d’Alibray, [1632] 2021, p. 527). Or c’est très certainement cette grille de lecture qu’Alidor applique au discours d’Angélique en soulignant l’inadéquation entre son émotion – la colère – et son expression qui repose sur des pointes spirituelles. Dans le cadre de leur confrontation, il serait donc possible de comprendre la remarque d’Alidor comme une pique qui viendrait remettre en question la sincérité de l’émotion d’Angélique dans la mesure où, suivant ces réflexions critiques, Angélique ne pourrait pas être en mesure de tenir un discours aussi subtil si elle était véritablement en colère.

10De fait, le personnage d’Angélique semble contrevenir ici à l’un des principes esthétiques de la comédie cornélienne à savoir son choix d’écrire dans un style jugé plus naturel que celui des tragi-comédies ou des pastorales qui rencontraient encore un vif succès à l’époque. Il s’en expliquera ainsi en 1660 dans l’« Examen » de Mélite où il affirmera avoir adopté « le style naïf, qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens » (Corneille, [1660a] 2021, p. 878). Or la question de la pointe joue un rôle important comme marqueur stylistique entre ces genres dramatiques en vogue et la comédie cornélienne : alors que les premiers usent voire abusent des pointes sans vraiment se soucier d’adapter l’elocutio du personnage à son statut ou à ses émotions, la seconde, elle, peut avoir recours aux pointes à condition que celles-ci interviennent de façon naturelle dans le discours. De fait, les traits d’esprit faisaient tout le sel de la conversation enjouée et spirituelle des jeunes mondains que Corneille mettait en scène ; et Vion d’Alibray tolérait lui-même l’emploi des pointes dans un contexte plus léger, estimant que « la joie, comme plus licencieuse, et comme celle qui s’étale au dehors pour être vue, [pouvait] bien souffrir quelques ornements » (Vion d’Alibray, [1632] 2021, p. 526). C’est pourquoi Phylis et Alidor peuvent employer des pointes sans pour autant contrevenir à la bienséance de l’elocutio.

11Inversement, ce que souligne implicitement le commentaire fait par Alidor sur la pointe d’Angélique, c’est que celle-ci s’exprime en réalité comme une amante de tragi-comédie ou de pastorale, d’où le fait qu’Alidor va se moquer d’elle en singeant l’attitude attendue d’un amant de pastorale en pareille circonstance :

Ne présumiez-vous point que j’irais à mains jointes
Les yeux enflés de pleurs, et le cœur de soupirs,
Vous faire offre à genoux de mille repentirs ? (La Place Royale, II, 2, v. 403-405, p. 106)

12Et, de fait, en pointant la disconvenance de cette pointe, Alidor met précisément le doigt sur une caractéristique propre aux discours d’Angélique puisque, outre la colère, elle continue à faire preuve d’ingéniosité dans l’expression de la tristesse, comme lorsqu’elle se lamente dans son cabinet, à la scène 5 de l’acte III, de la perspective d’un mariage avec Doraste :

Que de pleurs en vain je répands,
Moins pour ce que je perds, que pour ce que je gagne !
L’un m’est plus doux que l’autre, et j’ai moins de tourment,
Du forfait d’Alidor, que de son châtiment. (III, 5, v. 768-771, p. 129)

13On peut d’ailleurs voir que, lorsqu’il entreprend de reconquérir Angélique à la scène suivante, Alidor va feindre de s’accorder au style d’Angélique et adopter la posture et l’elocutio d’un amant de pastorale en multipliant les chantages au suicide et en faisant des pointes sentimentales comme celle qui ouvre sa première réplique :

Ma chère âme, mon tout, quoi ? Vous m’abandonnez !
C’est bien là me punir quand vous me pardonnez. (III, 6, v. 812-813, p. 131)

14Il serait sans doute anachronique de parler de bovarysme à propos d’Angélique, mais, de fait, comme Alidor le souligne indirectement en commentant la pointe de son amante, cette dernière se définit par des traits de caractère et d’expression qui semblent davantage relever du sentimentalisme un peu mièvre de la pastorale que du naturel prôné par Corneille. Et, à l’instar de Rodolphe qui versait quelques gouttes d’eau prélevées dans son verre sur sa lettre de rupture pour singer les attentes romanesques d’Emma, Alidor sait lui-aussi parfaitement jouer avec les codes du genre auquel semble se rattacher Angélique pour jouer avec les sentiments de celle-ci.

II. La pointe scénographique dans Le Menteur

15Le Menteur pourrait présenter une forme particulière de pointe que nous pourrions qualifier de pointe scénographique : il s’agit d’un emploi de figure – fréquent dans la tragi-comédie – dans lequel le jeu de mot inhérent à la pointe ne s’actualise pas du point de vue des personnages mais du point de vue du spectateur dans son rapport à la représentation et, en particulier, au décor (Garnier, 2019, p. 359-362). Typiquement, un personnage va s’extasier sur le paysage qui l’entoure et le décrire à travers des métaphores picturales qui dévoilent en réalité l’artifice de la représentation. Ici c’est une bergère qui s’exclame devant un cours d’eau que « Cette onde est si tranquille, et si claire, et si pure,/ Que [s]es yeux la prendraient pour une onde en peinture » (Scudéry, 1631, p. 15) ; là c’est une amante qui, regardant son amant endormi, affirme que « Ces Étoiles qui n’ont qu’une lumière peinte, / De peur de l’éveiller ne luisent que par feinte » (Richemont-Banchereau, 1632, p. 76). Or ce qui relève de la métaphore dans le discours du personnage ne fait que décrire le décor peint à la main que le spectateur a sous les yeux.

16La scène où Géronte amène Dorante à la Place Royale pour la première fois semble présenter des caractéristiques comparables dans Le Menteur. En effet, alors que le vieillard s’extasie sur la beauté architecturale du lieu, son fils surenchérit en laissant transparaître son émerveillement :

Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J’y croyais ce matin voir une île enchantée ;
Je la laissai déserte, et la trouve habitée.
Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons. (Le Menteur, II, 5, v. 552-556, p. 74)

17Dans le cadre de la diégèse, l’emploi du registre merveilleux trahit bien sûr l’étonnement admiratif du jeune écolier de Poitier devant les métamorphoses de Paris survenues lorsqu’il était absent de la ville, étonnement qu’il exprime à l’aide d’une référence à la figure mythologique d’Amphion qui aurait bâti les murailles de Thèbes au seul son de sa lyre. C’est pourquoi son père lui répond en évoquant d’autres constructions récentes, permettant au dramaturge de glisser au passage un éloge de la politique de Richelieu et Louis XIII en matière d’urbanisme :

Paris voit tous les jours de ces métamorphoses.
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
Aux superbes dehors du Palais Cardinal.
Toute une ville entière, avec pompe bâtie
Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois. (Le Menteur, II, 5, v. 552-556, p. 74)

18Mais, lorsqu’on la considère dans le détail, la métamorphose merveilleuse décrite par Dorante correspond en réalité aux modalités du changement de décor qui s’est effectué entre le premier et le deuxième acte. Qu’est-ce que Dorante affirme avoir vu ? Le décor bucolique d’une « île enchantée » parsemée de « buissons » se transformer en une matinée en « superbes palais » qui seraient apparus comme par magie au son des instruments de « quelque Amphion nouveau ». Or le personnage était dans le jardin des Tuileries le matin et, lorsqu’il revient sur scène, le décor a été changé durant l’entracte pour laisser apparaître celui de la Place Royale. On sait par ailleurs que l’intervalle entre deux actes était meublé au xviie siècle par de la musique, quand bien même celle-ci consisterait « seulement en deux méchants violons », comme en témoignait D’Aubignac (D’Aubignac, [1657] 2001, p. 332). Si les vers prononcés par Dorante ne présentent a priori aucune équivoque de son point de vue, ils peuvent présenter un double sens pour le spectateur qui a vu concrètement un décor urbain remplacer en quelques instants un décor de verdure avec un accompagnement musical en fond sonore.

19Ce que l’on peut déduire du décor du premier acte renforce l’analogie scénographique implicite du discours de Dorante. En effet, si l’on se fonde sur la longue description poétique qui ouvre La Comédie des Tuileries, cette pièce composée en 1635 sous l’égide du cardinal de Richelieu par les cinq auteurs – incluant Corneille –, il apparaît clairement que les Tuileries étaient représentées comme un locus amœnus enchanteur qui ne déparerait pas dans une pastorale : des « Parterres enrichis d’éternelle peinture,/ Où les grâces de l’Art ont fardé la Nature » (Comédie des tuileries, 1638, « Monologue », n.p.) alternent avec des « Bois, où l’Astre du jour confondant ses rayons, / Fait naître cent Soleils, pour un que nous voyons » ; ailleurs, « une grande allée,/ D’Aulnes et d’Ypreaux artistement voilée » cède la place à « un Carré d’eau […] Où le chant des oiseaux, et le bruit des Fontaines, / Font un concert plus doux que celui des Sirènes » ; plus loin on peut encore découvrir « un bois d’Orangers, / Où l’éclat d’un beau Vert, au Jaune d’or s’assemble, / Où les fleurs et les fruits se nourrissent ensemble »... Alors certes, il s’agit là d’une interprétation poétique particulièrement fleurie du décor concret dans lequel a dû se dérouler La Comédie des Tuileries et, par ailleurs, le fait que le premier acte du Menteur se déroule dans le même lieu ne signifie pas que la pièce utilisait un décor identique. Il n’en demeure pas moins que le jardin des Tuileries pouvait sans doute bien passer pour une « île enchantée » aux yeux du naïf écolier de Poitiers. En outre, un élément concret de la représentation des Tuileries se retrouve bel et bien dans le discours de Dorante, qui mentionne en effet des « buissons ». Or on sait que la scène de La Comédie des Tuileries comportait également des buissons qui offraient aux comédiens la possibilité de se cacher (Comédie des tuileries, 1638, V, 2, p. 119). Si le décor utilisé pour le premier acte du Menteur ressemblait à celui de la pièce à laquelle Corneille avait contribué près d’une décennie auparavant, alors les termes utilisés par Dorante pour évoquer le Paris en friche de son enfance correspondent en réalité tout à fait au décor que le spectateur avait sous les yeux au premier acte avant que celui-ci ne soit remplacé au son des violons par le décor de la Place Royale durant l’entracte.

20Si l’on a pu considérer les comédies de Corneille comme la transposition dans un cadre urbain des intrigues sentimentales propres à la pastorale, alors le jeu sur le décor du Menteur illustrerait à merveille cette idée en déplaçant les personnages du cadre pastoral du jardin des Tuileries vers le cadre urbain de la Place Royale tout en présentant deux décors qui pouvaient évoquer des œuvres antérieures du dramaturge.

III. La pointe déduite de l’action dramatique dans La Suite du Menteur

21Enfin, La Suite du Menteur s’achève par une forme particulière de pointe que l’on pourrait qualifier de pointe dramatique dans la mesure où c’est la situation dramatique qui va l’actualiser. En effet, alors qu’il a finalement pu sortir de prison, Dorante décide, bien malgré lui, de quitter Lyon et de renoncer à l’amour de Mélisse afin de ne pas se montrer ingrat envers Philiste, qui a permis sa libération et qui aime la même femme que lui. Apprenant le dessein de son ami lors de la dernière scène de la pièce, Philiste fera mine de se mettre en colère et ordonnera à Dorante à trois reprises de « Rentre[r] dans la prison dont [il] voul[ait] sortir » (La Suite du Menteur, V, 5, v. 1844, 1860 et 1892, p. 277-278). Si la formule ne se présente pas comme une pointe du point de vue de Philiste, elle constitue une équivoque du point de vue des autres personnages et la triple répétition du vers permet d’en souligner la polysémie tout en en dévoilant progressivement la signification exacte. Lors de sa première itération, la formule vient conclure un développement judiciaire qui incite à lire ce vers au premier degré :

Ce n’est pas là, Dorante, agir en cavalier.
Sur ma parole encor vous êtes prisonnier,
Votre liberté n’est qu’une prison plus large,
Et je réponds de vous s’il survient quelque charge.
Vous partez cependant, et sans m’en avertir !
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir. (V, 5, v. 1839-1844, p. 277)

22Philiste rappelle ainsi à Dorante que celui-ci n’a pas encore été totalement élargi par la justice et que sa liberté reste conditionnelle à ce moment de la pièce ; or, Philiste s’étant porté garant pour lui, Dorante pourrait mettre son ami dans l’embarras s’il venait à s’enfuir lâchement de la ville. Dès lors, on peut comprendre que face au manque d’honneur apparent de Dorante, Philiste ne veuille plus se porter caution pour lui devant la justice et lui demande donc de retourner en prison. Sans remettre directement en cause cette interprétation littérale de la formule de Dorante, l’explication qui accompagne sa deuxième itération déplace le problème de la sphère judiciaire vers la sphère amicale :

Si vous avez pu naître, et noble et magnanime,
Vous ne me deviez pas tenir en moindre estime,
Malgré notre amitié, je m’en dois ressentir,
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir. (V, 5, v. 1857-1860, p. 277)

23Philiste reproche ici à Dorante de ne pas avoir pu considérer qu’il pouvait être un ami aussi généreux que lui ; et l’on peut donc comprendre que, par ressentiment comme il le dit lui-même, il retire son amitié à Dorante et lui demande donc de retourner dans la prison d’où il l’avait fait sortir par amitié. Cependant, les vers qu’il emploie pour expliquer sa position sont eux-mêmes équivoques : lorsqu’il dit à Dorante qu’« Un ami tel que [lui] n’en mérite point d’autre » (V, 5, v. 1849, p. 277), les personnages comprennent que Philiste veut rompre son amitié avec Dorante car celui-ci serait indigne d’avoir des amis, mais Philiste veut bien sûr dire qu’un ami aussi généreux que Dorante ne mérite pas d’avoir des amis qui soient moins généreux que lui-même ne l’est. De même, lorsqu’il dit :

Vous pouvez me céder un objet qui vous aime,
Et j’ai le cœur trop bas pour vous traiter de même. (V, 5, v. 1849, p. 277)

24Philiste ne se décrit évidemment pas tel qu’il est ; il s’indigne de l’image que Dorante semble avoir de lui. Même si les autres personnages ne semblent pas comprendre, le spectateur commence lui déjà à percevoir que Philiste est prêt à sacrifier son amour pour Mélisse au profit de son ami et qu’il n’y aurait donc aucun sens à ce qu’il veuille le renvoyer en prison, ouvrant ainsi la voie à une interprétation métaphorique du vers. Enfin, la dernière itération de la formule va donner lieu à une véritable explication de texte de la part de Philiste, révélant la lecture poétique qu’il convenait de faire de ses propos :

Si d’un si prompt départ j’ai paru me piquer,
Vous ne m’entendiez pas, et je vais m’expliquer.
On nomme une prison le nœud de l’hyménée,
L’amour même a des fers dont l’âme est enchaînée,
Vous les rompiez pour moi, je n’y puis consentir.
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir. (V, 5, v. 1887-1892, p. 278)

25Il fallait évidemment comprendre que Philiste enjoignait son ami à retourner auprès de Mélisse après avoir pensé renoncer à l’épouser par amitié pour lui.

26Considéré à l’échelle de cette seule scène, le procédé peut sembler quelque peu lourd et artificiel, tout comme l’explication livrée par Philiste alors même que la métaphore de la prison reste un cliché totalement transparent que l’on retrouve dans presque la totalité des discours amoureux. Par ailleurs, la répétition du vers est particulièrement mise en valeur en constituant à chaque fois la chute de la réplique de Philiste sans pour autant que cette répétition ne semble prendre une valeur lyrique et musicale comme on pourrait l’attendre de ce type de répétition. Le seul rôle de ce vers semble donc être de ménager un faux suspens quant à la résolution de l’intrigue en jouant sur la polysémie du terme « prison ». Cette mise en valeur semble donc quelque peu disproportionnée et il convient sans doute de considérer ce vers non pas à l’échelle de la scène mais à l’échelle de la pièce tout entière pour justifier cette insistance. De fait, si du point de vue de Philiste le vers qu’il prononce constitue une simple métaphore amoureuse, la connaissance de l’intrigue de la pièce nous invite à le relire comme une syllepse qui actualiserait simultanément le sens concret et le sens imagé du mot « prison ». La formule « Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir » constitue en effet la conclusion ingénieuse de cette intrigue dans laquelle un personnage qui cherche à être libéré des geôles lyonnaises où il est injustement détenu finit enchaîné par les liens du mariage. Ce vers souligne ainsi la fonction d’embrayeur d’isotopie occupée par le terme de « prison » qui vient lier le fils judiciaire et le fil sentimental de l’action dramatique, ce que Mélisse avait déjà mis en avant au début de la pièce dans la lettre qu’elle avait adressée à Dorante :

Au bruit du monde qui vous conduisait prisonnier, j’ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon cœur est allé dans la même prison que vous, et n’en veut point sortir tant que vous y serez. (I, 2, p. 170)

27Si ce vers offre une conclusion ingénieuse à l’action de la pièce, il en offre également une au personnage de Dorante au terme du diptyque que constitue Le Menteur et sa Suite dans la mesure où, au début de la pièce, le spectateur retrouvait un personnage qui avait fui la prison du mariage représentée par son union avec Lucrèce à la fin de la pièce précédente, comme il l’avouait lui-même :

Mais quand j’eus bien pensé que j’allais à mon âge
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j’eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n’eut plus pour moi d’attraits. (I, 1, p. 35-38, p. 163)

28Or le cinquième acte de La Suite du Menteur esquisse une répétition du scénario même si, cette fois, Dorante fuit le mariage à contrecœur. Et, là encore, le personnage met en avant la métaphore des chaînes pour souligner sa situation :

On ne m’arrête pas pour redoubler mes chaînes,
On redouble ma flamme, on redouble mes peines,
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m’embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser. (V, 3, v. 1685-1688, p. 270-271)

29En invitant Dorante à « Rentr[er] dans la prison dont [il] voul[ait] sortir », Philiste offre à son ami l’opportunité de trouver la fin conjugale dont il s’était privé après la première pièce.

30Le vers que Philiste répète à la fin de La Suite du Menteur ne sert donc pas seulement à ménager un bref suspens dans la dernière scène en dévoilant progressivement le sens d’une métaphore parfaitement transparente ; il s’agit bien plutôt d’une conclusion qui vient résumer par une pointe l’ensemble des thèmes et des fils dramatiques de la pièce dans une formule qui les confond et les unifie tous. Or ce procédé n’est pas propre à Corneille : il s’agit d’un mécanisme que l’on pouvait déjà observer dans les tragi-comédies des années 1620-1630 qui reposaient souvent sur des intrigues complexes et des situations équivoques qui permettaient de faire éclore nombre de pointes, pointes qui, en retour, offraient un résumé ingénieux de l’action dramatique en en soulignant, souvent de façon un peu artificielle, les paradoxes (Garnier, 2019, p. 338-342).

*

31Élaborée à une époque où triomphaient les tragi-comédies et les pastorales, la comédie cornélienne a su se démarquer de ces genres tout en restant perméable à leur influence. De fait, si la pointe ne constitue pas un élément central de l’elocutio ou de la dramaturgie de La Place Royale, du Menteur et de La Suite du Menteur, comme elle avait pu l’être dans ces deux autres genres, il reste possible d’éclairer certains phénomènes liés à la pointe présents dans ces comédies à l’aune de pratiques bien établies dans la tragi-comédie et la pastorale, et ce jusque dans les deux pièces d’inspiration espagnole qui restent plus tardives et donc moins marquées par la vogue des pointes. La pointe instaurerait donc une référence à l’univers tragi-comique dans La Place Royale pour marquer le décalage d’Angélique avec l’univers de la comédie dans lequel elle évolue ; elle jouerait avec l’illusion dramatique dans Le Menteur en soulignant certains artifices scénographiques ; enfin elle résumerait sous une forme ingénieuse l’intrigue de La Suite du Menteur. Bien que discrets et ponctuels, ces emplois très spécifiques de la pointe témoignent ainsi de l’influence exercée par les genres dramatiques à la mode dans les années 1630 sur la comédie cornélienne.